l'éclat

  Mazzino Montinari

Souvenir de Giorgio Colli

 

   traduit de l'italien par Michel Valensi


Ce texte de Mazzino Montinari a paru en italien dans un volume intitulé Giorgio Colli, édité par Sandro Barbera et Giuliano Campioni, Franco Angeli, Milano 1983, à la suite d'un colloque organisé en 1981 par l'Administration de la Province de Pise sur l'œuvre de Colli. Montinari fut avec Colli l'éditeur des Œuvres complètes de Nietzsche, publiées conjointement par Gallimard, Adelphi puis De Gruyter. Nous remercions les éditeurs du volume original, ainsi que Mme Sigrid Montinari de nous avoir autorisés à le reprendre ici. Il a également fait l'objet d'une édition en plaquette à l'occasion de la publication du livre de Giorgio Colli La Naissance de la philosophie. Cette plaquette est offerte dans certaines librairies. Renseignez-vous auprès de votre libraire... ou consultez notre liste

 

Pour la première fois dans la chronique, désormais interminable, des congrès, colloques, séminaires, tables-rondes, qui se tiennent dans l'Italie acculturée, notre rencontre se propose d'approcher l'œuvre de Giorgio Colli. Il semble donc qu'elle soit, elle aussi, destinée à venir s'ajouter à la liste des initiatives dites culturelles, dont la principale caractéristique est d'être irrémédiablement éphémère et sans conséquences réelles, puisque tout – y compris le nihilisme – est objet de colloque, et chaque chose, dans sa capacité à être un objet de colloque, se consume jusqu'à devenir une parole affaiblie, n'impliquant jamais aucun engagement, produisant des prétextes équivoques pendant un quart d'heure dans un débat radiophonique ou télévisé, l'espace d'une journée en troisième page d'un quotidien ou une semaine dans un magazine. C'est à toutes ces choses que je pensais lorsque monsieur Menichetti, délégué à la culture, me fit part de son projet, et je fus surpris, ou plutôt perplexe quant à l'opportunité d'une telle initiative, ayant pour objet le philosophe et l'homme le moins accessible, le moins susceptible de faire l'objet d'un colloque, que l'on puisse imaginer. Je crois, du reste, que des pensées semblables seront venues à tous ceux qui ont connu Colli personnellement, qui l'ont lu et ont accepté de venir à Pise pour parler de son œuvre. Le caractère insolite de notre rencontre devait, à mon avis, être signalé d'emblée, pour souligner la difficulté de notre projet qui est d'évoquer, aujourd'hui, la présence solitaire et incommode, inactuelle et inquiétante de Giorgio Colli, de la philosophie telle qu'il l'entendait. Nous devons la possibilité de tenter cette expérience à la Province de Pise et à son délégué à la culture, Monsieur Menichetti. Je voudrais pour ma part y contribuer par un souvenir de Giorgio Colli qui est tout à fait personnel.

Ce n'est pas dans l'écriture que Giorgio Colli voyait l'aboutissement de sa vie, mais bien au contraire dans l'action. Et l'action à laquelle il aspirait n'était pas l'action politique, pas même dans le sens le plus noble que ce mot pourrait avoir, mais dans la formation d'une communauté d'élus et d'égaux entre eux, unis sous le signe de la culture. Culture entendue dans le sens de vie philosophique selon le modèle antique, classique, grec. Ceci explique pourquoi son premier livre sur la philosophie grecque, Physis kryptesthai philei, dédié à la mémoire de Nietzsche, fut écrit en 1948 et que le deuxième, Philosophie de l'expression, n'a paru que vingt ans plus tard.

Entre 1949 et 1969, Colli tentera trois actions de grande envergure: au début des années cinquante, la création d'une collection de classiques de la philosophie pour l'éditeur Einaudi de Turin; collection scientifique, très spécialisée dans laquelle parurent: La Critique de la raison pure de Kant, l'Organon d'Aristote (qu'il traduisit lui-même et dota d'un commentaire critique); une édition des Présocratiques par Angelo Pasquinelli, qui fut – en même temps que moi – son élève au Lycée classique de Lucca jusqu'en 1942, et qui mourut prématurément à trente ans, sans avoir pu achever son travail; l'Épicure de Graziano Arrighetti, aujourd'hui professeur de philologie à l'Université de Pise. À la fin des années cinquante, ce projet grandiose, qui prévoyait l'édition des textes du jeune Aristote, de Platon, Spinoza, Malebranche, Schopenhauer, Nietzsche, fut abandonné à la suite de dissensions avec l'éditeur.

