l'éclat

José Bergamín et Juan David Garcia Bacca

Dialogue de fantômes


 

Dialogue entre Bergamín et García Bacca, recueilli par Carlos Gurméndez, à Madrid en avril 1976 (El País, 28 janvier 1993).

Traduit de l’espagnol par Yves Roullière (que nous remercions ici et ailleurs)...



 

Carlos Gurméndez : Pourriez-vous expliquer le concept de structure comme découverte ?

Juan David García Bacca : Dans notre modernité, le concept de structure est justement compris comme une relation en chaîne. La structure est comme un treillage de relations. La structure d’un édifice moderne peut être un treillage de fer parfaitement classifié, auquel on accole dans un second temps des briques et autres choses semblables. Mais l’important pour que tienne l’édifice est que la structure tienne aussi, naturellement. Ainsi, le concept de fonction des mathématiques modernes consiste en un contexte de relations où le matériau dont on le remplit est complètement indifférent. En sorte que le concept même de relations peut être appliqué à des objets mathématiques comme des nombres, des corps, des matériaux ou des pièces, à des objets de sociologie, d’économie, de tout… C’est donc une sorte de contexte si général que le remplissage, ce qu’un classique appellerait substance, est complètement secondaire - chose évidemment irrévérencieuse, n’est-ce pas, car la même structure logique peut s’appliquer indifféremment à Dieu, aux créatures, aux pécheurs, aux saints, aux danseurs comme aux mathématiciens. C’est sûr que toute mathématique ou logique structurelle est totalement irrévérencieuse, car elle met tout sur le même plan, comme on dit. Quand dans l’antiquité la substance prédominait, la substance supérieure était Dieu et les hommes étaient au-dessous, et encore au-dessous les plantes et les animaux : les relations étaient secondaires. (…) Que l’on puisse appuyer sur un bouton et qu’il y ait de la lumière, ou qu’une image apparaisse dans un appareil de télévision, par des canaux que l’on ne voit pas, ne nous étonne plus. C’est une transformation qui provient de la prédominance de la structure sur la matière devenue indifférente. Au moment où cela s’appliquera aux hommes et à tout le reste, nous devrions voir des choses encore beaucoup plus prodigieuses et étranges. (…)

J’aimerais que Bergamín se sente concerné. Toi aussi, tu es menacé d’être soumis à quelque curieuse opération de rayons X ou non X, ou bien gamma, tu es menacé d’être attaqué par un de tes gènes ou une de tes cellules, et transformé, je ne dirai pas de matière en pur esprit, mais de matière en moitié spectre ou fantôme. Tu aimerais cela ?

José Bergamín : Je me considère déjà tout à fait comme un fantôme.

JDGB : Bon, bon.

JB : Laisse-moi te poser une question : utilises-tu fonction et structure en les identifiant ?

JDGB : Non.

JB : Une autre question, en ajoutant le mot forme : structure, forme et fonction peuvent-elles être identifiées ou assumer toutes le concept qui leur est attaché ?

JDGB : Oui.

JB : Il serait alors intéressant, une fois ces concepts dissociés, de voir comment ceux-ci se relient entre eux. Je suppose que je suis en train de dire une hérésie philosophique.

JDGB : Oui. (…)

JB : Alors toutes les fonctions (fonction fabulatrice, fonction publique, et même fonction mathématique), qui impliquent fonctionnement, dynamisme, mouvement, finissent par être identiques.

JDGB : Oui.

JB : Ainsi, structure et forme, en se reliant, peuvent plus ou moins changer toutes ces perspectives que tu as éclairées avec le génie sophistique qui te caractérise - car je crois que le mot sophiste et le mot philosophe sont également identifiables.

JDGB : Oui.

JB : Moi, je préfère parler par images, comme tous les fantômes. Et je te dirai que j’ai bien du courage, car je suis constamment entouré de feux follets. Les feux follets qui m’agitent à l’heure actuelle sont ceux qui me demandent : y a-t-il une structure extérieure et une autre intérieure ? Je me sais squelette. C’est mon privilège et la particularité que m’a donnée la nature.

JDGB : Oui.

JB : Mais une structure, une forme ou une fonction de squelette agit du dedans au dehors, elle est extérieur à la maison elle-même, en sorte que ma chair a suffi pour construire mon squelette, ma structure, ma fonction, ma vie. Tandis que la science en général – y compris l’évolutionnisme de Darwin – construit à rebours de la vie, du dehors au dedans, elle fait un échafaudage pour construire une maison. Dans la vie, c’est la chair, l’âme, le sang qui construisent l’échafaudage pour tenir, pour durer, pour ne pas tomber. Quelle relation y aurait-il alors entre la science et la vie et la possibilité d’appliquer à la vie ces structures fonctionnelles ?

JDGB : José, j’aurais besoin de beaucoup de temps – et je ne dis pas cela afin de m’excuser – pour te répondre par l’affirmative, par la négative ou par distinguos. En sorte que je vais devoir faire des choix.

JB : Bon, mais toutes mes phrases ont un même sens interrogatif.

