l'éclat

 

  Les Cahiers du judaïsme 29
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Revue publiée par l’Alliance israélite universelle et diffusée par les éditions de l'éclat

Directeur: Pierre Birnbaum

Responsable éditoriale:
Anne Grynberg

Comité de rédaction
Jean Baumgarten
Judith Kogel
Rosie Pinhas-Delpuech
Laurence Sigal

 

Hier comme aujourd’hui, un grand nombre de Juifs se trouvent plongés dans un état de dénuement extrême. Curieusement, peu de travaux leur sont consacrés. Nous avons souhaité nous pencher sur cette pauvreté juive, banale autant que redoutable. Quitte à revenir plus tard, dans un autre dossier, sur les réalités les plus contemporaines, les exemples retenus dans ce dossier concernent un monde en voie de disparition, celui du tournant du siècle dernier, entre la Zone de résidence qui traverse l’espace russe et le Lower East Side new-yorkais où aboutissent tant d’émigrés juifs fuyant la misère et les persécutions, en passant par la Belgique ou la France, mais également l’Afrique du Nord.

Prix de l’abonnement 2010
(nos 28-29-30)
France: 48 euros
Étranger: 55 euros
Abonnement de soutien
à partir de 80 euros

Réglement par chèque
à l’ordre de:
Éditions de l’éclat
à adresser à:
Cahiers du judaïsme
C/° Éditions de l’éclat
4, avenue Hoche
F. 75008 Paris

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Les propositions d’articles et de comptes rendus sont à envoyer à la rédaction de la revue:

Cahiers du judaïsme
45 rue La Bruyère,
75009 Paris
tél 01 53 32 88 57
anne.grynberg@aiu.org

Les manuscrits non publiés
ne sont pas retournés.


Sommaire

 

THÈME: MISÈRE, PHILANTHROPIE ET LUTTES SOCIALES

L’ethnographie ‘par le bas’: An-sky et la pauvreté juive / Nathaniel Deutsch

Les Juifs du Maroc et leurs pauvres / Michel Abitbol

Mémoires d’un colporteur juif / Ben-Lévi, texte présenté par Maurice Samuels

Travailler ou étudier: là n’est pas la question. Analyse des modes de subsistance d’étudiants juifs d’Europe de l’Est en Belgique (1918-1940) / Pascale Falek

Cauchemar et hallucination. De la «besace» du shtetl au «chaos babélien» de la ville / Rachel Ertel

Espoirs déçus en Terre promise. Faillites financières et pauvreté parmi les Juifs immigrés à New York, 1914 / Rebecca Kobrin

Dans le Paris de l’entre-deux-guerres, entre l’atelier et la préfecture / Shmuel Bunim

RéSONANCES: LES MANUSCRITS DE LA MER MORTE EN DÉBAT

Qui a écrit les rouleaux de la mer Morte, quand et pourquoi? / Rachel Elior

Le mystère des rouleaux de Qumrân, perspectives historiques et archéologiques / Daniel Stoekl Ben Ezra

Catalogue de l’exposition présentée à la BNF: Qumrân. Le secret des manuscrits de la mer Morte / Judith Kogel

VARIATIONS

Pourquoi y eut-il des rois en Israël? / Allan Silver

La controverse autour du crypto-christianisme du rabbin Jonathan Eibeschütz / Pawel Maciejko

BIBLIOTHÈQUE

Claudio Magris, Loin d’où? Joseph Roth et la tradition juive orientale / Jean Baumgarten

Monique Jutrin, Benjamin Fondane à la recherche du judaïsme. Entre Athènes et Jérusalem / Claire Gruson

HOMMAGE

Sophie Kessler-Mesguich (1958 – 2010)

ENGLISH ABSTRACTS

 


