l'éclat

 

La mesure de Marin1

Massimo Cacciari

 

 

I

au maître,
dem Musiker in Worten,
Biagio Marin

en signe de grande admiration.

Biagio Marin – ainsi qu'un très petit nombre d'autres poètes – sait que la poésie dialectale est pur mundus imaginalis, inventio d'un air de Provence venant d'un Lointain que l'on ne peut atteindre. Contraire, métaphysiquement, à toute idée de création populaire, à toute immédiateté, elle distille ce pathos de la distance qui rend terribles les anges de la Beauté.

La poésie est mesure ; la mesure, la modestie du vers, rythment les distances, transforment le vide qui sépare le rythme d'un rapport (entre les êtres, les mots et les idées). Travail éreintant de forgerons qui exclut a priori toute "sincérité". La "sincérité" est un monstre en poésie. "Sincère": telle est la poésie populaire, qui n'est pas poésie. La poésie dialectale authentique est, au contraire, masque parfait. Distance et masque. Mouvement légers, soustraits pourtant à toute emprise; vents à peine évoqués, qui pourtant nous arrachent à toute indécente "participation". Toujours la poésie ruine les illusions de celui qui en cherche l'"essence": essence de l'œuvre inactuelle, posthume, radicalement aristocratique.

J'aime la poésie de Biagio Marin pour ses masques, son caractère non-naturel décisif 2, ses artifices désespérés:

Je mouds des vers à toute heure

comme fait le moulin avec le blé

màseno versi in ogni ora

comò che fa 'l mulin co'l gran

Le moulin, la roue d'Ixion du temps, produit incessamment des vers et consume la chose qui dans le vers est parole et mémoire: inextricable paradoxe. "The force that through the green fuse drives the flower/ Drives my green age" chantait Dylan Thomas.

Le rapport du poète avec la parole ne jouit d'aucune simplicité bienheureuse. La parole ne vient pas au poète, comme un oiseau à son lieu destiné, quand il est temps. Poète et parole sont deux indivisibles qui jamais ne s'unissent. Jamais cela n'apparaît avec une aussi grande, une aussi lancinante clarté, que dans la poésie dialectale, où il semble que le poète se doit d'appartenir biologiquement au milieu de sa parole. Et au contraire le poète la moud. Son inquiétude inappaise continuellement les paroles qu'il rencontre; elle les rend étrangères. Étrangères: telles sont les paroles qui apparaissent dans le miroir de la poésie (tandis qu'elles osent, Narcisses doués d'intelligence, se refléter poétiquement); étranger: tel est le poète dans la maison des mots, qu'il a bouleversée:

et chaque parole lui est étrangère

pour lui elle a saveur d'éloignement.

e ogni gno parola le xe strana

per ili l'ha il savor de lontanía.

La parole poétique devient masque et mesure de la distance; elle ren-verse, selon son pli musical, la parole ordinaire:

je ne fais que musique: en elle je vis

solo musica fasso : in ela vivo

Mais:

je connais le prix des images:

je suis reclus à la maison, la vie lointaine

el presso de le imagini lo sé:

son ciuso in casa, la vita lontana

...

La vie désormais, mienne, est imagination,

non plus vécue

La vita adesso, mia, xe imaginagia

no più vissúa

...

que puis-je faire, sinon divaguer

faire une musique savante de mots

qui puis s'envolent, silencieux, seuls seuls

vers l'infini ?

che posso fâ, se non baucâ

fâ musica sapiente de parole

che dopo svola, site, sole sole

verso l'infinità?

Busoni, un des grands triestins-friulins mittel-européens de ce siècle – dont Biagio Marin est encore un témoignage vivant – dédiait à Rainer Maria Rilke son Aesthetik der Tonkunst avec les mêmes mots: "Dem Musiker in Worten".Et la musique est mesure, les infinis possibles de la Mesure:

La mesure gouverne le jour

soleil et ciel au cœur.

La misura governi la zornada

e sol e siel in cuor.

Que la douleur et "la joie qui d'un vol conduit jusqu'à la rade" [la zogia che in svolo porta in rada] aient, toutes deux, une mesure, soient modestes – qu'elles déplacent, toutes deux, tout "vacarme", qu'elles dansent au loin des bavardages. Poésie vénitienne plus que tout autre, mais poésie de la Vénétie, de la Venise d'un Nietzsche et d'un Rilke. Poésie de cette Lagune entièrement paisible et révolue, solitaire et mélancolique, décidée 3 des terres-fermes des paroles ordinaires, que Nietzsche donnait presque comme emblème du geste responsable, de la volonté parfaitement autonome, capable d'imposer à elle-même sa propre loi, fuyant toute précipitation, toute impatience, toute préméditation. Parole libre pleinement et pleinement gratuite, en seul honneur de son dieu.

