l'éclat

© 1980 — Israël MOD Publishing House, Tel Aviv, Israël.

© 2003 — Editions de l’éclat, Paris-Tel Aviv, pour la traduction ­française.

 ISBN : 2-84162-066-2

144 pages

15 euros

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Jérusalem au XIXe siècle

Géographie d'une renaissance

Yehoshua Ben-Arieh

 

 traduit de l'hébreu par Francine Lévy

Version LYBER...

"ceci n'est pas un livre"

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Préface à l’édition française

Je me réjouis de voir ce petit livre sur Jérusalem au dix-neuvième siècle paraître en français. Il a été publié il y a plus de vingt ans, mais son contenu reste parfaitement exact et d’actualité. Il s’agit, à l’origine, d’une série de conférences que j’ai tenues à la radio, et qui ont été publiées en hébreu en 1980, puis traduites en anglais en 1989. À maints égards, ce livre est le résumé des deux volumes que j’ai publiés sur Jérusalem au dix-neuvième siècle aux éditions Yad Ben-Zvi, également traduits en anglais et dont les références figurent dans la brève bibliographie à la fin de ce volume.

Le dix-neuvième siècle est une période décisive, voire révolutionnaire, dans l’histoire de Jérusalem. Au début du siècle, Jérusalem n’est qu’une petite ville au cœur d’une région rurale, et qui ne compte guère plus de 8.000 à 10.000 habitants. En revanche, à la fin du siècle, c’est la ville la plus importante d’Eretz-Israël (ou de la Palestine, selon la dénomination de l’époque). La ville s’est développée «hors les murs», et sa population dépasse les 70.000 âmes.

C’est au cours du dix-neuvième siècle que la communauté juive, connue sous le nom de «Vieux Yishouv», se développe dans l’ensemble du pays et en particulier à Jérusalem. C’est également à cette époque que commence l’activité du mouvement sioniste, avec l’apparition des premiers éléments de ce qu’on appellera le «Nouveau Yishouv».

Bien des aspects de ce qui se passe actuellement en Israël en général et à Jérusalem en particulier, trouvent une explication dans la manière complexe dont les choses se sont mises en place à l’origine, et se sont développées par la suite, dans le courant du dix-neuvième siècle. C’est cette période charnière, qui permet de comprendre le contexte et la spécificité de la terre d’Israël aujourd’hui.

Dans les pages qui suivent, je ne reprendrai pas l’histoire de Jérusalem d’un point de vue chronologique. Mon but est de présenter à l’auditeur, et aujourd’hui au lecteur, un choix de sujets qui permettent d’éclairer certains aspects de la vie quotidienne très particulière de Jérusalem. Une meilleure connaissance historique permet également d’apporter une réponse aux questions qui peuvent se poser aux différents visiteurs de la ville.

 

Yehoshua Ben-Arieh

Chapitre 1. Introduction ·  Eretz-Israël et ses villes principales au début du dix-neuvième siècle

Les orientalistes, les historiens et même les géographes-historiens ont coutume de considérer le début du dix-neuvième siècle comme le commencement de l’ère moderne en Eretz-Israël et dans l’ensemble du Proche-Orient, contrairement à la situation en Europe, où on la situe plutôt vers le milieu du dix-septième siècle. Dans cette région du monde, en effet, la transformation a lieu plus tard. Un fait précis – l’occupation d’Eretz-Israël par l’armée de Napoléon, en 1799 – est généralement considéré comme l’événement qui aurait provoqué l’éveil du Moyen-Orient après un sommeil long de plusieurs siècles. Ainsi, l’idée de creuser un canal reliant la Méditerranée à la Mer Rouge est née au cours de cette campagne. Napoléon et ses hommes furent les premiers à évoquer la possibilité de relier les deux mers au moyen d’un canal. Il est vrai qu’un canal reliant la Mer Rouge à l’un des bras du Nil avait bien existé dans l’Antiquité, mais les deux mers n’étaient pas reliées à proprement parler.

