GIORGIO COLLI
APRÈS NIETZSCHE


Recettes pour un philosophe

 

Destin commun

Lorsqu'on voit à la Bibliothèque Nationale de Florence, sur le frontispice de certaines éditions du XVIe siècle de l'œuvre de Machiavel, que le nom de l'auteur a été raturé d'un trait de plume par une main inconnue, en signe de mépris pour celui qui avait écrit sur «l'état de faiblesse où la présente religion a conduit le monde», on pense à Friedrich Nietzsche, et à ce que doivent attendre de la justice des générations futures tous ceux qui s'adressent à leur présent avec une dureté véritable.

 

Deux monstruosités

Chez Socrate l'absence de tout penchant mystique est si totale qu'elle en devient monstrueuse par défaut. Cette suggestion géniale est de Nietzsche qui cite, pour étayer sa thèse, le daimonion, résidu détourné, et donc purement négatif, d'une sagesse de l'instinct. Cependant Nietzsche va trop loin lorsqu'il oppose à cela, comme caractère positif de Socrate, un excès de disposition logique, anti-mystique. Socrate aspirait au contraire à la connaissance mystique; c'est pourquoi il assistait aux tragédies, démontrait une nature religieuse, était respectueux de la grande tradition de la cité; mais son tempérament n'était pas mystique. La dialectique fut un substitut, son habileté déductive ne lui suffisait pas. Le logos surgit de la connaissance mystérique, mais ne peut conduire à cette vision, comme Socrate l'espérait sans doute, et comme Platon tenta de le faire croire. C'est pourquoi Socrate fut un insatisfait, un pessimiste, crispé entre une impulsion à l'extase, à l'intensité, et une lutte forcenée contre la vie. Par son comportement envers Alcibiade, dans son retrait face à la passion que lui-même éveillait, Socrate trahit son secret. Celui qui recule devant le gouffre de la folie, celui-là s'agrippe à la conscience, veut et ne veut pas se laisser emporter, et le voilà devenu calomniateur, législateur de la morale et, au regard du monde, outrecuidant déçu, comme le laissent transparaître son apologie devant les juges ou la méchanceté de son ironie.

Nietzsche aussi témoigne, mais en sens inverse, d'une monstruosité par défaut: c'est cette nature parallèle qui le lie viscéralement à Socrate. Nietzsche manque au plus haut point d'une capacité déductive supérieure, celle qui permet de coordonner et de subordonner une immense quantité de représentations abstraites, comme il sied au philosophe. Il a, en revanche, une disposition éminemment mystique et mystérique, mais il veut la cacher. Ce qu'il se propose d'atteindre, c'est une excellence raisonnante et c'est précisément ce qui lui fait défaut de manière paradoxale. Ses efforts pour émerger, pour se tirer d'affaire, portent sur le domaine auquel sa nature est la plus étrangère.

 

La vérité terrifie

Nietzsche a vu que la douleur de notre existence est sans recours, que les illusions et les mensonges pour l'éloigner de nous sont vains. Face à l'angoisse de cette vision, il sut rester «véridique», mais par la suite, avant de succomber, égaré dans la forêt de la connaissance, il excita les «animaux de proie bigarrés» et exulta dans la terreur et dans le désespoir pour se montrer en lutteur victorieux. Les chasseurs de la douleur, avant Socrate, sortirent vivants de cette forêt.


Le jeu de la parole

En Grèce le sage est un pugiliste, toujours en garde contre des attaques mortelles, jusque dans ses rêves visité par des monstres et des guerriers, émergeant à la fin d'une mêlée tourbillonnante avec des gestes mesurés, bienveillants et pacifiques en apparence, les membres souples et déliés, échappant aux embûches des dieux. Après la lutte, les mots sortent de sa bouche avec un détachement assuré, sans hésitation.