L'évocation de Nietzsche n'a rien de fortuite. D'où viendrait ce vers de Marin: "E che nessuna sima mai te tegna? " ["et aucune amarre jamais ne te retient"]. Dans un cri, le philosophe poète du prince Vogelfrei aurait donné du ‘frère' aux "cocai", aux "mouettes" du Poète de Grado.

Aucune "amarre" ne peut lier la parole poétique à la chose dans son immédiateté sensible, ou pis encore, à un naturalisme de l'âme, à de vagues similitudes. La poétique tend à "quel topassio / che ti riduse a luse pura" ["ce topaze / qui te réduit à une pure lumière"]; elle transfigure la chose dans l'invisible de cette lumière. La chose se fait telle pour nous, res qui nous regarde inexorablement, dès lors seulement qu'elle apparaît en tant que lumière, nécessaire et inaltérable.

L'éternité, dont tente de parler si souvent Biagio Marin, n'est pas une autre dimension, cachée on se sait où, par rapport à notre temps et à notre pensée créatrice. L'éternité est une dimension de la chose même. Par rapport au déclin, à l'inexorable consomption de la chose, l'éternité représente la perpendiculaire de chacun de ses points: chaque instant du déclin de la chose est saisi comme projection au plan de cette éternité. L'éternité n'est pas la négation du temps qui nous dévore, mais une dimension qui toujours le rencontre, qui toujours l'accompagne. C'est ce que révèle le poète, c'est ce qu'il tente d'imaginer. Je crois que le mundus imaginalis de la poésie consiste précisément à tenter de mettre-en-image cette éternité de la chose, à tenter d'imaginer la chose elle-même sub specie aeternitatis.

Que l'on écoute la musique-mesure parfaite de cette transfiguration qui est libération de la chose de tout "esprit de gravité", qui est conservation dans l'invisible de ce "topaze", de sa lumière – et qui la sauve:

Tu es parti léger

saluant à peine

délicat comme un velours

couleur de ciel

Tu son andaò lisiero

con apena un salúo

valío cumò un velúo

color di sielo

Poésie antique, Provence de l'esprit, qui assume le pas tout à la fois ferme et désespéré d'un adieu malherien. Un lamento si "content4" de soi (comme la rose de Rilke) qu'il apparaît finalement dépourvu de tout accent accusateur. Ici le deuil se donne sous la forme d'une légèreté joyeuse, et la joie sous la forme du deuil.

Tout comme le Lied de Malher, celui de Biagio Marin s'achève sur cette parole extraordinaire, et j'irais même jusqu'à dire: sur cette sonorité qui est le fruit de notre image la plus pure, qui dit "toujours". La poésie reste toujours étonnée devant cette sonorité; si elle a un "but" (et elle n'en a aucun), il pourrait consister uniquement à susciter notre émerveillement devant la faculté de la créature de faire résonner le son du "toujours". Aucun triomphe dans cette voix, aucune rhétorique sublime, mais l'œuvre ("màseno versi" ["je mouds des vers"]) dans son déclin et dans sa résistance, dans sa consomption et dans son essence et puissance, dans son conatus irrésistible à être.

Guido, marche à mon flanc

nous nous arrêterons au milieu des soleils

et des envols des galaxies

quand tu seras un peu fatigué.

Vido, caminame a fianco

se fermaremo in meso ai suli

de la galassie i svuli

se tu sarà un poco stanco.

Le monde est tout entier brûlant, mais toi, Vido, ne te laisse pas séduire par cette "représentation", ne t'en rends pas esclave. Il existe des instants, des moments, de subtils et fertiles sillons de terre où nous pouvons être ensemble, où le cœur "est sans crainte", où nous pouvons nous dire "que nous sommes un même sang et que nous nous aimons". "Pour un instant", sans doute, – mais le chant de L'Ange Nouveau ne dure-t-il pas un instant? En est-il moins parfait pour autant? La rose, elle aussi, ne dure-t-elle pas "un instant"? En est-elle moins "satisfaite" pour autant? C'est pour cela que la plus petite des choses, est précieuse, inimitable, unique – en tant qu'elle est extrêmement fragile et caduque. Le temps passe, oui, mais il a ses racines dans l'éternité:

