éditions de l'éclat, philosophie

YONA FRIEDMAN
UTOPIES RÉALISABLES


 


ANNEXES


2. la ville comme moyen pour un double développement

 

1. L'auto-suffisance des villes

Jadis, la ville était autosuffisante par nécessité. Dans les villes anciennes les habitants pouvaient trouver tous les moyens indispensables à leur survie, sans pour autant sortir de leur ville. Chaque ville a eu ses ressources en eau, ses jardins potagers, ses vergers, ses basses-cours, etc. : elle n'importait que du bois pour le chauffage et du sel pour la cuisine.
   En plus de ses ressources matérielles, chaque ville a logé tous les «spécialistes» nécessaires à sa population: médecins, artisans, juristes, prêtres. Autrement dit, les villes ont été autosuffisantes même en matière de service.
   La ville ancienne pouvait donc survivre, même isolée du monde extérieur: son économie était en équilibre durable, équilibre qui ne pouvait être rompu que par la croissance de sa population, ou par la hausse du niveau de consommation de ses habitants.
   Cet état de l'économie urbaine a subsisté pendant de nombreux siècles, et il n'a pas disparu complètement à notre époque. En effet, durant les guerres, même les villes modernes ont été obligées de recourir à l'autosuffisance ancienne, soit à cause du siège subi (Paris en 1870 ou Leningrad pendant la Seconde Guerre mondiale), soit à cause de difficultés de transport nécessaire au ravitaillement.
   Un autre cas de l'autosuffisance urbaine par nécessité est celui des bidonvilles du Tiers-Monde où les habitants ne peuvent éviter de produire eux-mêmes une partie de leur nourriture, par manque d'argent pour l'acheter.

2. L'économie de la ville dans les pays industrialisés

Les villes modernes dans les pays développés ne sont pas autosuffisantes du tout, dans le même sens que l'étaient les villes anciennes (sauf dans les cas extrêmes signalés plus haut). Non seulement l'économie moderne ne cherche pas à rétablir l'autosuffisance urbaine, mais au contraire, elle vise à installer la dépendance mutuelle des villes et des régions, aussi bien que celle de ses habitants.
   Examinons d'abord la dépendance mutuelle des habitants de la ville moderne.
   Alors que le paysan d'autrefois, mais également le citadin qui n'est qu'un paysan à temps partiel, vivait des produits de son travail, produits dont la majeure partie servait tout d'abord à sa propre consommation, et dont il ne vendait qu'une fraction, le citadin moderne ne vit pas en consommant les produits de son travail, mais en vendant son travail pour de l'argent, et en achetant ses biens de consommation, produits par d'autres que lui, en payant avec de l'argent gagné par son travail vendu.
   Le citadin moderne (et à notre époque, tout le monde est citadin d'un point de vue économique) n'est qu'un rouage d'un mécanisme économique très complexe. Le produit de chaque individu, considéré en soi, n'est pas si important, ni indispensable. La majeure partie des biens et services produits par le mécanisme économique moderne (60 %) n'est qu'une fraction relativement petite de la population (35 à 40 %), 60 % de la population survivant sans grandes difficultés sans utiliser les 40 % de services et biens, directement ou indirectement.
   La société moderne – donc la ville moderne – vit ainsi, sans la moindre autosuffisance; ce qui semble être le cas si nous n'approfondissons pas l'examen.
   Par contre, en examinant plus attentivement, nous allons découvrir ce que j'appellerai une «autosuffisance larvée». En effet, le citoyen moderne ne produit pas les mêmes biens et services que celui d'autrefois, mais il est obligé d'être indépendant en produisant d'autres services et biens, faute de pouvoir les acheter.
   Un citadin moderne doit faire son ménage, doit assembler et entretenir un grande partie de son équipement domestique et autre, doit gérer ses biens et ses comptes: il doit être mécanicien de ses machines ménagères, il doit être bricoleur, informaticien, et doit savoir résoudre mille petits problèmes. Si son travail professionnel lui impose 40 heures par semaine, alors son travail d'«autosuffisance» ne lui coûte pas moins de 20 à 30 heures par semaine, heures prises sur son «temps libre».
   L'industrie moderne fournit au citadin moderne l'équipement servant à son autosuffisance: équipement ménager, outils de bricolage, ordinateur personnel. Mais cet équipement faisant partie de ce qu'il consomme, le citadin moderne devient encore plus dépendant même en agissant en autosuffisance.

