l'éclat

  Blancs mensonges

  retour au sommaire.

 

La première des couleurs fondamentales est le blanc, bien que certains n'admettent pas que le noir et le blanc soient des couleurs – cette première étant une source ou un récepteur de couleurs, et cette dernière, totalement dénuée de couleurs. Mais l'on ne peut pas les ignorer puisque la peinture n'est qu'un effet d'ombre et de lumière, c'est-à-dire de clair-obscur. Le blanc vient donc en premier, puis le jaune, le vert, le bleu, le rouge et, enfin, le noir. On peut dire que le blanc représente la lumière sans laquelle aucune couleur n'existe.

(Léonard De Vinci, Conseils aux Artistes*)

Fête au Potters Bar, 1906. J'ai encore en ma possession cette précieuse carte postale à partir de laquelle j'ai peint plusieurs tableaux lorsque j'étais adolescent. Des jeunes filles dix-neuvième siècle, en longues robes blanches, chapeaux en forme d'abat-jour et ombrelles à fanfreluches, transportées comme du duvet de chardon hors du dix-neuvième siècle. Qui étaient-elles avec cet air si solennel sous les fanions qui voletaient?&Mac253;FaisFaisant face aux manèges et balançoires de la vie*. Je ne sais pas ce que je trouvais de si séduisant chez ces jeunes filles en robe blanche dans les parcs, sur les jetées et le long des promenades, pataugeant dans la mer avec leurs robes retroussées comme dans les tableaux de Wilson Steer. Changement de siècle blanc, peut-être inspiré par «La fille blanche», le portrait monochrome de Whistler. Lancez un pot de peinture au public et il l'attrapera au vol. On les retrouve là encore, assises sur des bancs blancs dans le jardin, buvant leur thé du bout des lèvres dans de la porcelaine blanche, le cadeau de la Chine, observant la carte postale d'un frère aîné parti escalader le Mont Blanc. Rêvant de noces en blanc…

Cartes postales blanches, fantomatiques. Telles que je les vois maintenant, ces jeunes filles semblent ignorer béatement le mur de la mort qui, quelques courtes années plus tard, changera la forme de leurs beaux habits du dimanche, mais pas sa couleur.

Elles deviendront infirmières, ouvrières, peut-être même ingénieurs ou aviatrices. Derrière la carte postale, il y a du blanc. Derrière la peinture, il y a un fond blanc.

Le blanc remonte loin dans le temps. Le blanc a-t-il été créé pendant le Big Bang? Le bang lui-même était-il blanc?

 

Áu commencement était le blanc. Et Dieu le créa avec toutes les couleurs, ce qui devait rester secret jusqu'à ce qu'Isaac Newton s'assît dans une pièce sombre, à la fin du dix-septième siècle.

la preuve par les expériences

Le blanc et toutes les couleurs grises situées entre le noir et le blanc peuvent être composées de toutes les couleurs, et la blancheur de la lumière solaire est composée de toutes les couleurs primaires mélangées en proportion égale. Les rayons du soleil passant dans une chambre noire à travers un petit trou rond dans un volet fermé, et leur lumière étant réfractée par un prisme dans le but de projeter leur image colorée sur le mur opposé, j'ai porté une feuille blanche contre cette dernière image de manière à ce qu'elle puisse éventuellement être illuminée par la lumière colorée réfléchie depuis ce prisme.

(Sir Isaac Newton, Optique*)

En regardant rétrospectivement à travers le prisme de Sir Isaac, est-il possible d'apercevoir Osiris, le Dieu du Nil blanc, Dieu de la résurrection et de la renaissance, vêtu de sa couronne blanche et de ses blanches sandales, sans nulle autre couleur? Le blanc était alors vide de toute couleur, – une expérience qu'il n'est plus possible de vivre depuis Newton. C'est peut-être ce que veut nous dire le sceptre vert que le Dieu tient à la main pour annoncer le retour du printemps, à la manière du perce-neige.

Le plein hiver mort est blanc, le perce-neige, pur et chaste, galanthus nivalis (cloche de la chandeleur), décorait les églises le 2 février, pour la fête de la purification de la Vierge… mais ne rapportez surtout pas ce perce-neige à la maison –, il ne vous causerait que des malheurs et vous pourriez même en mourir. Le perce-neige est la fleur des morts, semblable à un cadavre dans son linceul. La couleur du deuil est le blanc, sauf dans l'Occident chrétien, où le noir prédomine –, mais l'objet du deuil est blanc. Avez-vous déjà entendu parler d'un corps dans un linceul noir?

