l'éclat

 

Dans le bleu*

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Lumière bleue. Une lumière spectrale. La pleine lune de Leni*, qui tombe à travers une grotte de cristal dans les Hautes Dolomites. Les villageois tirent leurs rideaux pour se protéger contre ce bleu. Le bleu accompagne la nuit. Par une nuit de lune bleue* …

Tacite nous parle d'une armée spectrale tatouée, les Pictes*; nus et colorés comme des Ethiopiens, Caeruleus, céruléens. Bleu foncé, pas le bleu pur des tubes de peintures.

Les Hommes Bleus du Haut Atlas prennent la couleur indigo de leur vêtement, qui déteint avec la sueur.

Espaces et lieux bleus. Le Nil Bleu, la Grotte Bleue. La grotte est éclairée par une lumière qui se réfracte dans l'eau, à partir d'une petite ouverture de 1m 50 de diamètre dans une vaste caverne. Les bateliers chantent « O Sole Mio ». La magie du silence est rompue.

La tristesse bleu noir de la Nativité de Nuit de Geertgen. La robe bleue virginale qui reflète le ciel bleu est absorbée par le noir.

Bleu de bronze. La patine du cuivre. Le vert-de-gris au bord du vert. Bleu d'Egypte, c'est la couleur claire et dense du bleu de la mosquée. Le bleu de l'émail.

En 1972, tous les murs de l'atelier étaient couverts de toiles bleues. Tout le monde les appréciait, mais personne n'en a acheté !

Le sang bleu est rubis.

Bleus mensonges.

La libellule bleue danse le blues avec ses « chaussures de daim bleu*».

La demoiselle bleu ciel, iridescente, volète au-dessus du lagon bleu.

Le Bouddha bleu sourit au royaume de la joie.

Bleu foncé brodé d'or.

Il y a des poussières d'or dans le lapis.

Le bleu et l'or sont unis pour l'éternité.

Ils ont des affinités éternelles.

Le Bouddha est assis sur le lotus bleu, porté par deux éléphants bleus.

Les bleus du Japon. Les habits de travail, les bleus du toit des maisons.

En France, les bleus de travail. Ici, en Angleterre, les salopettes bleues, et les Levi's bleus qui ont conquis le monde.

Le bleu royal des robes de la Jarretière. Profondeur du bleu cobalt.

Le grand maître du bleu – le peintre français Yves Klein. Aucun peintre n'a été à ce point influencé par le bleu, bien que Cézanne soit celui qui en ait peint le plus.

bleu est bleu

Le bleu est plus chaud que le jaune.

Le bleu est froid.

Bleu glacé.

Du curaçao, avec des glaçons.

La terre est bleue.

Le manteau de la vierge,

c'est le ciel bleu azur.

C'est le bleu vivant.

Le bleu de la Divinité.

Films bleus*.

Langage bleu.

Barbe Bleue.

«Le bleu donne leur vibration aux autres couleurs », dit Cézanne. vrai bleu*.

J'écris ces phrases, vêtu d'une veste en lin épais de travailleur japonais, dont l'indigo est délavé. L'indigo est la couleur des habits. Le cobalt, celle du verre. L'outremer, celle des tableaux. On trouve l'indigo, l'indékan indien, dans la guède et dans l'Indigofera tinctoria. Marco Polo a décrit les procédés de teinture à Coulan:

Tirez les plantes par leurs racines, mettez-les dans des baquets remplis d'eau jusqu'à ce qu'elles pourrissent. Pressez pour obtenir le jus et faites-le évaporer. Reste une pâte que l'on découpe en petits morceaux et que l'on vend.

L'arrivée de l'indigo en Europe provoqua la consternation. La guède était menacée dans l'Allemagne de 1577. Un décret interdisait «la récente invention de la teinture pernicieuse et trompeuse, corrosive et dévorante, que l'on nomme teinture du diable». En France, on fit jurer solennellement aux teinturiers qu'ils n'utiliseraient pas l'indigo. Pendant deux siècles, l'indigo fut soumis à une législation.

Guède – le ‘Wad' anglo-saxon.

Gaude jaune et guède bleue.

Verts Lincoln et bleus de bienvenue.

Le premier bleu artificiel était russe. Il a été découvert au début du dix-huitième siècle.

