l'éclat

 

Le brun dans la brume brame*

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Pauvre brun modeste.

Bafoué par le rouge.

Se jette dans les bras du jaune.

Il sème le trouble chez les théoriciens. Et brille par son absence dans les livres sur la couleur. Quel est le lien de parenté entre le brun et le jaune? Le brun se forme-t-il dans les yeux, comme certains l'ont affirmé? Il n'existe pas de longueur d'onde monochromatique pour le brun. Le brun est une sorte de jaune assombri. Bien que leur intensité soit différente, l'orange et le brun ont la même longueur d'onde. Le brun est composé de noir et de n'importe quelle autre couleur.

Il n'existe pas de stimuli physiques pour le brun – ni de lumière brune. Le brun n'apparaît pas sur le spectre. Il n'existe pas de brun limpide, seulement un brun trouble*.

(Wittgenstein, cit.)

Il y a plus de bruns que de verts. Les noms du brun nous éclairent. Les pigments s'appellent: terre brune, terre d'ombre brûlée, ocre brûlée, terre de Sienne brûlée. Toutes ces terres sont chauffées au rouge. La cuisson fait partie du brun. À l'exception du sépia – l'encre de seiche, que l'on faisait bouillir avec de la lessive et qui était utilisé comme pigment.

Le brun est une couleur ancienne. Ses ancêtres sont les chevaux et les bisons peints sur les parois des grottes préhistoriques. Les vêtements de nos ancêtres étaient bruns. La plupart des peaux sont brunes. Les pauvres ont toujours été vêtus de brun.

Les noms des teintures brunes sont doux et appétisants. Vous pouvez acheter un manteau caramel, toffee, amande, café, chocolat ou curry. Le brun, c'est la douceur et la nourriture. Jadis, il y avait même une couleur ‘toast'.

Le beige (bois non délavé), les riches placages en noyer, le chêne inusable, le noisetier (plus pour sa couleur que pour son bois), l'acajou, le tabac et le henné nous viennent des forêts et des champs. Le brun tête-de-nègre, en attendant d'être à nouveau admis par le politiquement correct, a disparu tandis que je fêtais mes trente ans. Avec la sanguine, couleur de sang séché, on passe presque au rouge. La couleur chamois [buff] évoque le massacre et la mort. Le «buff» est une peau de buffle. L'âne, l'humble animal de la Passion, est brun foncé.

Avant que les routes ne soient asphaltées de gris, il n'y avait que des chemins crasseux. L'hiver, la terre brun foncé devenait de la boue, et l'été de la poussière. Voyager était une sale affaire. C'est peut-être pour cela que les manteaux de la campagne étaient bruns et ceux de la ville étaient noirs. J'ai entendu un jour un centenaire à qui l'on demandait quel avait été selon lui le plus grand changement auquel il avait assisté au cours de sa vie. Il aurait pu répondre les avions, la télévision ou la radio, mais il a dit le goudronnage des routes. Vous ne pouvez pas imaginer ce que c'était que de voyager avant que les routes ne soient empierrées.

L'été est fini. Le blé moissonné. Les champs sont labourés. Le paysan porte un velours côtelé chocolat. Le brun est la couleur des riches. L'homme qui possède des arpents de terre est un homme riche et ses poches – comme son âme, espérons-le –, sont comblées. Parce que l'âme est profonde… d'un brun paisible. Quoi que vous possédiez de votre vivant, et quand bien même vos terres s'étendent au-delà de l'horizon, une fois mort, il ne vous en restera plus que six pieds.

Les haies et les bois donnent à voir les innombrables nuances du brun, passant du jaune au rouge. Je courais dans tous les sens sous la lumière déclinante d'octobre, attrapant les feuilles de noisetier d'un brun doré avant qu'elles ne touchent le sol et ne finissent dans le feu de joie. Chaque feuille attrapée au vol vous attribue un jour de chance. Elles flottaient doucement en tourbillonnant dans l'air, tandis que nous lancions des bouts de bois pour attraper les marrons – que nous faisions chauffer au four jusqu'à ce qu'ils soient durs comme de la pierre, avant de nous battre jusqu'à faire saigner nos genoux.

Lumière brune?

Cité Irréelle

Sous le brouillard brun

d'une aube d'hiver,

Une foule a envahi London Bridge,

elle était si nombreuse,

Je n'aurais jamais cru que la mort

en eut pris autant.

Des soupirs, courts et rares, s'exhalaient

Et chaque homme regardait

fixement devant lui.

