l'éclat

 

La Main Verte

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Les yeux d'Adam étaient-ils le vert du paradis?

Se sont-ils ouverts sur le vert éclatant du jardin d'Eden? Le vert manteau de Dieu. Le vert était-il la première couleur de la perception? Après qu'Adam eut baigné ses yeux dans le vert, a-t-il regardé le ciel bleu? Ou a-t-il plongé dans les eaux de saphir des rivières du paradis? S'est-il endormi au pied de l'Arbre de la Connaissance du Bien et du Mal, pailleté par la rosée d'émeraude? En ce temps-là, l'amour était vert. L'ancienne Vénus, assez âgée pour être la grand-mère de Dieu et furieuse d'avoir été mise à la porte du jardin, est apparue et a touché d'un doigt l'épaule d'Eve, l'incitant à cueillir le fruit vert-pomme qui entraînerait sa chute. Bien que certaines personnes prétendent que ce n'était pas une pomme, mais une orange, étincellante comme un soleil à portée de main.

«Elle cueillit de son fruit et en mangea. Puis leurs yeux à tous deux se dessillèrent et ils surent qu'ils étaient nus; ils cousirent ensemble des feuilles de figuier et s'en firent des pagnes*.»

Virés du jardin d'Eden pour un casse-croûte par le nouveau Dieu mécontent, ils se retrouvèrent dans un monde incolore. Ayez une pensée pour eux quand vous achetez une douzaine de Granny Smiths. Il y avait peu de couleurs dans leur jungle sauvage. En ce temps-là, Dieu n'avait pas encore envoyé un arc-en-ciel pour se faire pardonner. Et s'il l'eût fait, Adam l'aurait retourné à l'expéditeur parce que les couleurs de l'Eden lui manquaient… violet et mauve, bouton d'or, lavande et citron vert. Le serpent qui se cachait dans l'arbre était en tenue de camouflage vert-kaki, comme la poussière. Ce diable vert portait d'autres noms. On l'appelait aussi Pan, qui secouait les feuilles des arbres en riant, et avait transformé la nymphe Syrinx en une poignée de roseaux frémissant dans le vent. Dans l'Antiquité, toute jeune fille séduisante courait le danger de se voir changée en arbre. Apollon poursuivait Daphné et elle fut métamorphosée en laurier. Heureusement que le nouveau Dieu n'avait pas d'élans sexuels, sans quoi Adam aurait pu se retrouver avec une Eve en forme de banane. Trop tard… Adam mordit dans le fruit, et le Paradis, comme tous les jardins abandonnés, retourna à l'état sauvage. Il fut envahi par un fléau de pucerons verts et le perroquet vert vociférait des insultes. Les fils d'Adam cultivèrent leur main verte pour réparer les dégâts, mais depuis cette époque, les jardins n'arrivent même pas à la cheville d'une simple feuille du paradis. En Persan, le mot «paradis» signifie jardin. Toutes les terres ont voué un culte au vert. Les colonnes aux motifs de lotus des temples égyptiens étaient peintes en vert Osiris, tout comme celles ornées de feuilles d'acanthe du temple de Jupiter à Rome. Il fallait apaiser les troubles engendrés par le meurtre du vert perpétré par Adam qui, dans un accès de rage, débita l'arbre de la connaissance pour construire la première maison et cacha sa bite derrière une feuille de figuier. Ces gestes nous ont conduit directement au gris mortel des rues de nos villes, qui étouffe les espaces verts comme le vieux serpent.

Quand Xénophon nous a ramené le mot «paradis*» de l'Orient, Praxitèle orna d'une émeraude la cuirasse d'Athéna. Le vert apportait la sagesse. Les tables d'Hermès Trismégiste étaient couleur émeraude. Si le voyage s'avérait long et difficile, il pouvait se terminer dans la Ville d'Emeraude ou la Nouvelle Jérusalem, dont les murs étaient de jaspe vert, devant le trône émeraude de Dieu.

«Et il y eut un arc-en-ciel au-dessus du trône, pareil à une vision d'émeraude*.»

Dix bouteilles vertes sur un mur, et si une bouteille verte venait à tomber…*

 

L'histoire du jardinage témoigne du triomphe de la main verte, associé au rire des fontaines qui jaillissent. Les jardins de l'Alhambra sont traversés par les ruisseaux du paradis. Les jardins et les vergers sont voués aux statues des déesses et des dieux anciens. Les temples et les maisons d'été consacrés à Vénus sont cachés dans les bois verts.