En 1957, Paolo Boringhieri avait créé une nouvelle maison d'édition à Turin, et Colli fit une nouvelle tentative: l'«Encyclopédie des auteurs classiques», qui devait être une collection de traductions des classiques de la philosophie, de l'histoire, de la science, de la littérature, de la religion: Platon, Gorgias et Aristote, Descartes et Pascal, Spinoza et Malebranche, Schopenhauer, Nietzsche et Emerson, Burckhardt et Taine, Newton, Fermat et Bayle, Adam Smith et l'abbé Galiani, Freud et Einstein, Voltaire et Montesquieu, Stendhal, Goethe et Hölderlin, Machiavel et Leopardi, ainsi que toutes les Upanishads antiques, les textes canoniques du bouddhisme, les classiques du judaïsme et de l'islam du Moyen Âge. Plus de cent volumes furent publiés entre 1958 et 1964. Ce fut sans doute la tentative culturelle de plus grande portée et dont nous avions commencé à parler dès 1956, l'année où la mort subite d'Angelo Pasquinelli nous réunit à nouveau.

Et j'ouvrirai ici une parenthèse personnelle et compromettante. J'ai déjà fait allusion au fait que Giorgio Colli avait été notre professeur de philosophie au lycée classique entre 1942 et 1945. Nous nous étions rencontrés au cours de cette période de prime jeunesse: la guerre, la résistance contre le fascisme, la première lecture de Nietzsche, de Platon, de Kant, la première musique (Beethoven), la première découverte du sens de l'amitié (qui me liait à Giorgio et à Angelo); tout ceci avait, dès l'âge de quatorze ans, marqué ma vie d'un sceau indélébile. Toutefois, à la fin du lycée, mes rapports avec Giorgio Colli, connurent une parenthèse.

En 1945, j'avais entrepris des études à la faculté de Lettres et de Philosophie de Pise (Ecole Normale Supérieure), et commençai à m'occuper de politique; inscrit au Parti communiste italien, je prenais contact avec une vision historico-marxiste de mon travail et de la vie, à tel point qu'après une année de philosophie, je passai à l'étude de l'histoire sous la direction de Delio Cantimori. Quand, en automne 1949, Colli devint professeur d'histoire de la philosophie ancienne à Pise, j'avais terminé mes études, et après un séjour à Francfort, je commençai à travailler comme rédacteur aux éditions Rinascità, à Rome; c'était à l'automne 1950. C'est de cette époque que date mon activité de militant et de fonctionnaire du Parti communiste italien, laquelle a duré jusqu'à la fin de l'année 1957. Je dois à cette époque de certitudes politiques et – si l'on veut – idéologiques, des préjugés auxquels, encore aujourd'hui, je ne peux renoncer, en faveur du militantisme au sein du parti et contre un certain gauchisme radical petit-bourgeois. De toute façon l'école du «sens de l'histoire» (Cantimori), doublé du sens politique des communistes italiens, nous empêchait, nous, jeunes militants de cette génération, de «croire» aux utopies révolutionnaires.

Il ne fait pas de doute que les contradictions sanglantes du socialisme, que l'on reconnut par la suite comme réelles, depuis le 17 juin 1953 – que je vécus personnellement en RDA à Berlin – jusqu'à la répression de l'insurrection hongroise en automne 1956, commencèrent à limiter douloureusement et rigoureusement à mes yeux la sphère de l'action politique. Je me rendis compte que la politisation totale dans laquelle j'avais vécu jusqu'alors était une erreur (même politique). Aidé en cela par Thomas Mann et par la relecture (cette fois manienne) de Nietzsche, je croyais pouvoir distinguer la sphère politique et celle culturelle, celle-ci étant distincte et opposée, que ce soit dans un totalité historique, à la première, la sphère de l'État. En d'autres termes, penser politiquement (pour agir concrètement dans la réalité de mon pays) continua et continue de signifier pour moi être communiste, tandis que s'affirmait, d'autre part, un intérêt grandissant, non plus pour l'action politique, mais pour ce que j'ai appelé la culture (au sens de Burckhardt). (Cette distinction, presque archaïque par rapport à des visions plus modernes et plus totalisantes du monde et de la philosophie, est encore aujourd'hui la mienne.) Les retrouvailles avec Giorgio Colli m'aidèrent à porter à terme ce processus de clarification. À la fin de l'année 1957, je cessai mes activités de fonctionnaire au sein du Parti, et dès le premier janvier 1958, je m'installai à Florence pour travailler avec l'ami retrouvé.