Si vous faites tourner une roue de couleur assez rapidement, elle devient blanche, mais si vous mélangez les pigments, vous aurez beau faire, vous n'obtiendrez qu'un gris sale.

Dire que toutes les couleurs mélangées produisent du blanc est une absurdité, que le monde s'évertue à répéter en toute crédulité depuis un siècle, en contradiction avec l'évidence des sens.

(J. Von Goethe, Théorie des couleurs*)

Lumière dans nos ténèbres.

Alors que la roue tourne, un mandala se forme. Grâce à lui, vous pouvez voir que les Dieux sont blancs. Plusieurs siècles avant que saint Jean n'invente le Paradis chrétien, avec son hôte céleste en blanc vénérant l'Agneau, les Grecs et les Romains célébraient les Saturnales, le 17 décembre. Saturne le mélancolique, comme Osiris et le futur Christ, était un dieu blanc, que l'on vénérait en blanc, avec une touche de vert Osiris dans les feuilles de palmier que les fidèles tenaient à la main. La cérémonie se terminait le premier de l'An, alors que le consul, vêtu de blanc sur un cheval blanc, célébrait le triomphe de Jupiter sur le Capitole.

«Je rêve d'un Noël blanc*.» Cette chanson ne pouvait être chantée que dans le sud de la Californie autour d'une piscine. Ici, dès les premiers flocons de neige, les trains de la «British Rail» s'immobilisent, les routes deviennent impraticables et même les trottoirs sont terriblement dangereux, tandis que le sel détruit vos chaussures. Noël, né d'une vierge. Coton blanc. Barbe de laine. Et un copieux échange de cadeaux inutiles. Le baromètre de l'esprit est en chute libre jusqu'à la dépression. Un enfant aux bonnes intentions qui n'a apporté que le contraire de ce qu'il annonçait: la peur, la haine, et des prédicateurs américains détraqués qui vous hurlent dessus. Un sauveur qui n'a rien sauvé d'autre que ses propres illusions, et certainement pas les dindes blanches de Noël que l'on fait bouillir encore vivantes, après les avoir parquées par centaines pendant un an (elles, sans doute, rêvent d'un Noël blanc!)

Le royaume entier avait reçu l'ordre de porter le deuil en mémoire de Mumtaz Mahal pendant deux ans, et une tristesse silencieuse s'était répandue sur toute l'Inde du Nord. Il n'y avait pas de distractions publiques, ni aucune musique; les bijoux, les parfums et autres coquetteries, les vêtements aux couleurs trop chamarrées étaient interdits, et celui qui osait porter atteinte à la mémoire de la reine était mis à mort. Shah Jehan se cachait des regards de la conscience publique, et cet empereur, qui portait jadis une robe si richement incrustée de pierres précieuses qu'il avait besoin de l'aide de deux esclaves, s'habillait désormais avec des vêtements simples, blancs.

(Shalin Savan, Shah Jehan, le Taj Mahal)

Le blanc possède un grand pouvoir de dissimulation. La famille fardée de blanc ne pose pas de question à la jeune mariée qui rougit sous son voile.

Le désir s'exprime face au blanc pur, mais il est masqué par la robe de mariée. La jeune fille a caché sa tenue de baise écarlate et noire qu'elle a achetée à Soho pour sa lune de miel. David, le meilleur ami du marié, lui souffle à l'oreille: «Jouis dans ma bouche! Jouis dans ma bouche!»

Un livre appelle un autre livre. Les larmes de Saturne forment l'immense mer salée. Le sel est amer et triste. Mines de sel. Le sel de la terre c'est son âme, si précieux que lorsque vous en renversez sur la table, vous devez en jeter une pincée par-dessus votre épaule. La sagesse du vieux sel. Après que le sel fut béni, il était saupoudré dans les eaux baptismales. Le Christ est le sel qui rend nos corps terrestres incorruptibles. Le sel est la sagesse divine. Il a tant de valeur qu'il est placé dans les reliquaires incrustés de bijoux de la Haute Table. Saint Hilaire a dit: «Que le monde soit saupoudré de sel, et non pas recouvert de sel.»

Ce qui est blanc, n'est-ce pas ce qui nous débarrasse de l'obscurité*?

(Wittgenstein, cit.)

