éditions de l'éclat, philosophie

YONA FRIEDMAN
UTOPIES RÉALISABLES


 

 

 L'IMPORTANCE DE L'IMPORTANCE

 

 

La compétition que nous recherchons pour avoir une importance toujours croissante, ainsi que le plaisir inné de la lutte pour l'obtenir, nous empêchent d'avoir une société «paradis». Trouver des moyens pour diminuer cette lutte et cette compétition pourrait être crucial.
   Je pense que l'individu est important et son importance tient au fait que chaque individu est unique et irremplaçable. D'autre part, nos sociétés sont construites de façon à rendre remplaçable n'importe quel individu.
   Au fond, l'importance de l'individu vient de son propre jugement sur sa propre personne. Ce jugement ne dépend d'aucune compétition, mais il peut être en contradiction avec le jugement des autres.
   L'importance est donc fondée sur le jugement des autres et conditionnée par certaines règles «tacites». Afin d'être «jugé important», l'individu doit, soit se soumettre à ces règles, soit s'efforcer d'établir d'autres règles.
   La société – toute société – s'est établie, pour atteindre à une certaine stabilité, à la durabilité de ses «règles». Mais parmi ces règles, il en existe aussi qui admettent certains «terrains» où des règles particulières, même fantaisistes, imaginées par chaque individu, pour son usage exclusif, peuvent être appliquées, sans mener au conflit.
   Une société stable et à la fois flexible est imaginable et, peut-être, réalisable.

 

