éditions de l'éclat, philosophie

MASSIMO CACCIARI
DRÂN


Chapitre précédentSommaireChapitre suivant


 

La lutte «sur» Platon.
Michelstaedter
et Nietzsche

DEUXIÈME PARTIE
LE PLATON «IMPOSSIBLE»

1. S'il est nécessaire, à «l'époque de l'image du monde», de définir le «démon» de toute philosophie par rapport à la lutte que cette dernière engage avec Platon, un tel critère devra alors s'appliquer aussi non seulement à l'auteur de la sentence «Dieu et mort», mais aussi à tous ceux qui entretiennent avec la krisis nietzschéenne des rapports essentiels, fussent-ils problématiques, ou a fortiori conflictuels — ce qui est, comme nous l'avons déjà vu, sans aucun doute le cas de Michelstaedter. Plus encore, le rapport entre Nietzsche et Michelstaedter s'articule directement autour du jugement sur Platon et de la tradition métaphysique du platonisme — toute autre approche disperse le problème dans l'aura des consonances et des divergences, dans l'élucidation fragmentaire de certaines trames textuelles communes, de certains «motifs» saisis de manière impressionniste. La question est la suivante: quel Platon décide du sens de la philosophie de Michelstaedter? et quelle polarité se dessine entre le Platon de Michelstaedter et celui de Nietzsche2 ?

»Je pense au Gorgias» (O., p. 181): à l'actualité parfaite de son «âme nue» dé-voilée: unifiée avec le Vrai-Bien. «Je pense» à ce mythos que Socrate raconte en conclusion du dialogue anti-sophiste par excellence — à ce mythos que Socrate considère si extraordinaire qu'il l'expose comme s'il s'agissait d'un logos, comme s'il s'agissait d'alethè (Gorgias, 523 a sqq.). La «voix sacrée» de cette œuvre est inoubliable pour celui qui l'a entendue: «elle seule suffit à le sauver pour toujours de toute suffisance inadéquate» (O., p. 174). La mise à nu de l'âme face au jugement inexorable qu'elle doit porter sur elle-même, n'exprime que cette suprême exigence individuelle d'absolu, de libération (d'ab-solution) de toute relativité (cf. O., p. 185) de la part de l'individu persuadé, exigence qui indique — comme nous l'avons vu — l'Impossible de la Vie Vraie (la Vie sur la Vraie Terre, dont parle le mythos du Phédon — la Vie qui «jouit de l'altitude atteinte» à la suite de son propre dieu, que nous admirons, stupéfaits, dans le Phèdre [cf. O., p. 262]). Si essentielle est cette voix du Gorgias pour Michelstaedter, qu'il la place comme devise de la Persuasion entre celle de Luc et celle de Matthieu — comme un autre évangile.

Oeuvre d'un entheos que le Gorgias (acmé d'une «famille» à laquelle appartiennent l'Apologie, le Phédon, le Phèdre et le Théétète), œuvre d'un enthousiasme, dont la vie correspond parfaitement au dieu qui l'habite, et est donc parfaitement maîtresse de soi (O., p. 167). Le choix de Michelstaedter est décidé, sans clair-obscur: «Je pense» au Platon qui s'initie à la mort — qui s'initie toujours aux parfaites initiations («teleous teletas») et devient ainsi parfait («teleos») (Phèdre 249 c): «Je pense» au Platon combattant les «non-initiés» qui croient que n'est au monde que «ce qu'ils peuvent saisir et tenir dans leur poing ... et tout ce qui est invisible, ils ne l'admettent pas, parce que ne participant pas, disent-il, de l'être» (Théétète 155 e); «Je pense», en somme, au Platon, qui en soi connaît le don divin de la mania (Phèdre 244 a-c) et fait-signe à la mania bacchique du philosophe (Banquet 218 b), au moment même où inexorablement il distingue la «parole vivante» en elle des possibilités du logos discursif et de la «puissance» de l'écrit (Septième Lettre 341 c-d): il est évident que ce sont ici les sources essentielles de la polémique de Michelstaedter contre la rhétorique philosophique — rhétorique versus mania! Mais — qu'on y prenne bien garde — mania du philosophe malgré tout, et donc, impossible mania, puisque celui qui est véritablement entheos ne peut être à la fois ennoûs, emphronos, et ne pourra donc être non plus juge — krinein — des apparitions et des mots qu'il dit ou voit lui-même. Cette aporie, que Platon indique clairement dans le Timée 71 e-72 a, domine d'une certaine manière toute la pensée de Michelstaedter.

