l'éclat

 

Léonard

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…Un corps lumineux apparaîtra proportionnellement plus brillant d'autant qu'il est entouré d'une ombre épaisse.

(Léonard de Vinci, Carnets*)

Je n'ai jamais accroché à la peinture de Léonard. Elle ressemble au feuilleton télévisé pour enfants The Chronicles of Narnia. Ses portraits vous observent, étrangement métalliques, les visages un peu trop parfaits ou un peu trop moches. Le sourire des statues médiévales greffé sur une Joconde pare-balles – et La Vierge aux Rochers – j'ai failli dire ‘on the rocks*' – sous-marine. Vous avez besoin d'un masque et d'un tuba pour les voir dans leur maladie verte. Ses commanditaires n'étaient pas non plus très satisfaits. Non pas à cause du travail lui-même, mais à cause des promesses, des longs délais – et des expériences auxquelles il se livrait, qui ont fait partir La Cène en morceaux en une génération.

Ces tableaux ne sont qu'une ombre, comparés aux extraordinaires Carnets de notes, dans lesquels on trouve ses théories sur la Lumière, l'Ombre et la Couleur – les plus pénétrantes depuis l'Antiquité.

Léonard est né en 1452 et Vasari* nous raconte qu'enfant:

… ayant dû peindre un dragon sur un bouclier, il transporta à cette fin dans une pièce des petits grillons, des serpents, des papillons, des sauterelles, des chauve-souris et d'autres animaux semblables à partir desquels il forma un monstre horrible et effroyable.

Le génie de Léonard tenait à sa curiosité qui le poussait à observer le monde naturel. Il n'a rien écrit qu'il n'eut préalablement observé.

Jeune homme, Léonard avait un très grand sens de l'élégance vestimentaire, une grande beauté et un bagout inné. Il était ambitieux, «un disciple doit dépasser son maître», et laissa son maître Verrocchio à la traîne derrière lui après cinq années d'apprentissage.

Il aimait les garçons mal-élevés et voleurs, les brutes au cœur tendre, comme Salai, qui devint son assistant à 15 ans, et resta à ses côtés toute sa vie.

La vie sexuelle de Léonard était active et suffisamment publique pour susciter des plaintes des citoyens scandalisés.

Michel-Ange, son grand rival, était de ces homos qui s'éprennent des hétérosexuels – une solitude auto-infligée, qu'il compensait par l'amour de Dieu et la culpabilité.

S'il me faut, pour être béni, accepter l'échec, il n'est pas étonnant que je me retrouve seul et nu, enchaîné et soumis par un chevalier (jeu de mots qui fait allusion à son amant Tommaso Cavalieri)...

(Michel-Ange, Sonnets)

Dans l'art de Michel-Ange, les corps féminins sont malmenés par des haltérophiles sous stéroïdes. Des monsieur-muscles épuisés par les rigueurs des séances d'entraînement. Piégés dans la pierre, ils mènent un combat inégal et infini pour y échapper. La haine de soi de l'autoportrait écorché dans le Jugement Dernier – un voyage spirituel profondément tourmenté jusqu'à l'abnégation, et l'un de ses plus grands chefs d'œuvre.

Contrairement à Michel-Ange, Léonard fut un courtisan. Le grand artiste recevait et était reçu. Il exploitait son génie, et en vieillissant, il se fit pousser une barbe patriarcale, qui le faisait ressembler en tout point à Neptune, les cheveux tourbillonnants autour de son visage, comme les eaux dans les esquisses de déluge.

Ses carnets de notes délaissaient l'ancienne méthode d'une sagesse préconçue pour l'observation directe de la perspective, de la couleur, de la lumière et l'ombre, de l'art de la peinture, de l'architecture, des fortifications, du vol des oiseaux et d'une foule d'autres sujets.

Ses phrases concises et courtes sont comme le reflet de celles du philosophe de notre siècle, Wittgenstein:

La couleur d'un objet éclairé participe de la couleur du corps qui l'éclaire…*

Une ombre est toujours affectée par la couleur de la surface sur laquelle elle est projetée…

L'image que réfléchit le miroir participe de la couleur de ce miroir …

Ni le noir ni le blanc ne sont jamais transparents.

 

Jamais l'observation n'a été si perspicace.

Léonard a bouleversé l'histoire de la peinture par son étude sur la lumière et l'ombre. Il a inventé le clair-obscur, qui fut repris par Le Caravage au siècle suivant. Leonard décrit la lumière qui éclaire le visage d'une femme dans un encadrement de porte sombre:

L'ombre est la diminution de la lumière. L'obscurité est l'absence de lumière…*

Un corps lumineux apparaîtra moins vif s'il est entouré d'un arrière-plan brillant…

Plus la lumière est intense, plus sombres sont les ombres…

Léonard est une lumière portée sur l'avenir. Le passé avait craint la clairvoyance, comme si le fait d'éclairer les ténèbres allait faire s'écrouler le monde:

Puisque nous remarquons que la qualité de la couleur se détermine au moyen de la lumière, nous avons pu supposer que c'est là où il y a le plus de lumière que l'on percevra le mieux ces caractéristiques réelles de la couleur.