Colli m'avait fait part, dès 1956, de son programme d'action culturelle, qui aurait pris forme dans l'«Enclyclopédie des auteurs classiques». Il s'agissait de former une sorte de communauté nouvelle de lecteurs et de collaborateurs, en publiant des textes qui ne pouvaient apparaître qu'inactuels et démodés aux yeux de l'intelligentsia académique et politique, et même dans certains cas, irritants ou scandaleux. Nous étions en 1958 et il n'existait certes pas en Italie, ni en France et encore moins en Allemagne une «Nietzsche Renaissance». Mais nous commençâmes justement par un texte de Nietzsche, Schopenhauer comme éducateur (que je traduisis). Chacun de ces textes était accompagné d'une très courte présentation de Colli, par laquelle il cherchait à expliquer les raisons du choix d'un tel texte et il donnait par là-même une certaine unité à cette sorte de canon de lectures pour «esprits libres», c'est-à-dire pour esprits capables de lire des textes non destinés à la consommation idéologique immédiate: les écrits sur la théorie de la nature de Goethe, et les théories des couleurs de Schopenhauer, l'essai de Pascal sur l'équilibre des liquides et la dispute Leibniz-Newton sur le calcul infinitésimal, la Légation au duc Valentino de Machiavel et le Dialogue sur le commerce des grains de Galiani, les Parerga de Schopenhauer, les correspondances Nietzsche-Rohde, Nietzsche-Wagner, Nietzsche-Burckhardt, les textes religieux hindous, arabes, juifs, et paléo-chrétiens, etc.

Il est impossible de donner ne serait-ce qu'une vague idée de l'ampleur d'une telle entreprise concentrée pratiquement sur six années de travail. Et je ne saurais pas non plus en mesurer le succès. C'était une action à contre-courant, mais un courant opposé semblait pourtant faire défaut, si l'on en juge par les rares comptes rendus dont elle a fait l'objet: le bon usage des polémiques littéraires s'était perdu en Italie depuis des décennies. Ces textes sont aujourd'hui introuvables en librairie; il faut en tout cas penser à ce que serait leur action souterraine. Ce fut pour Colli, une période riche en nouvelles rencontres, surtout avec des collaborateurs qui proposaient tel ou tel texte et qui établirent avec lui des rapports plus ou moins durables. Une communauté idéale de lecteurs fidèles s'était formée.

En même temps, et jusqu'en 1958, Colli préparait une autre initiative culturelle éditoriale: la traduction en italien des œuvres complètes de Friedrich Nietzsche. L'absence d'un texte fiable des fragments posthumes, le caractère philologiquement insoutenable de la Volonté de puissance, de funeste mémoire, un voyage à Weimar (où les manuscrits de Nietzsche étaient conservés de manière exemplaire aux Archives Goethe-Schiller), conduisirent mon ami à transformer radicalement son projet; plutôt qu'une traduction italienne, nous aurions préparé le texte critique allemand des œuvres et fragments posthumes de Nietzsche. Les éditeurs allemands consultés en 1961 ne voulurent pas appuyer notre entreprise. C'est grâce aux éditions Gallimard (Paris) et Adelphi (Milan), qui acceptèrent de publier les traductions complètes de Nietzsche sur la base de textes fiables, que notre travail à Weimar et à Florence put être financé à partir de 1962. Sans Gallimard (Dionys Mascolo) et Adelphi (Luciano Foà), l'édition De Gruyter actuelle n'existerait pas. Ce fut plus tard, en 1965, Heinz Wenzel, directeur du secteur historico-philologique de De Gruyter, qui eût le mérite de reconnaître l'importance de notre travail à Weimar. Ainsi en 1967, deux ans après la traduction italienne et un an après celle française, commença de paraître en allemand la nouvelle édition critique de Friedrich Nietzsche. Cette troisième tentative d'action culturelle de mon ami est celle qui eut le plus d'échos, non seulement en Italie, mais à l'échelle internationale. En effet, si de 1958 à 1961, alors que nous préparions notre entreprise, nous étions seuls avec nos peu nombreux et obscurs collaborateurs italiens (Maria Ludovica Pampaloni, Sossio Giametta, et par la suite Mario Carpitella, tous trois «pêchés» parmi les meilleurs collaborateurs de l'Encyclopédie des auteurs classiques), la situation avait changé du tout au tout dix ans plus tard. On peut même dire aujourd'hui qu'un nouveau mythe de Nietzsche est en train de se former dans une sorte de gigantesque syncrétisme culturel, qui mélange des éléments de l'idéologie conservatrice avec des éléments d'origine marxiste ou de gauche: Carl Schmitt et Walter Benjamin, Theodor W. Adorno et Ernst Jünger, Bertold Brecht et Gottfried Benn, Karl Marx et Martin Heidegger, et partout: Nietzsche.