Dans le salon de ma grand-mère, ma mère et moi jouons au Mah-Jong. Construisant des murs avec des petites briques d'ivoire. Sur la cheminée en marbre, d'un blanc funéraire, il y a deux figurines en ivoire du Taj Mahal. Tous les monuments anciens sont d'un blanc spectral. Avec le temps, les statues grecques et romaines ont perdu leur couleur. Aussi, quand les artistes italiens ont redécouvert l'Antiquité, ils ont sculpté du marbre blanc sans prendre garde au fait que, jadis, leurs modèles étaient polychromes. Qui a sculpté la statue la plus blanche? Canova? Un Cupidon et une Psyché cadavériques? Les trois grâces fantomatiques? Fantômes venus de l'Antiquité. Le monde était devenu un fantôme pour les artistes.

1919. Le monde est en deuil. Kasimir Malévitch peint «Blanc sur Blanc». Un rite funéraire pour la peinture.

Je me suis transformé moi-même en une absence de forme et me suis repêché de l'équipe poubelle de l'art académique. J'ai déchiré l'abat-jour bleu des limites des couleurs, et ai resurgi dans le blanc. J'ai conquis la garniture du Céleste, l'ai déchiré, en ai fait un sac dans lequel j'ai mis les couleurs et je l'ai fermé avec un nœud. Vogue la galère! Le blanc, gouffre libre, infini, est devant nous.

(K. Malévitch, cit.)

La composition chimique avec laquelle Kasimir a peint son célèbre tableau était aussi ancienne que le pigment. Je doute qu'il ait utilisé du titane, qui venait seulement d'être découvert. Il se peut qu'il ait utilisé de l'oxyde de zinc, qui datait seulement d'un siècle. Il est encore plus probable qu'il ait utilisé de l'oxyde de plomb, qui remontait à l'Antiquité – pour laquelle il n'avait que mépris. Tous les blancs, à l'exception des apprêts à base de craie comme le gypse, sont des oxydes de métal. Le blanc est métallique.

Blanc de céruse. De fines feuilles de plomb, oxydées dans le fumier, produisaient l'épaisse empâte blanche sur laquelle Rembrandt ajustait les têtes de ses modèles, fraises de plomb, lourdes de raideur et de convenance.

Il est une couleur composée chimiquement à base de plomb, qui est blanche. On l'appelle blanc de plomb. Le blanc de plomb est très brillant et se décompose en petits flocons gros comme des calices ou des verres. Plus on moud cette matière colorante, plus elle est parfaite. Elle s'applique très bien sur les panneaux de bois – et s'utilise aussi sur les murs, mais il vaut mieux l'éviter, dans la mesure du possible, parce qu'elle devient noire avec le temps.

(Cennino Cennini, Il Libro dell'Arte)

Quand le «Blanc sur Blanc» de Malévitch deviendra-t-il «Noir sur Noir»?

Pline donne une recette: le plomb se décompose dans des pots de vinaigre pour produire la base sur laquelle on peint.

Le blanc de plomb est très toxique et il peut provoquer la colique du peintre s'il est utilisé de manière inappropriée.

Rome s'est empoisonnée avec des verres à vin en plomb. La folie des peintres est-elle semblable à celle des chapeliers? Dans la chimie de leur art?

Olympiodore nous avertit que le plomb est habité par des diables et se trouve être si insolent que ceux qui veulent en savoir plus à son propos deviennent fous et finissent par mourir.

L'oxyde de zinc, blanc de Chine, apparaît d'abord comme une fumée blanche et froide. Il n'est pas toxique et est utilisé comme pigment depuis la moitié du dix-neuvième siècle. La vapeur de zinc provenant de métal en fusion est brûlée dans une atmosphère oxydante à une température de 950° centigrades, produisant ainsi des fumées d'oxyde blanc. L'oxyde de zinc est un blanc froid pur.

Le plus blanc des blancs est le titane. C'est lui qui a la plus grande capacité de camouflage. Il est très stable, ne s'altère pas au contact de l'air, de la lumière ou de la chaleur. C'est le plus récent de tous les blancs, puisqu'il a été introduit après la Première Guerre mondiale.

Les prix actuels de ces pigments chez Cornelissen, marchands de couleur pour artistes, sont:

Blanc de céruse: £ 15.85

Blanc de titane: £ 22.50

Blanc de zinc: £ 26.05

par cinq kilos

Le blanc obstrue la vue, il est opaque, on ne peut pas voir à travers. Le blanc assoiffé de pouvoir.