(T. S. Eliot, La terre vaine*)

Les feuilles d'automne se dissolvent dans la brume et la pluie d'hiver. Aussi lentement qu'une tortue. C'est sur une lyre en écaille de tortue qu'Apollon a joué la première note. Une note brune. Les arbres nous donnent les bois vernis avec lesquels on fait les violons et les contrebasses, qui se pelotonnent contre les cuivres dorés. Dans les bras du jaune, le brun est chez lui.

Le brun est chaud et accueillant. Simple et non raffiné. Sucre roux, pain bis et œufs bruns qui avaient si bon goût que les enfants se battaient pour en avoir. Jusqu'à ce que les supermarchés ne les mettent sous cellophane.

Pain grillé croustillant. Du thé, des toasts et du beurre jaune. Biscuits. Biscuits au chocolat. Sauce brune au jus, et sauce HP* aigre-douce. Chutney et conserves qui cuisent sur le poële.

Le brun est nostalgique. Le manteau en mouton doré de maman, si doux au toucher, et dans lequel nous cachions nos larmes. Le brun simplifiait la vie. Les vieilles dames de Curry Mallet* portaient des chaussures de marche et des bas bruns, le visage d'un brun noisette, buriné par les embruns, elles ciraient leurs meubles… et les ciraient encore…

Le dîner est servi sur la table d'acajou brillante. Qui sent la cire d'abeille et la lavande. C'est Noël. Mon amie Güta est assise en bout de table, en habit de soie ébène. Sa chevelure d'argent brille dans la lumière des bougies qui scintillent sur l'arbre. La cire coule. On craint que l'arbre ne prenne feu parce que la porte est ouverte et les flammes tremblent. Il y a quelque chose de mystérieux dans le bois rougeoyant de la table où nos visages se réfléchissent faiblement. La table a été cirée par l'arrière-grand-mère de Güta*, et le buffet, qui est encore plus ancien, par son arrière-arrière-arrière-grand-mère. Elle avait été la maîtresse d'un roi du Danemark, qui lui en fit cadeau un jour de Noël. Il a été fabriqué à Paris, et encore aujourd'hui les tiroirs se ferment avec un léger souffle. J'ai dix-huit ans. Je suis là parce que je peins à l'étage, dans le grenier que Güta m'a prêté pour faire mon atelier. Mes tableaux sont dans les bruns et les verts du paysage. Obscurs et sombres, cercles de pierre et morceaux de bois mystérieux. Ce sont les ancêtres de mon jardin à Dungeness. Le temps passe et on change moins qu'on ne le croit. Güta monte au grenier avec du thé. Elle me dit que les Empereurs chinois gardaient jalousement les couleurs. Dans la dynastie Ming, seul l'Empereur était vêtu de vert. Mais les Sungs portaient du brun. Le pouvoir est pour toi.

Le repas de Noël se terminait avec l'épreuve des noix que l'on décortiquait. Noisettes et amandes, noix qui en ont dans le cerneau et onctueuses noix du Brésil.

Dans mon enfance, le brun avait ses rituels. L'un d'eux consistait à détremper le terreau dans lequel on plantait les bulbes. Les bulbes de tulipes fauves qui s'effeuillent, révélant leur cœur blanc comme la neige. Perce-neiges, crocus et jacinthes, cachés dans un placard sombre et frais sous l'escalier, dont on guettait régulièrement les premières pousses blanches. Puis on les portait à la lumière du jour, et très vite l'ivoire devenait vert.

Lorsque je m'ennuyais ou broyais du ‘marron', j'allais dans le placard pour surveiller le retour du printemps. L'odeur du terreau humide, riche, lent, somnolent. Le brun est une couleur lente. Il prend son temps. C'est la couleur de l'hiver. C'est aussi une des couleurs de l'espoir, parce qu'on sait qu'il ne restera pas toujours sous un manteau de neige.

Pour me réchauffer, ma mère m'avait donné une couverture brun chocolat que j'ai encore. Avec un nom brodé – M. D. E. Jarman, qui me rappelle que mon nom de baptême est Michael.

Si je tombais malade en hiver, toutes les vieilles spécialités pharmaceutiques disponibles étaient brunes. Le Baume des Moines, les losanges à la cannelle et l'Elixir du Dr Collis-Brown, qui contenait de l'opium et dont la publicité vantait les exploits des soldats dans l'Inde du dix-neuvième siècle. Il réconfortait les estomacs tourmentés avant la bataille. Le Collis-Brown a été le dernier médicament contenant de l'opium à être vendu librement en pharmacie. Brun et poisseux, il provoquait des rêves très savoureux. Mais malheureusement les années Soixante ont découvert les drogues et le secret a été révélé… L'opium du Collis-Brown a été supprimé, et personne n'en a plus voulu ! Au dix-neuvième siècle, tout le monde touchait aux opiacées – pas étonnant que ç'ait été une époque si vibrante.