Et in arcadia ego*.

«Le vert nourrit l'esprit.»

Les anciennes maximes des sages se répètent à travers les dédales et les labyrinthes du temps.

«Les conversations des personnes âgées devraient se dérouler sous l'égide de Vénus dans une verte prairie. Tandis que nous déambulons au milieu de toute cette verdure, demandons-nous pourquoi la vision du vert nous apaise plus que tout autre.»

(Ficin, cit.)

Vitruve dit que l'espace entre les colonnes d'une maison devrait être orné de verdure, parce qu'il est très sain de se promener à l'air libre, et particulièrement pour les yeux. La vie se renouvelle dans le vert du printemps, le vert est plein de jeunesse et d'espoir.

Neuf bouteilles vertes sur un mur, et si une bouteille verte venait à tomber…

L'histoire toujours verte continue. Dans les jeux du cirque, les équipes ont leur propre couleur – les rouges, les blancs, les bleus, les verts. Et les Empereurs choisissent leurs favoris. Théodoric le Grand était chrétien et il était pour les verts. Etait-ce parce que le vert symbolisait désormais le renouveau du Christianisme? Le vert de l'Eucharistie? Dans ce vert-là, les dieux anciens étaient étouffés comme des nouveaux-nés dans les bois. Mais il y a d'autres légendes en dehors de la mythologie. Le Chevalier Vert vient à la cour du Roi Arthur, les cheveux et le teint vert, montant un cheval vert et portant une hache d'or vert. Il ordonne à Gawain de le retrouver à la Verte Chapelle, au solstice de printemps.

Le saint Graal est formé à partir d'une émeraude arrachée à la couronne de Lucifer par l'archange Michaël… Un calice vert.

Le combat entre la nature et l'homme prit fin au haut Moyen âge, tandis que les bois reprenaient leurs droits sur les routes et les palais Romains. Ces bois étaient la demeure de l'Homme Vert, dont le visage couvert de lichen vous observe fixement du haut d'un renflement de toit de l'église. L'Homme Vert se déplace lentement comme le paresseux, recouvert d'algues vertes.

Dans le cimetière, un if toujours vert, plus vieux que l'église elle-même, veille sur le vert livide des morts. Les voleurs se cachent dans les bois. Des voleurs qui pourraient vous jouer un mauvais tour. Robin des Bois et ses gais lurons en vert Lincoln.

Huit bouteilles vertes sur un mur, et si une bouteille verte venait à tomber…

Au quinzième siècle, Ficin a traduit Platon dans l'Académie platonicienne et a inauguré la Renaissance, libérant les dieux anciens du voile qui les recouvrait, les sauvant des jardins abandonnés et les rétablissant sur leurs piédestaux. Le jardin néo-platonicien a réintroduit le polythéisme antique, traçant un sentier à travers la psyché, dans les vergers et les charmilles, les temples et les terrasses. Là, les spectacles grandioses et les fêtes, les statues et les fontaines, les métaphores astucieuses et les farces étaient mis en musique et accompagnés de feux d'artifices. Greensleeves*. Monteverdi. Des années plus tard, le peintre Kandinsky, qui écoutait la musique en couleur, affirmait:

«Le vert absolu est représenté par les notes médianes et sereines du violon.»

Sept bouteilles vertes sur un mur, et si une bouteille verte venait à tomber…

Mes premiers souvenirs sont verts. À partir de quand ai-je eu la main verte? Dans la jungle paradisiaque des jardins de la Villa Zuassa sur les berges du Lac Majeur? J'avais quatre ans. Le cadeau qu'on me fit en avril du livre Les Mille et une fleurs fabuleuses et comment les faire pousser, confirmait que mes parents savaient que j'étais déjà perdu dans le vert, tandis que je descendais les allées vert foncé, plantées de camélias tachetés de carmin brillant et de fleurs blanches. Des fleurs de février qui semblaient plus adaptées à la grande chaleur des pleins étés. Perdu dans les bois de châtaigniers, je m'extasiais en observant une courge, aux feuilles aussi grandes que les éventails qui servaient à rafraîchir les Pharaons dans les péplums hollywoodiens. Le cinéma est né dans une forêt verte.