À l'Académie platonicienne, Ficin écrit pour Laurent:

Nous dédions le saphir à Jupiter

parce qu'on attribue sa couleur

au lapis-lazuli,

à cause de son pouvoir bénéfique

sur la bile noire de Saturne.

Il a une place particulière parmi les couleurs.

Colorez les petites cartes murales de l'univers que vous êtes en train de construire. La couleur saphir pour les sphères terrestres. Il serait utile de ne pas simplement la regarder, mais d'y réfléchir en votre âme. Au cœur de votre maison, vous pourriez aménager une petite pièce et la distinguer par ces formes et couleurs.

(Ficin, cit.)

Asaao ya Ah! La Belle de jour

Ichivin fukaki En floraison

Fuchi no ivo. Abîme profond bleu.

(Yosa Busoi)

Pour les Japonais, la Belle de jour est la rose anglaise, ou la tulipe hollandaise – bleu foncé, elle fleurit avec l'aube et fane à la lumière du soleil.

Les Japonais dormaient sous des moustiquaires bleues pour se donner l'illusion du calme et de la sérénité.

Quelque chose de vieux,

Quelque chose de neuf,

Quelque chose d'emprunté,

Quelque chose de bleu…*

Tu dis au garçon, ouvre les yeux

Quand il ouvre les yeux et voit la lumière

Tu le fais crier, en disant

 

Ô Bleu, debout

Ô Bleu, élève-toi

Ô Bleu, monte

Ô Bleu, entre donc.

Je suis assis avec quelques amis dans ce bar, buvant un café servi par de jeunes réfugiés de Bosnie. La guerre fait rage dans les journaux et dans les rues en ruines de Sarajevo.

Tania me dit: «Tu a mis tes habits à l'envers et devant derrière.» Comme nous ne sommes que tous les deux, je me suis déshabillé et les ai remis immédiatement à l'endroit. Je fais toujours les choses à temps.

Pourquoi tant de nouvelles de l'étranger, alors que tout ce qui concerne la vie ou la mort agit et se réalise en moi ?

Je descends du trottoir et manque de me faire renverser par un cycliste. Il a surgi en trombe de l'obscurité, et m'a raté d'un poil.

J'ai une trouille bleue quand je marche.

Le médecin du St Bartholomew pensait pouvoir détecter des lésions dans ma rétine – mes pupilles étaient dilatées par la belladone –, l'insupportable lumière de la lampe m'aveuglait.

Regardez à gauche

Regardez en bas

Regardez en haut

Regardez à droite.

Des éclairs bleus dans mes yeux.

Mouche bleue bourdonne

Jours de paresse

Le papillon bleu ciel

Se balance sur un bleuet

Perdu dans la tiédeur

D'une brume de chaleur bleue

Chantant un blues

Paisible et doux

Bleu de mon cœur

Bleu de mes rêves

Amour bleu et lent des jours

Lorsque fleurit le delphinium.

Le bleu est l'amour universel dans lequel l'homme se baigne – c'est le paradis terrestre.

Je marche le long de la mer,

avec le vent qui hurle –

Une année de plus passée

Près des eaux rugissantes

J'entends les voix de mes amis disparus

L'amour est la vie qui dure toujours.

La mémoire de mon cœur

se tourne vers vous

David. Howard. Graham. Terry. Paul…

Et si ce présent-ci

Etait la dernière nuit du monde?

Au soleil couchant, ton amour qui se fane,

Il meurt à la lueur de la lune

Ne parvient pas à se relever

Trois fois refusé par le chant du coq

À la première percée de l'aube.

Regardez à gauche

Regardez en bas

Regardez en haut

Regardez à droite.

Le flash de l'appareil

D'un brillant atomique

Photos

Le CMV* – une lune verte,

et le monde vire au magenta.

Ma rétine,

Est une planète lointaine,

Une Mars rouge

Tirée d'une B.D. de Boy's Own*

Avec une infection jaune

bourgeonnante dans les coins.

J'ai dit que ça ressemblait à une planète

Le docteur a dit : «Oh, je crois plutôt

Que ça ressemble à une pizza.»

Ce qu'il y a de pire dans la maladie, c'est l'incertitude.

Ca fait six ans que je joue et rejoue cette scène dans tous les sens à chacune des heures de ma vie.

Le bleu transcende la géographie solennelle des limites humaines.