Petit enfant blanc de classe moyenne, je suis né en 1942, à Albion, derrière les falaises blanches de Douvres, qui nous protégeaient de l'ennemi au cœur noir. Pendant mon baptême, les chevaliers blancs livraient une bataille aérienne à travers les cumulo-nimbus, au-dessus du Kent.

À quatre ans, ma mère m'a emmené visiter les sites touristiques. La grande Tour Blanche de Londres, qui n'était plus blanche du tout, mais grise et couverte de suie. Whitehall, la Cour Blanche, où se trouve le Parlement, était plus noire encore. J'ai rapidement appris que le pouvoir était blanc. D'ailleurs, nos cousins d'Amérique avaient leur Maison Blanche, construite en marbre comme les palais impériaux de l'Antiquité. Le marbre était cher et, par égard pour les morts, les vivants rappelaient leur passage sur terre par des monuments en marbre. Celui dédié à Vittorio Emmanuele et au Risorgimento à Rome est l'un des plus extravagants; c'est un bâtiment dans le pire goût qui soit, que les Romains appellent «la Pièce montée». Le jour de mes cinq ans, je me suis trouvé face à cet éléphant blanc*, stupéfait. Après un bref séjour en Italie nous sommes rentrés en Angleterre. J'avais six ans. Mon éducation commença sérieusement à la Hordle House, au sommet d'une falaise du Hampshire, d'où l'on apercevait les Needles. Derrière une éducation «années cinquante» se cache le grand Fardeau de l'Impérialiste Blanc*. Nous, les privilégiés de l'Espoir Blanc, devions prendre soin, voire nous sacrifier, pour des pays colorés en rose sur nos atlas scolaires.

À sept ans, j'ai mis mon père dans l'embarras en lui demandant comme cadeau d'anniversaire un lys arum blanc, plutôt que des soldats de plomb morts, qu'il aurait préféré m'offrir. Il trouvait efféminée ma passion enfantine pour les fleurs, et espérait qu  j'e j'en change en grandissant. Je n'ai jamais été obnubilé par les fleurs blanches, comme Vita* à Sissinghurst, bien que j'aie réellement une préférence pour ce bon vieil œillet «Mrs Sinkins», au parfum de girofle et aux pétales hirsutes. Gertrude Jekyll, la célèbre jardinière édouardienne, adorait cette fleur, et m'aurait sans doute reproché de la décrire comme une fleur blanche.

«Le blanc neige est très vague. Il y a toujours tellement de bleu autour de la couleur de la neige, du fait de sa surface cristalline et de sa transparence partielle, et sa texture est si différente des autres sortes de fleur, que la comparaison est à peine acceptable. Je suppose que l'utilisation du terme “blanc neige” est semblable à celle de “jaune d'or”, plus symbolique que descriptive, et désigne l'ensemble des blancs donnant l'impression de pureté.»

«Pratiquement toutes les fleurs blanches sont d'un blanc jaunâtre et, en comparaison, le petit nombre de celles qui sont d'un blanc bleuté, comme par exemple l'Omphalodes linifolia, sont d'une texture si différente de la neige que l'on ne peut absolument pas les comparer. – J'aurais tendance à penser que la plupart des fleurs blanches sont proches de la couleur de la craie, et bien que l'expression blanc-de-craie ait été utilisée dans un sens plutôt péjoratif, la couleur est vraiment un beau blanc chaleureux, qui n'a rien à voir avec un blanc intense.»

«La fleur la plus blanche est à mon avis l'Iberis sempervivens, son blanc est dur et mort – comme un morceau de grès vernissé, sans trop de fantaisie ou de variation, et, par conséquent, sans le moindre intérêt.»

(Gertrude Jekyll, Bois et jardins)

À neuf ans, j'ai reçu comme cadeau de Noël les deux volumes de l'Illustrated English Social History de Trevelyan. Je ne crois pas les avoir lus, mais j'étais tombé amoureux des illustrations et particulièrement d'une miniature signée Nicholas Hilliard, représentant un jeune homme éperdument amoureux, appuyé contre un arbre, une main sur le cœur, entrelacée de roses blanches. Il porte une fraise blanche, un pourpoint à crevés noir et blanc, des bas blancs et des souliers blancs. Peut-être vivait-il dans l'une de ces maisons en bois noires et blanches, également représentées dans le livre et à partir desquelles j'ai réalisé un très grand nombre de dessins, plus fantastiques encore que le «Palais sans-pareil». Un monde de tourelles blanches, de donjons et de flèches… au-dessus desquels se livrait une bataille aérienne. Je pense que ces dessins révélaient mon tourment intérieur, les combats qui ont fait rage pendant toute mon enfance, les bombardiers et les sirènes d'alerte des raids aériens, tandis qu'en contrebas il y avait une maison sous la menace. Maison en noir et blanc.