Le jour s'en allait, et l'air brun

Libérait les êtres qui sont sur terre

De leur peine…

(Dante, La Divine Comédie*)

Après la guerre, la nourriture n'était pas très riche, et on nous administrait de grosses cuillérées de malt brun poisseux, Virol ou huile de foie de morue. Une petite file d'enfants se rassemblait après le déjeuner dans la dépense au lambris brun de Madame Munger, un mètre cinquante de brun antique… qui, comme la grand-mère de Giles, portait un chapeau en faisant la cuisine. Un chapeau dont on aurait dit qu'elle avait tiré dessus. On avalait notre médicament tandis que Madame Munger se débattait avec une marmite remplie de mélasse de pommes brune, complète, avec trognons et pépins, qui restaient coincés dans les dents et étaient connus pour être les ongles de pied de Madame Munger.

La Nuit rassemble la somnolence et la répand sur la terre sombre.

(Ovide, Les Métamorphoses)

Dans son cabinet de travail, tapissée de toile de jute beige, Donald, le mari de Güta, travaille à son bureau d'ébène, orné de griffons dorés. A côté de lui, un vieil aspidistra déploie ses fleurs brunes. Au-dessus de lui, de vieilles photos de bustes antiques en marbre représentant des écrivains et des empereurs. Donald m'introduit aux classiques. Pline l'Ancien et Pline le Jeune. Donald est clerc de l'Assemblée délibérante à l'Université de Londres. Nous prenons souvent le train ensemble, dans les vieux compartiments en bois du métro qui arborent fièrement l'inscription: «Live in Metro Land», gravée sur les poignées de porte en cuivre jaune.

Tandis que je fais quotidiennement le voyage jusqu'à l'Université de Londres pour étudier l'Anglais, l'Histoire et l'Histoire de l'Art, je rêve d'un jeune homme… Il est brun comme la terre, bronzé par le soleil d'été. Sa nudité habillée d'été. Il jouit partout sur sa poitrine, le foutre aussi blanc que la chaux qui fertilise les champs. Il sombre dans un sommeil délicieux, alors que les couleurs brunes du pré tressaillent dans l'herbe alentour.

Un Franciscain le bénirait.

Une Chemise brune le gazerait.

Et une brunette* des «Girl Guides» rougirait sans dire à personne qu'elle lui a donné un baiser.

Le brun est sérieux. Les galeries d'art de mon enfance étaient brunes. Helen Lessore* est assise sur un canapé en velours brun de la «Beaux Arts Gallery». On dirait un Giacometti peint par Andrew Wyeth – chaussures brunes, bas de laine bruns et robe fonctionnelle – ou, plutôt une maîtresse d'école. Sur les murs derrière elle, des Auerbach et des Aitcheson, ainsi qu'un ou deux Francis Bacon. Je venais dans cette galerie quand j'étais étudiant, retenant ma respiration tandis que je grimpais les escaliers. Une escapade dans le vrai monde des adultes. Je crois qu'Helen avait senti ma nervosité et m'avait mis à l'aise. A cette époque, l'art n'était pas un grand enjeu, il y avait peu de galeries, pas de suppléments en couleur, pas de livre d'art de salon et pas de marché de l'art non plus. C'était bien plus familial et tout le monde se connaissait.

Cire d'abeille brune. Salive et cirage des chaumières. Parquet, cuivre, dorure et acajou. Bancs d'acajou. Immenses tableaux mièvres, lourds encadrements dorés, tous médiocres. Millais, dont le talent n'a survécu que péniblement à ses vingt ans. Les vierges pastel de Moore et leur drapés à la grecque, les héroïnes de marbre minaudières d'Alma-Tadema. Nous traversons les salles XXI et XXII, les chiffres romains pesant au-dessus des portes, jusqu'à ce que nous atteignons un complément de dernière minute, dans une salle d'entrepôt aménagée dont la peinture blanche est déjà grise à cause de la négligence des Anglais à l'égard de la peinture du vingtième siècle. Là, il y a un pauvre petit Gilman avec une triste petite dame qui boit du PG Tips* dans la grisaille de Camden Town. Il n'y a pas de Stanley Spencer, ni aucune trace de ses auto-portraits nus; après tout, la police fait des descentes dans les librairies et les théâtres – autant éviter qu'elle pénètre dans les musées. Il y a un Sutherland jaune et vert: une racine d'arbre torturée qui ressemble à un petit détail tiré de The Hireling Sheperd; un Piper représentant une tour d'église du Suffolk, maculée de barbouille. Dieu du Ciel! Il y a un des Mugwumps oranges de Francis Bacon! Trente ans plus tard, c'est toujours la même chose, à part les tableaux victoriens qui sont encore plus laids que quand j'étais jeune.