Je suis à la maison, les stores fermés

HB* est revenu de Newcastle

Mais il vient de ressortir – la machine

A laver vrombit

Et le frigo dégivre.

Ce sont les bruits qu'il préfère.

J'ai le choix entre être un in-patient, ou «patient interne», ou venir deux fois par jour à l'hôpital me suspendre à une perfusion. Je ne retrouverai plus jamais la vue.

La rétine est détruite, mais lorsque les saignements auront cessé, ce qui reste de ma vue pourra éventuellement s'améliorer. Il faut que je me fasse à la cécité.

Si je perds la moitié de ma vision, verrais-je les choses à moitié?

Le virus se déchaîne. Aujourd'hui, tous mes amis sont morts ou mourants. Comme si un givre bleu les avait saisis. Au travail, au cinéma, en promenade, sur les plages. Dans les églises, à genoux, courant, soudain silencieux ou hurlant leur colère.

Ça a commencé par des sueurs la nuit, et des ganglions enflés. Puis les chancres noirs sont apparus sur leurs visages – alors qu'ils luttaient pour respirer, le BCG et la pneumonie martelaient leurs poumons et la toxo s'en prenait au cerveau. Les réflexes se brouillaient – la sueur coulait à travers leurs cheveux mêlés comme les lianes d'une forêt tropicale. Des voix tentaient de s'élever, indistinctes – puis se perdaient pour toujours. Mon stylo courait après cette histoire sur la page, bringuebalée de tous côtés par la tempête.

Le sang de la sensibilité est bleu.

Je me consacre corps et âme

À trouver sa plus parfaite expression.

 

Ma vue a encore baissé cette nuit.

HB m'offre son sang.

Il va tout tuer, me dit-il.

La perfusion de DHPG

gazouille comme un canari.

Une ombre m'accompagne, dans laquelle HB apparaît et disparaît. J'ai perdu la vue périphérique de mon œil droit.

Je tends mes bras devant moi et les écarte lentement. À un certain moment, ils disparaissent de mon champ de vision. C'est comme ça que je voyais auparavant. Mais si je répète le mouvement, c'est tout ce que je vois.

Je ne gagnerais pas la bataille contre le virus – en dépit des slogans comme «Vivre avec le SIDA». Les bien-portants se sont approprié le virus – et il nous faut vivre avec le SIDA*, pendant qu'ils étendent la couverture pour les phalènes d'Ithaque sur la mer lie-de-vin.

La conscience en est plus vive, mais quelque chose d'autre est perdu.

Un sens de la réalité noyé dans le théâtre.

Penser aveugle, devenir aveugle.

A l'hôpital, c'est aussi calme que dans un cimetière. L'infirmière lutte pour trouver une veine dans mon bras droit. On abandonne après cinq tentatives. Est-ce que vous évanouiriez si quelqu'un plantait une seringue dans votre bras? Je m'y suis habitué – mais je ferme encore les yeux.

 

Le Bouddha Gautama m'a appris à échapper à la maladie. Mais il n'est pas attaché à une perfusion.

Le destin est le plus fort.

Destin se destine à sa destinée

Je me résigne au Destin

Destin Aveugle

La perfusion me fait mal

Une boule gonfle dans mon bras

La perfusion se décroche

Une décharge électrique sur mon bras

Comment puis-je m'enfuir,

attaché à une perfusion?

Comment vais-je renoncer à tout cela ?

J'emplis cette chambre

de l'écho de nombreuses voix

Qui ont passé du temps ici

Des voix libérées du bleu de la peinture

sèche depuis longtemps

Vient le soleil qui inonde la chambre vide

Je dis «ma chambre».

Ma chambre a accueilli bien des étés

Embrasée de rires et de pleurs

Peut-elle s'emplir de ton rire aujourd'hui?

Chaque mot, un rayon de soleil

Etincellant dans la lumière

C'est la chanson de Ma Chambre.

Le bleu s'étire, il baille, il est réveillé.

Ce matin, dans le journal, il y a une photo de réfugiés quittant la Bosnie. Ils semblent hors du temps. Des paysannes en écharpes et robes noires sortent des pages d'une Europe plus ancienne. L'une d'elles a perdu ses trois enfants.