sans que passe le temps

et ses racines dans l'éternité

Sensa che passa el tempo

co' le radise ne l'eternitàe

L'errant, l'étranger sur la terre, Vido, le poète, ont des racines – mais une racine errante tout comme eux. Aucun "toit", aucun foyer paisible, aucune paix villageoise ne protègent la poésie de Marin. Infatigablement, elle se reflète sur les masques des passants. Mais être passant ne signifie pas être "superflu", ne signifie pas être rien. Il est possible de donner forme à son propre passage, en le comprenant dans ce Rythmos par lequel la parole poétique participe au tout qui flambe et qui brûle, à la mesure du Jeu qui toujours se renouvelle, au coup de dés divin qui tout en consumant re-crée:

Le temps vient qui tarit les fontaines

et les sources s'assèchent et ne s'écoulent plus

Tenpo vien che s'intasa le fontane

e le sorgenti seca e no dà più

mais ne prends pas peur :

les étoiles en silence font leur ronde

ma tu no 'vê paura:

le stele fa in silensio le so rote

Si aussi

l'eau du fleuve

toujours court

à toute heure

avec une lumière différente

l'aqua del fiume

senpre la score

in dute l'ore

con un diverso lume

Si aussi

"rien n'est immobile"

jouis à la pensée

que tout et rien ne meurt

que dans l'heure

chacun de tes pas est léger.

"ninte xe fermo"

godi nel pensier

che duto e ninte more

che dentro l'ore

ogni to passo xe lisier.

Aucun pessimisme, aucune gravité pessimiste. Le pas du désespoir doit être léger. Les pleurs doivent laver le regard. Le deuil de l'existence dans "l'eau du fleuve" est l'allégresse d'être dans la trame d'une danse de forces, d'énergies, d'éléments, qui toujours transforme ses masques, mais se conserve dans son essence, dans sa nécessité.

On naît en Dieu et en son cœur on meurt

et hors de lui rien ne survient:

le roi suprême a de bons sortilèges

et son cœur est toujours en fleur.

In Dio se nasse e nel so core se more

e fora d'elo nissun cage:

el sovo reo l'ha bone magie

e quel so cuor xe sempre in fiore.

Poésie riche d'échos multiples, poésie savante à l'extrême. Y transparaît le Schopenhauer encore chéri par le gai savoir du disciple-ennemi; y transparaît le Nietzsche limpide, maritime, solitaire qui habitait entre Vienne et Trieste, ignoré par le Deutschum. Ces aspects des traditions orientales se reflètent en mille étincelles qu'en ce lieu, en ce Non-là de la culture européenne contemporaine, de grands contemporains de Marin ont écoutés – que l'on songe seulement à Bobi Bazlen.

Ecoutez, par exemple, cet écho tourmenté des Vedas, dit avec la clarté cristalline d'un Lied de Hugo Wolf:

Aucun homme n'était né encor,

ni l'air, ni sur l'air le ciel,

et ne fleurissait pas le pommier sur terre,

ni le moindre nuage ne voilait le soleil.

Non gera nato incora nissun omo,

no gera l'aria, né su l'aria 'l sielo,

e no fiuriva su la tera un pomo,

né nuvoleta al sol la feva velo.

Pas même la mort encor n'accomplissait son tour,

ni même la nuit n'avait son firmament,

ni la mer ne poussait son soupir,

et sur elle la fraîcheur du vent ne passait point.

Gnanche la morte 'ndeva incora in giro,

né la note la 'veva 'l firmamento

né 'l mar mandeva 'l so suspiro,

né su elo passava fresco 'l vento.

 

Quelqu'un s'est levé alors des profondeurs,

et un vol de semences s'est embrasé

et le jour blond a eu tant de soleils

et la nuit le grand fleuve du ciel étoilé.

Gargun s'ha mosso alora Gargun s'ha mosso alora

un svolo de semense s'ha 'mpissao,

e tanti suli ha 'bú 'l so zorno biondo,

e la note el gran rîe del siel stelao.

Aucune ingénuité, aucune "innocence", mais méditation, travail. C'est comme si, dans la musique de ces vers, on décelait toutes les années qu'elle a coûtée, toutes les années nécessaires pour parvenir à dire avec autant de clarté aussi "toutes les petites choses de ce monde / qui font sourire quand on les chante", des choses "perdues dans la vie/ de petites joies" qui à les écouter, au contraire, révèlent "une richesse inouïe". A écouter le son de ces choses comme s'il s'agissait de celui du premier jour, du premier "vol de semences", et réciproquement – à cela tend la poésie.