Mais pour Colli, le pire usage que l'on pouvait faire de Nietzsche, c'était justement cette actualisation contagieuse.

Notre édition a toutefois contribué de manière importante au retour de Nietzsche. Mon opinion et mon espoir est qu'elle n'ait pas encore, en tant que proposition de lecture critique de la philosophie nietzschéenne, donné tous ses fruits. L'édition en elle-même ne pourra certes pas éviter des manipulations et des exagérations dans la lecture de Nietzsche, pas plus que les précédentes éditions fautives n'empêchèrent d'importantes et considérables lectures de Nietzsche (Löwith, Jaspers, Heidegger, Fink, Andler, Salin).

La caractéristique de Colli est d'être resté attaché solidement à son Nietzsche, de n'avoir pris acte pratiquement d'aucune des interprétations françaises, américaines ou allemandes récentes ou plus anciennes.

Les Écrits sur Nietzsche (1980), parus un an après sa mort, nous éclairent sur la manière dont Colli lisait son philosophe. Ces écrits ont été publiés à l'origine en annexe des différents volumes des œuvres chez Adelphi; ils font partie de ce fait de cette action culturelle que l'édition italienne a représenté pour Colli. Ce ne sont pas des commentaires ou des interprétations, mais plutôt des prises de position à propos des différentes œuvres de Nietzsche, des dialogues avec un grand interlocuteur. Ils sont rendus possibles par la distance avec laquelle Colli parvient à regarder son philosophe. Giorgio Colli est plus classique, plus grec que Nietzsche et n'a que faire de la polémique anti-romantique de son auteur, il n'a cure d'affirmer sa propre inactualité, comme le fait Nietzsche; il n'a pas l'hypothèque du germanisme sur le dos et donc les enthousiasmes de Nietzsche pour la culture française, surtout pour celle du xixe siècle, lui semblent excessifs; il n'est pas moderne, ni chrétien, et de ce fait ne peut s'abaisser à se compromettre avec le «sens historique», ni partager les fureurs de l'Antéchrist; il n'est ni socialiste, ni réactionnaire, mais ignore simplement la politique, ce qui n'est pas le cas de Nietzsche qui rêve de «grande politique»; enfin ses éducateurs dans le domaine de la pensée spéculative sont le Platon du Parménide (et l'école d'Élée dans son ensemble), l'Aristote de l'Organon, le Spinoza de l'Éthique, le Kant de la Raison pure (lue en toutes convergences de vues avec Schopenhauer), aussi ne peut-il percevoir que comme improvisées les «découvertes» gnoséologiques et spéculatives du dernier Nietzsche. Et d'ailleurs, seul ce Colli pouvait écrire sur Nietzsche ces paroles définitives:

«Nietzsche est l'individu qui, à lui seul, a élevé le niveau général de nos pensées sur la vie, et il y est parvenu par un puissant détachement à l'égard des hommes et des choses qui l'entouraient, si bien que nous sommes contraints de partir du niveau qu'il a imposé. Sa voix couvre toute autre voix du présent; la clarté de sa pensée fait paraître floue toute autre pensée. Pour celui qui s'est libéré de ses chaînes et ne reconnaît, dans l'arène de la connaissance et de la vie, aucun tyran, il n'y a que lui qui compte.» (Après Nietzsche, p. 179-180)

C'est à partir de 1967 que Colli considère achevée pour l'essentiel ce qui fut sa troisième grande initiative de culture adressée au public: l'«action Nietzsche». Un quatrième plan d'action d'envergure internationale, celui d'une Encyclopédie de l'Antiquité classique (qui aurait été d'une plus grande ampleur et d'une meilleure organisation structurelle que l'imposant travail de Pauly-Wissowa) ne put se réaliser.

Après une séjour pratiquement ininterrompu à Weimar de 1963 à 1970 – durant lequel nous avons travaillé en contact étroit soit par lettres soit pendant la semaine où chaque année, Colli venait me rejoindre –, je regagnai Florence.