1. La seule chose qui soit inacceptable: ne pas être important

Un écrivain américain, James Branch Cabell, a écrit dans les années 20, un roman, Jurgen, qui m'a beaucoup frappé. Cabell y raconte les aventures d'un curieux poète, Jurgen, qui retrouve sa jeunesse pour un an; il rencontre alors les plus belles femmes du monde, puis le Bon Dieu et le Diable, et enfin Koshchei l'Immortel «qui a créé toutes choses suivant son bon plaisir». Jurgen, aussi intelligent qu'astucieux, se tire magnifiquement de toutes les aventures amenées par ces différentes rencontres, que, du reste, il avait souhaitées. Une seule chose le révolte encore, qu'il n'arrivera pas à accepter: c'est qu'on lui ait fait sentir que lui, Jurgen, n'était pas important pour ceux qu'il a rencontrés.
   L'histoire est ambiguë. Il ne faut pas oublier que Jurgen est très intelligent; il peut donc comprendre qu'il n'est pas important, et pourtant, bien que ce soit pour lui tout à fait évident, il refuse cette évidence. Si le dicton credo quia absurdum est souvent vrai, le principe de Jurgen: non credo quia verum, est encore bien plus vrai.
   J'ai rencontré des révolutionnaires, des religieux, de fort belles femmes, des savants, tous très intelligents: et tous se trouvaient très importants. Moi-même, je me prends pour quelqu'un d'important, sans que les autres en soient pour autant convaincus.
   Nous avons examiné jusqu'ici les utopies à travers un langage objectif, langage qui ne considère pas l'importance de chacun comme quelque chose d'observable par les autres. Dans ce chapitre, je vais essayer de regarder ces utopies à travers les yeux d'un étranger hypothétique – d'un Martien, par exemple – je veux dire d'un individu qui n'a pas l'habitude de se considérer comme possédant la moindre importance.
   Les réflexions que nous avons faites dans les chapitres précédents, pourront être traduites sans mal par ce Martien, dans son langage (le langage d'un individu pour lequel l'importance n'a pas d'importance, tout en restant un phénomène observable à cause de certains actes qu'elle provoque).
   Notre Martien comprendra les utopies comme des tentatives imaginées par certaines personnes pour rétablir leur propre importance par rapport aux autres; les concepts que nous avons utilisés: influence, situation sociale, dépendance, seront tous, pour lui, fonction de ce terme d'importance par rapport aux autres. C'est ainsi que, pour notre Martien, l'influence signifiera le succès remporté par quelqu'un à convaincre un autre individu de son importance personnelle, la situation sociale sera l'évaluation du succès de cette persuasion et son estimation par les autres, et la dépendance lui montrera la vulnérabilité de ce même succès. Avec ce langage martien, nous pourrions encore exprimer, sans difficulté, la définition de la société égalitaire, de la société de non-compétition et de beaucoup d'autres.
   Mais ce jeu verbal ne vaut pas un chapitre. Le terme importance par rapport aux autres, par contre, est nécessaire pour comprendre un autre aspect de l'organisation sociale, aspect qui, sans le biais de l'importance, serait trop difficile pour être expliqué.
   Imaginons un individu solitaire: un ermite, par exemple, ou un Robinson Crusoé. Tous les résultats recueillis dans les chapitres précédents de ce livre restent valables pour lui: la société formée d'un seul individu n'est pas en contradiction avec nos observations. Mais un solitaire ne peut pas s'attribuer d'importance par rapport aux autres, et notre ermite ou notre Robinson mourra, plus ou moins fou, en cherchant, dans sa solitude, à se construire une importance fictive par rapport aux autres qui, dans ce cas précis, ne sont qu'imaginaires.
   L'importance, c'est donc quelque chose que seuls les autres peuvent apporter à quelqu'un. De cette constatation va en découler une seconde: tout individu dont l'importance n'est pas reconnue fera tout son possible pour s'en inventer une. (Il devra donc créer des individus par rapport auxquels il pourra se sentir important.)
   Le sentiment d'importance des racistes, entre autres, est alors explicable; allons plus loin, l'importance que l'humanité s'assigne par rapport aux autres êtres vivants, est un autre exemple de ce phénomène. Cette constatation pourrait impliquer la totale impossibilité de toute société égalitaire et de toute utopie non paternaliste, puisque n'importe qui peut aisément produire une rareté fictive en accordant ou non telle ou telle importance à un autre individu, et établir par ce moyen de chantage un contrôle sur n'importe quelle société.
   Nous touchons du doigt le mécanisme de l'arme la plus puissante que les groupes dirigeants ont utilisé tout au long de l'histoire pour institutionnaliser leur propre importance: c'est le refus d'attribuer une importance à certains individus ou à certains groupes de leurs sociétés, ce qui, bien entendu, renforçait la leur.
   Par contre, l'importance, sans laquelle la plupart des gens ne peuvent survivre, est automatiquement assurée à tous, dans une organisation non paternaliste et c'est la raison pour laquelle nous sommes le plus fortement poussés vers la recherche de cette organisation.
   Nous avons déjà vu (chapitre V, paragraphe 2) que la «rareté fictive» est produite par un goulot de contrôle unique (une sorte de compte-gouttes), manœuvré par un individu (ou un groupe d'individus) qui, de ce fait, devient tout-puissant. Mais un goulot de la reconnaissance de l'importance est difficile, sinon impossible à établir d'une façon durable, car chacun de nous peut, à son gré, ou bien attribuer, ou bien refuser d'attribuer de l'importance à celui qui le méprise. De ce fait, tout goulot peut être évité facilement, car il est réversible.
   C'est ainsi que, dans certains contextes où les bourgeois méprisent les ouvriers, le renversement de ces contextes fait que ce sont les ouvriers qui méprisent les bourgeois. Nous connaissons bien des exemples de ce genre à travers l'histoire...
   La reconnaissance de l'importance est donc un acte potentiellement non paternaliste; en effet, cette reconnaissance ne peut être imposée par quelqu'un qui n'est pas impliqué dans le système lui-même, et tout individu appartenant au système en question fabrique, pour lui-même, la liste des importances qu'il reconnaît aux autres membres du système. Une organisation paternaliste, dans de telles conditions, ne pourra pas tenir et ne sera donc jamais durable. La contestation de l'importance existe depuis que le monde est monde et, de nos jours, tout comme autrefois, l'espoir de la liberté est associé à cette contestation.