L'histoire d'un Petit Ours Brun. Quand Icare est tombé du ciel, Phébus-Apollon a mis le feu à l'Arcadie. Il ne savait plus où donner de la tête. Et Jupiter, comme George Bush en Floride, a inspecté les dégâts – en évaluant les coûts. C'est alors que ses yeux se sont posé sur une nymphe, une des chastes filles de Diane. Jupiter, qui reluquait ce petit bout de jupon, se métamorphosa en déesse de la lune, et viola la nymphe sans aucune galanterie… et sans même prendre la peine de lui demander son nom, qui était Callisto. Elle fit de son mieux pour repousser ses avances, mais n'y parvint pas. La pauvre Callisto (Dieu, qu'elle passa un mauvais quart-d'heure!) fut encore plus martyrisée par Diane, lorsque celle-ci découvrit son déshonneur, tandis qu'elles se baignaient à poil.

Quoi qu'il en soit, c'était une pagaille qui aurait sans doute nécessité tout un convoi de travailleurs sociaux britanniques pour remettre un peu ordre. Tout le monde courait après la fleur de Callisto, même les satyres prolétariens bruns et velus. Mais la hiérarchie sociale les tint en échec. Cependant, les épreuves de Callisto n'étaient pas terminées. Junon découvrit les indiscrétions de son mari et tripla l'amplitude de la misère de Callisto en la métamorphosant en petit ours brun. Sa peau, auparavant si délicieuse, fut tout entière recouverte d'épais poils bruns, qui auraient résisté à n'importe quel dépilatoire; et son joli minois qui aurait pu lui ouvrir les portes de Troie ou de Hollywood s'était transformé en un museau aux petites dents acérées. Les années passèrent, et Callisto rôdait dans la forêt, quand un chasseur, qui se trouvait être son fils, tomba sur elle par hasard (c'est pas trop compliqué?). Il était sur le point de la tuer et de la ramener chez lui comme trophée, quand Jupiter intervint et la transforma en constellation de la grande Ourse, et elle se mit à briller comme un diamant.

Son histoire est presque aussi compliquée que celle de Marylin Monroe. Les diamants et la célébrité sont les meilleurs amis de la femme. Ce mythe fut mis en musique par Cavalli à Venise, à la fin du dix-septième siècle. Rien ne manque dans son opéra: la beauté, un chœur saphique, le viol, une absence totale de compréhension, la jalousie, et un petit ours brun. Il nous enseigne que les riches et les puissants, comme George Bush, gâchent tout ce qu'ils touchent, et que les dieux, comme Mme Thatcher, ne tiennent jamais compte de la détresse qu'ils provoquent.

Le plus timide des tableaux bruns que je connaisse est une petite Madone, à peine plus grande que ce livre, avec un cadre en écaille de tortue, dans un petit recoin de la National Gallery. Il a été peint en 1480 par Geertgen Tot Sin Jans, et on peut facilement passer à côté. Vous ne verrez presque rien si vous ne vous arrêtez pas pour examiner sa lumière crépusculaire. «La Nativité de Nuit» est un miracle, parce que, jusque-là, le sujet avait toujours été traité avec les couleurs flamboyantes de la lumière du jour. Geertgen utilise un rose-chamois pour la peau, et un subtil bouquet de bruns.

Le peu de lumière que l'on voit est une lumière spirituelle émanant, en rayons à peine perceptibles, de l'enfant dans la mangeoire – et au-dessus de lui se tient une cohorte de petits anges dodus aux chevelures préraphaélites. Au pied de la mangeoire, la robe bleue de la Madone a viré au noir d'encre de la nuit; on entrevoit un ciel de la même couleur à travers la porte de l'étable. Au loin, sur une colline, les ombres à peine visibles des bergers s'occupent d'un troupeau de moutons d'un gris métal. Au-dessus, l'ange Gabriel tournoie dans un blanc spectral et angélique, tandis que tout en bas, l'âne et le bœuf, que l'on distingue à peine dans la pénombre, veillent sur l'enfant. Geergten rend la lumière nocturne avec une brillance que je n'ai jamais vue ailleurs – c'est impossible à rendre en photographie, et ce serait à la limite du possible dans un film, malgré la fortune que coûterait en lumières la réalisation de tels effets. La nuit à Hampstead est de cette couleur. Les arbres deviennent couleur d'encre. La lune brille d'une lueur blanche comme l'ange. L'herbe est d'un brun spectral. Les bouleaux argentés d'un blanc crayeux, et toute forme se dissout parmi les ombres.