Les éclairs tremblent sur la vitre de l'hôpital – à l'entrée, une dame âgée attend, debout, que la pluie cesse. Je lui propose de la déposer, j'ai appelé un taxi. «Pouvez vous m'emmener à la sortie de métro d'Holborn?» Sur le chemin, elle éclate en sanglots. Elle vient d'Edimbourg. Son fils est dans le service – il a une méningite et il a perdu l'usage de ses jambes. Elle pleure et je ne peux rien faire. Je ne peux pas la voir. Le seul son des sanglots.

On peut connaître le monde entier

Sans sortir de chez soi

Sans regarder par la fenêtre

On peut voir le chemin du paradis

Plus loin l'on va,

Moins l'on sait.

Dans le pandémonium de l'image

Je vous offre le Bleu Universel

Bleu, une porte ouverte sur l'âme

Une possibilité infinie

Qui devient tangible.

Me voilà à nouveau dans la salle d'attente. L'Enfer sur Terre, c'est une salle d'attente. Ici, vous savez que vous n'avez aucun contrôle sur vous-même, en attendant qu'on appelle votre nom: «712213». Ici, vous n'avez pas de nom, la confidentialité est anonyme. Qui est le numéro 666? Suis-je assis en face de lui ou d'elle? Est-ce que le numéro 666 est cette folle qui zape devant la télévision.

Que puis-je voir

Au-delà les portes de la conscience?

Des manifestants qui envahissent

la messe du dimanche,

Dans la cathédrale

Un Tsar Ivan épique dénonçant le

Patriarche de Moscou.

Un garçon au visage tout rond

qui crache et plusieurs fois

Se signe – en génuflexion,

Les portes du paradis se refermeront-elles

Sur les visages des dévots?

La folle parle de seringues – il y a toujours des conversations sur les seringues, ici. Elle a un tuyau branché à son cou.

Comment sommes-nous perçus, si tant est que nous soyons perçus? Pour la plupart des gens, nous sommes invisibles.

Si l'on nettoyait les Portes de la Perception, on verrait les choses telles qu'elles sont.

Le chien aboie, la caravane passe.

Marco Polo tombe par hasard sur la Montagne Bleue.

Marco Polo s'arrête et s'assoit sur le trône lapis au bord du fleuve Oxus, tandis que les descendants d'Alexandre le Grand s'occupent de lui. La caravane approche, des voiles bleues volent au vent. Des hommes bleus venant de l'autre côté de la mer – l'outremer – doivent venir collecter le lapis et ses particules d'or.

La route qui mène à la cité d'Aqua Vitae est protégée par un labyrinthe construit avec des cristaux et des miroirs, qui, à la lumière du soleil, provoquent de terribles éblouissements. Les miroirs vous mènent tout droit à la folie.

Le bleu pénètre dans le labyrinthe. On demande le silence absolu à tous les visiteurs, pour que leur présence ne dérange pas les poètes qui dirigent les fouilles. On ne peut creuser que les jours de grand calme, parce que la pluie et le vent abîment les découvertes.

L'archéologie des sons n'a été perfectionnée que très récemment, et le classement systématique des mots n'avait été fait jusqu'à présent qu'à l'aveuglette. Le bleu observait, tandis qu'un mot ou une phrase se matérialisait en étincelles scintillantes, une poésie de feu qui, par l'éclat de ses reflets, projetait tout le reste dans les ténèbres.

Quand j'étais adolescent, j'ai travaillé pour l'Institut National Royal des Aveugles, qui, à Noël, lançait un appel à la radio. J'étais avec cette chère Miss Punch, soixante-dix ans, qui arrivait tous les matins sur sa Harley Davidson.

Elle nous menait à la baguette. Son travail de jardinière lui laissait du temps libre en janvier. Miss ‘Punch Femme de Cuir', est la première gouine que j'ai rencontré qui affichait ouvertement sa sexualité. Effrayé et bloqué par la mienne, elle représentait l'espoir pour moi. «Grimpe, on va faire un tour.» Elle ressemblait à Edith Piaf – un petit moineau – et portait avec impertinence un drôle de béret. Elle tyrannisait toutes les filles, qui revenaient, d'année en année, dans son groupe.

Aujourd'hui, dans le journal. Les trois-quarts des organisations qui luttent contre le sida ne donnent pas d'information sur les rapports sexuels protégés. Une municipalité a affirmé qu'il n'y avait pas de gays chez eux, mais qu'il faudrait voir dans la municipalité X – où il y a un théâtre.