2. L'importance «positive» et l'importance «négative»

Personne ne peut vivre sans se considérer comme important. Mais cette caractéristique peut s'interpréter de deux façons.
   Dans la première interprétation, l'individu se considérera comme important, suivant un critère qu'il aura arbitrairement choisi sans se soucier, naturellement, de l'accord des autres. Ce critère établit automatiquement une hiérarchie (personnelle à l'individu) de toute la société à laquelle il appartient. Il est bien certain que le choix de chaque individu se portera sur un critère qui lui permette de construire une hiérarchie dans laquelle il soit suffisamment haut placé. Quand nous avons établi les paramètres de la situation sociale et de la dépendance, il s'agissait en fait de critères semblables, mais exprimés en langage objectif, donc fondés sur une évaluation de l'importance qui soit fonction des actes des individus appartenant à la société (société par rapport à laquelle l'importance d'une personne est évaluée), actes observables par quelqu'un qui n'en fasse pas partie. Par contre, le choix de tout individu, quel qu'il soit, quand il veut évaluer sa propre position dans la hiérarchie sociale, pourra se porter vers celui des deux paramètres qui semblera lui donner le plus d'importance; il en résultera que ceux qui se seront placés au plus haut de la hiérarchie fondée sur leur situation sociale seront automatiquement au plus bas échelon de la hiérarchie fondée sur la dépendance, et vice-versa. Un P.D.G. a une situation sociale élevée, mais il dépend d'un très grand nombre d'individus; un gardien de square ne dépend pratiquement de personne, il est libre, mais sa situation sociale est relativement basse.
   Cette observation nous permet d'avancer que, dans la plupart des cas, tous les échelons d'une organisation sociale sont satisfaits de leur situation tant qu'elle repose sur le critère (situation sociale, dépendance ou tout autre critère) qu'ils ont choisi pour se considérer comme bien situés dans une hiérarchie sociale qu'ils ont construite en se fondant sur ce critère.
   Un système de critères, qui assure cette satisfaction à tous les échelons d'une société, peut être considéré comme une utopie réalisée, reposant sur les critères de l'importance positive de chacun par rapport aux autres.
   La deuxième interprétation de l'importance d'un individu correspond à un système de critères fondé sur l'importance négative. Ce système est fonction de critères qui réduisent l'importance des autres par rapport à l'importance qu'un individu s'attribue.
   Ces deux modes d'interprétation de l'importance, construits suivant deux différents systèmes de critères de l'importance, se rencontrent dans l'organisation sociale que nous avons appelée égalitaire.

 

3. La société de «l'anonymat»

Un ami indien parlant de l'art en Inde m'a dit un jour: il n'existe plus de grand art en Inde depuis que les artistes signent leurs œuvres
  .Cette remarque, qui m'a frappé, pourrait nous aider à tirer certaines conclusions quant à l'impact de l'importance sur les utopies sociales. Au début de ce chapitre, nous avons pu constater que l'importance est un facteur poussant vers le non-paternalisme; ensuite, nous avons trouvé que l'importance est favorable à l'égalitarité, et maintenant cette remarque concernant la signature attire notre attention sur une autre intention de la plupart des grandes utopies: celle de l'anonymat.U
   ne société caractérisée par l'anonymat (j'évite, bien entendu, l'expression société anonyme dont la signification est totalement différente) est donc une organisation sociale dans laquelle tous les produits, les actes, les œuvres, etc., réalisés par ceux qui en font partie, ne sont pas signés. Il en découle que ces produits, ces notes, ces œuvres n'influencent pas l'importance individuelle des membres de cette société.
   La réalisation d'une société d'anonymat poserait bien des problèmes. En effet, une telle société fonctionnerait suivant un système de critères fondé sur l'importance négative: ce qui revient à dire qu'elle rendrait égales les importances individuelles; de ce fait, elle n'encouragerait pas ceux qui en feraient partie à fournir le moindre effort (par exemple, trouver et appliquer quelque innovation), puisque l'effort n'augmenterait pas leur importance individuelle.

4. «Importance» et «situation sociale»