Six bouteilles vertes sur un mur, et si une bouteille verte venait à tomber…

À Rome, par un jour glacé du fameux hiver 1947, couvert de neige, et sans mazout pour nous chauffer, mes parents m'ont emmené pour la première fois au cinéma. J'étais incapable de faire la différence entre la réalité et l'écran. Sans aucune distance, je tremblais, tapi dans mon fauteuil. Lorsque le vent emporta la maison du Kansas dans le ciel, je dévalai comme un bolide dans l'allée et fut raccompagné par une ouvreuse qui séchait mes larmes. Pendant le reste du film, je restai assis au fond de mon fauteuil, terrorisé, les yeux écarquillés, tandis que Lion, Corbeau et l'Homme de Fer Blanc aidaient Dorothée à braver les tourments infligés par la méchante sorcière, sur la Route de Brique Jaune qui menait à la Cité d'Emeraude.

«On va voir le Magicien! Le fabuleux Magicien d'Oz!»

Ma deuxième expérience cinématographique fut encore plus effrayante: Bambi de Walt Disney, où un terrible incendie réduisait en cendre la nature.

Cinq bouteilles vertes sur un mur, et si une bouteille verte venait à tomber…

Le vert archaïque colore le temps. Les siècles qui passent sont vert persistant. Il y a une Décade mauve. Le rouge explose et se consume lui-même. Le bleu est infini. Le vert habille la terre de tranquillité, il s'écoule et ruisselle avec les saisons. En lui, il y a l'espoir d'une résurrection. Nous avons l'impression que le vert a plus de nuances que tout autre couleur, tandis que les bourgeons ouvrent des brèches dans la grisaille de l'hiver. Jours de soleil et de vision.

J'ai attendu toute une vie

pour faire mon jardin,

J'ai fait mon jardin

aux couleurs de la guérison,

Sur les galets sépia de Dungeness.

J'ai planté un rosier, puis un sureau,

Lavande, sauge et Crambe maritima,

Ache de montagne, persil, santoline,

Marrube, fenouil, menthe et rue.

C'était un jardin pour apaiser l'esprit,

Jardin de cercles et menhirs de bois,

Cercles de pierre et protection face à la mer.

puis j'ai ajouté les morceaux

de fer rouillé brun,

Un flotteur, un esprit du jardin

et une vieille citerne.

Creusez dans votre âme

avec le compost de Lydd,

Boutures, dans les châssis, regroupées,

Protégées des lapins

par de jolis cônes en bois.

En hiver, mon jardin chante avec les vents,

Bravant le sel volant en flocons

Depuis les digues qui mordent les galets.

Mon jardin de bord de mer

n'est pas un Hortus conclusus.

Avec le sommeil du poète

et son rêve des pâquerettes.

Je suis bien réveillé en ce dimanche matin.

Toutes les couleurs sont là,

dans ce nouveau jardin.

Iris pourpre, sceptre impérial;

Le vert des bourgeons

qui s'ouvrent sur le sureau;

Bruns de l'humus et herbes ocres;

Les jaunes en août sur l'Helichrysum,

Qui passe, en septembre,

de l'orange au brun;

Le bleu de la buglosse,

et le bleuet qui pousse tout seul;

Le bleu de la sauge

et des hyacinthes d'hiver;

Roses blanches et roses fleurissent en juin;

Et les églantines écarlates,

ardentes en hiver;

L'épine noire amère

pour faire l'alcool de prunelle.

Les ronces à l'automne,

Et l'ajonc du printemps.

Dans Les Portes de la perception, Huxley perçoit «l'être» de la couleur – cet instant dans le temps qui s'immobilise avec Maître Eckhardt:

«Les feuilles du lierre brillent avec une sorte de radiance vitreuse à l'aspect de jade. Un instant après, des tritomes d'un rouge ardent, en pleine floraison, explosent dans mon champ de vision. Si passionnément vivants qu'ils semblaient se trouver à la limite même de l'invisible… lumières et ombres passant dans un mystère indéchiffrable.»

Tout le monde ne trouve pas le réconfort dans le vert. La semaine dernière la photographe Fay Godwin m'a dit qu'elle n'en pouvait plus de photographier du vert – «Il y a trop de vert en Angleterre!» Dungeness lui est apparu comme un soulagement avec sa végétation ocre et ses galets blancs dépolis comme des os.