En Eretz-Israël, également, interviennent des éléments dont l’origine est liée à la présence de Napoléon. Avant Napoléon, par exemple, il n’existait pas de cartes précises de la région. Ce sont les ingénieurs et les géographes de Napoléon qui, sous la direction du Major Jacotin, ont arpenté certaines parties d’Eretz-Israël et ont établi les premières cartes géographiques exactes, que nous connaissons sous le nom de «Cartes de Jacotin».

Cela dit, si l’on y réfléchit plus précisément, on peut se demander quels furent véritablement les bouleversements provoqués par l’invasion napoléonienne. Certains chercheurs affirment en effet que cet événement ne peut servir de point de repère pour dater l’entrée de la région dans l’ère moderne. Napoléon et son armée ne sont restés que cinq mois en Eretz-Israël. Ils ont assiégé Acco (Saint-Jean d’Acre) sans pouvoir la conquérir. Ils y ont subi, au contraire, une cuisante défaite et se sont repliés à Jaffa, avant de regagner l’Egypte. Jazzar Pacha, qui avait gouverné la région pendant les vingt-cinq années qui ont précédé la campagne napoléonienne, est resté au pouvoir après le départ des troupes impériales. Il a régné de 1775 à 1804, et sa victoire sur Napoléon, qu’il était parvenu à mettre en déroute, l’a fait bénéficier d’un prestige encore plus grand. (Rappelons, en passant, que «Jazzar» signifie «le boucher», parce que ce pacha avait l’habitude de couper des têtes.) Le régime en vigueur en Eretz-Israël avant l’invasion napoléonienne, que nous pouvons nommer le «régime des pachas», s’est d’ailleurs maintenu pendant les premières décennies du dix-neuvième siècle. Après la mort de Jazzar Pacha, des conflits ont éclaté entre ceux qui briguaient sa succession au gouvernement d’Acco. C’est finalement Suleiman Pacha qui accédera au pouvoir et qui règnera jusqu’à sa mort en 1818. De nouveaux conflits éclatent alors et Abdallah Pacha prend le pouvoir à son tour. Son règne dure jusqu’en 1831. De fait, la situation des trente premières années du dix-neuvième siècle ne diffère pas tellement de celle du dix-huitième siècle et on peut donc considérer l’année 1831 comme le début de l’époque moderne en Eretz-Israël, lorsque les Egyptiens, dirigés par Mohamed Ali, ont conquis la région.

Mohamed Ali est le fondateur de l’Egypte moderne. Tous les rois d’Egypte, jusqu’à la révolution nassérienne, appartiennent à la dynastie qu’il a fondée. Avec le début du règne de Mohamed Ali, Eretz-Israël subit un processus accéléré de transformation et de développement.

Fondé sur une conception centralisatrice, le gouvernement égyptien a introduit dans la région des changements significatifs. Le fils de Mohamed Ali, Ibrahim Pacha, a réorganisé le pays du point de vue administratif, imposant l’ordre et la loi au moyen d’une discipline de fer. Il a contraint les Bédouins, qui vivaient de rapines, à se sédentariser et a construit des villages pour eux, entre autres dans la vallée du Jourdain. Il a fait venir des colons d’Egypte et les a installés dans différentes régions du pays. La période de domination égyptienne se caractérise aussi par l’introduction de nouvelles cultures – le coton, la canne à sucre, l’indigo, etc. Nous savons également que les hommes de Mohamed Ali ont tenté de forcer le barrage de basalte du Houleh pour drainer le lac et l’assécher. Ils ont également construit plusieurs moulins à vent. Mais le changement le plus significatif concerne l’attitude du gouvernement égyptien à l’égard des minorités chrétiennes et juives, auxquels Mohamed Ali a accordé une liberté d’action qui leur avait été refusée pendant des siècles. Nous reviendrons sur ce point dans les chapitres suivants, et nous verrons les conséquences des transformations survenues pendant la période égyptienne sur le développement de la communauté juive dans son ensemble et sur Jérusalem en particulier.