Ma vision semble s'être réduite. Ce matin l'hôpital est encore plus silencieux. Sous silence. J'ai l'estomac qui se resserre. Je me sens vaincu. Mon esprit est éveillé, mais mon corps tombe en ruines – une ampoule nue dans une pièce sombre et dévastée. Il y a de la mort dans l'air, mais personne n'en parle. Je sais pourtant que le silence pourrait être rompu par des visiteurs angoissés qui crieront «Ma sœur, au secours! Infirmière à l'aide!», aussitôt suivi par le bruit de pas empressés le long des couloirs. Puis le silence.

Le bleu protège le blanc de l'innocence

Le bleu accompagne le noir

Le bleu c'est l'obscurité qui devient visible.

De l'autre côté des montagnes se trouve le tombeau de Rita, qu'invoquent tous ceux qui sont au bout du rouleau. Rita est la Sainte des Causes Perdues. La Sainte de tous ceux qui ne savent plus quoi faire, qui sont encerclés et pris au piège des faits de ce monde. Ces faits, indépendants de toute cause, ont emprisonné le petit-chéri aux yeux bleus dans un système d'irréalité. Est-ce que tous les faits confus et trompeurs se dissolvent dans son dernier soupir? Habitué à croire en l'image, une idée absolue de valeur, son univers avait oublié le commandement de rigueur: Tu ne Dois Pas Te Créer d'Image Gravée, même si tu sais qu'il te faut remplir la page blanche. Du fond de ton cœur, prie pour être libéré de l'image.

Le temps est ce qui empêche la lumière de nous atteindre.

L'image est une prison de l'âme, votre héritage, votre éducation, vos vices et vos aspirations, vos qualités, votre univers psychologique.

J'ai marché derrière le ciel.

Que cherches-tu?

Le bleu insondable de la Béatitude.

Etre un astronaute du vide, quitter le logis confortable qui vous emprisonne de réconfort. Rappelez-vous que progresser et avoir ne sont pas éternels – combattez la peur qui engendre le début, le milieu et la fin.

Il n'y a pas de limites ni de solutions au Bleu.

Comment mes amis ont-ils traversé la rivière de cobalt, avec quoi ont-ils payé le passeur? Alors qu'ils se mettaient en route pour la rive indigo, sous ce ciel noir de jais – certains sont morts debout, jetant un regard en arrière. Ont-ils vu la Mort et les chiens de meute tirant un chariot sombre, meurtris de ‘bleus' noirs aux reflets violets, s'obscurcissant avec l'absence de lumière, ont-ils entendu le son des trompettes ?

David est rentré, paniqué, par le train de Waterloo, épuisé, ne sachant pas qu'il allait mourir cette nuit-là. Terry, marmonnait des choses incohérentes dans ses larmes incessantes. D'autres se sont éteints comme des fleurs coupées par la faux du faucheur à Barbe bleue, desséchés, tandis que les eaux de la vie se retiraient. Howard s'est lentement transformé en pierre, se pétrifiant de jour en jour, son esprit emprisonné dans une forteresse de béton jusqu'à ce que ce que nous ne puissions plus entendre que ses râles au téléphone qui faisaient le tour de la planète.

Nous avons tous pensé au suicide

Nous avons rêvé d'euthanasie

On nous a endormi jusqu'à nous faire croire

Que la morphine éliminait la souffrance

au lieu de la rendre tangible

Comme un Walt Disney dément

Qui se transforme en

Un cauchemar possible.

Karl s'est-il suicidé – Sait-on comment? Je n'ai jamais posé la question. Ça me semblait secondaire. Quelle importance s'il a bu de l'acide prussique ou s'il s'est tiré une balle dans l'œil? Peut être a t-il plongé du haut d'un gratte-ciel, perdu dans les nuages.

L'infirmière m'explique l'implant. Vous mélangez les médicaments et vous vous perfusez une fois par jour. Ils vous donnent un petit frigidaire pour conserver les médicaments.

Pouvez-vous imaginer voyager avec ça? L'implant métallique fera sonner les détecteurs de bombe dans les aéroports, et je me vois bien en train de voyager jusqu'à Berlin avec un frigo sous le bras.