A ce Platon que Michelstaedter imagine «jeune»3 — comme ces jeunes auxquels il dédie Le dialogue de la Santé — s'oppose (et c'est une véritable stasis, une véritable guerre civile!) le Platon des grands dialogues dialectico-systématiques et politiques, du Parménide et de la République. L'Exemple historique (la «triste histoire»), raconté dans la Persuasion et illustré dans l'Appendice II (O., p. 151 sqq.), explique les motifs de cette dissolution ou trahison du platonisme qui commence avec Platon lui-même — et constitue donc le véritable axe théorétique de l'œuvre toute entière (en en révélant par là même, comme nous le verrons, l'aporie radicale). Les idées, qui fondaient tout d'abord la vie persuadée de celui qui tient son regard tendu «seulement vers le haut» (O., p. 181), se transforment en «savoir de noms abstraits», dans l'artifice d'un monde qui continue à se prétendre absolu, et qui, au contraire, n'exprime rien d'autre que le caractère formel-abstrait de nos mots et de l'ordre de leur corrélation (O., p. 185). Les deux voies de Parménide se confondent; la dialectique tragique qui en établissait la différence abyssale se «trahit» dans la dialectique rhétorique qui examine les formes possibles de leur réciproque participation. Ainsi Aristote (Le «Cerveau» entre tous parmi les élèves de Platon), dans le dialogue imaginaire fatal avec le Maître dans la Persuasion, veut établir le lien entre la légèreté de la contemplation et la gravité de cette «terre sûre sous les pieds» (l'antique et bien fondée Terre kantienne et gœthéenne!), à laquelle aspirent désormais, épuisées par tant «d'espérances hardies» (PR, p. 106 [110]), par tant de «vertigineuse solitude» (PR, p. 111 [115]), les âmes pleines de torpeur des disciples. Les derniers dialogues, et spécialement le Parménide, sont, pour Michelstaedter, tous animés par cet «esprit aristotélicien» qui dissout le «monde des idées dans la trame infinie des formes» (PR, p. 112 [117]; impressionnante tonalité luckácsienne de cette expression!), «dans la brume des mutations corrélatives» (O., p. 191). La tâche même de la philosophie (tout à fait oublieuse, désormais, de son étymon : être amour de cette sophia, absolument para-doxale, dont on tissait, dans le Théétète, l'inoubliable éloge, et dont la voix sauve de toute «suffisance inadéquate») devient la détermination du milieu, du métaxy, de la forme qui, en connectant les opposés, fait montre, par cela même, de leur opposition apparente. Ce qui rend impensable une authentique décision, et donc toute in-dividualité parfaitement persuadée. Ce qui rend inévitable le «dédoublement rhétorique du savoir et de la vie» (O., p. 190).

Comment cette «décadence» platonicienne s'explique-t-elle? Puisqu'Aristote n'abandonne pas simplement Platon, mais semble le convaincre : Platon ne peut se soustraire à la logique de l'élève «myope»; il est contraint même de reconnaître à quel moment et en quel endroit il s'est fourvoyé lui-même (PR, p. 110 [114]). L'Exemple historique (la «triste histoire») apparaît, donc, comme la manifestation d'un destin immanent au platonisme même, qui rend nécessaire pour Platon le compromis avec la rhétorique — bien au-delà du fait que la rhétorique contraint à dire (PR, p. 37 [35]), parce qu'en cela il n'y a pas d'«erreur», mais parce que s'exprime l'aporie ontologiquement indépassable de la Persuasion. Mais où l'identifier dans la «voix sacrée» du Gorgias et du Phèdre ? L'adhésion de Michelstaedter à celle-ci n'apparaissait-elle pas parfaite? C'est un point difficile de l'interprétation du philosophe de Gorizia, dont la clé nous est fournie par les pages qui précèdent immédiatement l'Exemple historique. Le péché originel du platonisme consiste dans la simulation d'une «vie absolue dans l'élaboration du savoir « (PR, p. 104 [107] [n.s.]), dans l'illusion que le «travail obscur du système et de la méthode» (PR, p. 105 [109]) puisse être une «voie de salut». Le platonisme réduit l'idée de la Vie bienheureuse à l'«organisme fictif du système» (PR, p. 104 [108]), il fait, en somme, coïncider intellectuellement bonheur et bios theoretikòs. Le platonisme est contrait de rechercher l'actualité, l'energheia de la personne dans la «misère» constitutive de sa pensée, de sa méditation, de sa remémoration: l'anamnesis, l'auguste déesse orphico-pythagoricienne, toujours vénérée par Platon, est pour Michelstaedter le signe d'une impuissance, d'une maladie: «trouvez un arbre qui oublie comme se font les fleurs au printemps!» (PR, p. 104 [108]). Le mode inadéquat, intellectualiste, par lequel Platon pose l'exigence de la Vie absolue, du bonheur et du Bien, finit ainsi par le «condamner» à la trahison aristotélicienne. Cette âme nue du Gorgias, au moment où elle affirmait pourtant que «le savoir est doux», continuait à endosser le masque de la rhétorique philosophique — n'était pas véritablement libre, n'était pas absolue.

 

2. Nous disposons dès à présent de tous les éléments nécessaires pour éclairer la polarité, autour de Platon, entre Michelstaedter et Nietzsche. Les termes de la lutte de Nietzsche contre Platon ont presque toujours fini par entraîner la particularité irréductible de la position de Michelstaedter. Nous nous sommes contentés, tout au plus, de souligner des assonances typiques de toute la pensée européenne de la crise (critique de la dialectique idéaliste comme instrument de conciliation; critique de la conception platonicienne de la «cité idéale», fondée sur la mimesis universelle, sur l'universel esclavage du rapport d'«imitation»; critique de l'«expulsion» platonicienne de la poésie), en négligeant de concentrer notre attention sur le problème décisif: les raisons fondamentales et spécifiques de la critique du système platonicien des idées.

Nietzsche, bien évidemment, est aussi attentif et, souvent, admiratif à l'égard des traces de l'antique mania chez Platon. Mais, pour lui, la krisis qui en dissout le timbre est déjà tout à fait décidée, dès le premier mot platonicien: elle se consume, essentiellement, avec Socrate même. C'est Socrate (Orphée versus la mania telestikè qui provient de Dionysos)4 qui dévoie, séduit, convertit le jeune Platon, le Platon tragique, et en réduit la poésie à une servante de la dialectique5. «Périodisation» radicalement opposée à celle de Michelstaedter: la «décadence» de la sophia hellénique est déjà accomplie en celle qui, pour Michelstaedter, reste, au contraire, «parole vivante» — la plus proche de la Persuasion, après celle qui a retenti chez Parménide, Héraclite et Empédocle (PR, p. 37 [35]). Cette «périodisation» différente est révélatrice d'une évaluation opposée du sens de cette mania et de cette «décadence». L'«enthousiasme» nietzschéen veut être une connaissance sans préjugé du monde; il jouit «de la manière la plus omni-compréhensive» de la « bonne raison « de chaque type d'hommes et d'événements6 ; c'est un «enthousiasme» historique, thucydien, qui veut saisir «la raison dans la réalité «7, en lutte, en somme, contre cette mania du Phèdre, qui fait «pousser des ailes», et qui, pour Nietzsche, apparaît très certainement comme un «grand pont lancé vers la corruption»8 de l'esprit hellénique, œuvre de destruction d'un athénien sémitisé (est-ce à l'école des ègyptiens? ou à même celle des Hébreux d'ègypte... ?!)9. L'acmé de Socrate, pour Michelstaedter, advient le jour où il accomplit sa longue initiation à la mort, et émerge finalement devant la rhétorique de la philopsychia, seul, comme individu persuadé — jour révélateur, pour Nietzsche, d'un épuisement de la vie, de pensées dépassées et chancelantes, en somme: d'une «décadence»10.