L'avancée du blanc dans le vingtième siècle fut retardée par la Seconde Guerre mondiale. Les Terrasses de l'architecte Le Corbusier, peintes d'un blanc crème – et sa Villa Savoie (1930) d'un blanc pur, ont suscité des milliers de copies qui ont surgi de terre le long de la côte. Cette modernité, pure et domestique, a échoué, victime de la Solution Finale – le rêve d'Albert Speer, l'architecte d'Hitler, d'un renouveau néoclassiqu], fut réalisé bien plus tard, dans les années quatre-vingt postmodernes de madame Thatcher.

La couleur fut rétablie sur les ruines de la guerre. Les pastels des années cinquante, chaque mur une teinte différente, les nuances pâles du Broadway Boogie Woogie vif et scintillant de Mondrian.

1960. Dans la blanche incandescence de la Révolution Technologique d'Harold Wilson, nous avons réintégré le blanc. La peinture lino blanche faisait son apparition, et l'émulsion blanche recouvrait les bruns et verts de notre passé victorien et les fameux pastels des années cinquante. Nos pièces étaient vides, éblouissantes et pures, mais difficiles à conserver telles quelles, à cause des chaussures qui rayaient très vite le parquet blanc. Au milieu de la pièce, le chauffage soufflant «Braun» noir ronronnait cahotiquement – ancêtre de la diabolique technologie noire des années quatre-vingt. Le noir au centre du blanc. Au cinéma, Le Knack...et comment l'avoir, avec Rita Tushingham peignant sa chambre d'un blanc pur, l'art collant de près à nos vies.

Dans ce blanc, nous vivions des vies colorées. Ce fut une époque très brève. Dès 67, le fouillis de l'arc-en-ciel psychédélique allait inonder la pièce.

À la télévision, la guerre pour la pureté faisait rage: Persil lave plus blanc que blanc, Blanc-bleu, Daz, Fairy Snow, Tide, la bataille pour la chemise blanche de Papa – quelle dette nous devons à la firme ici et aux usines de produits chimiques! Blanchiment sacerdotal encore plus blanc, blanc des joueurs de cricket, ensembles tropicaux, renvoyant les rayons du soleil à leur source. Le peintre en haut de son échafaudage, avec sa salopette maculée de peinture blanche, le moine carmélite et la nonne infirmière. Tout ce raffinement imbécile, ce sucre blanc décoloré, a décoloré la fibre sacrée. Un jour, dans un supermarché, j'ai rencontré un Français tout excité, qui achetait une douzaine de paquets de tranches de pain de mie blanc pour ses amis parisiens.

Blanc queer*. Les jeans moulant de près des culs serrés. Sarah qui hurle du jardin: «Alors c'est comme ça que les mecs gays se reconnaissent entre eux dans la nuit!» Nuits blanches au «Paradis», un bar gay qui aurait excité Saint Jean, des T-shirts et des caleçons au rendu éclatant après des jours entiers passés à étudier le programme de la machine à laver qui convenait le mieux.

Tout ce blanc, hérité du sport – blanc sportif. Le blanc qui contrastait avec le vert du terrain. Remarquez que le vert et le blanc sont encore ensemble. Ce blanc a besoin d'un peu de self-control… vous ne pouvez pas renverser un verre ou tacher le tissu vierge. Aujourd'hui, seuls les imbéciles ou les gens très riches s'habillent en blanc. Pour porter du blanc, il ne faut pas se mêler à la populace. Le blanc est une couleur solitaire. Elle repousse les sales, elle est un peu paranoïaque. Que voulons-nous éloigner? Blanchir est une tâche difficile.

Passant le long des Grands Lacs salés de l'Utah dans un bus de la Greyhound. Le sel blanc éclatant s'étend vers chaque horizon, éblouissant.

«On m'incite à quitter mon lit

Pour la Grande Cité des trépassés,

Où je n'ai ni demeure ni maison,

Mais il se peut qu'en rêve je m'y hasarde,

Cherchant ma vieille chambre.»