Impatientes jeunesses du soleil

Brûlant de mille couleurs

Peignes à cran d'arrêt dans les cheveux

Dans les miroirs des salles de bain

Baisant avec fusion et tendance

Dansent dans les faisceaux laser émeraude

S'accouplant sur des couettes de banlieues

Le foutre giclait ses gamètes nucléaires

Ah! quelle belle époque.

La perfusion marque les secondes, source d'un ruisseau d'où s'écoulent les minutes pour rejoindre le fleuve des heures, la mer des années et l'océan intemporel.

Voici les effets secondaires de la DHPG, le médicament pour lequel je dois me rendre à l'hôpital deux fois par jour pour être perfusé: taux de globules blancs réduit, augmente le risque d'infection, taux de plaquettes réduit qui peut augmenter les risques de saignement, taux de globules rouges réduit (anémie), fièvre, érythème, fonctionnement anormal du foie, frissons, gonflement du corps (œdèmes), infections, malaises, battements de cœur irréguliers, haute pression sanguine (hypertension), pensées et rêves anormaux, perte d'équilibre (ataxie), coma, confusion, vertiges, migraine, nervosité, endommagement des nerfs (paresthésie), psychose, somnolence, tremblements, nausée, vomissement, perte de l'appétit (anorexie), diarrhée, saignements de l'estomac ou de l'intestin (hémorragie intestinale), douleurs abdominales, augmentation d'un certain type de globules blancs, faible taux de sucre dans le sang, chute de cheveux (alopécie), grattements (prurit), urticaire, présence de sang dans les urines, fonctionnement anormal des reins, taux d'urée accru dans le sang, rougeurs (inflammation), douleurs ou irritation (phlébite).

Les détachements rétiniens ont été observés chez les patients à la fois avant et après le début de la thérapie. Le médicament provoque une réduction de la production de sperme chez les animaux et peut provoquer la stérilité chez les humains, et des naissances anormales chez les animaux. Bien qu'il n'y ait pas d'informations disponibles concernant des cas humains, il devrait être considéré comme cancérigène puisqu'il provoque des tumeurs chez les animaux.

Si vous êtes concernés par l'un de ces effets secondaires ou si vous désirez obtenir plus d'informations, veuillez contacter votre médecin traitant.

Pour bénéficier de cette thérapie, il faut signer un papier, qui stipule que vous êtes informé que toutes ces maladies peuvent se déclarer.

Ai-je vraiment le choix? Je vais signer.

L'obscurité revient avec la marée haute

L'année glisse sur le calendrier

Ton baiser brûle

Une allumette craquée dans la nuit

S'enflamme et meurt

Mon sommeil brisé

Embrasse-moi encore

Embrasse-moi

Embrasse-moi encore

Et encore

Jamais assez

Lèvres goulues

Yeux véronique

Ciels bleus.

Un homme assis sur un fauteuil roulant, les cheveux en bataille, mâchouillant un paquet de biscuits secs, lentement et délibérément, comme une mante religieuse. Il parle avec autant d'enthousiasme que d'incohérence, de l'hôpital. Il dit: «On sait jamais trop avec qui on est ici, on sait pas si c'est des visiteurs, des malades ou des membres du personnel. Le personnel ne porte rien qui les identifie, si ce n'est qu'ils sont tous un peu tendance cuir. On dirait vraiment une boîte sado-maso, ce truc.» Cet hôpital a été construit grâce à des associations caritatives, le nom des bienfaiteurs est affiché pour que tout le monde les voit.

Ces associations ont permis aux indifférents de faire semblant d'être concernés, et c'est terrible pour ceux qui en dépendent. C'est devenu un gros business, alors que le gouvernement fuit ses responsabilités, en ces temps d'indifférence. On continue comme ça. Les riches et puissants qui nous ont baisés une première fois, nous baisent une deuxième fois, et tout le bénéfice est pour eux. Nous avons toujours été maltraités, et quand on nous témoigne la moindre sympathie, nous nous confondons exagérément en remerciements.

Je suis une tante

De taille, hommasse

Lèche minou

De mauvaise manière

Un psychopédé

Lèche-cul

Agressant les braguettes de l'intimité

Qui se tape des mecs lesbiens

Un hétéro-démon pervers

En quiproquo avec la mort.

