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Les Cahiers du judaïsme |
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Revue publiée par l’Alliance israélite universelle et diffusée par les éditions de l'éclat Directeur: Pierre Birnbaum Responsable éditoriale: Comité de rédaction |
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N° 27: Spoliations: Nouvelles recherches
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Prix de l’abonnement 2009
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Sommaire
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Editorial |
La Mission Mattéoli (1997-2000) a révélé l’ampleur des spoliations dont ont été victimes les Juifs de France pendant les années de l’Occupation et du régime de Vichy : partie intégrante de la persécution, le pillage systématiquement organisé des « biens juifs » priva de leur outil de travail et conduisit à la ruine des dizaines de milliers de familles, sous prétexte d’« aryanisation économique ». Leurs appartements, des plus modestes aux plus somptueux, furent vidés de leurs meubles, des objets personnels, des photographies… À la Libération, ceux qui avaient survécu ne retrouvèrent souvent rien et durent se battre pendant des années pour faire valoir leurs droits dans le cadre de la restauration de la République. À la suite de ces travaux, l’État français a ouvert une ère nouvelle dans sa politique de « réparation »: créée par un décret en date du 10 septembre 1999, installée officiellement le 15 novembre 1999, la Commission pour l’indemnisation des victimes des spoliations intervenues du fait des législations antisémites en vigueur pendant l’Occupation (CIVS) s’attache jusqu’à aujourd’hui à indemniser les personnes spoliées ou leurs ayants droit[1]. Des recherches novatrices et fécondes ont été menées depuis dix ans, mais il reste encore des pans méconnus de l’histoire des spoliations, qu’il s’agisse de régions dotées d’un statut politique et administratif spécifique l’Alsace-Moselle annexée, l’Afrique du Nord ou de formes de pillage particulières la mainmise sur les « bibliothèques juives », par exemple, ou encore le vol de la propriété intellectuelle ou artistique que subirent aussi bien les peintres et les sculpteurs que les galeristes et les collectionneurs . Et s’il est bien connu que furent effacés des génériques des films les noms des comédiens et des techniciens juifs, qui sait qu’on alla jusqu’à priver cinéastes ou producteurs de leurs droits légitimes sur leurs créations? Qui ont été les acteurs décideurs, exécutants ? de l’«aryanisation»? Telle est sans doute la question fondamentale qui parcourt ce numéro spécial des Cahiers du judaïsme. Quiconque a travaillé sur les spoliations a croisé dans sa recherche des administrateurs provisoires (AP), chargés d’« aryaniser » les « biens juifs », c’est-à-dire de les liquider ou parfois de les vendre. Les archives du Commissariat général aux questions juives et du Service des restitutions recèlent de très nombreux documents de la période de l’Occupation et de l’immédiat après-guerre, et les témoignages abondent. Interface entre l’administration spoliatrice et les victimes, les AP ont laissé de douloureux souvenirs dans les mémoires de ceux qui ont subi leur absence d’empathie, leur contrôle tatillon, parfois même leurs malversations. Ne peut-on penser cependant que les AP ne constituaient pas un groupe homogène et qu’il y eut des comportements divers ? Il est extrêmement difficile d’établir une typologie des AP. La situation n’est pas la même en zone occupée et en zone dite libre ; elle revêt sans doute des spécificités à Paris et dans la banlieue. Certains AP administrent plusieurs centaines d’affaires, d’autres à peine deux ou trois. Il en est qui ne se conduisent pas de la même manière en 1941 et en 1943. Par ailleurs, les archives ne disent pas tout et les témoins ne peuvent tout savoir : la malhonnêteté s’efforce de se faire discrète, les gestes de solidarité aux niveaux les plus divers ne s’exhibent pas. « Dans les faits, écrit Florent Le Bot, nous pouvons considérer semble-t-il les ‘protecteurs’, les ‘routiniers’, les ‘escrocs’, les ‘enragés’[2]. » C’est à la première catégorie que s’intéresse l’article qui ouvre ce numéro, dans le seul cadre du département du Nord. Et il s’interroge : dans quelles limites la notion même d’AP ‘protecteur’ est-elle pertinente et quelles réalités recouvre-t-elle au-delà de la trop facile dichotomie noir/blanc ? Le Commissariat général aux questions juives incarne le symbole même de la persécution antijuive, mais force est de constater qu’en dehors du CGQJ, et à tous les niveaux de l’État, les administrations ‘classiques’ participent elles aussi, et souvent avec une redoutable efficacité, au processus de spoliation : préfectures, mairies, commissariats de police, conseils de l’ordre professionnels deviennent des officines de ‘renseignement’ et des agents publics se font « experts de la race ». Parfois par conviction idéologique, plus souvent par passivité bureaucratique, opportunisme, appât du gain… Il en va de même des commissairespriseurs qui organisent à l’hôtel Drouot la vente de « biens juifs » professionnels, mais aussi personnels, concourant par leur professionnalisme et leur respectabilité à légitimer le pillage. Ou de ceux qui ‘bradent’ aux enchères le triste stock de valises qu’on dû abandonner les Juifs internés dans le camp de Casseneuil avant leur déportation. À quel niveau se rompt, ou se distend, la chaîne de complicités ? Il est malaisé de définir avec précision les acheteurs de si modestes « biens », qui englobaient vêtements usagés, paires de chaussettes et jouets d’enfants. Et plus encore de savoir ce qu’ils savaient du devenir de leurs propriétaires d’origine. Peut-être certains d’entre eux aidèrent-ils, cachèrent-ils quelques mois plus tard des familles juives tentant de fuir la persécution, lorsqu’une partie non négligeable de l’opinion publique française commença à sortir de l’atonie dans laquelle l’avaient plongée la défaite et les promesses du maréchal Pétain, émue par la déportation de vieillards et de bébés ? Ici encore, la réponse ne peut être univoque, mais varie dans l’espace et le temps, et parfois pour ce qui concerne une même personne. Ce numéro spécial des Cahiers du judaïsme a pour objectif, avant tout, de signaler ces ‘angles morts’ dans l’historiographie des spoliations et d’ouvrir des pistes de réflexion. Il importe de remarquer que de nombreux contributeurs sont des jeunes chercheurs et des doctorants, qui s’inscrivent dans la lignée historiographique issue de la « décennie Mattéoli[3] » et dont il nous a paru utile et important de publier les travaux[4]. Pour autant, le sujet est loin d’être épuisé.
Ce numéro a été élaboré avec le Comité d’histoire auprès de la CIVS[5].
[1]. www.civs.gouv.fr [2]. F. Le Bot, La Fabrique réactionnaire. Antisémitisme, spoliations et corporatisme dans le cuir (1930-1950), Paris, Presses de Sciences Po, 2007, p. 169. [3]. L’expression est de Marc Olivier Baruch, « Familles professionnelles, je vous hais », Le Banquet, n°26, 2009/1 [à propos de l’ouvrage de F. Le Bot, op. cit.]. [4]. Dans un souci déontologique et en respect de la législation sur les archives, il a été décidé de n’indiquer que les deux premières lettres des patronymes, sauf dans les cas où il s’agit de personnalités exerçant des responsabilités à un haut niveau et connues ou pour ce qui concerne l’article de Martine Poulain déjà identifiées dans un ouvrage publié. [5]. Anne Grynberg est la directrice scientifique du Comité d’histoire auprès de la CIVS. Johanna Linsler et Ariel Danan font partie de l’équipe de recherche.
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