Quatre bouteilles vertes sur un mur, et si une bouteille verte venait à tomber…

Je vous offre une fleur verte. Non, ce n'est pas l'œillet d'Oscar. C'est l'hellébore, la rose de Noël. Les pétales de la fleur ne sont pas de vrais pétales, comme ceux de l'hortensia qui peuvent changer de couleur (du rose au bleu, et au rose à nouveau – qu'aurait dit Aristote?) et sont d'un vert très pâle. La fleur du plant de tabac est vraiment verte.

L'Helleborus Viridis, lys vert ou herbe de Fellon (Artemisia vulgaris), défie les éléments; elle fleurit quand toute la nature hiberne sous le givre. Ses graines sont mangées par les escargots et se répandent avec leur bave. Elle était utilisée comme vermifuge.

«Si elle ne tuait pas le malade, elle tuait certainement les vers, mais il pouvait se trouver qu'elle les tue tous les deux.»

(Gilbert White, The Natural History & Antiquities of Selborne).

Voici quelques poisons qui poussent dans vos allées: l'Aconit vert, l'Arum maculé ou Pied-de-veau, les Douces-amères ou vigne de Judée. Le vert a une réputation de tueur… vert-la-poisse… qui lui vient d'un autre poison, l'arsenic, avec lequel on fabriquait la peinture émeraude.

A propos de ce teint vert, Havelock Ellis* était persuadé que les gays préféraient le vert à toute autre couleur. Se travestissaient-ils secrètement avec toutes ces robes émeraude que les filles avaient ôtées? Proposez une gamme de couleurs à un gay et vous verrez laquelle il choisit… Priape en avait une verte. Pourquoi les chambres de repos de Thespies* étaient-elles toutes peintes en vert? Et saviez-vous que Jésus était fou de Jean, et que Jean était l'évangéliste vert? La réponse est peut-être très simple: les jeunes garçons ont trop longtemps regardé ces nus vert-de-gris en bronze qui fascinaient les Grecs.

Trois bouteilles vertes sur un mur, et si une bouteille verte venait à tomber…

Je joue double jeu avec ces petites perles vertes en verre. Les paysans toscans utilisent un grand parapluie vert pour se protéger lorsque le ciel n'est pas clément. Ils l'appellent «basilica», parce qu'il ressemble au dôme d'une église. J'ai vu une basilica pour la première fois de ma vie, un jour d'orage, alors que nous errions en voiture avec Ken Russell dans les terrains vagues déserts de Cinecittà, à la recherche de spots d'éclairage pour son film Gargantua*. Je lui décrivais mes projets pour l'abbaye de Thélème. Je pensais la construire sur le modèle du tombeau d'Hadrien, sur lequel on avait planté un bosquet, pour évoquer les Jardins Suspendus. Le chauffeur, tout excité, nous interrompit, lorsqu'une voiture nous doubla. «Fellini!», cria-t-il. Les deux voitures s'immobilisèrent, et au bout de quelques instants un homme de petite taille sortit précipitamment, ouvrit une immense basilica sous la pluie, et le corpulent Fellini, chapeau rabattu sur les yeux, descendit de voiture, aussi élégant qu'un de ces marlous des années cinquante dans La Dolce Vita.

Deux bouteilles vertes sur un mur, et si une bouteille verte venait à tomber…

Les années cinquante. Les effrayantes années cinquante de la Guerre froide inventèrent un vert d'un genre nouveau. Ce n'était plus le vert de la naissance, mais un vert étranger, couleur du pus, couleur de la chair pourrissante. Un vert aux yeux jaloux, bordé de rose, qui se précipitait sur vous et vous rendait malade. ‘Vertes bajoues*'.

Vomi et flegme.

Sous un ciel vert, les Gobelins de la science-fiction se matérialisaient. Le Mékon et les petits hommes vert gluant de Mars, semant la discorde à la lueur de la lune verte en forme de fromage. Jaloux de la race humaine, ils nous menaçaient. Mais attendez un peu! Le Joyeux Géant Vert et son ami le dragon viennent à notre secours. Pourquoi les dragons sont-ils verts? Pourquoi certains ont-ils de la chance et d'autres pas? Le dragon assassiné par saint Georges descendait-il du serpent au sang froid, ou plus anciennement, des dinosaures… que nous imaginons rétrospectivement de couleur verte, mais qui auraient très bien pu être roses, violets ou jaunes.