En 1969, Colli avait publié Philosophie de l'expression, sa principale œuvre théorétique. Pour quelqu'un qui, comme moi, vivait à ses côtés, cette publication signifiait la lente affirmation d'une décision: recourir à une écriture propre, clore à contre-cœur la période de l'action. Non pas parce que l'action avait échoué ou qu'elle s'était conclue par quelque succès; ceci ne peut être établi d'aucune manière: l'action avait eu en elle-même toute sa valeur, et ses effets se faisaient sentir sous des formes les plus variées. Pourtant l'effet le plus important, auquel Colli, jusqu'en 1957, avait pu espérer, à savoir la constitution réelle d'une communauté d'élus et égaux entre eux, n'avait pu être atteint. Colli parlait alors d'une revue qui aurait pu fonctionner dans cette direction et qui pour être réellement une «action» aurait dû être hebdomadaire. Ce projet resta une visée lointaine; rien ne se profilait alors sur le plan personnel ou matériel qui put aller dans ce sens. Chaque livre de Colli – tant le Après Nietzsche (1974), que La Naissance de la philosophie (1975) – est, à y bien regarder, un succédané de l'action, ce n'est pas une «littérature» qui renvoie à une autre «littérature», mais sous la forme de la littérature (en tant qu'il s'agit de choses écrites) nous sentons l'exhortation à vivre différemment, à vivre une vie digne d'éternel retour.

Entre-temps, un nouveau champ d'action s'était ouvert pour Colli à partir des années soixante-dix. Les étudiants, rares et choisis entre 1949 et la fin des années soixante (certains d'entre eux devinrent des collaborateurs de l'Encyclopédie des auteurs classiques) devenaient toujours plus nombreux. À l'université de Pise, Giorgio Colli n'avait jamais reçu un signe de reconnaissance de la part de ses collègues (pas plus qu'il ne le leur avait demandé). Par contre les étudiants accouraient désormais à ses cours, et il pouvait compter chaque fois sur au moins une centaine d'auditeurs. De nouveaux rapports se créaient avec de jeunes esprits, de nouvelles perspectives s'ouvraient peut-être. Toutefois le Colli de ces années-là est isolé, et les contacts avec ses amis se font rares (y compris avec moi). Il tourne son regard vers le passé, vers la Grèce archaïque de la naissance de la philosophie. C'est ainsi qu'est né le projet grandiose de la Sagesse grecque, conçu en onze volumes, qui devaient rassembler les textes des sages de la Grèce avant Socrate. Deux volumes d'une extraordinaire nouveauté (même philologique) parurent en 1977 et 1978; au début de 1979, la mort interrompt cette nouvelle entreprise. Le troisième volume sur Héraclite paraîtra posthume en 1980. Personne n'est en mesure de porter à terme ce que Colli a commencé. Quand Colli semblait s'éloigner tout à fait du présent et de l'action, quand il voulait reconstruire la sagesse antique avant l'écriture, c'est alors justement – «encore une fois» – qu'il agit, dans le sens où il a toujours entendu le mot «agir»: en restaurant l'authenticité de la pensée dans ses origines, en évoquant ainsi la présence dans l'époque de l'oubli de ces origines, sans concession aucune à des écoles de philosophie, de philologie ou d'histoire, sans «colloquer» avec la «littérature», pas même la littérature scientifique qu'il connaissait parfaitement, mais interrogeant seul les textes, les restes de la Grèce archaïque. Et cela impliquait un travail continu dans son bureau de San Domenico aux environs de Fiesole, au moins dix heures par jour. Cela signifiait solitude et silence.

Je dois m'excuser auprès des auditeurs d'avoir donné une ton sans doute par trop intime de cette évocation de Giorgio Colli; d'autant plus que je ne crois pas avoir atteint le but que je m'étais fixé, à savoir d'évoquer réellement sa personne. Cette personne qui, au-delà du débat critique sur ses écrits, qui est plus que justifié et même conseillé, est «irréfutable» comme le dit un jour Nietzsche à propos des grands philosophes. Mais si je devais expliciter l'état d'esprit qui a conduit mon souvenir, je pourrais seulement citer le «chant des tombeaux» nietzschéen:

«Là-bas se tient l'île des tombeaux, la silencieuse: là-bas se tiennent aussi les tombes de ma jeunesse. Là-bas je veux porter une couronne d'immortelles de la vie. Ayant ainsi décidé dans mon cœur, je traversai la mer.»