Dans ses écrits marginaux, on trouve des informations du passé:

Avicenne prétend que l'âme donne naissance à l'âme et le corps au corps…*

Il cite Roger Bacon et Albertus Magnus.

Léonard rejette les alchimistes, les «faux interprètes de la nature affirment que le vif argent est la semence des métaux» – l'alchimie mène à la nécromancie. Ce qui est encore pire.

Inscription de son journal, le 2 mars 1503*:

J'ai reçu 5 ducats d'or de Santa Maria Novella, il en reste 450; j'en ai rendu 2 ce même jour à Salai qui me les avait prêtés…

Une autre inscription:

J'ai donné 53 livres et 6 sous à Salai, partie d'une somme de 67 livres que je possède. Il reste 26 lires 6 sols…

Avec cet argent il a acheté:

Deux douzaines de lacets. Du papier. Une paire de chaussures. Du velours. Un sabre et un couteau. Il en a donné 20 à Paolo et s'est fait dire la bonne aventure pour 6.

Sa relation avec son assistant est un succès confirmé puisque, dans son testament, Léonard lui lègue une maison avec un verger.

Moments étranges et gays*. J'ai écrit jadis une série de comédies inspirées de la Renaissance. Des courts-métrages. Le Chef d'Œuvre Inachevé de Pontormo, L'Esclave de Michel Ange, Le Sourire sur le visage de la Joconde.

Un banquier florentin commande un portrait de sa femme – qui est une épouvantable pipelette. Léonard termine le portrait, mais sans cette bouche médisante. C'est au-dessus de ses forces, et la femme ne peut pas s'arrêter de parler. Préoccupé lors du dernier rendez-vous, Léonard est agréablement surpris de trouver un élégant jeune homme qui vient lui annoncer que sa maîtresse souffre d'un mauvais rhume. Il fait asseoir le jeune homme, peint son sourire sur le portrait et, ayant terminé, lui donne un baiser.

La pauvre Joconde est défraîchie, le temps a altéré ses couleurs. Cependant, c'est, de tous les tableaux, celui-ci a qui rendu possible l'impossible. Vous pouvez le voir les yeux fermés. Vasari décrit le tableau:

Les yeux ont cet éclat et ce reflet humide que l'on observe toujours dans la vie. Ils sont cernés de teintes rougeâtres et plombées, qu'on ne peut rendre qu'avec la plus grande finesse. Les cils qui les bordent sont exécutés avec une extrême délicatesse. […] Le nez, avec ses belles narines roses et délicates, est vraiment celui d'une personne vivante. L'ouverture de la bouche, unie par le rouge des lèvres aux tons de chair du visage ne semble pas être peinte, mais chair vivante.

En 1976, en route pour le festival de Cannes à l'occasion de la présentation de mon film Jubilee avec Jordan, Princesse du Punk et vendeuse chez Sex, nous avions pris une matinée pour visiter le Louvre. Jordan était la coqueluche du moment. Les photographes se l'arrachaient, elle faisait la couverture de Vogue. Son auréole de mèches blondes semblait une couronne d'éclats de verre brisé. Son nouveau maquillage, visage fardé de blanc avec un œil rouge souligné d'un trait noir à la Mondrian était célèbre dans le monde entier. Ce jour-là, elle portait un haut en mohair tricoté avec le mot vénus écrit en gros sur la poitrine, la plus mini des mini-jupes en dentelle blanche, des collants vert acide et des chaussures à talons aiguilles, on aurait dit Victoria jeune.

Nous avons passé les contrôleurs interloqués et nous sommes partis à la recherche de la Vénus de Milo, où j'ai filmé un groupe de touristes qui se faisaient photographier à ses côtés…

chaque femme pour elle-même
et toutes pour l'art* !

Soudain, un gardien zélé nous a foncé dessus, a bouché l'objectif de sa main et a interrompu le tournage. Alors nous sommes partis voir la Joconde dans la Grande Salle. Le long des couloirs, les touristes nous montraient du doigt et murmuraient en prenant des photos en cachette. Puis l'incroyable s'est produit! Dans cet immense musée, les touristes ont perdu la tête, et la vie a pris le dessus sur l'art. Des groupes de touristes japonais ont tourné le dos à la Joconde et ont braqué leurs appareils photo sur Jordan. Les caméras de vidéosurveillance enregistraient la scène pour les vigiles. Soudain, les murs de la salle se sont ouverts et on nous a arrêtés et jetés précipitamment dans un ascenseur secret qui nous a immédiatement ramenés au rez-de-chaussée, où un conservateur irrité nous a expulsés du musée sous le prétexte que nous avions «perturbé l'environnement esthétique». J'ai rétorqué que cette femme était une célébrité mondiale, plus célèbre même que la Joconde. Ils ont haussé les épaules et nous ont raccompagnés jusqu'à la sortie.