Mais la source inspiratrice de l'anti-platonisme nietzschéen est très claire — tout comme son caractère spéculaire-opposé par rapport à celui de Michelstaedter. Pour Nietzsche, ce qui nous sépare de la manière la plus radicale de toute forme de platonisme, consiste dans le fait que «nous ne croyons pas à des concepts éternels, à des valeurs, des formes ou des âmes éternelles; et la philosophie, en tant qu'elle est une science, [Wissenschaft] et non ordre de lois [Gesetzgebung — soit, un commandement systématique et dogmatique, qui alimente le «fanatisme moral» socratique] ne signifie pour nous que la plus large extension du concept d'«Histoire» [Historie]. En partant de l'étymologie et de l'histoire du langage, nous considérons tous les concepts comme devenus, et nombre d'entre eux comme encore en devenir»11. Il est difficile de sous-évaluer la portée de l'expression nietzschéenne qui explique avec un total désenchantement, ce qui est, sans doute, la «dominante» de la culture contemporaine: «nous ne croyons qu'au seul devenir même dans les choses spirituelles, nous sommes en tout et pour tout historiques (historisch durch und druch)»12 «parcourus de part en part», donc, par le sens de la relation déterminée entre des types, des événements, des intérêts; les raisons de toute affirmation de valeur se décident pour nous dans le langage qui la désigne — et toute idée du Bien dans la volonté pratique qui la réalise.

Tout devrait être analysé théorétiquement dans ces pages — et, particulièrement le fondement de cette foi (»nous ne croyons pas à des concepts éternels») qui établit le programme d'une philosophie comme science historique — dont la tâche consiste à déconstruire le Monde Vrai, comme toute idée de Vérité, démontrant comment celle-ci ne résulte que de l'abstraite hypostase des signes des prédicats et du déplacement du sujet déterminé aux plans historique et linguistique qui en fait usage et qui, par eux, explique sa propre «puissance». L'«écart» entre l'anti-platonisme nietzschéen et la position de Michelstaedter s'avère dramatique, en tout cas. La critique commune de l'intellectualisme éthique13 ne doit pas faire perdre de vue l'essentiel: Michelstaedter conteste dans le platonisme l'insuffisante radicalité avec laquelle serait pensée cette idée, qui représente pour Nietzsche, la maladie en soi. La polémique de Michelstaedter ne s'adresse aucunement au «monde absolu» de l'idée, en tant que tel, mais à l'absolutisation de l'idée de l'inexorable problème de cette vie, que l'on doit vouloir juste pour soi et en soi14 — et donc, tout à fait irréductible au monde de l'inter-esse15, au monde de l'Historie. La polémique de Michelstaedter veut «sauver» l'idée de la «décadence» dans l'«infinie trame des formes» — celle de Nietzsche se déroule au nom d'une telle trame, au nom de la «forme haute de la vie» («Die grosse Form des Lebens»), qui est la forme de la nature et de l'histoire16. La lutte commune contre le métaxy, contre la symplokè dialectique révèle alors des fondements et des objectifs opposés: pour Nietzsche elle découle de l'«analyse» psychologico-historique de toute idée, de toute prétention universelle, et a comme but le «Gai Savoir» du quantum de «bonnes raisons» que chaque type historique possède — pour Michelstaedter elle découle de l'exigence de «sauver» justement l'idée, dans sa propre et intuitive im-médiateté (nous reviendrons sur cet aspect capital), des modes de la corrélation, du danger d'en faire une manière de dire, un objet de l'«histoire du langage» — et a comme but l'Impossible d'une philosophie en tant que psychagogia, «éducation» de l'âme à sa propre essentielle nudité.