(Allen Ginsberg, Blanc Linceul)

À la première lueur blanche de l'aube, je suis aussi pâle qu'un linge, tandis que j'avale les pilules blanches qui me maintiennent en vie… luttant contre le virus qui détruit mes globules blancs.

Le vent souffle sans discontinuer depuis cinq jours, un vent froid en juin, venu du Nord. La mer, fouettée comme mille chevaux blancs, vient à l'assaut du rivage. Des jaillissements de sel s'élèvent en voiles, recouvrant les fenêtres d'eau de mer, brûlant les fleurs. Les feuilles noircissent, ainsi que les coquelicots. Les roses flétrissent, aujourd'hui ici, demain disparues, mais le pois de senteur blanc pérenne n'est pas touché. Au loin, les falaises blanches apparaissent un court instant, avant d'être englouties par la brume. Je suis enfermé dans la maison. Mes poumons fatigués me font mal quand je marche dans le jardin.

Les blancs chevaux de mer ont apporté ici une démence irritante, éprouvante. Je hais le blanc.

Plus tard, debout dans le jardin, j'aperçois une fleur blanche parmi les petites buglosses bleues. Après un examen plus approfondi, il semblerait qu'il s'agisse d'une variété inhabituelle, un albinos unique. Personne n'en a jamais vu auparavant. Est-ce un présage? Je la repère pour en récupérer les graines et la baptise du nom d'Howard, mon ami qui a pris la photo sur la couverture de ce livre – Arvensis sooleyi.

«Selon Lichtenberg, rares sont les hommes qui auraient vu du blanc pur. Est-ce à dire que la plupart utilisent le terme à tort? Et comment, lui, a-t-il appris l'usage correct? – Il a construit, sur la base de l'usage habituel, un usage idéal. Ce qui ne veut pas dire un meilleur usage, mais seulement un usage plus affiné dans une ‘certaine' direction, où quelque chose a été poussé à l'extrême.*»

(Wittgenstein, cit.)

Van Gogh. Pâle mélancolique, la mansarde de son esprit hantée, son visage cendré empreint d'ombres vertes. Enfant de Saturne. Blanc, après de longues nuits passées dans le laboratoire de l'âme. Pouvez-vous mettre un visage sur son nom?

Une tempête de neige dans une boule de verre tombée de la main d'un enfant. L'eau rouge de la boule gicle sur les draps blancs de son lit. « Je t'avais déjà dit de ne pas jouer avec ça!» Les draps, les draps sanguinolents. Un accident écarlate dans une tempête de neige. Rouge de honte et de colère. Les pleurs de l'enfant et la couleur qui n'est jamais partie. Les draps témoignent encore de l'accident.

Le sang d'un animal blessé par les chasseurs tache la neige immaculée. On éprouve toujours un frisson quand on voit des flaques de sang ou des éclaboussures dans la rue. Une bagarre? Un coup de couteau? Un meurtre peut-être?

La neige est aveuglante, elle cingle le visage de la reine d'hiver* à la bataille de la Montagne Blanche. Quels souvenirs en a-t-elle gardés, traînant ses meubles de pièce en pièce dans son palais en ruine à La Haye? Elisabeth de Bohème, devant qui La Tempête fut jouée pour la première fois le jour de son mariage, en 1612.

«La tempête frappe les murs de pierre; la neige, emblème de l'hiver, tombe dru, et rend uniforme la terre quand l'obscurité s'en vient et que déclinent les ombres nocturnes, envoyant d'amers grêlons du Nord en signe de haine à l'égard des hommes.»

(L'errant, circa 900*)

Blanc et bataille. – Des chevaliers teutoniques glissant des icebergs vers leur propre mort.

Un matin de février gelé, nous avons voyagé en train en partant de Euston vers le nord du pays, à travers des paysages repeints par le Bonhomme Hiver. Des bois, des champs et des haies. Un blanc cristallin aveuglant, gravé sur un ciel bleu. La gelée blanche brillant d'un éclat encore plus blanc que la neige, sur chaque feuille et chaque brindille, l'herbe glacée. Blanc immobile. Les collines et les vallées se confondent. Je n'ai vu ça qu'une seule fois, à part en carte postale. Les rayons du soleil de février, plus éclatants qu'en plein été, faisaient fondre les cristaux et, le temps d'arriver à Manchester, ce n'était plus qu'un souvenir. Impossible de décrire ce que nous avons vu, autant vouloir décrire le visage de Dieu.

Voile blanc au Nord, les ours polaires hurlent, aveuglés par la neige.