La domination égyptienne en Eretz-Israël n’a duré que neuf ans – jusqu’en 1840. À la suite d’une guerre contre les Turcs, soutenus par les grandes puissances occidentales, les Egyptiens furent contraints de se retirer et les Turcs reprirent le pouvoir sur le territoire. S’il ne s’était agi que d’un simple rétablissement du «régime des pachas», nous aurions pu considérer la période égyptienne comme un épisode sans importance, comme il y en eut tant au cours de l’Histoire. Mais ce ne fut pas le cas. En effet, lorsqu’en 1840, la domination turque fut rétablie, le régime turc n’était plus le même. Un an plus tôt, en 1839, les célèbres réformes, connues sous le nom de «Tanzimât» [Organisations], avaient commencé en Turquie. Les années 1839-1856 sont d’ailleurs considérées comme une période de transformation majeure dans la Constitution ottomane, qui devient plus libérale et accorde un certain nombre de droits aux minorités. Ainsi, les Turcs poursuivirent le travail commencé par les Egyptiens.

L’année 1840 est donc une année très importante, si bien que certains chercheurs n’hésitent pas à affirmer que le début de l’ère moderne en Eretz-Israël ne correspond ni à l’invasion de Napoléon (1799), ni à la conquête égyptienne (1831), mais à la restauration du régime turc en Syrie et en Eretz-Israël en 1840. C’est à partir de cette date que le régime devient plus libéral et commence à octroyer quelques droits aux minorités. Ce processus se poursuivra jusqu’à la fin de la domination ottomane.

Nous avons mentionné jusqu’à présent trois dates, qui peuvent être considérées comme le point de départ de l’ère moderne. Cependant, certains historiens, et particulièrement ceux qui s’occupent de l’Histoire israélienne proprement dite, considèrent que d’autres éléments doivent être pris en compte, et en particulier ceux qui concerne la population juive, ou Yishouv. Ainsi, ces historiens mentionnent deux importantes vagues d’immigration (aliyah) qui ont eu lieu à la fin du dix-huitième siècle et au début du dix-neuvième siècle, et qui ont provoqué des transformations dans la population juive d’Eretz-Israël. Il s’agit de l’aliyah des Hassidim dans les années 1770, et celle des Perushim, disciples de Rabbi Elijah de Vilna, au début du dix-neuvième siècle. L’aliyah des Hassidim n’a pas eu une grande influence sur la population juive de Jérusalem, dans la mesure où la plupart se sont établis à Safed. Les Perushim se sont également installé à Safed dans un premier temps, puis ont émigré à Jérusalem.

En conclusion, nous pouvons dire que, vers la fin du dix-huitième siècle et au début du dix-neuvième, un certain nombre d’événements ont eu lieu dans le Yishouv juif aussi bien que dans l’ensemble de la région, qui nous autorisent à considérer cette période comme le commencement d’une ère nouvelle en Eretz-Israël.

La population des villes en Eretz-Israël.

Pendant près de quatre cents ans, cette région a fait partie de l’Empire ottoman. Nous pouvons délimiter les frontières d’Eretz-Israël à l’aide de définitions appartenant à des époques ultérieures et la nommer la «Palestine occidentale», en nous référant ainsi aux frontières établies sous le Mandat britannique. Si nous estimons qu’à cette époque la population de la région est de 150.000 à 200.000 personnes, nous ne serons apparemment pas trop loin de la vérité.

Cette estimation globale étant établie, il est évident qu’il nous faut également examiner sa répartition sur l’ensemble du territoire. Il ne fait pas de doute que certaines régions – comme la plaine côtière, les vallées et l’ensemble des régions du Sud – étaient totalement inhabitées, hormis par quelques tribus nomades. Par contre, les régions montagneuses étaient relativement plus peuplées. Des villages arabes étaient établis dans les monts de Judée, de Samarie et de Galilée. Le fait le plus caractéristique concerne l’importance de la population urbaine. Et il nous faut ici répartir les villes en plusieurs catégories.