Le vert arsenic était une couleur très toxique. Napoléon est mort d'empoisonnement¬à l'arsenic, parce que le papier-peint vert de sa prison à Sainte Hélène moisissait avec l'humidité. Il aurait pu répondre en écho à l'une des dernières remarques de Wilde: «Mon papier-peint et moi menons un combat à la vie à la mort; l'un de nous deux doit disparaître!» L'angélique sur son gâteau de riz était peut-être empoisonnée, ou quelqu'un avait trafiqué la Crème de Menthe? Je crois que c'était une reine-claude [«greengage»] empoisonnée. Un fruit qui a été découvert par William du-même-nom* en 1725. la nourriture a toujours été une bonne méthode pour assener le coup de grâce. La purée de pois verts blette produit un poison vert… une gorgée de thé vert pour les plus raffinés… Popeye devient complètement dingue avec un plat d'épinards mortel… oh, regardez! un assassin porte cette robe verte de mauvaise augure! Il vous poignarde sous la lumière verte de l'étoile la plus chaude, tandis que les joyeuses fées dansent la ronde des fées. Vous gisez, là, dans le caniveau, aussi gangrené que le Christ écorché de Grünewald – l'odeur pourrissante de la mort dans vos narines.

Une bouteille verte sur un mur, et si une bouteille verte venait à tomber…

«La chouette et la petite chatte prirent la mer sur un joli bateau vert pois.» Et si elles avaient été daltoniennes… Le soleil vert se couche sur un champ de coquelicots verts, embrasant le ciel vert; c'est peut-être là où s'en vont la chouette et la petite chatte. À moins qu'elles ne voguent vers La Mecque, dans le vert spirituel, et s'en reviennent portant le turban vert de ceux qui ont fait le pèlerinage. Souvenirs de Shéhérazade dansant dans la parure d'émeraude de Bakst*.

Mes années soixante étaient vertes. J'ai découvert les bombes de peinture d'un vert aussi vif que l'herbe, les bombes était une invention récente; je m'en servais pour vaporiser de la peinture sur de grandes toiles et je divisais l'espace par des lignes verticales de couleur bronze, que je préparais moi-même. «Paysage avec poteaux de bronze.» Les artistes ont toujours fait des expériences; certaines désastreuses. L'utilisation du goudron par Joshua Reynolds a fait virer ses portraits au gris fantomatique. Certaines couleurs ont passé, comme la mort des verts cuivre dans les tableaux vénitiens; ou les violets qui ont viré au blanc. Les rouges, noirs de suie. Aujourd'hui on dirait que les artistes ont fait cela intentionnellement. D'autres couleurs, comme le bleu lapis-lazuli, avec lesquelles les Vénitiens rendaient l'effet de distance, jurent avec l'horizon, tandis que les cieux, qui jadis étaient peints harmonieusement, sortent désormais du cadre. C'est ce qui a fait dire au Caravage que le «bleu est un poison».

Les verts les plus stables sont les Terres vertes. Les plus instables sont les verts cuivre qui ont viré au brun dans les tableaux vénitiens. La couleur fugitive s'envole avec le temps et nous abandonne à un automne éternel.

 

Le vert de chrome et le vert permanent sont des inventions modernes. Le vert émeraude, trop dangereux, n'est plus fabriqué. La sous-couche de nombreux tableaux de la Renaissance était verte, et elle avait tendance à absorber les roses, c'est pourquoi le visage de la Madone de Masaccio a ce teint vert. Elle porte dans son giron le petit Messie vigoureux, qui tend son bras pour saisir une grappe de raisins rouges. Elle est assise sur un trône d'évêque en marbre, derrière lequel des anges apparaissent en perspective, nous scrutant du regard d'un air dubitatif. Il n'y a pas de Madone plus maternelle. C'est quoi, être maternel? Pragmatique et raisonnable, peut-être? On suppose qu'elle va se mettre en colère contre l'enfant, et on peut l'imaginer en train de lui tirer les oreilles. Elle n'a plus rien à voir avec la Parisienne d'un Raphaël ou d'un Botticelli, mais plutôt avec une fille de troisième page* au visage verdâtre qui doit travailler dur par ailleurs pour gagner sa vie. Malgré le mauvais traitement, son enfant pourrait être gâté. Bien que Joseph, son mari, ne soit pas le père et qu'il n'apparaisse pas sur le tableau. S'agit-il d'une famille mono-parentale qui prend à contre-pied tous les idéaux inaccessibles? Celle que les Battenberg* singent avec si peu de succès – il faut bien une Reine pour ruiner une vie de famille.

