l'éclat

Ythzak Ben Israel

La philosophie du renseignement militaire

Introduction


 

Le Renseignement militaire est une institution relativement récente dont l'objet est de clarifier la réalité grâce à la collecte d'informations et à leur estimation. Bien que l'espionnage compte parmi les métiers les plus anciens du monde, cela ne fait que cent ou cent cinquante ans que sont apparus les premiers organismes institutionnels du Renseignement s'occupant de menaces extérieures. Au début de leur existence, ces organismes se sont surtout attachés à recueillir des renseignements, mais à mesure que l'information collectée augmentait et se diversifiait, il est devenu nécessaire de bien la comprendre et de la compléter par des estimations. Le présent ouvrage se penche sur les fondements logiques, méthodologiques et philosophiques du processus estimatif.
La discussion de ce sujet s'appuie sur l'analogie entre l'institution du Renseignement et une autre institution chargée elle aussi d'éclaircir la réalité : la science. L'estimation des renseignements s'avère plus ardue et plus complexe que la prévision scientifique car elle repose sur une matière vivante, à savoir des êtres humains. Or ces derniers, doués d'un libre arbitre, peuvent agir de façon dissimulée pour tromper l'agent du Renseignement lors de son investigation. C'est la raison pour laquelle des grands classiques parmi les penseurs et théoriciens de la guerre (tel que Carl von Clausewitz) considéraient que le Renseignement n'avait pas de rôle important dans l'art de la guerre et que le stratège n'avait pas à tenir compte de rapports au caractère généralement outrancier et mensonger. Le Renseignement est perçu par Clausewitz comme ce qui embrume le combat et non pas comme l'un des facteurs cruciaux de la victoire. Sur le plan méthodologique, il existe toutefois une similitude entre les difficultés inhérentes au processus d'estimation des renseignements et la recherche scientifique : tant l'estimation des renseignements que la prévision scientifique se fondent sur des hypothèses, lesquelles sont tout au plus réfutables, mais dont l'exactitude ne peut jamais être tenue pour certaine.
La majeure partie du présent ouvrage se rapporte donc à la philosophie moderne de la science et aux conclusions qu'elle permet de tirer quant à l'investigation et à l'estimation dans le domaine du Renseignement. Parmi les sujets abordés, figurent la question de la généralisation à partir d'éléments connus (induction), la progression du savoir par la critique et par la réfutation, la question de la solidité de l'estimation au crible de la réfutation, et la corrélation entre les faits observables et la théorie. Cette part de l'ouvrage traite de théories consacrées que l'on doit à des philosophes de la science tels que Francis Bacon et David Hume, ainsi qu'à des personnalités ayant marqué la philosophie de la science du vingtième siècle, comme Karl Popper, Thomas Kuhn, Paul Feyerabend et Imre Lakatos. À de nombreux égards, ce volet constitue une sorte d'introduction à la philosophie moderne de la science.
Discuter le processus de l'estimation des renseignements apporte en effet un éclairage plus fin sur les principales problématiques traitées par la philosophie de la science. Aussi peut-on voir dans l'ensemble de l'ouvrage la pierre de touche — un test-case au sens du mot anglais — permettant d'examiner un domaine de recherche particulier, celui du Renseignement, et de tirer des conclusions sur la recherche scientifique en général. S'agissant de production humaine, réalisée par des êtres de chair et de sang, il va de soi que le débat sur la méthodologie scientifique (si tant est qu'elle existe), ainsi que sur la méthodologie du Renseignement (plus sujette à caution encore), ne peut se dérouler indépendamment de la discussion portant sur les traits indispensables à la personnalité des investigateurs ou des chercheurs dans les deux domaines considérés. Les conclusions qui en découlent sont d'une grande portée pour ce qui touche à la nature de l'estimation et à la personne de l'investigateur idéal.
Si j'ai accordé une place relativement importante à la description du Renseignement scientifique britannique pendant la Seconde Guerre mondiale, c'est en raison à la fois de son antériorité, de l'assez vaste documentation disponible sur ce sujet et de mes liens privilégiés avec Reginald Victor Jones, docteur d'État, qui est à l'origine de l'essor de toute cette discipline et qui en a été le chef de file durant la guerre. Winston Churchill, le Premier ministre britannique de l'époque, a dit de Jones qu'il était l'homme «qui a brisé les ondes maudites» (à savoir les ondes servant au radioguidage des bombardiers et des bombes volantes V1 lancées en direction de Londres).
Cette première partie se termine par la question des retombées de l'analyse préalablement développée dans le corps de l'ouvrage, à savoir la contribution de notre propos au caractère souhaitable du Renseignement en tant que «société ouverte», au sens défini par Popper. Parallèlement, le problème éthique posé par l'investigation en matière de Renseignement est débattu en ces termes : un homme mauvais peut-il être un bon investigateur ? La discussion de ce point a pour toile de fond la science nazie durant la Seconde Guerre mondiale, avec notamment l'histoire de Werner Heisenberg, lequel était le directeur du projet visant à développer la bombe atomique au service du führer. Des dilemmes éthiques qui caractérisent le vécu des agents du Renseignement sont ensuite présentés, de manière à tenter d'éclaircir ce que signifie une action moralement acceptable dans le contexte du Renseignement. Enfin, la défaillance d'appréciation des services de Renseignement israéliens à la veille de la guerre du Kippour est analysée pour illustrer les conclusions de la discussion développée dans le présent ouvrage.
La seconde partie du livre comprend les annexes se rapportant à deux personnalités tenant une place centrale dans notre propos. En annexe A, on trouvera la biographie de Jones et le récit de ma rencontre avec celui-ci ; en annexe B, la correspondance que j'ai entretenue avec le philosophe Paul Feyerabend sur le thème du Renseignement et de la philosophie moderne de la science.