Cette confrontation permet de délimiter, dans le contexte de l'anti-platonisme dominant dans la pensée contemporaine, une sorte d'«atopon», d'«absurde» non-lieu michelstaedterien. C'est justement du fait de sa sympatheia, du pathos théorétique par lequel il adhère à l'idée platonicienne non «distraite» dans le temps — et qui doit être conçue comme «faisant un tout avec ma propre vie» (PR, pp. 54-55 [53]) — que Michelstaedter refuse le Platon dialectique, lequel prétendrait «posséder le savoir» simplement en donnant une forme cohérente à l'ordre de l'onomazein. Qu'en est-il, alors, de l'agathòn ? de l'eudaimonia ? Qu'en est-il de l'Idée, dont la Lumière crée et révèle toutes les autres, du Bien? et de la Vie Vraie qui ne peut être conçue qu'en tant qu'amante pure du Bien? La présence de l'agathòn est en contradiction radicale avec la «trame des formes», avec la «forme haute de la vie». La lutte de Nietzsche tient cette Idée pour son ennemi en propre: le concept suprême du «bien»17 — celui-là même que Michelstaedter voit se corrompre et, finalement, se dissoudre dans le grand artifice du Parménide. Le jugement sur le grand dialogue du vieux Platon est, finalement, très semblable: tous deux le voient comme une œuvre «sceptique»18 qui tend à la déconstruction ironique de la pureté de l'Idée à laquelle nul ne peut participer. Pour tous deux, en d'autres termes, la première hypothèse du dialogue n'a qu'une valeur simplement négative (O., p. 189): L'Un qui y est affirmé est aussitôt mis à mort et le multiple en sort «avec la palme de la victoire» (O., p. 191). Mais la mise à mort de l'Un est le sens même de la «foi» de Nietzsche (lequel survole cette aporie de son discours: si, en effet, le Parménide est une œuvre sceptique, il aurait alors dû déjà reconnaître chez Platon le germe fatal de son propre anti-platonisme!), tandis que, pour Michelstaedter, elle représente la perte du «postulat» même «de l'honnêteté philosophique» (O., p. 191). Une question insiste pourtant — même si ce n'est pas toujours de manière explicite — dans l'œuvre de Michelstaedter: L'Un, où est-il? il y a des noms et des liens entre les noms, mais l'Un? Il y a l'Un en corrélation avec le multiple, le non-être comme différent et relatif du Sophiste, mais l'Un qui, puisqu'il est Un, «doit avoir tout en soi» (doit être autarkès) (O., p. 173), où se cache-t-il? Michelstaedter refuse le Parménide au nom des mêmes principes pour lesquels la grande tradition néo-platonicienne en avait fait son texte sacré (elle s'accorde, dans l'interprétation positive de la première hypothèse, à considérer le dialogue tout entier comme un hymne à l'Un-Bien au-delà de toute prédication d'essence, au-delà de tout «triste jeu dialectique», O., p. 190) — et pour les mêmes motifs, au fond, pour lesquels Nietzsche aurait dû l'apprécier. Dans le Parménide, Michelstaedter voit exactement l'opposé de ce qu'y exalte le platonisme tardif de l'antiquité — mais le Platon entheos qu'il aime est étroitement proche justement de celui néo-platonicien19.

 

 

3. C'est seulement sur la base de cette interprétation globale des principes du platonisme qu'il est donc possible d'établir, d'une part, le sens fondamental de la Persuasion michelstaedterienne, et d'autre part, sa relation nécessaire et antagoniste avec la philosophie de Nietzsche. Une telle relation peut être à présent démêlée dans ses éléments particuliers, dans sa trame, si dense soit-elle, qui maintient toujours comme sujet l'«origine grecque». Sont intégralement dérivées du Gorgias, non seulement les grandes mytho-logies de l'«âme nue» qui constituent le fond de toute l'œuvre de Michelstaedter, mais aussi quelques-uns de ses développements les plus significatifs. Avant tout l'idée du peithein illusoire, de la persuasion «artificielle» qui advient simplement «dià logôn», et dont est «demiourgòs» cette technè qui a les mots pour objet: la rhétorique (Gorgias 450 b 453 a). A la Peithò divine (celle à laquelle se réfère le passage de l'Agamemnon que cite Michelstaedter: la Persuasion qui inspire les «parfaits», celle à laquelle obéit Socrate dans l'Apologie 29 d, refusant d'obéir aux croyances du «politikòs syllogos») s'oppose originairement, dans la Grécité, la «dolèa peithò», la persuasion trompeuse, l'«insupportable fille d'Até», qui contraint à la démesure, au dé-lire (Agamemnon 377), celle à laquelle Oreste recourt à l'endroit de sa propre mère se montrant dans la personne de l'étranger (et c'est avec les mêmes mots qu'èlectre, chez Sophocle, réprimande Clytemnestre, de s'être laissée persuader du mal). Dans toute la tragédie résonne cette double Peithò. Et il semble justement que ce nœud gordien soit ce que Michelstaedter veut de manière irréversible trancher, décider, «absolutisant» l'authentique persuasion de tout lien avec l'art oscillant et trompeur du convaincre, avec les formes changeantes de la foi ou de la croyance (Peithò a la même racine que pistis et fides) de tout pouvoir du discours, du dis-courir — la voie opposée à celle rapportée, à propos d'Euripide «sophiste», par Aristophane dans les Grenouilles, 1391: «rien n'est plus sacré que Peithò à l'exception du Logos».

Le mouvement du Gorgias par lequel Socrate «libère» de la «dolèa Peithò» est identique à celui par lequel Michelstaedter fait-signe à son idée de Persuasion. La rhétorique dépend de l'existence d'un organisme politique, dans lequel elle veut prévaloir; oui, le but de la rhétorique est de convaincre, mais convaincre « en ochlo «, dans la masse, dont la constitution est présupposée. Pour «asservir» celui qui écoute, le rhéteur-sophiste doit a priori «s'asservir» à un tel présupposé. Il n'aura jamais à faire, donc, avec des individus.

On ne peut convaincre la masse sans la flatter. Kolakeia est le cœur de la rhétorique; ses armes ne lui serviraient à rien (la puissance de ses logoi) si le rhéteur ne donnait l'eau à la bouche de son public, en flattant l'orgueil de l'ignorance dominante. Ainsi encore s'adapte-t-il, se proportionne-t-il à la masse, dépend-t-il de sa changeante et capricieuse quête du plaisir, si caractéristique de sa nature. En poursuivant un tel plaisir, jamais la rhétorique ne pourra se fonder sur quelque principe que ce soit — et elle ne pourra donc pas plus se prétendre proprement technè, mais seulement « empeiria kai tribé « (Gorgias 463 b), expérience occasionnelle, petit métier. Gorgias n'avait-il pas commencé l'éloge de la rhétorique, en affirmant qu'elle est cause et moyen de liberté et de domination (452 d)? En vérité elle s'avère être cause de la radicale absence de liberté de la dépendance, contrition servile à l'ignorance de la masse.

