l'éclat

 

Magies noires

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O Mia Anima Nera

Oh mon âme noire, «te voilà maintenant convoquée par la maladie», héraut et champion de la mort.

Le velours noir s'inscrit à l'infini sur la pellicule, sans forme et sans limites, un noir sans fin, qui se terre derrière le ciel bleu. Il est sentimental et, comme le dit Ad Reinhardt, dans Le Maître quintessenciel du noir … il écarte les faits insignifiants et la romance de la surface colorée. Il est puritain, noir comme les habits des bourgeois d'Amsterdam au dix-septième siècle.

Noir sacerdotal. Cœur noir.

Ladies victoriennes de jais, portant le deuil.

Au-delà des galaxies, s'étend cette obscurité primordiale, d'où brillent les étoiles. Il y a des étoiles vertes et des rouges géantes. Bételgueuse est une étoile rouge, et il y a des étoiles bleues comme Regel. Leur couleur nous en apprend plus: l'hydrogène est rouge, le sodium orange.

Mettez les couleurs les unes contre les autres, et elles se mettent à chanter. Pas comme une chorale, mais comme des solistes. Quelle est la couleur de la musique des sphères, sinon l'écho du Big Bang sur le spectre, qui se répète en boucle?

Aujourd'hui, alors que j'écris ces phrases, le télescope Hubble prend des clichés de la limite extrême de l'univers. Au commencement du temps. Des mondes dont la lumière a mis plus longtemps à nous parvenir que la durée de vie de la Terre elle-même. Des trous noirs qui se cachent, où le temps, l'espace et la dimension cessent d'exister.

L'écho de ma voix reviendra-t-il jusqu'à la fin du temps? Voyagera-t-il à jamais dans le vide?

Le noir est-il sans espoir? Chaque nuage d'orage noir n'est-il pas cerclé d'argent? Dans le noir, luit la possibilité de l'espoir.

Le sommeil universel se blottit dans le noir. Un noir confortable et chaud. Il n'y a pas de noir froid, c'est sur ce noir que l'arc-en-ciel brille comme les étoiles. Ovide décrit cela magnifiquement dans les Métamorphoses :

Iris revêt sa robe aux mille couleurs en arc en ciel décrivant une courbe dans l'espace, elle gagne le palais royal caché sous les nuages. Près du pays des Cimmériens se trouve une caverne très secrète, creusée dans la roche, demeure et sanctuaire du sommeil indolent, où jamais Phoebus ne peut, ni au lever, ni au zénith, ni au coucher, faire pénétrer ses rayons. Des vapeurs mêlées de brumes sombres s'exhalent du sol, provoquant une vague lueur dans la pénombre du soir. Là l'oiseau vigilant couronné d'une crête, ne chante point pour appeler l'Aurore, et le silence n'est rompu ni par le cri des chiens, ni par celui de l'oie, plus strident encore que celui les chiens. On ne peut entendre de bêtes sauvages, ni de troupeau, ni le son des branches qui balancent et craquent dans le vent, ni les dures querelles de la langue des hommes. Il règne ici un silence sans voix, mais des profondeurs de la caverne rocheuse s'écoule la rivière de Léthé dont les eaux invitent au sommeil dans leur flux, murmurant par-dessus les voix des galets. Devant la porte s'épanouissent en abondance les fleurs de coquelicots et d'innombrables herbes regorgeant de sève que la Nuit rassemble et répand en rosée sur la terre sombre. Il n'est pas de porte dans cette demeure, de crainte qu'un gond ne grince, pas plus que de sentinelle sur le seuil. Au milieu de cette caverne est installée une noble couche de bois d'ébène, de couleur sombre, couverte de tentures noires, et douce comme de la plume, où le Dieu en personne est étendu, les membres alanguis par l'inactivité. Autour de lui sont couchés des rêves vides, rappelant d'innombrables formes, comme autant d'épis de blé à la moisson, comme autant de feuilles sur les arbres dans les bois ou de grains de sable sur le rivage.

Il n'a jamais plu dans la Demeure du Sommeil. Iris a-t-elle éclairé son chemin dans l'obscurité? Morphée a-t-il rêvé de l'arc-en-ciel à son chevet?

Le noir est illimité, l'imagination galope dans l'obscurité. Des rêves palpables courent à travers la nuit. Les chauve-souris aux visages de démons de Goya ricanent doucement dans la pénombre.

Dans le feu du charbon noir vit l'esprit de la narration. Flammes bleues et écarlates scintillantes. La nuit, autour du feu, des hommes et des femmes racontent leurs histoires, enveloppés dans la plus profonde obscurité.

Noirs sabbats.

Le feu s'est éteint, le foyer est condamné, la télévision est arrivée. Les médias électroniques se sont emparé du récit, nous laissant la répétition infinie – redire, et non plus dire. Le noir n'est pas leur chanson, mais la nôtre.