 

C'est cet effort d'autosuffisance, ce temps de «travail pour soi», dont les économistes ne tiennent pas compte, que j'ai appelé le «secteur quaternaire
1» (car il n'appartient à aucun des trois secteurs reconnus par l'économie classique). Le secteur quaternaire inclut toutes les activités productrices, tous les services non payés et ne figurant pas dans le PNB. Appartiennent à ce secteur, les activités de ménagères, bricoleurs, les aides volontaires, entre autres.

3. Ville et hinterland

Toute grande ville est le résultat de la croissance en population d'une ville, petite ou moyenne, qui, avant de croître, était encore autosuffisante. Mais, comme je l'ai déjà dit, la croissance de la population implique aussi la nécessité d'augmenter les ressources de la villes, ou bien elle oblige les habitants à réduire leur niveau de vie.
   D'autre part, si la population d'une ville s'accroît, c'est toujours le résultat de l'espoir de nombreux nouveaux venus de réhausser leur niveau de vie, donc celui de leur consommation. Ils ne consentent pas à vivre à un niveau plus bas que celui qu'ils ont atteint préalablement, et si cela est impossible, ils s'en vont et la ville ne s'agrandit pas.
   Ceci rend clair le fait qu'une ville qui grandit, moderne ou ancienne, ne peut le faire sans annexer des territoires extra muros contigus à la ville intra muros. Ce sont les territoires qu'on a appelé originairement hinterland (arrière-pays) de la ville.
   L'hinterland d'une ville lui apporte les ressources nécessaires à la vie des habitants, tout en formant un marché protégé pour les biens et services produits dans la ville intra muros. Une ville avec un hinterland important est une ville capable de croître jusqu'à la limite des ressources apportées par cet hinterland.
   Cette limite est rarement très grande. Si la population d'une ville dépasse un certain ordre de grandeur, la ville doit se trouver dans un hinterland agrandi qui n'est pas nécessairement contigu à la ville: une «colonie».
   Déjà la Rome de l'Antiquité a vécu sur le dos de ses colonies, de son hinterland à distance. Beaucoup d'autres états et villes ont suivi cet exemple qui s'est généralisé au XIXe siècle.
   Au XXe siècle, le modèle de la colonie hinterland s'est modifié. Avec la primauté de l'industrie et la formation des groupes gigantesques d'industries, nous vivons dans un monde où les grandes villes se font mutuellement les hinterlands les unes aux autres. (N'oublions pas qu'à présent, l'agriculture, d'artisanale est devenue une industrie: l'agriculteur moderne n'est plus le paysan d'autrefois, mais un industriel spécialisé.)
   Cette situation de «colonisation mutuelle» a encore renforcé la dépendance de l'individu, dépendance du mécanisme économique complexe et imprévisible. Déjà depuis longtemps le citadin moderne n'était qu'un rouage non indispensable de ce mécanisme: avec le système de la colonisation mutuelle, les villes entières ne sont plus que de tels rouages.
   Le système économique (et social) dont tous les composants (individus et villes) ne sont pas indispensables tout en étant dépendants, nous a mené forcément à la formation des organismes géants et à des villes dépassant en grandeur toute limite raisonnable: les mégalopoles.
   Nous essayerons, dans la suite de cette annexe, de trouver une alternative viable à la mégalopole. «Trouver» et j'utilise ce terme dans l'hypothèse que cette alternative existe déjà à un état embryonnaire et qu'elle est développée. Il est évident qu'une telle alternative ne peut être inventée, ni être le résultat d'une politique de planification. On ne la peut trouver que si elle existe déjà.

