l'éclat

María Zambrano

Bergamín crucifié


Paru (sans indication de source) dans «José Bergamin», Cahiers pour un temps, sous la direction de Florence Delay et Dominique Letourneur, Paris, 1989.

Traduit de l’espagnol par Florence Delay

 


 

J’ai toujours connu Bergamin désespéré. Pourquoi? Peut-être parce qu’on ne le crucifiait pas. Le christianisme était si fortement entré en lui, sans trace de paganisme, qu’il n’a peut-être cherché que cela: être crucifié. Je peux me tromper bien sûr, mais je crois que ce fut là son désir authentique. Son goût pour la tauromachie était un double défi qu’il lançait à la parole et à la musique. La musique l’eût calmé, mais il n’en voulait pas. Il voulait la liturgie.

J’ai assisté avec lui à une de ces cérémoines que d’aucuns jugent interminables, à l’office de la veillée pascale. La vérité et qu’il s’est fatigué un petit peu avant moi. Après, sur le boulevard Saint-Germain à Paris, il chantait des couplets d’opérette, des vieux airs madrilènes, chotis et autres, juste après avoir assisté à la liturgie.

Que voulait-il au juste ? La liturgie? Ou la chanson, le couplet populaire, la habanera? Il voulait tout. Et ce que je suis en train de dire m’apparaît aussi comme une forme de crucifixion.

Non, la merveilleuse liturgie du Samedi saint ne l’avait pas apaisé. Cell-ci commence par la préparation du feu que l’officiant allume au moyen d’une pierre et d’une étoupe enduite d’un peu d’huile qui s’enflamme. Après le feu vient la bénédiction  de l’eau et ensuite celle du cierge pascal sur lequel ou incrit l’alpha et l’omega. Le parcours est saisissant car il remémore l’antique procession des catéchumènes depuis les fonds baptismaux jusqu’au grand autel devant lequel le diacre dépose le cierge pascal. Toute cette liturgie impressionnante étant confiée aux jeunes, à ceux qui n’ont pas encore été ordonnes prêtres. Et celui qui avance avec le cierge dit trois fois, chaque fois un peu plus fort: Lumen Christe, et on répond : Deo Gratias.

Cet office, j’y ai assisté pour mon compte, avec différentes personnes, bien des fois... mais ce jour-à nous étions seuls, lui et moi, dans l’église Saint-Etienne-du-Mont, à Paris. Il n’y avait personne d’autre. Nous avions l’impression tous les deux d’allumer le feu. J’ai senti qu’il l’allumait. Mais ensuite, dès qu’il m’a eu dit : «Ça suffit. Maria», nous nous retrouvés dans la rue. Nous avons descendu le boulevard Saint-Michel et il s’est mis à chanter des chotis, pas du tout obscènes, cela va sans dire, parfaitement classiques, d’un classicisme digne de Pedro Salinas qui, lui aussi, connaissait quantité de chotis. Et je sentais ce va-et-vient.

Alors il m’apparut comme un pendule, un pendule qui allait et venait sans parvenir jamais à trouver son centre parce qu’il s’échappait. Peut-être ne voyais-je qu’une face superficielle du pendule. Peut-être le pendule se déplaçait-il autour d’un autre centre que je ne parvenais pas à voir, autour de quelque chose de très caché, de très profond, dont il ne pouvait venir à bout. Peut-être en serait-il venu à bout si on l’avait crucifié, deux fois plutôt qu’une et toutes les fois possibles pour que l’univers entier fût devenu sa croix.

Je crois qu’il est mort afin d’être crucifié. Ses sympathies, son adhésion, son enterrement à l’ombre de l’E.T.A., je les interprète, parce qu’ainsi je les ressens, comme une suite d’impropères, ces reproches que Notre Seigneur – je dis Notre Seigneur parce qui il est le mien – a adressés au monde depuis sa croix, le Vendredi saint.

C’est ainsi que je vois mon ami Bergamin, en train de prononcer des impropères. Il a voulu que son enterrement fût un reproche mais un reproche sacré : au faux, à la fausseté, aux faussaires, aux félons à tout. Un peu comme s’il s’était exclamé: «Réveille-toi, mon Dieu car je suis ici tout seul, sur la croix.»

Voilà comment je vois et je sens Bergamin. Et je n’ai pas parlé avec lui. Je sais, en revanche, la réaction qui fut la sienne quand un de mes amis lui apprit qu’on m’avait décerné le prix du Prince des Asturies : il ne voulut pas en entendre parler.

Je le comprends. Et c’est pour ça que je l’ai aimé. Non que je me repente d’avoir accepté ce prix, mais parce que je suis certaine qu’il s’est senti alors tout à fait seul, qu’il a senti que Maria aussi l’abandonnait, que Maria non plus n’avait pas pitié de lui, que Maria non plus ne l’accompagnait pas.

Maintenant, s’il m’entend, je lui dis: Merci. Je te suis reconnaissante Je n’ai jamais cessé de t’aimer quoi que tu aies fait. Tu as toujours cherché la même chose : à te crucifier. Pour prononcer ensuite depuis la croix des paroles de reproche rituelles et véridiques, sinon absolues – puisque tu n’étais qu’un être humain – du moins dites avec justesse et vérité, mû par l’amour de Dieu et du prochain.

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