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Les Cahiers du judaïsme 28 |
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Revue publiée par l’Alliance israélite universelle et diffusée par les éditions de l'éclat Directeur: Pierre Birnbaum Responsable
éditoriale: Comité
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Comme dans toutes les cultures, il existe dans le judaïsme des pratiques, des idées et des textes qui marquent des limites, des exclusions qui instaurent des partages entre le licite et l’illicite, le pur et l’impur, le normatif et le déviant. Notre dossier explore l’espace de la transgression et il tente de définir où se situe la frontière qui sépare le permis de l’interdit.
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Prix
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l’abonnement
2010
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Sommaire
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Editorial |
Comme dans toutes les cultures, il existe dans le judaïsme des pratiques, des idées et des textes qui marquent des limites, des exclusions qui instaurent des partages entre le licite et l’illicite, le pur et l’impur, le normatif et le déviant. Notre dossier explore l’espace de la transgression et il tente de définir où se situe la frontière qui sépare le permis de l’interdit. La notion de littérature interdite est-elle toutefois pertinente appliquée au judaïsme ou est-elle plutôt empruntée aux cultures non juives ? La norme et l’écart se réfèrent moins à un rejet radical, délibéré, de la Loi et des règles, des formes d’anomisme extrême, qu’à une oscillation entre, d’un côté, la conformité sociale, le respect des commandements divins, les normes légales et, de l’autre, des pratiques jugées déviantes, des courants religieux dissidents, des interprétations plurielles, contradictoires de la Loi. Il s’agit principalement d’une opposition structurelle entre le pur et l’impur, le dedans et le dehors, qui conduisent, entre autres, à la naissance de courants ‘sectaires’. Dans une perspective messianique, l’interdit dépend souvent de doctrines, de modes de vie et de pratiques mystiques centrées sur les conditions concrètes qui permettent de précipiter la rédemption individuelle et la libération collective du peuple juif. La volonté de forcer le cours de l’histoire afin d’en finir avec l’exil peut précipiter dans des conduites contraires à la Loi, voire dans l’hérésie. L’essentiel reste le jeu constant qui existe entre devoir de respecter scrupuleusement les normes et les possibilités infinies qu’offre la scrutation de la Loi. Cette liberté ne manque pas de faire apparaître des interprétations divergentes et des pratiques jugées comme une source de rupture, de conflit et de désunion. Le texte d’Emmanuel Friedheim témoigne, au-delà de l’image convenue de la littérature rabbinique, combien les textes canoniques mettent en lumière des conflits doctrinaux et des dissidences religieuses. L’aspiration à la normativité, la centralité de la Halakha n’oblitèrent pas la complexité de la société juive de l’époque de la Mishna et du Talmud, lourde de conduites déviantes, de conflits sociaux et de contestation individuelle. Rédigé à la fin du XIXe siècle, à une époque où la société traditionnelle connaît une profonde mutation, le fragment autobiographique de Sh. An-Sky montre comment une poignée de jeunes intellectuels, tous issus de l’orthodoxie, précipitent, par le biais d’une littérature ‘clandestine’ et d’idées progressistes, la lente mutation d’une société fermée sur elle-même et la naissance, dans le rire libérateur et les larmes, d’un monde nouveau. Dans la détermination des frontières entre le dedans et le dehors, le choix et l’usage des langues, soit juives, soit majoritaires, ont joué un rôle central. Le texte de Cédric Cohen-Skalli nous en offre une remarquable illustration. Lorsque Isaac Abravanel écrit en portugais à l’adresse de son entourage chrétien, il adopte les modèles de la rhétorique humaniste. Lorsqu’il emploie l’hébreu, c’est pour présenter une apologie du judaïsme susceptible de relever les défis nés de l’expulsion de 1492. Ce jeu entre les langues fait apparaître la coexistence de deux mémoires et des stratégies de compartimentation, de dissimulation et de séparation culturelle, qui éclateront et se réunifieront à l’époque de l’entrée dans la modernité. Le texte de Shmuel Werses offre, certes dans un contexte différent, un prolongement à cette problématique. L’article illustre la coupure intérieure que connut la génération des Maskilim déchirés entre la participation à une société qu’ils jugent rétrograde et les aspirations au changement. Shmuel Werses décrit ce moment de basculement radical lorsque des jeunes Juifs en rupture de ban affichent ouvertement leur rejet du monde du beyt ha-midrash et leur adhésion aux idées nouvelles. La lecture clandestine, souvent lue sous le manteau à la yeshiva, de romans ‘interdits’ et d’ouvrages historiques, philosophiques en hébreu précipita le déclenchement d’un processus de transformation idéologique. Deux types d’étude prolongent le questionnement autour de la norme et de sa transgression. L’article de Gad Freudentahl sur la controverse maïmonidienne au Moyen Âge éclaire les querelles entre, d’un côté, les tenants d’un judaïsme éclairé par la philosophie, les sciences et, de l’autre, les talmudistes et les kabbalistes qui privilégient une approche plus traditionnelle de l’étude de la Tora. Le Kulturkampf entre ces deux camps qui développaient des visions incompatibles sur ce qui constitue l’identité du judaïsme n’aboutira toutefois jamais à un schisme du fait de la centralité unificatrice de la Halakha. Les articles de Sonia Fellous puis de Mendel et Thérèse Metzger constituent deux passionnantes introductions à la question de l’interdit de la représentation. La fragmentation diasporique et les interprétations multiples des commandements divins donnent lieu à un foisonnement de visions, d’illustrations et d’images. Elles alimentent des débats entre, d’un côté, le rigorisme des décisionnaires et, de l’autre, la liberté des enlumineurs et des artistes. Quelques responsa du grand décisionnaire médiéval Meir de Rothembourg révèlent la contradiction entre, d’un côté, la force de l’injonction divine: « Tu ne feras point d’images» et, de l’autre, la présence de nombreuses représentations d’oiseaux, d’animaux, voire de personnages, dans les manuscrits en hébreu du Moyen Âge. Sans doute l’absence d’autorité religieuse centralisée et hiérarchisée dans la société juive ne pouvait qu’inciter, non pas à la flexibilité de la Loi, mais à l’infinie liberté de l’interprétation d’où découlèrent des choix picturaux multiples et des options esthétiques contradictoires. L’article de Miriam Isaacs explicite un autre type de rapport à la normativité. La littérature pour les enfants en langue yiddish diffusée dans les milieux hassidiques aux États-Unis récupère des types d’ouvrages treyfposl, soit des genres interdits comme la bande dessinée, les jeux pour enfants inspirés par l’American way of life, les jeux vidéos, pour mieux les ‘détourner’, les resacraliser en les rendant conformes aux normes de la société ultraorthodoxe. La langue yiddish connaît, parallèlement, un processus de rejargonisation qui accompagne la reghettoïsation sociale. La modernité, notamment technologique, sert, dans cet exemple paradoxal, d’instrument à une radicalisation des conduites religieuses. À toutes les époques de l’histoire juive ont coexisté un système intangible de règles exprimant la volonté divine, d’axiomes de vie fondamentaux et de conventions légales établies par la Halakha, tout comme la possibilité de leur questionnement infini, voire de leur renversement, de leur transgression et de leur dépassement. De cette tension dynamique naissent une créativité, une inventivité et une positivité gages de vie et de survie. |