4. La «ville-continent»

Une nouvelle forme d'habitat est en émergence: un ensemble de villes, petites ou moyennes, reliées entre elles par un réseau de transport très rapide. Ce réseau de transport reliant des villes assez distantes les unes des autres (100 à 200 km) permet que le territoire entre les villes reste agricole et serve d'hinterland pour chacune de ces villes. Un tel réseau facilite aussi la relation de «colonisation mutuelle» des villes de cet ensemble.
   Nous pouvons considérer un tel ensemble de villes comme une ville en elle-même, ville qui contient ses hinterlands et ses propres colonies. Elle forme un réseau dont les nœuds sont les villes appartenant à l'ensemble et dont les mailles sont les hinterlands agricoles.
   C'est cet ensemble de villes que j'appelle la «ville-continent».
   La mégalopole, forme de développement de l'ancienne grande ville, est une agglomération de banlieues, contiguës les unes aux autres. Elle représente un tissu urbain continu, de 100 à 200 km de diamètre (exemples: Los Angeles, New York, Tokyo, Paris ou Londres), tissu homogène, non interrompu par des zones agricoles.
   La ville-continent, par contre, représente un tissu varié, où zones urbaines (les anciennes villes moyennes) et zones agricoles (l'hinterland) alternent. Un exemple de cette forme est le réseau Shinkansen au Japon, le réseau TGV en France ou l'Intercity Netz en Allemagne.
   La ville-continent ressemble ainsi à un système de métro à plus grande échelle. Si le métro urbain relie des stations (centres secondaires) éloignées de 500 à 1000 mètres les unes des autres, le «super-métro» de la ville-continent relie des villes secondaires distantes de 100 à 200 km les unes des autres.
   Si les villes composant la ville-continent sont assez éloignées les unes des autres, sur le plan géographique, elles sont à peine plus distantes si on considère le temps de voyage et d'attente. Il est plus facile et plus rapide d'aller tous les jours de Nagone à Tokyo que d'aller au centre de Tokyo à partir d'une banlieue. La vitesse des trains (260 km/h) et leur fréquence (toutes les 5 à 10 minutes) garantissent la facilité des déplacements quotidiens.
   L'Europe, particulièrement, l'Union Européenne, est en train d'émerger comme la première ville-continent; une ville qui couvre tout un continent sans empiéter sur les zones agricoles. Les terres agraires font partie de la ville, remplissent ses interstices, l'agriculture devient citadine.
   La ville continent émergente ralentit la formation des mégalopoles: en Europe, actuellement, ne semblent pas se former de mégalopoles nouvelles à part celles qui existaient déjà avant la Seconde Guerre mondiale. Par contre, les villes moyennes d'antan deviennent de grandes villes, pas plus. Le développement est assez différent de celui des villes des Amériques et du Tiers-Monde, où la formation de nouvelles mégalopoles est ahurissante.
   Les habitants des villes, dans la ville-continent Europe, changent moins le lieu de leur résidence que sur tous les autres continents, et le déplacement quotidien d'une ville à l'autre devient plus habituel, en Europe comme au Japon.
   La ville-continent, comme forme urbaine, est une solution pour garder l'hinterland dans la ville-continent même. Terres agricoles, réserves naturelles, ressources naturelles font partie de ce nouveau tissu urbain, faisant de la ville-continent une entité d'habitat auto-suffisant.