La différence entre la trompeuse conviction du sophiste et la Peithò socratique n'est pas une simple distinction entre deux types moraux. En elle s'exprime l'abîme ontologique qui sépare — pour toute une tradition de la paideia grecque, à laquelle Michelstaedter se rattache — le kakòs de l'agathòs, le malfaisant du bon, la «personne» toujours oscillante de celui qui survit, de celui qui est lâchement attaché à la vie (c'est le timbre de la philopsychia, déjà chez Hérodote, vi, 29) et la force, la cohérence obstinée de celui qui demeure, du véridique. Comme Alethèia ne peut être différente de ce qu'elle est, ainsi sont les agathoè, les esthloè, au regard fixé vers le haut, (l'image de Michelstaedter reprend le récit socratique du Théétète : Thalès «regardant les étoiles» tombe dans un puits — s'attirant à juste titre les sarcasmes de la servante Thrace); la «sophia», l'habileté des kakoè, au contraire, est comme celle du «poulpe rusé qui, au rocher sur lequel il s'attache, au regard paraît semblable» (Théognis, 215-216). C'est le point de plus grande consonance entre Michelstaedter et Nietzsche. La «morale héroïque» nietzschéenne se construit, justement dès à partir de l'interprétation, de jeunesse, des élégies de Théognis20, sur la différence ontologique et non moraliste entre l'«inactuel» agathòs, l'aristocrate irréductible à la vie des «animaux de cour» adulés par le rhéteur, et la communauté des kakoè, où qui persuade de croire, le pistikos, est toujours préféré à celui qui véritablement enseigne, au didaskalòs (Gorgias 455 a). Pour Nietzsche aussi, le trait distinctif du kakòs consiste à savoir s'adapter, en sa capacité d'adaptation21, et plus précisément: dans la «Form der Anpassung and das Ganze»22 : dans le mimétisme, comme le poulpe de Théognis, des humeurs du «politikòs syllogos». Pour Michelstaedter, comme pour Nietzsche, cette acceptation servile du «primat» de la masse, ou mieux encore, du primat du «Tout» éthico-politique sur l'individu, qui est au fondement de la vie actuelle, a pour Maître: Hegel (PR, pp. 132, 154 [140, 166])23. Pour tous deux, encore, la connaissance de la vie enseigne que l'espèce qui est destinée à durer, qui survivra, sera celle des kakoè — et ce nécessairement, puisqu'ils sont les seuls à travailler pour le «progrès» et l'«évolution», puisqu'eux seuls sont «spécialistes» de la survie. Les agathoè (chez Leopardi aussi) sont, pour reprendre la belle expression de Peter Altemberg «invalid des Lebens» (»invalides de la vie»), «ils ne connaissent pas le chemin qui mène au forum, ils ne savent pas où est le tribunal, où est le conseil, ou quelque autre lieu de rencontre ... les intrigues de coterie pour obtenir des charges publiques, les réunions, les banquets, les agapes sont des choses dont la pratique ne leur vient pas à l'esprit, pas même en songe» (Théétète 173 d). Dans le Gorgias, la raison de l'extraordinaire «puissance» du kakòs est éclaircie métaphysiquement par les mots de Kalliklès: l'art de convaincre-en-s'adaptant est physei, il est par nature; il correspond aux besoins naturels de l'homme et à celui, tout aussi naturel, de les satisfaire; le discours de Socrate, au contraire, est non seulement para-doxal, mais aussi «parà physin» (492 c) — contre nature : il voudrait opposer à la puissance de la nature celle d'un nomos, d'une loi abstraite, atopos, sans lieu et donc absurde, étrangère à l'epirreîn, au dis-courir qu'est la vie.

Mais alors que pour Michelstaedter cette morale aristocratique apparaît comme étant une expression parfaite de sa philosophie (et de son rapport au platonisme), une telle cohérence semble faire défaut chez Nietzsche. Comment le «véridique»24, l'esthlòs, peut-il se concilier avec la perspective de l'Umwertung, avec la radicale négation de tout nomos divin? Comment le demeurer de l'agathòs peut-il s'exprimer dans cet «enthousiasme» sans préjugé pour la connaissance du monde, dans ses différentes «raisons», que Nietzsche oppose au «fanatisme moral» socratique et à la foi en la vérité? Nous ne pourrions répondre à cette question sans un nouvel examen de la pensée nietzschéene dans son ensemble, hors des schémas surannés du nihilisme faible aujourd'hui à la mode (et peut-être pourrions-nous découvrir alors, une contre-chant profond parcourant l'œuvre de Nietzsche: le grand idéalisme ne serait-il pas précisément l'expression d'une «santé surabondante»? ne serions-nous pas, nous, modernes, «insuffisamment sains pour sentir la nécessité de l'idéalisme de Platon»25 ?) — il nous suffit ici d'indiquer à la suite des considérations générales développées précédemment, comment ces éléments de consonance objective ne peuvent cacher pour autant la distance entre Michelstaedter et Nietzsche. Non seulement parce que la «volonté de puissance» de l'agathòs naît, pour Nietzsche, aussi à partir de facteurs naturels, biologiques (à partir de «forces spontanées, agressives, débordantes» qui se donnent physei26) — et on ne trouve pas trace de tels emprunts positivistes chez Michelstaedter —, mais surtout parce que le «véridique» nietzschéen, en se déterminant comme valeur (ce qui vaut aussi pour Michelstaedter), doit considérer, immédiatement, cette valeur propre comme quelque chose d'historiquement et de linguistiquement évalué, et se trouve contraint — au risque d'une contradiction insoutenable avec toute sa théorie — de le considérer «historisch durch und durch» et, donc, volens-nolens, à le classer dans ce devenir qui est l'épirreîn de Kalliklès. Il est clair que Nietzsche n'est pas Kalliklès. La «volonté de puissance» contraste métaphysiquement avec l'«Anpassung» sophiste. D'autant plus qu'elle considère «gennaîon kai agathòn» les différentes pratiques de la survie (cf. Gorgias 512 d-e). Mais elle ne peut se confondre non plus avec le nomos «parà physin» de Socrate-Michelstaedter. Au contraire, c'est contre l'affirmation d'une telle Valeur que Nietzsche engage son «agòn eschatos»27, sa lutte suprême, au nom des valeurs de l'individu capable de devenir soi-même.