Nous allons pouvoir arriver maintenant à certaines conclusions à propos de l'importance, sujet de notre chapitre. Pour tirer ces conclusions, je serai obligé de me référer au passage qui se rapportait à notre langage objectif.
   Le langage objectif que nous avons utilisé pour la description d'une société (schéma de propagation des influences à l'intérieur d'un ensemble d'individus) nous a permis d'établir un paramètre que nous avons appelé situation sociale (Sx). Ce paramètre est très apparenté (sans être identique) à l'importance telle qu'elle vient d'être décrite dans ce chapitre. Examinons d'abord quelle est cette parenté et où est la différence. La situation sociale, c'est le résultat d'une comptabilité des influences, exercées et reçues, par toute personne appartenant à une société. Le calcul de ce résultat permet de définir le rôle d'une personne (ou d'un objet) dans l'organisation de sa société. Mais rappelons que ce rôle ainsi décrit, est fondé sur une observation et une évaluation faites de l'extérieur, par un observateur qui n'était pas impliqué émotionnellement par leur résultat; par contre, la personne directement concernée par son rôle dans la société observée, rôle qui est donc évalué de l'intérieur, attribuera à ce rôle une importance arbitraire, à partir d'un système de critères choisis par elle et pour des raisons qui n'appartiennent qu'à elle seule.
   La situation sociale n'est donc rien d'autre que ce que nous avons appelé importance, mais évaluée par un observateur qui ne fait pas partie du système, observateur dit objectif (c'est-à-dire observateur qui ne se soucie pas de la hiérarchie des situations sociales d'une société donnée). L'importance, par contre, peut être expliquée comme étant le résultat de la situation sociale évaluée suivant les critères arbitraires, tout à fait intuitifs, choisis par un seul individu (donc par un observateur pour qui ses critères et sa situation sociale dans la hiérarchie sont terriblement importants).
   L'importance, suivant nos définitions, est donc un phénomène très complexe: elle ne dépend pas uniquement de l'opinion des autres, mais aussi des valeurs personnelles que quelqu'un lui attribue. Sans vouloir aller jusqu'au jeu de mots, je définirai l'importance comme l'importance que quelqu'un attribue à l'importance que les autres lui attribuent. L'importance donc n'est pas objective; elle est le résultat de l'interprétation subjective d'une situation sociale.
   Les conséquences de cette réflexion vont très loin. Prenons, par exemple, la société égalitaire. Dans cette société, et suivant notre définition originelle, toutes les situations sociales, donc tous les bilans d'influences, seront les mêmes. Mais, dans la même définition, nous avons déjà constaté que l'intensité (donc l'importance) d'une influence n'est pas mesurable objectivement, puisque des observateurs différents peuvent l'évaluer différemment...
   Supposons maintenant qu'à la suite d'un miracle quelconque, cette importance de chaque influence soit devenue objectivement observable et mesurable. Tout de suite après ce miracle hypothétique, une société égalitaire pourra être considérée comme non égalitaire, car les bilans des influences (donc les situations sociales, qui étaient égales auparavant) devront être recalculés suivant ces valeurs nouvelles et ces nouveaux bilans seront probablement très différents. Vice versa, une société non égalitaire pourra sembler égalitaire, révisée de ce point de vue.
   Ce phénomène est évident, quand on pense que la même influence (qui nous a permis de calculer le paramètre situation sociale suivant lequel une société peut être considérée comme égalitaire ou non) pourrait être considérée comme importante par celui qui l'exercerait, et comme non importante par celui qui la recevrait; il s'agirait là de deux poids, deux mesures. Imaginons encore autre chose: qu'à la suite de notre miracle hypothétique, l'un des deux poids devienne le poids légal; alors tout le système des situations sociales et tout le mécanisme social basculeraient avec lui.
   En réalité (et heureusement), ce miracle ne peut avoir lieu. L'importance d'une influence n'est ni observable ni mesurable, car elle n'est pas communicable; elle peut uniquement être évaluée intuitivement par chacun des membres d'une société et pour son propre usage.