La ville la plus importante était Jérusalem, qui jouissait du statut de ville historique et religieuse. Au début du dix-neuvième siècle, on estime sa population entre 8.000 et 10.000 habitants. Puis venait Acco (Saint-Jean d’Acre), que d’aucuns considèrent même comme la plus importante, et dont la population était à peu près équivalente à celle de Jérusalem. Le pacha turc siégeait à Acco, ce qui conférait à cette ville un statut administratif non négligeable, d’autant plus qu’elle avait aussi une activité portuaire. En troisième position venait Gaza, qui pouvait également disputer la primauté aux deux autres, du fait de sa population, estimée, elle aussi, aux alentours de 8.000 à 10.000 habitants. L’importance relative de Gaza tenait au fait qu’elle reliait la région à l’Egypte, les moyens de communication de l’époque étant essentiellement terrestres. Les trois villes les plus importantes étaient, par conséquent, Jérusalem, Acco et Gaza.

La deuxième catégorie concerne les villes régionales, telles que Safed. Cette ville occupait une place particulière pour la population juive dans la mesure où elle faisait partie des quatre villes saintes traditionnelles du judaïsme. Avec une population de 5.000 à 6.000 habitants, Safed était la ville principale de la Galilée. Hébron, importante sur le plan historique et religieux à la fois pour le judaïsme et pour l’islam, appartenait également à cette catégorie. Sa population s’élevait également à 5.000-6.000 habitants. La troisième ville de cette catégorie était Shechem (Naplouse), dans le district de Samarie, qui comptait également entre 5.000 et 6.000 habitants.

La troisième catégorie comporte trois villes ayant une importance historique. Tibériade, également une des quatre villes saintes, avec une population de 2.000 à 3.000 habitants. Ramleh, qui avait été la capitale arabe durant la première période islamique et qui avait, elle aussi, une certaine importance historique, également avec 2.000 à 3.000 habitants. Enfin Jaffa, qui n’était curieusement qu’une petite agglomération de 2.000 à 3.000 habitants. Au dix-neuvième siècle, Jaffa était entourée de remparts et Tel-Aviv n’existait pas.

Dans le quatrième groupe des villes ayant une certaine importance, nous pouvons compter des villes avec une population entre 1.000 et 2.000 habitants. Au début du dix-neuvième siècle, Haïfa était une petite agglomération de 1.000 âmes environ, entourée de murailles construites au dix-huitième siècle par Dahar-el-Omar. Nazareth fait également partie de cette catégorie, avec sa population de 1.000 habitants et son importance historique et religieuse. Il en va de même pour Bethléem, ville importante pour les chrétiens.

En dehors de ces douze villes, toutes les autres agglomérations avaient une population inférieure à 1.000 individus, et la plupart des habitants de cette région vivaient dans des villages. La carte démographique d’Eretz-Israël du début du dix-neuvième siècle fait état d’une région peu peuplée et comportant de vastes étendues inhabitées. Il s’agit en quelque sorte d’une région sous-développée aux confins d’une province marginale de l’Empire ottoman.

Après avoir examiné l’état de la population dans les différentes villes du pays, nous allons revenir à la ville qui est au centre de notre étude, Jérusalem. Nous avons dit qu’au début du dix-neuvième siècle, la population de cette ville était de 8.000 à 10.000 habitants. Cette population était répartie en trois communautés: environ 2.000 juifs, 3.000 chrétiens et 4.000 musulmans. La plus petite des trois communautés était donc la communauté juive, composée majoritairement à cette époque de Sépharades. La deuxième est la communauté chrétienne. Il nous faut ici rappeler que la communauté chrétienne est elle-même divisée en six communautés différentes, trois grandes et trois petites. Les plus grandes sont: les Grecs orthodoxes (1000 personnes), les catholiques romains, vraisemblablement restés fidèles au catholicisme depuis l’époque des Croisades (800 personnes) et les Arméniens (500 personnes). Les trois petites communautés sont également très intéressantes: il s’agit des Ethiopiens, des Coptes (des chrétiens d’Egypte) et des Syriens orthodoxes. Chacune de ces communautés compte entre plusieurs dizaines et une centaine d’individus. Chacune possède, encore aujourd’hui, des églises dans la Vieille Ville de Jérusalem. La troisième grande communauté, et numériquement la plus importante au début de dix-neuvième siècle, est donc la communauté musulmane.