Editorial

Hier comme aujourd’hui, un grand nombre de Juifs se trouvent plongés dans un état de profonde misère. Curieusement, peu de travaux leur sont consacrés, on préfère éviter le sujet, faire silence sur cet aspect si pénible de la vie juive qui concerne tant de personnes, par exemple en France, ou en Israël. On évoque plus volontiers ceux qui se sont hissés dans la hiérarchie sociale, on se félicite de leur réussite qui confirme la réalité de ce qu’un auteur à succès récent qualifiait de «siècle juif», risquant du même coup de renforcer les préjugés antisémites qui, sans hésiter, rangent tous les Juifs parmi les exploiteurs sans scrupule du petit peuple. La richesse juive, le mythe Rothschild, la supposée cuillère d’argent qui attend chaque rejeton juif de par le monde font encore bien des ravages même si, paradoxalement, la littérature antisémite pointe également un doigt vengeur à l’encontre des agitateurs juifs responsables des explosions sociales, des grèves, du radicalisme ouvrier.
Nous avons souhaité revenir ici sur cette misère juive, banale autant que redoutable. Les exemples retenus concernent un monde en voie de disparition, celui du tournant du siècle dernier, quitte à revenir plus tard, dans un autre dossier, sur les réalités les plus contemporaines. Entre la Zone de résidence qui traverse l’espace russe et le Lower East Side new yorkais où aboutissent tant d’émigrés juifs fuyant la misère et les persécutions, en passant par la Belgique ou la France mais également l’Afrique du Nord, c’est bien le dénuement extrême du monde juif qui frappe tous les observateurs. An-sky découvre, l’un des premiers, cette grande détresse au cours de sa longue expédition ethnographique au sein de la Zone de résidence où, selon la Jewish Colonization Association, «90% des Juifs sont pauvres». En allant, entre 1912 et 1914, d’un shtetl à l’autre avec son équipe, An-sky analyse, grâce à un questionnaire d’une grande complexité, toutes les dimensions de cet abandon social en relevant néanmoins l’importance des dons, de la charité dont bénéficient jusqu’à 40% des Juifs de cette immense région. Nombre d’écrivains s’exprimant en yiddish évoquent eux aussi cette incroyable misère. Ainsi Mendelè Mokher-Sforim écrit: «Je ne rêve que de mendiants. Devant mes yeux, je vois toujours cette besace, cette vieille et familière besace juive.» Peretz décrit également, dans ses Récits hassidiques, ces schnorres, ces affamés, ces «ventres creux». De même, dans ses romans La Rue et Balut, Isroel Rabon met en scène, dans le cadre cette fois de la grande ville qu’est Lodz, la Manchester de Pologne, le caractère halluciné de ces personnages, le carnaval de gueux constitué par ces sinistrés de l’ère industrielle qui vivent dans le dénuement total, la marginalité absolue.
Peut-on comparer cette terrible misère à celle qui touche par exemple, durant la première moitié du XIXe siècle, des Juifs lorrains des campagnes considérés par les régénérateurs parisiens comme «arriérés», des Juifs qui semblent préfigurer les personnages de I. B. Singer ou de S. Aleikhem tant ils se montrent attachés à un mode de vie en voie de disparition, à la célébration d’un shabbat lumineux qui fournit une des seules joies d’une vie de souffrances et d’humiliations quotidiennes? Peut-on également la rapprocher de celle que subissent beaucoup de Juifs du Maroc qui, dans leurs mellahs, souffrent de la faim et vivent eux aussi dans des conditions sanitaires épouvantables? À tel point qu’à Marrakech, un directeur d’école de l’Alliance israélite universelle en vient à écrire que «la misère bat son plein […]. Des vieillards à demi nus conduits par un enfant loqueteux, des femmes portant des enfants sur les bras, tout ce que la douleur a de plus triste défile sous nos fenêtres». Là aussi, tout comme dans la Zone de résidence, l’aide philanthropique de Juifs plus aisés ou encore des organisations internationales juives tente de limiter les conséquences de cette terrible pauvreté.
De telles conditions de vie misérable poussent à l’émigration qui concerne, par exemple au tournant du XIXe siècle, de nombreux Juifs marocains et surtout plusieurs millions de Juifs de la Zone de résidence qui se dirigent en masse vers les États-Unis ou l’Europe occidentale. La Belgique se présente comme l’une des premières étapes dans ce périple. Ils sont plusieurs milliers à s’y rendre pour tenter d’y mener à bien leurs études. Presque toujours très pauvres, ils doivent affronter des conditions de vie difficiles et ils ne subsistent fréquemment que grâce à des emplois illégaux ou à l’aide philanthropique de l’establishment juif bruxellois. L’immigration juive en provenance de l’Europe orientale se dirige toutefois davantage vers la France ou plus encore, vers les États-Unis, deux pays considérés comme des havres de paix où il fait bon vivre. À la fin du XIXe siècle mais surtout durant l’entre-deux-guerres, les Juifs russes, polonais ou roumains se pressent vers la France de 89, celle de l’Affaire Dreyfus, du droit et de la justice. La presse juive décrit cet afflux, source de bien des désillusions: le Morgenstern souligne ainsi que «loin d’être la cité imaginaire de luxe et de plaisir, Paris est pour de nombreux immigrés la ville de la faim, de la soif, du dénuement et de la misère. Des milliers de Juifs laborieux, honnêtes vivent dans des demeures qui ressemblent plus à un tombeau qu’à un logis». La pauvreté règne de même que les maladies provoquées souvent par la vétusté des logis. Le chômage menace également cette population fragilisée qui participe fréquemment aux luttes sociales de l’époque, aux grèves du Front populaire, à l’action revendicative contre les petits patrons juifs mais qui, paradoxalement, ne parvient souvent à survivre que grâce, à nouveau, à l’aide philanthropique, aux cantines mises en œuvre par la Fédération des sociétés juives de France, à l’intervention du Consistoire ou à l’action de notables «israélites» inquiets mais qui apportent néanmoins une indispensable aide financière à ces ouvriers et artisans juifs souvent adeptes de la lutte des classes. Le New York du Lower East Side accueille davantage encore d’immigrés juifs que la ville des Lumières. Les masses juives issues souvent de la Zone de résidence franchissent l’Atlantique dans un dénuement extrême avant de s’installer dans ce quartier pauvre et mal famé où ils vivent misérablement dans des maisons insalubres. Comme le note S. L. Blumenson, «la pauvreté qu’on pouvait observer dans le Lower East Side rappelait celle qui régnait dans les Judengassen (le quartier juif de Vienne)». Dépourvus de qualifications professionnelles, ces immigrants acceptent les travaux les plus difficiles, les moins rémunérés, rejoignent les ateliers à domicile aux conditions de travail épouvantables, participent eux aussi à des grèves, à des manifestations politiques. Soucieux d’aider leurs parents demeurés dans la Zone de résidence, de faciliter leur voyage, ils s’endettent auprès de ‘banques’ juives au statut incertain comme la fameuse banque Jarmulowsky: sa faillite subite suscite la colère des masses juives révoltées qui protestent vivement dans les rues de New York comme elles le font, pour d’autres raisons, dans les rues de Paris. Elles provoquent là encore l’intervention de l’establishment juif américain souvent composé de Juifs allemands qui s’efforcent à leur tour de venir en aide à ces immigrés si éloignés d’eux de tous les points de vue mais envers lesquels s’impose à nouveau la traditionnelle démarche philanthropique non dépourvue d’ambiguïtés idéologiques.