   C'est ainsi que la société égalitaire (évaluée suivant notre langage objectif) sera considérée, par exemple, comme égalitaire par Monsieur X, car il estimera importantes les influences comptabilisées par cette évaluation, alors que Monsieur Y la considérera comme non égalitaire, car ces influences lui sembleront négligeables.
   Ici, vient l'impact réel du modèle non paternaliste. Le calcul de Monsieur X est fait par Monsieur X lui-même, avec les valeurs personnelles et arbitraires qu'il attribue à chaque influence, et les résultats qu'il obtient sont valables pour lui et exclusivement pour lui. C'est également vrai pour Monsieur Y, pour Monsieur Z, etc.
   Imaginons maintenant une première alternative: il est parfaitement possible que les différents systèmes de critères (personnels) utilisés pour évaluer leurs importances par Monsieur X, Monsieur Y et Monsieur Z soient tels que la hiérarchie des situations sociales soit la même pour tous: pour Monsieur X, pour Monsieur Y, etc., sans que les bilans individuels soient pourtant les mêmes dans le calcul de chacun d'eux. Si une organisation sociale s'avère comme égalitaire en suivant ce modèle, on peut la considérer comme fondamentalement égalitaire, et on peut supposer qu'il existe entre ses membres la convention tacite d'une gamme de valeurs quelconque.
   Imaginons une deuxième alternative, plus vraisemblable: une société qui serait égalitaire (où les bilans d'influences, calculés dans le langage objectif, seraient les mêmes pour tous), sans être égalitaire dans aucun des bilans personnels, évalués individuellement par chaque membre de la société, appliquant son système de critères personnels. Cette société serait réellement égalitaire, bien que chacun de ceux qui y appartiendraient s'y considère comme privilégié, donc plus important, par rapport aux autres (privilège confirmé par son calcul basé sur ses critères personnels).
   Disons donc que cette société serait égalitaire malgré l'évident anti-égalitarisme de ses membres.
   Ces deux alternatives font partie d'un répertoire de quatre alternatives: la première alternative que nous avons vue est celle de l'égalité objective – égalité subjective; la deuxième, celle de l'égalité objective – inégalité subjective. Restent encore deux autres alternatives possibles: celles de l'inégalité objective – égalité subjective et celle de l'inégalité objective – inégalité subjective.
   Dans ces deux dernières alternatives, la société ne pouvant plus être considérée comme égalitaire, il ne peut plus être question d'utopies réalisables.
   Par contre les deux premières alternatives sont des utopies parfaitement réalisables. Pour la réalisation de la première (égalité objective – égalité subjective) une idéologie ou une morale est nécessaire, idéologie ou morale qui assure la même gamme de valeurs aux importances, en impliquant un unique système de critères. Cette première alternative est donc essentiellement paternaliste: la gamme de valeurs est généralement imposée de l'extérieur à cette société dont les idéologies sont le plus souvent considérées comme d'essence divine, données à leur peuple par un dieu ou par un surhomme.
   La deuxième alternative est plus intéressante: elle est non paternaliste. Sa réalisation, contrairement à la première alternative, est fonction de la diversité des gammes de valeurs individuelles. Cette diversité permet à tout un chacun d'assurer son importance suivant un système de critères choisi de manière à le présenter virtuellement comme un dominant. Cette clause de diversité, nécessaire, implique, en même temps, une limitation numérique quant au nombre des membres de ce genre de société, la diversité des spécialisations possibles n'étant pas illimitée. (Notons bien, au passage, que la spécialisation n'est autre chose que le choix, pour un individu, d'un domaine (donc d'un critère) qui lui permette d'être prééminent; tout spécialiste est toujours un éminent spécialiste.)
   Il est évident que les individus appartenant à une société qui fonctionne suivant le modèle de l'une de ces deux alternatives (sociétés égalitaires ou l'importance individuelle est satisfaite) sont plutôt heureux. Partant de là, il est évident qu'ils désireront (s'ils sont conscients de leur satisfaction) perpétuer cette situation. (Il me semble plus exact de dire qu'une société veut perpétuer une certaine situation que de dire qu'elle veut se perpétuer elle-même.) Cette volonté de perpétuer une situation va être le sujet du paragraphe suivant.