Un rappel à ceux qui vont à contre-courant

Schopenhauer, qui a arraché la pensée européenne au provincialisme, se singularise déjà par son entrée sur la scène du monde, par les vicissitudes extérieures de sa formation. Né avec le pathos de la vérité, esprit indépendant jusqu'au pathologique et à la manie, il doit, encore adolescent, décider de sa vie. Avant de se tourner vers les livres, il a déjà scruté les hommes, les choses, les pays. Le talent spéculatif éclate en lui très précocement et très tôt se manifeste une originalité de bon aloi à l'encontre des règles de la dure compétition philosophique. Impatient, il ne supporte guère l'ennui d'un long et pédant apprentissage d'études; c'est pourquoi il ne prendra jamais le pli de la spécialisation humaniste et philologique (comme ce fut le cas pour Nietzsche). Autodidacte, dilettante en un sens, il est libre à l'égard des opinions reçues, académiques. Il demeure étranger à l'histoire, érudite et indirecte; par rapport à la tradition du passé, il sera le modèle de Burckhardt: il puise directement aux sources. Toutefois, le développement précoce et tumultueux de son génie original lui fut préjudiciable. Dans la hâte de construire son édifice, il fut obligé de choisir ses pierres d'angle presque au hasard. Une discipline logique lui fait défaut: sa théorie de la connaissance est bâtie avec une clairvoyante gaieté, mais s'appuie sur des matériaux qui ne sont pas toujours nobles. Après la grande et fugace saison de la floraison, le mythe de la vérité absolue, immuable, arrête son développement. Ce qui a été l'objet d'une haute intuition, ce qui a été pensé aussi intensément ne peut pas, ne doit pas changer. Ainsi, plus tard, à l'âge mûr, il s'interdit la possibilité d'approfondir rationnellement – et il avait tout le temps de le faire – les points faibles de son système de pensée, et donc de se renouveler, de s'enrichir, de s'alléger, bref de rire de lui-même.

 

L'envie comme vertu 

Schopenhauer est d'un naturel qui étonne grandement chez un penseur moderne, à une époque où avant toute chose nous rencontrons l'hypocrisie. Il met en avant les aspects irritants, parfois même répugnants de son tempérament. Il n'a aucune maîtrise de soi, sauf pour le style. Dès qu'il peut, il envoie au diable le lecteur, le maltraite; dans son discours, le pathos personnel est toujours aux aguets. À la lecture de sa prose sanguine, l'européen cultivé découvre que le philosophe n'est pas toujours un poisson froid, un pédant rébarbatif. Il a un tempérament bourru, agressif, haineux et plein de ressentiment. Il est radin, et pas seulement en ce qui concerne l'argent. Son œil d'aigle a pu percevoir, sous les apparences, la trame de la vie: eh bien, il veut soustraire ce spectacle aux autres, il n'en parle que pour prétendre que tout le monde le reconnaisse comme son domaine exclusif. Une volonté vulgaire couplée avec l'intelligence la plus haute: ce qui s'exprime dans sa philosophie. Il attendait davantage de la vie, le butin d'un chasseur de proie, l'assouvissement effréné d'un tyran, ce à quoi il dut renoncer trop tôt. Il demeure frustré, mais nonpas en raison de la banale impuissance d'un homme familier des livres. Encore adolescent, jeune homme, il espérait et attendait beaucoup de Goethe; il en reçut en échange un signe glacial, royal, d'approbation et d'encouragement. Il dissimula sa déception. Il trouva le réconfort davantage dans le mythe de la littérature que dans une intériorité débordante et auto-suffisante: ainsi théorisa-t-il l'isolement du génie, la possession exclusive de la vérité et, de manière plus dérisoire, la gloire de la postérité, par une sorte de justice métaphysique. Il fut prisonnier de ces concepts. Ce que l'on pardonne le plus volontiers à Schopenhauer c'est son côté puéril (alors que lui voudrait paraître cynique, surtout envers les femmes). Certains accents polémiques, ou parfois certains cris stridents, lorsque la colère semble presque lui couper le souffle, mais rend sa plume plus agile, nous apparaissent en tous points semblables aux caprices d'un enfant. Sa vanité sénile, en revanche, s'abreuve béatement des éloges les plus stupides, des exaltations de ses premiers disciples, sans se soucier de la valeur de celui qui les prononce.

 

Ascétisme de Platon

L'arme psychologique de Nietzsche dans l'interprétation historique s'enraye parfois, par exemple lorsqu'il cherche à étayer des idées préconçues sur la base de sources historiques peu dignes d'intérêt. Aussi lui arrive-t-il de reprocher à Platon un penchant pour la vie ascétique. Cela paraît inconcevable si l'on considère que Platon est un des rares philosophes que Nietzsche a lu intégralement (et il y a perçu bien des choses que nul avant lui n'avait découvertes). Certes, Platon fut un tyran qui aurait voulu imposer à d'autres une vie ascétique. Mais pour ce qui est de lui-même! Il est possédé par le démon de l'avidité et de la débauche intérieure. Un désir de vivre effréné et insatiable le conduit à la perte de toute dignité (qu'on l'imagine retenu à Syracuse et humilié par le jeune Denys). La comédie orphique du Phédon et d'autres tableaux d'intention rhétorique ne doivent pas nous abuser.