 

 

4. Mais Michelstaedter ne pense pas au Gorgias seulement pour l'idée de rhétorique et pour le thème de la persuasion inauthentique; dans le sillage du dialogue platonicien, il définit aussi les «mouvements» premiers et fondamentaux de la Persuasion.

Atopos : tel est Socrate, le persuadé, et il dit des choses qui n'ont pas lieu, qui ne peuvent pas prendre racine (473 a). La doxa sophiste rit (comme la servante thrace) de Socrate qui affirme l'«irréfutable vérité»; mais dans son rire se cache une tâche terriblement sérieuse: défendre la philopsychia, car, si Socrate a raison, le feu de sa parole, de son dialogue vivant, un à un (474 b), menace de consumer toute survie28. Si l'ironie questionnante de Socrate était sérieuse, toute la vie humaine en serait bouleversée (481 c). Et c'est le cas : puisque Socrate affirme ici que le bien ne consiste pas dans le fait de «sauver sa vie», dans la durée de la vie et le plaisir qu'on y peut trouver — mais à sauver la noblesse de son âme: un salut qu'aucun marin, habile à réchapper d'un naufrage, ne peut garantir (511 c-512 e). La vraie vie consiste exclusivement dans la lutte (513 d) pour porter haut le regard — ce qui implique, nécessairement, de faire naufrage dans l'empeiria du survivre.

La vie de celui qui cherche dans le survivre et dans la puissance concédée au survivre, l'unique valeur, n'est pas, comme Kalliklès voudrait le prétendre, celle de l'anèr, de l'homme vrai, courageux et désenchanté, mais ressemble à la jarre percée, insatiable, au pithos de la persuasion illusoire (pithanòs nommera-t-on celui qui servilement dépend de la tentative vaine de satisfaire ses passions et ses propres désirs). Cette jarre ne peut être initiée (amyétos), et donc ne peut penser (anoétos); elle est une image de celui qui ne prend pour réelles que les choses qu'il peut saisir (Théétète), de celui qui n'a cure de son âme (Phédon), de celui qui ne se prépare pas à l'Hadès, dont l'étymon est le même que eidenai-savoir (Cratyle). Malheureuse, donc, la vie de cette jarre, bios abios, comme le répétera Michelstaedter, vie deinòs, terrible, conflictuelle, incapable de demeurer satisfaite de soi, contrainte à «un continu et grand flux», impuissante à se remémorer ; elle ressemble à cet oiseau qui tandis qu'il mange évacue, ou à cet homme qui, ayant la galle et pouvant se gratter, passe ses jours «heureux» à se gratter (Gorgias 492 a-494 c).

D'une part, il s'agit de motifs bien enracinés non seulement dans la tradition socratique et platonicienne, mais dans toute l'éthique hellénistique. Chez Michelstaedter, par contre, ils sont repris dans une tonalité absolument unique: le demeurer du sophòs michelstaedterien ne «dépend» d'aucune idée de juste milieu, de mesotès. La vie persuadée continue d'être bien plus entheos que phronimos ; elle est proche de cette sophia dont parle aussi Aristote dans l'èthique à Nicomaque (vi, 7), sophia qui apparaît extra-ordinaire par rapport au chœur des vertus. Aucune sagesse pratique ne peut donner la santé, qui réalise la vraie liberté, mais seulement le détachement de l'epirreîn de la vie, du movimentum incessant de la philopsychia. Le demeurer de l'agathòs, de la vie persuadée, est instant, est kairòs qui rompt le continuum dans lequel «verse» la vie du pithanòs. Au temps comme succession de moments, d'«entre-temps», s'oppose le temps de l'individu persuadé, son présent, son Heure: «l'entre-temps tue le maintenant» (O., p. 733). L'âme nue du persuadé peut s'illuminer seulement dans l'instant (l'analogie entre le scintillement de la Lumière et l'intuition du Bien est une basse continue de toute la tradition platonicienne), et se perd dans le moment même où elle dis-court «dià logon», où elle s'affirme pour différents objets et sous différents modes, où elle absorbe «le venin de ce petit mot infâme: katà « (O., p. 174). Le Bien, pour Michelstaedter, ne peut être dit sous différentes formes, contrairement à l'être aristotélicien. Il n'est pas de reflet du Soleil qui illumine nos logomachies.