5. La grande utopie de l'immobilisme

Cette tentative de la perpétuation d'une situation satisfaisante pour une société semble être une de nos plus grandes utopies, celle de l'immobilisme.
   L'utopie réalisable de l'immobilisme est assez semblable aux autres. Elle répond aux trois conditions définies par nos axiomes: elle naît de la peur d'une insatisfaction imminente (la perte de la satisfaction momentanée), elle fait usage d'une technique existante, et elle dépend d'un consentement collectif.
   Si je devais examiner les utopies à travers l'histoire, je trouverais peut-être que le plus grand nombre de toutes les utopies, réalisées ou imaginées, ont été du type immobiliste. Un des exemples d'immobilisme, parmi les plus actuels, est en vedette en ce moment, à cause de l'énorme battage entrepris pour la conservation de l'environnement. Je vais essayer, à titre d'exemple, d'analyser cette dernière utopie. Nous allons, alors, faire les remarques suivantes:
   a. Un des pires déséquilibres écologiques qui se soit jamais produit a été la pratique de l'agriculture. Ses ravages (déboisement, disparition d'espèces animales, érosion, etc.) ont fait plus de bouleversements dans l'environnement que n'importe laquelle des autres interventions humaines qui lui a succédé.
   b. La révolution agraire (ce bouleversement de l'écologie) a transformé, fondamentalement, l'espèce humaine elle-même qui est devenue sédentaire, urbaine, grégaire. Cette révolution a probablement entraîné la disparition de l'homme préagraire, et c'est l'homme agraire qui a réussi à survivre. Nous-mêmes, nous sommes les descendants de l'homme agraire, et nous ne nous en portons pas plus mal, ayant oublié l'homme préagraire qui n'a pas réussi à conserver son monde.
   c. Le bouleversement actuel de l'écologie (pollution urbaine et industrielle) n'empêche pas la survie automatique d'une partie de notre espèce, c'est-à-dire celle qui réussit à s'adapter aux conditions nouvelles; cette partie de l'espèce peut probablement devenir le point de départ d'une nouvelle espèce. (Bien entendu, cette hypothèse ne signifie pas que la disparition de la partie de l'espèce qui est condamnée par ces nouvelles conditions de vie sera rapide ou brutale.)
   Il ressort de ces remarques que la tendance conservatrice actuelle ne part de rien d'autre que de la peur du changement (bien que les conséquences des transformations qui puissent arriver ne semblent pas si effrayantes1): elle n'est rien d'autre qu'une utopie immobiliste de notre génération.

 

1. Quelquefois, oui...

   Cet exemple montre assez clairement qu'une utopie d'immobilisme peut durer fort longtemps, mais aussi qu'elle peut être considérée comme la dernière
phase d'une utopie déjà réalisée (dans notre exemple, le conservatisme environnemental est la dernière phase de la révolution agraire). Nous rencontrons quotidiennement quantité de ces utopies d'immobilisme réalisées, sans en être conscients. Avec un peu d'exagération on pourrait dire que le fait que nous marchions, sur deux pieds, que nous parlions à l'aide de phonèmes, que nous sachions compter, etc., ne sont pas autre chose que des utopies réalisées et qui sont actuellement dans leur phase d'immobilisme. Notre ancêtre amphibie aurait sûrement considéré que nous avons réalisé puis immobilisé son utopie de vivre sur la terre ferme, une des utopies réalisées.
   L'immobilisme est donc une utopie, en ce sens que c'est une organisation sociale (ou environnementale) pour la réussite de laquelle on peut utiliser tous les moyens de pression possible, y compris la terreur, afin de maintenir une situation existante. Un des moyens les plus habituellement employés consiste à fabriquer des critères arbitraires qui permettent aux autres de se fabriquer une importance qui les satisfasse (au sein de la situation existante).
   L'ouvrier ou le paysan, qui était qualifié de brave homme, quand il était le plus honteusement exploité, et l'homme pauvre qui portait l'étiquette réconfortante d'homme honnête et vertueux, prouvent que le consentement social nécessaire à la continuation de la situation immobiliste peut, par ce biais, être obtenu sans peine.
   L'immobilisme représente apparemment la situation rêvée par tout gouvernement, toute législation, toute technologie et toute science, mais ce but est difficile à atteindre.
   À travers l'histoire, toutes les sociétés qui sont parvenues à le conserver, pour une durée estimable, ont été caractérisées par leur isolation (vase clos) et leur taux de croissance démographique extrêmement bas. C'est l'évidence même, si on considère qu'en plus du consentement des membres de la société, l'immobilisme exige aussi d'être à l'abri des perturbations extérieures.
   Quand je parle de l'utopie de l'immobilisme, je ne veux pas parler du contenu de l'immobilisme (qui ne représente pas nécessairement une utopie, dans le sens où nous l'avons définie), mais de l'aspiration même à l'immobilisme.
   En effet, le contenu de l'immobilisme n'est pas une utopie, pratiquement jamais, alors qu'il peut être le résultat d'une utopie. Mais... quelle organisation sociale n'est, ou n'a pas été, le résultat d'une utopie qui l'a précédée?