 

Montaigne comme refuge

Celui qui est exposé, d'une manière maladive, au pathos philosophique de l'étonnement, de l'effroi, du vertige à rebours, par une attraction vers l'abîme du passé, se laisse parfois intriguer et séduire par une disposition contraire, par l'attitude de l'homme du monde, comme celle de Montaigne par exemple, envers la philosophie. C'est ce qui s'est passé pour Nietzsche aussi, qui fut un admirateur de Montaigne. Dans ce cas, la considération «critique» de l'histoire n'appartient pas à un homme d'action, mais à un contemplatif qui prend des poses d'homme du monde, avec parfois un regard d'une indulgence supérieure pour les tourbillons bariolés des pensées humaines, hautain et désenchanté. Ce comportement, qui paraît bien naturel chez Montaigne, dans sa manière de survoler les choses, semble presque forcé chez Nietzsche. Il est remarquable, en tout cas, chez l'un comme chez l'autre, que la tractation suive précisément le fil de la casuistique historique: on se libère de la hantise tourmentée de l'histoire par une arrogante sous-estimation.

 

Apprêts scénographiques

À quel point Nietzsche fut comédien déjà dans l'âme, comme aspiration, on le voit à ses cahiers sur lesquels il se plaisait à dessiner des frontispices pour ses livres futurs (pour ceux qu'il écrivit et pour beaucoup d'autres qu'il n'écrivit jamais), traçant de sa plus belle écriture les titres et les sous-titres. L'acteur dispose le cadre extérieur de la représentation future: ce rituel favorise son identification.

 

Critique de la tendance systématique

La raison est tout d'abord un discours commun, une discussion, traduisant en des mots qui engagent, devant une collectivité choisie, une expérience cachée, intérieure. Puis le public s'élargit et un homme seul s'avance pour parler, persuader, manifester l'inconnu. C'est le discours rhétorique, la raison rhétorique où l'effet d'engagement se mêle à l'émotionnel. Encore un pas et le discours rhétorique prend une forme écrite; le public n'écoute plus les paroles, mais les lit; il n'est plus impliqué par le pathos personnel, par la magie du rhéteur. Cette écriture est connue sous le nom de «philosophie», qui conservait, dans un premier temps, quelque chose de l'élément émotionnel, bien qu'atténué. Mais un pas de plus, le dernier, et l'émotionnel disparaît tout à fait. Ayant perdu le contact avec l'expérience cachée, le discours écrit doit trouver en lui-même un étai, et la vibration de la parole vivante ne subit plus désormais de contrôle – qui serait une extension de réalité – dans la pensée de celui qui discute, ni dans l'émotion de celui qui écoute. Il faut que les multiples significations d'un mot soient réduites à une seule, il faut imposer tyranniquement la contrainte d'une raison qui n'appartient qu'à celui qui écrit, sans vérification. L'unique simulacre, mensonger de surcroît, de cette œuvre commune dont a surgi la raison reste, aujourd'hui que toute émotion est éteinte, l'esprit systématique. C'est l'édifice élevé par un architecte arbitraire, avec des mots qui ont reçu une signification unique, liés ensemble par un ordre, par une nécessité que seul un législateur outrecuidant a sanctionnés. Le «système» reste comme succédané de tout ce qui s'est perdu au cours des précédentes transformations, c'est le résidu d'une certaine rhétorique privée de portée émotionnelle, desséchée, rendue pédante par le souci pointilleux de faire survivre une raison perdue. Mieux que quiconque Nietzsche a raillé les illusions et les prétentions de la philosophie systématique, mais, pris lui-même au mirage d'une philosophie comme rhétorique, il n'a pas su aller au-delà d'une récupération de sa phase primitive et émotionnelle. Il a condamné trop hâtivement, et par défaut de profondeur, toute métaphysique, et la dialectique en général, sans pressentir que leur origine se tenait dans une sphère au-dessus de toute rhétorique, impossible à détruire d'un point de vue rhétorique.

 

«Pouvoir» et «vouloir»

Nietzsche n'a pas besoin d'interprètes. Il a parlé suffisamment de lui-même et de ses idées, et de la manière la plus limpide. Il faut juste écouter, sans intermédiaires. La condition première, à cette fin, est qu'on le «puisse» comprendre, cela va sans dire; mais la condition supplémentaire n'est pas négligeable – dans la mesure où son discours est la plupart du temps exotérique – à savoir qu'on le «veuille» entendre.