Et pourtant — qu'a fait Socrate par son éloge paradoxal de l'incorruptible Justice? Comment nommer son extra-ordinaire discours où toutes les ressources du logos, de la dialectique épousent la puissance du mythos, pour convaincre l'interlocuteur? N'est-il pas lui aussi un demogoros, un de ceux qui dans l'agora parlent devant le demos réuni et sont si habiles à susciter des images saisissantes, allant «à la chasse aux mots» (489 b; 494 d)? Pour Michelstaedter, Socrate ne répond pas à cette question. Y répond l'Un-Bien — mais «depuis» l'abîme de son silence. Y répond, peut-être, le Platon de la Septième Lettre, établissant l'infranchissable distance entre chaque intuition de la «chose elle-même»29 et le jeu de l'onomazein. (Y répondrait, sans doute, la relation plotinienne entre l'En (Un), Noûs et Psychè — mais ce sont tout autant des éléments décisifs du platonisme que Michelstaedter ne considère pas explicitement — et Nietzsche encore moins). Dans le Gorgias, comme dans le Phèdre, la voix sacrée de Socrate-Platon parvient à cette aporie extrême, et là elle doit s'arrêter. L'âme nue, que l'on imagine ici, ne peut être en vérité telle, puisqu'âme nue signifie essentiellement l'âme qui reste sans mots. Non seulement devant le jugement de la multitude, de l'ochlos — mais devant elle-même, devant l'impossible mesure de Justice qu'elle s'est imposée à elle-même. Aucun logos — aucun rapport, donc, aucun moyen — ne peut la faire participer du Bien, qui devrait la persuader. S'il y avait un logos s'y rapportant, ce ne serait plus le Bien. Mais Socrate, au contraire, communique, in-forme. Il est agoniste30. Et, véritablement, il séduit : tu dis, Kalliklès, que ma liberté par rapport aux besoins serait comme la vie des pierres et des morts? Un terrible ennui, donc. Mais regarde, au contraire, comme est terriblement ennuyeux, en réalité, ton épirreîn, le fait que tu doives toujours recommencer à vivre, ta précipitation toujours vers le futur, le fait que tu doives toujours avancer seulement parce que tu ne sais pas demeurer31 ! Pense à l'ivresse, au contraire, d'oser jeter le regard au-delà du jeu nauséeux des représentations — vers l'émerveillement des choses les plus difficiles et les plus divines. Tes plaisirs — comme ils pâlissent devant le joie de ce défi à eux-mêmes, à notre propre nature! Quel plaisir veux-tu comparer au vertige de ce dépassement de soi! èprouve-le, jouis-en — telle est la véritable hedoné, et non, comme le croient les imbéciles, sa négation. Prends-en à pleines mains, nourris-en toute ta volonté... N'est-ce pas ce que dit le Silène ? N'est-ce pas pour cela que Socrate plaît? Mais alors, lui aussi, convainc «dià logon», il fait des mots, et ne peut vivre, dans l'immédiateté de l'instant, comme sien propre, le Bien. Socrate aussi est esclave de l'aporie indépassable: «avec les mots, faire la guerre aux mots» (O., p. 142).

 

 

5. Mais, chez Michelstaedter, n'est pas donnée de la Persuasion, de la Vie «contente» de soi, qui s'est parfaitement «remémorée» à travers tous ses erga et ses peines, seulement une sorte de «théologie négative». Ses écrits font-signes continûment à des figures précises, à des expressions de la Persuasion qui semblent indiquer un «au-delà» possible de l'aporie socratique (puis platonicienne que nous avons déjà vue: la comparaison de la Vie Vraie avec les formes du savoir).

Ce même thème de l'âme nue ne révèle pas seulement les classiques résonances platoniciennes. Celui qui s'ab-sout de tout, qu'aucun être ne peut «tenir» (pas même l'Etre suprême!), est le nu véritable de la grande mystique d'ascendance néo-platonicienne qui, à travers la médiation décisive du Pseudo-Denys, domine dans la mystique de Maître Eckhart. Des motifs eckhartiens, probablement filtrés à travers Schopenhauer, constituent la structure de tout le Dialogue de la Santé. Il ne s'agit pas d'influences «académiques»; ils démontrent une orientation précise de l'idée michelstaedterienne de Persuasion — qu'aucun philosophe et aucun poète ne pourrait fournir, que seul le Christ signifie de manière adéquate32. Lui seul vit «la belle mort» (O., p. 366), car lui seul peut véritablement dire de lui qu'il n'a pas vécu parce qu'il est né, mais parce qu'il devait renaître — et renaître pour soi-même, pour exprimer sa propre et parfaite energheia et être, en elle, dans la paix (O., p. 743). Tous les mots de l'amour, libre de tout caractère d'acquisition (PR, p. 100 [103]), sont éminemment ses mots sur la caritas parfaite. C'est lui qui a enseigné la douloureuse vérité selon laquelle aucune œuvre ne parvient à la Persuasion: l'incommensurable distance entre l'operari et la Vraie Vie, entre œuvre et salut, et santé. Tout comme le Christ se montre à la question: «Qu'est-ce que la vérité?», la Persuasion se montre, elle se donne. Personne ne peut la saisir, personne ne peut la «compréhender». Elle serait un être parmi d'autres si elle était à «portée de main». Et aucune dimension de l'être ne peut donner la santé. Le Christ est celui qui a parfaitement montré que la Persuasion est un don divin (O., p. 766). Il est santé et Vie. Chez le parfait persuadé la vie se donne — et lui peut la donner : il ne discourt pas à son propos, il ne l'«enseigne» pas. Cette figure de la Persuasion, chez Michelstaedter, excède autant toute sophia classique, dé-lire de toute mesure philosophique, qu'elle assimile des motifs propres de la moria, de la mania, si l'on veut, chrétienne — qu'elle veut être aussi explicitement imitatio Christi.