 

Je suis un homme lesbien

Un suceur de bite

Qui fait l'hétéro

Avec des manières de casse-couilles

Des opinions de gamin nymphomane

Des désirs sexistes foutrement courageux

D'inversion incestueuse et

De terminologie incorrecte

Je suis un Non-Gay.

HB est dans la cuisine

Il se gomine les cheveux

Il garde l'espace

Contre moi

Il l'appelle «son bureau»

A neuf heures on part à l'hôpital.

HB revient du service oculaire

Ou toutes mes remarques sont embrouillées

Il dit

C'est comme la Roumanie là-bas

Deux ampoules

Illuminent tristement

Les murs qui s'écaillent

Il y a une boite de poupées

Dans un coin

incroyablement sale

Le docteur dit

Oui, bien sûr

Les enfants ne les voient pas

Il n'y a aucun budget

pour rendre l'endroit plus gai.

 

Mes yeux sont meurtris par les gouttes

L'infection s'est arrêtée

L'éblouissement disparaît

Restent les après-images écarlates

Des vaisseaux sanguins de mes yeux.

Février claque des dents,

Froid comme la mort

Se glisse sous les draps

Un froid douloureux

Interminable comme le marbre

Mon esprit

Givré de médicaments se congèle

Un mouvement de flocons vides

Jette un voile blanc sur la mémoire

Conscience louche et importune

Esprit malin avec des œillères

Qui décrit des cercles en spirales

Dois-je? Vais-je le faire?

L'horloge de la mort branle et

S'inquiète de savoir comment tu vas.

Puisque la DHPG par voie orale est consumée par le foie, ils ont modifié légèrement une molécule pour tromper le système. Quel risque y a-t-il? Si je devais vivre aveugle quarante ans, j'y penserais à deux fois. Traiter ma maladie comme on fait des auto-tamponneuses: de la musique, des lumières vives, des carambolages – et c'est reparti pour un tour de vie.

Le plus dur, c'est les médicaments. Certains sont amers, d'autres trop gros. J'en prends environ une trentaine par jour, un laboratoire chimique ambulant. Ils me donnent des hauts-le-cœur quand je les avale et ils remontent, à moitié dissous, dans la toux et le cafouillage.

Ma peau pend sur moi comme la tunique de Nessos. La nuit, mon visage me démange, comme mon dos et mes jambes. Je me tourne et me retourne, je me gratte, incapable de dormir. Je me lève, j'allume la lumière. Je trébuche jusqu'à la salle de bain. Si je me fatigue suffisament, je dormirais peut-être un peu. Les films continuent dans ma tête. De temps en temps, je fais des rêves aussi fabuleux que le Taj Mahal. Je traverse l'Inde du sud avec un jeune guide spirituel. L'Inde, terre de mon enfance rêveuse. Les souvenirs dans le salon aux tons de pêche et gris de Moselle. Mamie, surnommée Moselle*, ou ‘Fifille', ou May. Une orpheline qui a perdu son nom, qui était Ruben. Singes de jade, miniatures d'ivoire, Mah-Jong. Les vents et les bambous de Chine.

Tous les vieux tabous

Lignées de sang et banques du sang

Sang bleu et sangs d'encre

Notre sang et votre sang

Je m'assois ici – tu t'assieds là.

Pendant que je dormais, un jet s'est écrasé dans une tour d'immeuble. L'avion était presque vide, mais deux cents personnes ont brûlé dans leur sommeil.

La terre agonise et on n'y fait pas attention.

Un jeune homme frêle comme Belsen

Marche lentement le long du couloir

Son pyjama d'hôpital vert pâle

Trop large, tombe

C'est très calme

Seulement la toux lointaine

Mon œil gonflé efface

Le jeune homme qui vient de passer

dans mon champ de vision

Cette maladie vous frappe comme six

Juste quand on commence à l'oublier

Une balle dans la nuque

Serait peut-être plus facile

Vous savez,

ça pourra vous prendre plus de temps

Que la Seconde Guerre mondiale

pour mourir.

Des siècles et des éternités

quittent la chambre

Explosant en une intemporalité

Plus d'entrées, plus de sorties désormais

Pas besoin de rubrique nécrologique

ou de jugements derniers

Nous savions que le temps s'arrêterait

Après-demain, au lever du soleil

Nous avons briqué les sols

Et avons fait la vaisselle

Nous ne serons pas pris au dépourvu.