 

Comment l'on devient philosophe

Choisir à temps ses maîtres (le flair doit être inné) – et qu'ils soient peu nombreux. Les serrer, les presser, les épuiser, les tourmenter, les mettre en pièces et les remettre ensemble, sans céder au charme de la polymathie. Mineur fidèle à sa caverne: telle est la face obscure du philosophe. Schopenhauer a connu la recette, pas Nietzsche; mais il a su creuser Schopenhauer.

 

Le besoin de dire

Posséder une connaissance mystique délivre de toute urgence de manifestation de soi: le tissu expressif en général apparaît déchiré (puisque l'individuation n'y opère plus). Mais bientôt les fils se renouent et la personne veut garder ce qui a été vu, elle veut le dire. Un reflux vers la parole s'impose, et même, parfois, une réforme exotérique de l'exposition. La rupture stylistique qu'ont opérée certains penseurs à l'égard de la tradition expressive de la philosophie est le contrecoup d'une conquête cognitive abnorme. C'est le cas de Nietzsche. Toute tradition est reniée, puisque l'objet à communiquer est inouï.

 

Pensées sans hâte

Les paradoxes de Nietzsche s'imposent parfois à nous comme une fulguration, puis, si on les laisse reposer, perdant leur résonance, ils faiblissent. Ainsi l'affirmation que l'intellect semble être plus ancien que le sentiment ou celle, analogue, que l'intuition est conditionnée par des concepts. Dans ces cas-là, l'éclair aurait besoin, pour produire l'explosion, d'être intégré dans un très vaste réseau discursif et déductif. De nombreuses pensées de Nietzsche attendent ce développement.

 

Théorie de la volonté

Nietzsche a raison lorsqu'il affirme qu'une pensée se présente si elle veut et non si je le veux; mais il a tort lorsqu'il affirme que l'action est tout, et que l'agent est tout simplement inventé, déduit de l'agir. Dans le tissu de la connaissance il n'y a point de sujet pur, absolu, ni comme substance, ni comme forme, ni comme synthèse; un sujet empirique est pourtant une réalité de l'apparence, c'est un faisceau de représentations doté, entre autres choses, d'une certaine persistance d'ensemble. En soi, l'action est un mouvement, une série représentative résolue totalement en termes de connaissance; ce qui la différencie des autres représentations spatio-temporelles, c'est sa localisation dans un sujet empirique, ou plus précisément le fait que la série de représentations constituant le mouvement est mise en rapport avec le groupe de représentations qui forment le sujet empirique, en ce sens que ladite série, à l'intérieur des connexions générales de l'apparence, est pensée comme étant conditionnée par ce groupe. Cela signifie que le sujet empirique est représenté par nous comme la cause du mouvement; la suture du mécanisme est fournie par une ou plusieurs représentations appartenant à la sphère du sujet empirique, que nous appelons des motifs. L'hétérogénéité apparente entre ces derniers, qui sont des représentations abstraites et intérieures, et les représentations spatio-temporelles du mouvement, que l'on doit penser comme des effets des motifs – pour autant qu'elle est ressentie, avec gêne, presque comme une lacune, une interruption du réseau interprétatif universel – suggère une intégration, dans le respect de la nécessité d'un lien continu entre les représentations (qui est une loi de l'apparence), c'est-à-dire qu'elle produit par contraste et comme compensation l'entité fictive de l'acte de volonté, destinée à faciliter l'appréhension de ce lien causal.

S'il était possible de reconstituer le tissu représentatif dans son ensemble, nous n'aurions pas besoin de l'élément miraculeux de l'acte de volonté. Mais cela est impossible, non seulement à cause du caractère obscur du lien entre motif et mouvement, mais encore plus à l'autre extrémité du mécanisme causal de l'individu, lorsqu'il s'agit de fixer les conditions qui donnent naissance au sujet empirique. Les chaînes de représentation qui déterminent l'émergence de l'individu ne sont pas placées sur la même ligne que les effets extérieurs de l'individu lui-même, de ses actions. Au contraire, les premières se déroulent comme des rayons concentriques et centripètes, alors que les secondes, une fois la persistance plastique constituée, se développent par rupture de direction, par ricochet, par une inversion, un rayonnement vers l'extérieur. Au centre de ce rayonnement les lignes se confondent, se perd la direction du ricochet. Cette fracture rend la récupération du mécanisme causal impossible, si bien qu'une autre entité fictive, la volonté, est postulée comme origine, cause première de tout le phénomène de l'action. Mais le sujet empirique est un composé instable, et non pas une substance dont pourrait relever une faculté, le vouloir. Ce dernier comble la lacune cognitive, eu égard au conditionnement de l'individu, de même que l'acte de volonté cherche à établir le lien entre motif et mouvement, et que le concept d'action n'est lui-même qu'une manière de simplifier le rapport entre deux séries représentatives apparemment hétérogènes. En conclusion, Nietzsche a tort d'affirmer que l'action est tout: dans la sphère de l'action, le seul objet réel (comme représentation bien entendu) c'est l'agent, l'individu empirique.