Pouvoir dire de la pierre qu'elle est "légère" également ; pouvoir dire "toujours" dans le temps de "nos jours comptés"; pouvoir dire les choses éphémères, nous, éphémères entre tous, selon leur racine, leur racine errante; pouvoir ne pas être des pantins dans le jeu divin de l'éternelle ré-création du tout – eh bien n'est-ce pas cela l'authentique être-pour-la-mort? n'est-ce pas cela le véritable exercice de la mort, dont chacune de nos paroles de la nostalgie fait montre?

Certes, nous sommes fatigués du tourment "qui vient de ce que nous sommes humains", continuellement nous nous interrogeons sur le sens de cette dira cupido, de ce terrible désir qui pousse l'être à être-là, à se manifester, qui fait qu'il y a quelque chose plutôt que rien, mais la voix – voix d'élégie – qui regarde toujours la chose, qui la garde, qui l'aime et l'accompagne, comme un contre-chant nécessaire, cette conscience dure, âpre, désenchantée sur l'irrationnelle absence de fondement du monde des représentations. Le poète est toujours Moïse et Aaron contractés en une seule figure.

Ainsi, du fond insondable du désespoir surgit cette voix, avec la force d'un mais qui nous concède de demeurer sur nos propres doutes, de mesurer notre inquiétude, qui nous rattache à une terre désormais libre de tout caractère physique, matériel, étranger à toute rhétorique du sang et des racines. Je dirais: une terre resurgie en corps spirituel – et peut-être azurée:

Seigneur

fais-moi mourir l'été

regardant à la nuit le fleuve du firmament

les étoiles amoureuses

qui tombent avec le vent

Signor

fame murî d'istàe

vardando a note el rîe del firmamento

le stele inamoràe

che cage zo col vento

...

Fais que ma mort

Seigneur, soit

comme le cours d'un fleuve dans une mer immense

comme la mélodie

du reflux qui de temps en temps

pleure à l'abri d'un phare

pour un moment.

Fa che la morte mia

Signor, la sia

come lo scôre de un fiume in tel mar grando

come la melodia

de la dosana che de quando in quando

a ridosso de un faro la pianzota

per un momento.

Le poète, avec Michelstaedter5 qu'il aime tant, aurait pu dire: Seigneur, donne-moi une mort "contente"6 – contenue en soi, mesurée en soi, sans regrets, sans nostalgie. Donne-moi une mort véritable et non l'énième mensonge des infinies survivances. Donne-moi une mort juste – une mort au temps juste, en été, dans la Lagune révolue et solitaire, qui craint toute lumière trop intense, qui ressemble à une ombre immense. Une mort comme celle du fleuve, quand il débouche dans la vaste mer.

 

1. La première partie de ce texte a fait l'objet d'une conférence au Théâtre «Ridotto» de Venise le 26 mars 1984 au soir. Il a été publié, ensuite dans un volume d'hommage à Biagio Marin: Leggere Poesia, en septembre 1987, Atti del convegno Nazionale di Grado. De Biagio Marin, on peut lire en français, Dans le silence le plus tendu, trad. fr.L.Taha-Hussein, L'Age d'homme, Lausanne, 1983.


 

 

 

 

 

 

 

 

 

2. Cacciari a coutume d'employer décider dans son sens étymologique de trancher, détacher. Cf. Drân. Méridiens de la décision dans la pensée contemporaine, Combas, 1992.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

3. Cf. note 2.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

4. Dans ce cas aussi, il faut avoir présent à l'esprit la double étymologie de content de continere: contenue et contentus: content, satisfait.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

5. Carlo Michelstaedter (1887-1910), philosophe né à Gorizia, mort suicidé à 23 ans, le jour de l'achèvement de sa thèse sur les concepts de Persuasion et rhétorique chez Platon et Aristote (tr. fr. La persuasion et la rhétorique, Combas, 1989). Marin l'avait connu au Staatgymasium de Gorizia et s'en souvient comme d'un «dieu» ... «magnifique», cf. B. Marin, «Ricordo di Carlo Michelstaedter», in Studi Goriziani , vol. XXXII, 1962, pp. 101-107.

 

6. Cf. note 4.