Les chiffres concernant cette communauté sont moins exacts que pour les autres communautés, dans la mesure où ils ne se fondent pas sur des sources provenant de la communauté elle-même, mais il est convenu d’estimer l’importance de la communauté musulmane à 4.000 personnes environ.

Les habitants de Jérusalem vivaient dans la Vieille Ville, qui était entourée de murs et dont on avait coutume de fermer les portes à la tombée de la nuit. Ceux qui arrivaient à la ville après la tombée de la nuit ne pouvaient pas y pénétrer. Le vendredi, jour de prière à la Mosquée Al-‘Aqsa, on fermait les portes à partir de midi. Ainsi, ceux qui arrivaient à Jérusalem le ­vendredi vers midi, devaient attendre le diman­che pour la réouverture des portes. Il y avait un grand nombre de terrains vagues à l’intérieur de la Vieille Ville. Dans le Quartier chrétien, par exemple, l’endroit connu sous le nom de «Mauristân» était un amoncellement de ruines. Sur les cartes du début du dix-neuvième, cet espace est marqué comme étant un jardin potager. Il y avait d’autres terrains inhabités dans le Quartier juif, près des murailles, et dans le secteur situé entre le Mur des Lamentations et la Porte du Fumier (Shahar haAshfot), là où se trouvent actuellement [1980] les fouilles archéologiques du Mur des Lamentations. Dans le Quartier chrétien, près de la muraille, il y avait également des espaces vides, de même que dans le Quartier musulman. Du point de vue de l’hygiène, de la salubrité, de l’habitat et des conditions de vie en général, l’état de la ville était déplorable.

Un des problèmes les plus graves était celui de l’eau. La vie dépendait des puits, des citernes, et de ce que procuraient la source du Gikhon, la «piscine» de Siloé (Siloakh) et la source Eïn Rogel. Les Arabes remontaient l’eau jusqu’à la ville et la vendaient à un prix relativement élevé. D’une manière générale, nous pouvons dire qu’au début du dix-neuvième siècle, la situation de Jérusalem illustrait parfaitement celle de l’ensemble d’Eretz-Israël. C’est une des époques les plus sombres de la région du point de vue de son peuplement et de son développement.

 

Chapitre 2. Les récits de voyage · Source d’information sur Eretz-Israël dans la première ­moitié du dix-neuvième siècle

L’une des sources d’information les plus importantes concernant l’établissement en Eretz-Israël et à Jérusalem dans la première moitié du dix-neuvième siècle se trouve dans ce qu’il est convenu d’appeler la «littérature de voyage». Il s’agit de récits rapportés par des voyageurs européens venus visiter la région et l’Orient d’une manière plus générale. Certains spécialistes ont une attitude quelque peu sceptique vis-à-vis de ces récits, refusant d’accorder à cette source l’importance qu’elle mérite.

Ces relations de voyages sont pourtant importantes à plus d’un titre. Tout d’abord, les voyageurs qui ont visité la région au Moyen âge et même plus tard se sont généralement contentés d’une visite rapide, sans s’attarder à des endroits qui nécessitaient une attention particulière. Leurs comptes-rendus sont, par conséquent, de peu d’intérêt et parfois très peu fiables. Ce n’est pas le cas au dix-neuvième siècle. Bon nombre de voyageurs qui visitent Eretz-Israël à cette époque sont des scientifiques européens. Ils ont des objectifs scientifiques, et entreprennent à ce titre des expéditions qu’ils mènent en s’aidant des outils scientifiques de l’époque.

Un des premiers savants est le célèbre Ulrich Jasper Seetzen. Arrivé en 1806, il visite Eretz-Israël et la Transjordanie. Seetzen étudie l’arabe et se convertit même à l’islam pour les besoins de son travail scientifique. Il sillonne le pays de long en large, collectionnant des échantillons de plantes, de fossiles et d’animaux, qu’il expédie dans différents musées. Ses voyages le conduisent ensuite en Egypte où il rejoint des expéditions d’explorateurs en Afrique. Il semble même qu’il ait souhaité partir à la recherche des sources du Nil, ce en quoi il aurait précédé Livingstone et Stanley, qui partirent en Afrique précisément dans cette intention. Seetzen est mort au Yémen. C’était un explorateur sérieux, et les informations qu’il nous a fournies sur Eretz-Israël sont celles d’un homme de science, digne de foi.