 

La littérature remplace la vie

Nietzsche a suivi les traces de Schopenhauer également dans ce qui est le plus désirable pour un philosophe, dans la vie quotidienne. Pour Schopenhauer, écrire a été le but, ce qui s'approche le plus d'une joie positive, dans la vie d'un solitaire (et l'illusion de l'efficacité de l'écriture ne l'abandonna jamais). Nietzsche avait une imagination plus ardente, il appréciait une action qui dépasse les limites du papier et de l'encrier, et pourtant il n'a perçu que rarement l'étroitesse de l'agir par la littérature. Par ce choix, prématuré et péremptoire, il s'interdit toute autre expression, il enferma sa personne dans un cercle magique. Le psychologue, devin des fins et des mobiles de l'agir, perçut confusément les choses comme plus proches de soi, il se trompa sur ses possibilités d'action. Son ambition, son arrogance, fut une humilité excessive, une sous-estimation de soi.

 

Le renard et les raisins

Démolir les prétentions systématiques, dogmatiques, optimistes de la raison, briser la superbe de la science: tout cela est très bien – et il est possible d'aller plus loin que Nietzsche sur ce chemin – mais ce n'est qu'une prémisse négative. Restent les questions les plus importantes: comment tout cela a pu arriver, quel serait en revanche un usage sain de la raison et quel relief pourrait prendre une raison authentique? Il ne faut pas chercher la réponse historique dans la direction de Nietzsche, sur les traces d'une origine morale. C'est la genèse théorétique qu'il faut interroger: tout cela a été possible par une déviation de l'impulsion cognitive intervenue en Grèce. Si l'on fait abstraction de cet incident historique, la raison apparaît à nouveau comme un élément cosmologique, constitutif du monde, comme son ultime configuration plastique, réflexion abstrait, plus avancée, de la racine de la vie et maillon final de la vie elle-même. Les plus anciens Grecs étaient parvenus à un grand résultat, la découverte du logos authentique. C'est pourquoi il faut repousser les balivernes contre la raison, venant de ceux qui n'en ont pas deviné la naissance, ne l'ont pas suivie à travers ses chemins tortueux, n'ont pas découvert que c'est elle qui donne forme à la corporéité labile et qui trame l'ordre apparent du monde sensible qui nous entoure. Ces bavardages révèlent une exploration insuffisante de la vie et rappellent souvent les mots de ce renard qui ne pouvait attraper le raisin.

 

Les tyrans sont ennuyeux

Nietzsche a tourné en ridicule la prétendue discipline philosophique, il a fait voir à qui n'est pas aveugle, que devenir bossu à force d'étudier les philosophes ne permet pas, et empêche même, de devenir philosophe. Mais quelle est la portée de cette ironie libératrice? Si l'on vise la sagesse, on peut jeter tous les livres; mais cela n'est pas possible si l'on vise la philosophie. Nietzsche, d'ailleurs, a beaucoup lu malgré ses exhortations en sens contraire; il a même trop lu. Peu convaincant est aussi son artifice qui consiste à s'abstenir des livres des philosophes et à se tourner vers ceux des biologistes, des historiens, des littéraires. Ou bien encore vers les témoignages sur les hommes d'action. Ce fut une présomption, peut-être une évasion, en tout cas une déviation. Qui veut regarder de plus haut ne peut esquiver la rencontre directe avec «les tyrans de l'esprit». Il faut supporter l'ennui et ajouter à la ruse une patience opiniâtre. De cette rencontre naît une discussion, une compétition sur de longues années. Nietzsche s'y refusa, et son jugement n'en fut que plus hésitant, capricieux. Il manqua d'assurance, de lucidité théorétique.