Les flashs blancs dans les yeux sont courants quand la rétine est endommagée.

 

Ma rétine endommagée commence à se desquamer, en perdant d'innombrables particules noires, comme un vol d'étourneaux qui tournoient dans le crépuscule.

Je suis de retour à l'hôpital St Mary, pour me faire examiner les yeux par un spécialiste. L'endroit n'a pas changé, mais il y a un nouveau personnel. Je suis vraiment soulagé de n'avoir pas à subir cette opération, ce matin, qui consiste à implanter un cathéter. Je dois essayer de distraire HB, qui vient de passer deux semaines infernales. Dans la salle d'attente, un petit homme grisâtre, assis en face de moi, est inquiet, parce qu'il doit se rendre dans le Sussex. «Je deviens aveugle, je ne peux plus lire», dit-il. Un peu plus tard, il prend un journal, s'efforce de le déchiffrer quelques instants, puis le jette à nouveau sur la table. Mes gouttes pour les yeux qui piquent m'ont fait renoncer à la lecture. J'écris ceci dans un voile de belladone. Le visage du petit homme gris est devenu tragique. Il ressemble à Jean Cocteau, moins l'arrogance raffinée du poète. La pièce est remplie d'hommes et de femmes, à différents stades de la maladie, qui plissent les yeux dans l'obscurité. Certains sont à peine capables de marcher, détresse et colère sur leur visage – ainsi qu'une effroyable résignation.

 ean ean Cocteau enlève ses lunettes, il regarde autour de lui avec une indigence indescriptible. Il porte des mocassins noirs, des chaussettes bleues, un pantalon gris, un pull ‘FairIsle' gris et une veste en point croisé. Au-dessus de lui, les affiches sont plantées d'innombrables points d'interrogation. hiv/sida?, sida?, hiv?, êtes-vous atteint du hiv/sida? sida?, arc*? , hiv?

L'attente est pénible. La très forte lumière éclatante de l'appareil de l'ophtalmologiste laisse une après-image bleu ciel vide. Ai-je vraiment vu du vert la première fois? L'après-image s'évanouit en une seconde. Tandis que les photos se multiplient, les couleurs passent au rose et la lumière à l'orange. Le procédé est une torture, mais le résultat, une vision stable, vaut le peine et les douze pilules que je dois avaler tous les jours. Parfois, quand je les regarde, j'ai envie de vomir et de ne pas les prendre. C'est sûrement ma relation avec HB, passionné d'informatique et roi du clavier, qui a ensorcelé l'ordinateur pour que j'aie eu la chance que mon nom soit choisi pour tester ce médicament. J'ai failli oublier qu'en quittant St Mary's, j'ai souri à Jean Cocteau. Il m'a rendu un doux sourire.

Je me suis surpris à regarder des chaussures dans une vitrine. J'ai eu envie de rentrer et d'en acheter une paire, puis j'y ai renoncé. Celles que je porte en ce moment devraient me suffire pour aller jusqu'au bout de la vie.

 

Pêcheurs de perles

Des mers d'azur

Eaux profondes

Baignant l'île des morts

Dans des ports de corail

Amphore,

Verse

L'or

Au fond de la mer immobile

Allongés là,

Rafraîchis par les voiles

Des vaisseaux oubliés

Qui se balancent, agités

Par les vents plaintifs

De l'océan

Les enfants perdus

Dorment à jamais

Dans une profonde étreinte

Lèvres salées qui se touchent

Dans les jardins sous-marins

Frais doigts de marbre

Qui effleurent un sourire antique

Sons de coquillages

Murmure

Amour profond dérivant à jamais

avec la marée

Son odeur

Sa beauté à en mourir

Dans l'été de la beauté

Son jeans bleu

baissé jusqu'aux chevilles

Extase dans mes yeux fantômes

Embrasse-moi

Sur les lèvres

Sur les yeux

Notre nom sera oublié à jamais

Avec le temps

Personne ne se souviendra de notre œuvre

Notre vie passera comme la trace des nuages

Et sera éparpillée telle

La brume chassée par

Les rayons du soleil

Notre temps est une ombre qui passe

Et nos vies se dissiperont comme

des étincelles dans la chaume.

Je pose un delphinium, bleu, sur ta tombe.