Il faut également mentionner un deuxième chercheur, le suisse Johann Ludwig Burckhardt, qui arrive en 1812 et explore le pays en s’attachant particulièrement à l’étude de la vie et des mœurs des bédouins des régions à l’Est du Jourdain. Burckhardt a écrit plusieurs livres sur ce sujet et est mort en Egypte. C’était également un chercheur d’envergure; ses rapports sont fiables et l’information qu’il fournit parfaitement ­crédible.

Citons en troisième lieu le célèbre savant Edward Robinson, à qui nous devons une bonne partie de nos connaissances actuelles sur Eretz-Israël. Robinson était professeur de théologie historique au Séminaire de Théologie de l’Union à New-York. Il connaissait parfaitement toute la littérature historique concernant Eretz-Israël, et a pu identifier un grand nombre de sites au cours de ses recherches. C’est lui, par exemple, qui a découvert l’emplacement du site de Massada. C’est également lui qui a identifié le site de Beer-Sheva, après de nombreux siècles au cours desquels, et depuis l’époque des Croisades, on avait confondu Beer-Sheva avec Beit Govrin. C’est également à lui que nous devons la découverte à Jérusalem de l’«Arche de Robinson», qui porte encore son nom, et de bien d’autres sites.

Nous pouvons également mentionner d’autres chercheurs, comme Henry Baker Tristram, surnommé «le père de la zoologie d’Eretz-Israël», ou encore le professeur Titus Tobler, qui a écrit un certain nombre d’ouvrages sur Jérusalem, constituant une mine d’informations sur la ville aussi bien que sur le pays tout entier. Sans oublier Charles Warren, qui a entrepris des fouilles à Jérusalem, servant aujourd’hui encore de base pour de nombreux travaux; Charles Wilson, qui a réalisé la célèbre carte de la ville; Van de Velde, qui l’a précédé dans l’établissement de la carte. Nous pouvons ainsi mentionner une longue liste de savants et de chercheurs qui ont voyagé en Eretz-Israël et ont rédigé des rapports et des comptes-rendus sur ce qui s’y déroulait. Leurs écrits constituent par conséquent des sources d’information dignes de foi pour l’étude et la connaissance d’Eretz-Israël tout au long du dix-neuvième siècle.

Les missionnaires constituent un second groupe d’auteurs de «relations de voyage», au nombre desquels figurent des chercheurs très sérieux, en particulier parmi les missionnaires protestants. Il ne faut pas oublier que, jusqu’au début du dix-neuvième siècle, les protestants n’avaient pas le droit d’établir de missions dans tout le Moyen-Orient. Leurs premières tentatives d’établissement ne sont pas antérieures aux années 1820, et les premières stations ne sont installées qu’au cours de la période égyptienne. Ainsi, le premier hôpital de Jérusalem a été celui de la Mission anglaise, qui fonctionnait avec certains de ces missionnaires, médecins de profession. Il n’y avait pas que des Anglais, mais également des Allemands. Par la suite, des mis­sion­­naires catholiques, particulièrement actifs, sont arrivés. Un grand nombre d’entre eux relatent ce qu’ils ont vu dans des livres ou des comptes-rendus, et nous pouvons également avoir toute confiance en ces témoignages.

Les consuls constituent un troisième groupe. Dès 1838, un consulat britannique s’ouvre à Jérusalem, suivi, dans les années 1840, par des consulats allemand, français, américain et d’autres encore. Outre les archives de ces différents consulats, auxquelles nous avons accès, nous pouvons également consulter le journal que tenaient régulièrement les différents consuls. Certains d’entre eux ont écrit sur Eretz-Israël, comme le consul britannique Finn, auteur d’un livre intitulé: L’ère des tumultes. Il est également l’auteur d’autres ouvrages, que l’on range également sous la rubrique «récits de voyage», mais que l’on aurait tort de réduire au simple statut de récit d’un voyageur ayant passé une semaine ou deux dans la région. Sa femme, Elizabeth Ann Finn, a également écrit plusieurs ouvrages sur Eretz-Israël. Nous connaissons par ailleurs le livre du consul allemand Friedrich Rosen, ainsi que les ouvrages des consuls américains. En outre, il existe une riche littérature de textes écrits par des résidents permanents d’Eretz-Israël, des personnes d’origine européenne, parmi lesquels des Juifs, qui ont écrit des ouvrages pouvant servir de source à notre connaissance d’Eretz-Israël au dix-neuvième siècle.