6. Du «ratage» des utopies réalisables

Une question importante, qui a failli être posée plusieurs fois dans les chapitres précédents, se pose enfin: si tant d'utopies sociales sont réalisables, malgré les difficultés qu'elles supposent, et si l'immobilisme lui-même est aussi une utopie réalisable, comment se fait-il que, pratiquement, la plupart des tentatives d'utopies aient raté?
   Car toutes les utopies sociales réalisables qu'on a tenté jusqu'à ce jour ont été des utopies ratées. De Platon à Jésus, de la Constitution américaine à Marx, l'insuccès des utopies est tel que le mot utopie lui-même a pris une résonance péjorative ou ironique.
   Je ne crois pas pouvoir proposer de remède miracle à ce ratage, mais je vais essayer d'en établir un diagnostic sans pour autant recourir à la banalité d'accuser la nature humaine d'être la cause de cet échec. En effet, si toutes ces utopies avaient violé la nature humaine (sans nous occuper de la signification exacte de cette expression si vague), elles seraient inhumaines, antihumaines, c'est-à-dire, suivant nos critères, de pseudo-utopies ou simplement de mauvaises utopies.
   Au lieu d'utiliser de tels slogans, je préfère réexaminer le mécanisme des utopies. Récapitulons donc les faits importants :
   1. les utopies possèdent des conditions d'émergence nécessaires: insatisfaction, technique utilisable et consentement collectif;
   2. les utopies peuvent être paternalistes (proposées de l'extérieur) ou non paternalistes (proposées par ceux-là mêmes qui supporteront les risques de la proposition); cette dernière solution implique l'existence d'un feed-back continu exprimé en un langage compréhensible par tous;
   3. les utopies sociales sont descriptibles en un langage objectif;
   4. société et environnement sont, dans ce langage, des synonymes.
   5. Les utopies actuellement recherchées sont: la société égalitaire et la société de non-compétition (qui est, elle aussi, automatiquement égalitaire);
   6. ces utopies ne peuvent exister qu'à condition de ne pas dépasser certains ordres de grandeur numérique (conditions de seuils).
   Cette courte récapitulation donne déjà le diagnostic des ratages (que nous avons également constaté à la fin du paragraphe précédent): nous ne voyons plus les utopies qui ont réussi, tant elles nous semblent banales et évidentes. Nous ne remarquons que les ratages.
   Le ratage des utopies sociales tient à un seul fait: le succès d'une utopie réalisable transforme cette utopie même. La raison de cette transformation peut prendre plusieurs aspects:
   a. l'adhésion des masses à l'utopie qui a réussi. La plupart des utopies sociales (et par suite de l'équivalence de société et environnement, presque toutes les utopies sont sociales) sont soumises à des conditions de seuils, et le dépassement numérique de ces seuils entraîne la désintégration de l'organisation qui était à la base de l'utopie;
   b. l'immobilisme souhaité au moment de la réussite de l'utopie (institutionalisation): cet immobilisme prématuré est paternaliste par excellence, donc il change tacitement une organisation non paternaliste en une autre, paternaliste;
   c. l'introduction des gammes de valeurs individuelles de l'importance. Ces gammes changent nécessairement en même temps que les individus: une utopie sociale réalisée doit posséder un feed-back continu afin de s'adapter de jour en jour aux individus «réels» qui forment cette organisation sociale (autrement dit, il faut que les individus réels qui appartiennent à cette organisation sociale puissent réévaluer leur situation sociale et leurs gammes de valeurs de jour en jour).
   Si cette diagnose est vraie, c'est donc le feed-back continu qui est la clé de l'autopréservation des utopies réalisées, et ce sont les utopies non paternalistes qui ont la meilleure chance de survivre. C'est le feed-back continu qui, seul, peut empêcher la dégradation de la situation dans une organisation sociale (plus exactement, ce sont tous les individus appartenant à cette organisation qui évitent cette dégradation en faisant usage du feed-back continu), dégradation survenue soit par le surnombre, soit par l'institutionnalisation, soit par le changement des gammes de valeurs personnelles.
   Il existe un très grand nombre de réussites dans la réalisation d'utopies. La seule caractéristique commune entre ces utopies est le fait que toutes font usage d'une autorégulation pratiquée à l'aide d'un système de feed-back continu.

 

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