 

 

L'inactuel devient actuel

 

Nietzsche attaque Socrate comme s'il était vivant, comme s'il le voyait devant lui. C'est là le grand charme de son inactualité. Être hors du temps mais approcher le passé, traiter l'absent comme présent. Cela lui fut aussi imposé par sa vocation littéraire: il sut montrer les choses les plus abstraites comme palpitantes, stimulantes. Ce jeu ne lui réussit pas toujours: pour approcher sans cesse un public hypothétique, il doit accorder trop d'attention au présent, au contemporain, si bien que son inactualité se retourne souvent en un excès d'actualité. Certains de ses enthousiasmes nous laissent stupéfaits comme nombre de ses attaques nous gênent – les uns comme les autres étant adressés à des œuvres et à des auteurs de son temps dont nous reconnaissons immédiatement la médiocrité. Cette actualité est déjà rance le lendemain. Il aurait mieux fait de lire le Times chaque matin, comme l'avait fait Schopenhauer, à la recherche de la nature humaine. Il y aurait trouvé une matière plus vivante.

 

Deux styles

Le style philosophique de Nietzsche est antithétique à celui de Kant. Le premier est le résultat d'une élaboration pénible, comme on peut le vérifier d'après les cahiers de travail de Nietzsche. Il part souvent de schémas, d'abstractions exsangues: l'écrivain donne vie à ces cadavres par la magie de la parole, au moyen de tentatives répétées et opiniâtres de réanimation. Au bout du compte, surgit l'expression, comme d'un premier jet, polie et concentrée. Kant au contraire traduit sur le papier le cheminement tourmenté de l'intellect, avec toutes ses déviations, ses incertitudes, ses répétitions et leurs variantes, afin d'atteindre à une plus grande clarté de la pensée plutôt que de l'exposition. Mais il ne sert à rien de suivre les chemins tortueux de l'intellect d'un individu empirique, qui le conduisent à certains résultats. Le style doit effacer le conditionnement particulier, le cheminement matériel de l'individu raisonneur. La pensée doit se présenter comme étrangère à la manière par laquelle elle a été conquise, comme une réalité à part, qui n'a rien de personnel.

 

Homme des livres et homme d'action

Dans l'œuvre de Nietzsche transparaît trop souvent l'admiration que l'homme de livres porte à l'homme d'action. Mais l'homme d'action, lui, n'admire pas l'homme de livres, quel que soit le contenu des livres. Si l'on juge froidement la rencontre d'Erfurt, on perçoit beaucoup de suffisance dans l'estime de Napoléon pour Goethe.

 

L'enchantement de l'histoire

Toute perspective historique est une lentille déformante. Quiconque donne une signification autonome, une valeur absolue à un événement, à un objet ou à un concept relevant du monde historique, est prisonnier de l'illusion.

Nietzsche n'a pas su s'abandonner à une telle connaissance: même s'il s'est démené obscurément dans cette direction, même s'il a théorisé dans sa jeunesse l'anti-historicisme, même s'il a pressenti d'autres espaces extérieurs et intérieurs, il n'est jamais parvenu à exorciser l'enchantement de l'histoire.

En profondeur, rien ne change, il n'y a pas de devenir. Mais même celui qui a libéré l'Occident du mythe de l'histoire, Schopenhauer, n'a su se soustraire au mirage, à la prétention de pouvoir modifier l'essence, le noyau des choses. Telle est encore la signification de la «négation de la volonté de vivre». Déjà Bouddha avait proclamé une outrecuidance plus retentissante encore, dans un lieu où l'intangibilité de la source de la vie relevait d'une sagesse universelle, de sorte que plus tard les disciples du «grand véhicule» tentèrent de corriger cette prééminence indue de l'agir sur le connaître. Et pourtant la parole du Bouddha s'était affirmée précisément au moyen d'une inversion illusionniste, par l'annonce d'une prééminence suprême du connaître sur l'agir.

Chez Nietzsche, le vrai rapport est bouleversé. Une connaissance qui ne se traduirait pas en action est à refuser. Ce qui compte, c'est changer le cours du monde. Mais le monde n'a aucun cours! L'individu, la volonté, l'action et l'histoire sont des trames bariolées, tissées par une magie. Certes, l'homme, avec sa façon de connaître, se transformera, «évoluera» et à la fin périra: mais l'homme, à travers tous ces changements, n'est que l'apparence d'un insondable.


SOMMAIRE

 

 

... Où? Comment? N'est-ce folie que vivre encore? – Ah! Mes amis, c'est le soir qui de la sorte par ma bouche interroge. Pardonnez à ma tristesse! le soir est tombé, me pardonnez que soit tombé le soir!

Ainsi parlait Zarathoustra.