JDGB : Alors je vais répondre, non pas à chacune de tes interrogations, mais au moins à certaines.

JB : Au moins à l’ensemble ou à l’intention qui m’a dirigé.

JDGB : Non, leur intention est mauvaise.

JB : Tiens donc, en voilà un préjugé !

JDGB : Leur intention est mauvaise, mais non pas malveillante.

JB : L’enfer est pavé de bonnes intentions, pas de mauvaises.

JDGB : Ce sont les mauvaises, justement, qui commencent comme une mosaïque, avec beaucoup de grâce, n’est-ce pas ? En vérité, les bonnes intentions sont très simples, très innocentes, puisqu’elles forment une sorte de parquet très uniforme, sans importance aucune. Or l’enfer est pavé de bonnes intentions, qui comme des mosaïques à plusieurs faces…

JB : Le paradis peut être aussi bien pavé de mauvaises intentions.

JDGB : Il faudrait aujourd’hui de superthéologiens ou de grands dramaturges pour nous faire un paradis beaucoup plus incitatif que celui de Dante.

JB : Mahométan, celui de Dante était mahométan.

JDGB : Bien plus que cela.

JB : Mais celui de Dante était tout de même assez arabe.

JDGB : Oui, mais si l’on va par là, on n’en finira pas, on va se retrouver dans je ne sais quelles contrées lointaines…

JB : Nous aurons toute l’éternité pour en discuter.

JDGB : Cela, surtout, dès que nous serons tous les deux transformés en fantômes, ce qui ne saurait tarder.

JB : Je suis déjà assez fantomatique comme cela.

JDGB : Assez, mais pas suffisamment.

JB : Non, non…

CG : Il y a une métaphysique mathématique qui serait une subdivision du concept de monde en maison, laboratoire, marché. Cela signifie-t-il qu’elle se particularise sans perdre l’unité conceptuelle du monde ?

JDGB : Oui. C’est une subdivision du monde tel qu’il se présente aujourd’hui. Si l’on réinterprète le monde actuel, nous avons de grandes parties où il correspond à la maison ou à la demeure de l’homme ; des parties où il correspond à une auberge ou à un hôtel ; d’autres parties encore, ce qui est bien plus grave, où il correspond au marché, qui envahit tout ce qui précède. Le marché envahit donc ce qui était auparavant une auberge. Je crois que le monde actuel se divise de cette manière : un monde est en train de manger l’autre.

Historiquement, le monde était une maison – plus ou moins confortable -, mais une maison appartenant à l’homme. Par la suite, on a fait des hôtels, où tout le monde  peut semble-t-il entrer : maisons publiques, hôpitaux, etc. La maison appartient par définition à une seule personne, à une seule tribu ou à une seule famille. En revanche, un hôtel sert à faire entrer ou sortir beaucoup de gens, sans être une maison particulière. Je suis scandalisé lorsque, par exemple, je vois entrer dans une cathédrale une vague de touristes de toutes sortes, classes ou races. Ils prennent la cathédrale pour une auberge espagnole, comme disent les Français : ce n’est déjà plus la maison de Dieu ni des fidèles. Ou lorsque je vois tout le monde entrer dans un musée, comme un troupeau de brebis guidées par un monsieur muni d’un petit drapeau pour éviter qu’elles se perdent. Ils ont transformé le musée, qui devait être une maison de formation, en auberge espagnole.

JB : Whitehead ne serait-il pas un philosophe qui ne se savait pas philosophe ?

JDGB : Pourquoi ne l’aurait-il pas su ? J’ai plutôt l’impression qu’il ne savait pas ce qu’est la philosophie au sens classique du terme. Car le philosophe classique manque d’une chose que j’appelle mégalomanie ou folie des grandeurs. Il sait, il veut toujours savoir où il va ; s’il parle de Dieu, il croit savoir qui Il est et où Il va, et ainsi de suite ; s’il parle de l’homme, il veut savoir ce qu’est l’homme, pourquoi il vient au monde, etc. Celui-là ne peut jamais aller à l’aventure.

JB : Je préfère ta définition : il faut être abandonné des dieux, lâché de la main de Dieu.

JDGB : Oui, bien sûr ; la seule chose dont il faut être convaincu pour être un grand philosophe, c’est d’avoir été lâché de la main de Dieu. Tu dis toi-même que Dieu desserre sans relâcher, ou bien qu’Il comprime sans étouffer ; mais c’est là réduire la générosité divine. N’importe qui voyant un chien avec une chaîne plus ou moins longue se dit que ce n’est pas là générosité divine mais générosité humaine. Il faut supposer Dieu beaucoup plus grand que le Dieu catholique, apostolique et romain. Dans la pays de ma femme, on dit que Dieu n’est pas de Quito, ce qui est très louangeur tout en étant des plus significatifs. Non seulement Dieu n’est de Quito, mais il n’est ni catholique, ni apostolique ni romain ; Il ne saurait l’être.

JB : Celui qui est catholique, apostolique et romain, c’est le diable.

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