Le petit ramoneur porte peut-être chance, le visage noir à la noce blanche, mais on l'a torturé. Ses coudes et ses genoux écorchés et durcis jusqu'à la calle avec du vinaigre. Il est mort jeune. Ses poumons cancéreux pleins de suie. Les cheminées du Palais de Buckingham étaient les plus redoutées, dangereuse demeure, dont les conduits avaient la forme d'épingles à cheveux en «N» – en haut, en bas, puis encore en haut –, avant qu'il n'atteigne enfin la lumière. Il fallait que les petits grimpeurs y mettent le prix pour «porter chance». Mais en quoi cela regardait-il le monde des gentlemen à parapluies et à hauts-de-forme noirs?

Il y a chance et malchance dans le noir. Jet, le corbeau apprivoisé qui venait tous les matins à Prospect Cottage et qui volait tout ce qui brillait… des bonbons rouges, de la laine bleue, du papier argenté, et qui allait les enfouir dans des cachettes secrètes au bout du jardin. Thomas, le vieux chat noir marche lentement, traquant son dîner au milieu des genêts, noircis par les embruns de sel. Mon corbeau me suivait pendant des kilomètres, lorsque je partais ramasser des mûres noires, plongeant juste au-dessus de ma tête et me forçant à me baisser pour l'éviter.

Il y a des noirs interdits.

Le prêtre noir qui marmonne des incantations de magie noire, pendant la messe noire. La Mort noire pénètre dans la pièce, les bougies s'éteignent dans un dernier souffle. L'odeur acide des volutes de fumée dans l'aube désespérée.

Noir comme un enterrement, le noir-de-lampe couvert de suie éclaire le chemin…

Le noir-de-lampe des enterrements. Celui de l'Empereur François-Joseph sur un film syncopé. Corbillard noir. Chevaux noirs. Plumes d'autruches noires. Les soldats et la famille impériale portant le deuil en noir. Crêpe et brassard. Collier de jais, voiles noirs. L'ordre ancien passe et trépasse, conduit à sa dernière demeure par des prêtres qui ont délaissé leur robe noire ordinaire pour l'or et l'apparat.

Black is Beautiful.

Mohamed Ali volette comme un papillon… et pique comme une abeille.

Derrière le cœur vert de l'Islam, il y a la pierre noire – la Ka'aba.

Le monde est noir comme l'encre. Les livres sont imprimés en noir.

Des jours entiers à broyer l'encre des eaux-fortes à la Slade, poisseuse comme de la mélasse sur la pierre. Les gravures prenaient moins de temps que l'encrage.

Il y a un noir ancien et un noir frais (Hokusaï).

Melanosis, les teignes deviennent noires pour échapper aux prédateurs.

Cafards noirs. Les panthères noires traquant les moutons noirs. Cygnes noirs et corbeaux.

Les fleurs noires sont violacées, noires comme le velours. La tulipe noire avec une pointe de pourpre, et l'ellébore noir qui fleurit en hiver. Il y a des jardins blancs, mais pas de jardins noirs.

Le noir peut être drôle. Il peut être moderne. La petite robe noire Coco Chanel, pour toutes les occasions.

Mais noire aussi, l'Inquisition.

Les Chemises noires malfaisantes marchaient sur les quartiers pauvres de l'East End, combattant la police bleue, dansant le «Black Bottom».

Tandis qu'au bar, les hommes en cuir noir rentrent leur bedaine à bière et leur malaise – rêvant qu'ils sont Marlon Brando.

«Leurs sous-vêtements sont-ils noirs?»

Noir sexy de Soho?

Couchent-ils dans des draps noirs?

Taxis noirs. Téléphones noirs. «Black Maria»: le panier à salade. Noir pratique. Dissout la forme. Noir d'ivoire. Le charbon noir se forme en chauffant des os et des copeaux d'ivoire. N'est-ce pas contradictoire?

Brûler du blanc donne du noir, mais comme dit Ad Reinhardt:

Le noir mat en art n'est

Pas noir mat

Le noir brillant en art est noir brillant

Il n'y a pas de noir absolu

Il y a beaucoup de noirs différents

L'absence de lumière conduit-elle au néant?

Elle dérobe ses noirs.

Le noir ne se montre pas dans un état aussi élémentaire que le blanc. On ne le trouve dans le règne végétal qu'en semi-combustion et à l'état de charbon… plusieurs métaux deviennent noirs après une légère oxydation.

(Goethe, cit.)

Tableaux noirs

Beauté noire

Montagnes noires

Forêt noire

Pays noir

Mer noire

Bassin noir

Bâtonnets de fusain

Lampe à arc au carbone

Noir animal

Noir-de-lampe.

J'ai peint l'or sur mes tableaux noirs (melanosis), l'œuf philosophique. Le feu écarlate du fourneau, mais pas comme reproduction. C'était la Quête, pas une parodie – la Quête qui pouvait se terminer sur un bûcher au Campo de' Fiori –, comme Giordano Bruno, qui a décrit l'Univers comme une multitude de petits mondes, brillant comme la poussière dans un rayon de soleil. On vous aurait brûlé bien plus que le bout des doigts pour une idée de ce genre.