5. La capacité de support («camping capacity»)

La caractéristique de la ville-contient, d'être cohérente (comprenant villes et hinterland) et d'être autosuffisante, nous conduit à reconsidérer la capacité de support du continent Europe en particulier et de la planète Terre en général.
   Nous entendons par «capacité de support» le chiffre indiquant combien d'habitants peuvent coexister, avec un certain niveau de vie, sur un territoire donné.
   Depuis longtemps, les spécialistes ont périodiquement défini la capacité de support du «bateau Terre»; évidemment la capacité de support du globe a toujours été calculée sur la base de l'hypothèse de l'autosuffisance terrestre. Cette autosuffisance est nécessairement durable car la Terre ne reçoit de l'extérieur aucune ressource autre que l'énergie solaire.
   La situation est différente si nous considérons la capacité de support d'une ville ou d'un pays qui peuvent ne pas être auto-suffisants s'ils ne possèdent pas ce que nous avons appelé des colonies. Une ville comme New York ou Paris n'est pas autosuffisante, et si on détermine la capacité de support de New York ou de Paris, c'est en supposant que la nourriture, l'eau, l'énergie etc. arrivent de l'extérieur. Aucune de ces villes ne serait capable de supporter un blocus.
   De ce fait, le calcul de la capacité de support d'une ville était nécessairement illusoire.
   Le cas de la ville-continent est différent. La capacité de support de la ville-continent Europe, par exemple, peut être très vite déterminée, car elle contient sur son territoire, toutes les ressources nécessaires à son autosuffisance durable.
   Dans un autre ouvrage, publié par l'Unesco, il y a près de vingt ans, j'ai présenté un calcul, fondé sur des données de la FAO, estimant la surface minimum moyenne nécessaire pour assurer à une personne toutes les ressources et toute la surface indispensables à ses activités, prenant comme référence la qualité de vie de l'Europe occidentale. Le résultat de ce calcul a indiqué qu'une surface de 600 à 1000 m2 (variation due aux différents contextes climatiques) suffit pour satisfaire tous les besoins humains. Ce qui correspond à une densité d'habitation de 1000 à 1500 habitants par km2. Donc à une densité dix fois plus élevée que celle de la France, cinquante fois plus élevée que celle des États-Unis, et plus de quatre fois celle des Pays-Bas.
   Il me semble que nous sommes encore très loin (dieu merci!) de cette densité de population.

6. Ville et développement durable

Nous avons vu que la ville ancienne était auto-suffisante et le restait tout le temps à condition que sa population n'augmente pas. Ainsi la ville ancienne était un modèle de développement durable, mais fragile.
   Nous avons observé aussi que la ville moderne, dépendant pour sa survie d'abord d'un hinterland de plus en plus étendu, puis des colonies de plus en plus éloignées, ce qui a signifié une dépendance absolue des transports à grande distance, des entrepôts de stockage, d'un mécanisme de distribution de plus en plus compliqué. La ville moderne est donc à l'antipode de tout le développement durable; ceci est particulièrement évident pour les mégalopoles.
   Nous avons suggéré qu'une nouvelle forme d'habitat, un réseau de villes moyennes dispersées plus ou moins d'une manière homogène sur tout le continent, forme d'habitat que nous avons appelé la ville-continent, en pleine émergence actuellement, du moins en Europe, pourrait être l'habitat qui corresponde mieux à un développement durable, au sens que nous attribuons aujourd'hui à ce terme.
   En effet, ce dernier constat me semble tellement évident que je me risque de remplacer le terme «développement durable» par celui de «développement homogène», sous-entendant par celui-ci que tout développement supposé durable doit se poursuivre partout en même temps. Il est impossible d'imaginer un modèle de développement véritablement durable en certains sites privilégiés uniquement.
   Arriver au développement homogène ne peut pas non plus être possible en exigeant du public qu'il change complètement ses habitudes, ses mœurs, sa consommation. Ce qui reste réalisable, c'est un changement d'échelle à l'aide des techniques nouvelles. Ainsi le «métro continental», le réseau de transport de la ville continent n'est qu'un agrandissement du métro urbain, auquel nous sommes accoutumés, et prêts à accepter sa nouvelle forme.
   Un changement d'échelle implique un changement de structure. Ainsi le changement du réseau urbain, sa transposition en réseau couvrant un continent, change tout l'aménagement du territoire, change la stratification sociale, change tout le fonctionnement de l'économie, et tout cela sans aucune mesure particulière.




1. Voir par exemple « La "quaternalisation"», in Le Monde du 10 janvier 1979. [N.d.e. – On pourra également se reporter au livre de Christian Marazzi, La place des chaussettes. Le tournant linguistique de l'économie et ses conséquences politiques, (l'éclat, 1998) paru dans cette même collection, et qui traite également de ce «secteur» longtemps oublié de l'économie.]

ANNEXE 3 : «capitalisme social»

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