Je n'ai jamais vu l'Aurige de Delphes vert vert-de-gris. Je pensais que cette statue était la plus belle du monde. À dix-huit ans, je suis parti là-bas en stop avec quelques amis. On nous a laissé à deux ou trois kilomètres au pied de la petite route de montagne. Nous avons marché dans la pénombre, puis, ayant entendu le bruissement d'un ruisseau sous un pont, nous avons décidé de nous y arrêter pour installer notre campement. Nous avions fait du stop depuis le matin tôt et nous étions fatigués et crasseux. Nous n'avions pas non plus d'argent pour nous payer l'hôtel ou l'auberge de jeunesse. Nous sommes tombés dans un sommeil profond à quelques mètres de la route.

À l'aube, nous nous sommes réveillés dans une crevasse. Un gouffre au milieu duquel poussaient des figuiers, arrosés par un ruisseau cristallin qui jaillissait du roc. Nous nous sommes déshabillés, avons lavé nos vêtements, et les avons accrochés aux branches pour les faire sécher. Puis nous nous sommes baignés et rasés dans l'eau glacée, et nous nous sommes assis à la lumière du soleil qui commençait à chauffer, en attendant que nos vêtements soient secs. À sept heures environ, surgit un visiteur assez furieux. Il nous dit quelque chose que nous ne comprîmes pas et partit, renfrogné. Une demi-heure plus tard, le silence fut interrompu par l'apparition de deux estafettes de polices, desquelles sortirent une douzaine de policiers en se bousculant et en hurlant. La confusion était complète et nous ne pouvions pas comprendre un traître mot de ce qu'ils nous disaient.

Furieux, ils ont commencé à donner des coups de pieds dans nos sacs à dos, ils ont jeté nos vêtements dans la poussière et les ont piétinés. Nous étions bien vulnérables dans nos caleçons de bain.

David, qui avait escaladé un rocher pour observer de plus près un couple d'aigles qui tournoyait en cercles dans le ciel au-dessus de nous, a dévissé de son perchoir sur la falaise et a évité de graves blessures ou même la mort grâce à des fils barbelés rouillés en bas de la falaise, qui ont amorti sa chute. Il gisait, inconscient et sanguinolent, dans un enchevêtrement de fils de fer. L'atmosphère changea aussitôt, et nous fûmes entassés dans une estafette, la sirène de la police hurlant jusqu'à l'hôpital d'Amphissa.

Là-bas, on nous conseilla de ne plus jamais retourner à Delphes. Nous sommes restés plusieurs jours à Amphissa en attendant que David soit remis sur pied. Ses blessures étaient écarlates à cause de l'iode. Plus tard nous apprîmes que nous avions commis un sacrilège. Nous avions nagé dans le puits sacré d'Apollon où la Pythie de Delphes prononçait ses oracles.

J'ai toujours pensé que ce fut mon vrai baptême, parce que le puits accordait le don des rêves, de la prophétie. Les Anciens le considéraient comme la source de la poésie. C'était là qu'ils allaient trouver l'inspiration.

Et avant de quitter le vert, rendons hommage à Chloris, la nymphe dont les mains s'entrelacent à la robe de Flora couverte de fleurs. La chlorophylle, le vert des plantes au printemps; le frais goût de menthe du dentifrice vert, une invention de mon enfance; l'Airwick vert, le Fairy Liquid vert. Bien que dans une publicité récente les fabriquants d'un produit de nettoyage blanc lui font éliminer des microbes jaunes et verts, sortis tout droit de la science-fiction.

Tous les jeux ont lieu sur le green, la pelouse verte. Les jeux établissent la carte de l'âme sur le vert de la scène terrestre. Les joueurs de cricket jouaient sur le green du village. Vert en politique. Vert dans la paix. Je bats les cartes sur le tapis vert. Et sous les verts abat-jours, je prends une queue de billard.

Telles, telles étaient nos joies,

Quand tous, filles et garçons,

Du temps de notre jeunesse,

nous nous rencontrions

Sur le vert qui renvoyait l'écho.

(William Blake, The Echoing Green)

La tondeuse à gazon au loin parfume l'air de vert.

Le vert est une couleur qui existe dans les récits… elle s'en revient toujours. L'herbe est toujours plus verte chez le voisin.