On peut affirmer que la Persuasion de Michelstaedter tente justement de concilier la Peithò classique avec la pistis chrétienne, voire même: du Christ. Dans l'èpître aux èphésiens, (ii, 2), Paul nomme «hyoi tes apeitheias», fils de l'Im-persuasion, ceux qui «suivent le prince des puissances de l'air, les désirs de la chair et les désirs mauvais» (ii, 3). Et il ne faut pas oublier que les Pères (pour tous: Athénagore) parlaient de philopsychia comme de l'idolâtre et insatiable soif de l'âme, bouleversée par «l'esprit de gravité» — soif qui ruine l'hégémonie du Noûs, de la part noble de l'âme, et qui détruit l'être eikòn de l'Eternel du côté de l'homme: son être à l'image du divin. Tout comme Michelstaedter, Athénagore définissait la philopsychia comme une construction, par l'homme, d'«eidola antè tes alethèias», d'idoles contre la Vérité — reatus vituli ! Le lexique même de Michelstaedter, comme on le voit, puise in uno dans la Persuasion platonicienne et dans l'angoissante certitude (Kierkegaard) de la foi chrétienne.

Mais l'élément essentiel de la pistis fait ici défaut: Celui qui appelle du désert. Le désert de Michelstaedter (image insistante! cf. PR, pp. 70, 81, 87 [70, 82, 88]) est uniquement le désert du persuadé, sa solitude. C'est un désert immanent à la vie du persuadé. La voix qui appelle le persuadé c'est le silence de son âme elle-même, ou, pour parler comme Maître Eckhart, du «Grunt der Seele»33. Le persuadé de Michelstaedter — comme le sophos classique — veut être autarkès; il déroule en soi sa propre vie; il ne connaît pas d'Autre à qui s'adresser. Le Christ de Michelstaedter apparaît donc seulement comme le Jeune de la Persuasion (ce Jeune que la dialectique rhétorique du vieux Platon trahirait!), et non comme le Fils, dont la libre volonté rejoint sa propre acmé justement dans l'accomplissement de celle d'une autre Personne, de celle du Père. Il a subsumé en soi la dimension du Père. L'apocalypse-révélation du Fils, en tant que figure parfaite de la Persuasion ne peut, alors, croire en un Autre, en aucun avènement, en aucun eschaton ultérieur. Le Christ de Michelstaedter est seul — et seul dans le désert, il vit la «vertigineuse étendue et profondeur» de sa propre vie.

Cette «lutte» de Michelstaedter avec le Christ se différencie radicalement de celle de Nietzsche, tout autant que son platonisme paradoxal se distingue du «Gai savoir» nietzschéen. Certes, est toujours présente chez Nietzsche cette distinction (qui par la suite constituera le pivot de l'œuvre de Overbeck — et qui de Overbeck parviendra jusqu'au premier Barth) entre le Christ et culture chrétienne, entre l'Annonciation et la constitution historico-terrestre et éthique de l'èglise (distinction qui vaut aussi pour Michelstaedter: il suffit de se reporter à PR, p. 37 [35]). Mais la déconstruction généalogique nietzschéenne du christianisme (et pas uniquement dans son livre «populaire», l'Antéchrist) ignore totalement justement la dimension de cette complexité qui, au contraire, directement-indirectement, «ravit», «séduit» Michelstaedter: le courage maniaque de sa liberté, le sur-humain de son commandement d'amour, l'im-possibilité de sa Persuasion. Le Dieu chrétien ne contredit pas la vie mais exige une Vie Vraie im-possible. Michelstaedter croit à cette «voix», il en est persuadé — même s'il ne peut en aucune manière la nommer, et donc la croire une personne. En cela il est un athée-qui-croit — ou mieux, qui est contraint de chercher à croire, continuant ainsi à développer l'aporie selon laquelle aucune voie ne conduit à la Persuasion, ni aucune œuvre. Radical, au contraire, est l'athéisme nietzschéen, du fait précisément de sa totale réduction au psychique et au religieux (dans l'acception étymologique du religare, de l'asservissement dogmatique) de la tradition chrétienne34. Michelstaedter est très éloigné de cette conception du christianisme, lequel, pour lui, s'identifie presque avec la parole de l'èvangile: ce n'est que dans la haine de sa propre psychè (dans le détachement absolu de toute philopsychia) que peut se donner le salut.

Mais devoir vouloir la Vie vraie, ne la pouvoir que vouloir, et ne pouvoir l'avoir la voulant — de cette aporie vit la recherche de Michelstaedter, et Michelstaedter en est parfaitement conscient. La figure parfaite du persuadé n'en souffre pas, au contraire: puisqu'il est in uno Voie et Vie — puisqu'il est Vie depuis toujours, selon l'Aîon. Cette personne du persuadé excède tout puissance du philo-sopheîn, et ne peut être substance que de la pistis comprise de manière appropriée. Foi de la Persuasion, qui ne peut être pour autant enseignée, «logicisée». Mais le philosophe qui a entendu la voix du Gorgias, pour autant qu'il est seul (et jamais, au contraire, le fidèle n'est seul: «non sum solus» telle est la certitude du Christ), sait que dans la relativité des logoè, l'Absolu ne peut se donner que de par son absence — et que le livre se tait au seuil de la Vie. Mais ce silence est véritablement audible en tant que tel, uniquement parce que livre a véritablement dit et «imaginé» — a su, pour employer les mots du Phédon «diaskopeîn kai mythologheîn», enquêter sans pitié et in uno rappeler à la mémoire la parole sacrée vivante. La paix de la Persuasion, pour cela aussi, est en-ergheia — la Vie Vraie ne transcende pas la fatigue des mots (et de fait le parfait persuadé est cette figure, existe : en cela consiste le «scandale» du Christ) comme s'il s'agissait d'un abstrait au-delà. La vie Vraie, sa perfection, est l'accomplissement de cette vie, l'impossible parfaite satisfaction de ses erga — à laquelle aucune méthode ne peut conduire. La Persuasion est le silence et la paix de ces mots — et elle se montre en elles comme l'incapturable «dià logon».

 

Chapitre précédentSommaireChapitre suivant