 

L’intérêt de ces récits de voyage.

Ces sources sont intéressantes à plusieurs titres, non seulement qualitatif, mais aussi quantitatif. Un éminent professeur allemand, Rohricht, a établi la bibliographie des écrits de tous les voyageurs européens ayant visité Eretz-Israël depuis l’an 333 jusqu’en 1878 – l’année de la fondation de Petakh-Tikva, le premier établissement juif. Sa liste comporte trois mille cinq cents références. Il est intéressant de noter que jusqu’au début du dix-neuvième siècle (1800), la liste ne comporte pas plus de mille cinq cents livres, c’est-à-dire que jusqu’au début du dix-neuvième siècle, paraît en moyenne un livre par an écrit par un voyageur européen, et concernant Eretz-Israël. En revanche, de 1800 à 1878, la liste de Rohricht comporte deux mille noms de voyageurs et de visiteurs ayant accompli le voyage et écrit un livre. Une partie de ces auteurs sont des résidents permanents, d’autres des missionnaires ou des consuls, mais la plupart se sont contentés d’un bref séjour. Ce qui n’empêche pas certains d’entre eux de faire des récits extrêmement minutieux et s’étendant sur plusieurs volumes.

La littérature de voyage de cette époque comporte près de cinq mille volumes. Cette grande quantité de sources soulève essentiellement un problème d’excès d’information. L’abondance de données contradictoires nous oblige à séparer le bon grain de l’ivraie ou, comme le déclare le géographe Ritter: «Je dois chercher des petites pépites d’or dans une meule de foin.» En effet, tous ceux qui souhaitent tirer profit de ces textes doivent se résoudre à se familiariser tout d’abord avec leurs auteurs, et connaître les circonstances de leur vie, ainsi que les raisons de leur voyage, avant de pouvoir apprécier leurs écrits à leur juste valeur. Une fois ce tri effectué, nous pouvons évaluer l’intérêt des différents écrits et constater que les plus fiables d’entre eux sont particulièrement riches d’enseignement. Ils nous fournissent des données importantes sur Eretz-Israël.

Nous avons, dès le début du siècle, un exemple de données contradictoires. Le célèbre explorateur Seetzen arrive en Eretz-Israël en 1806 et fait une estimation de la population de Jérusalem. En 1807, un second explorateur, une sorte d’aventurier nommé Ali Bey el-Abassi, fournit à son tour son estimation de la population de Jérusalem. Son chiffre, trente mille âmes, est évidemment absurde. Seetzen consacre un grand nombre de pages à la question. Il s’est documenté et a recueilli des données auprès des différentes communautés: juive, grecque-orthodoxe, catholique et arménienne, ainsi qu’auprès du pacha turc. Concernant chacune des communautés, Seetzen donne des chiffres exacts qu’il commente avec soin. Tout son travail sur la question est donc extrêmement sérieux et nous pouvons en toute confiance nous fonder sur les données qu’il fournit.

Edward Robinson, qui voyage en Eretz-Israël pour la première fois en 1838, consacre six à sept pages de son livre à la question de la population de Jérusalem. Le chiffre qu’il avance est de 3.000 Juifs. Plus tard, de retour en Angleterre, tandis qu’il rédige son livre, il apprend que le recensement réalisé par Moses Montefiore fait état de 5.000 âmes pour ce qui concerne la population juive de Jérusalem. Il ajoute donc une note dans laquelle il précise qu’après avoir soigneusement examiné les données, il est arrivé à la conclusion que les chiffres fournis par le recensement de Montefiore ne pouvaient pas être exacts. Ce en quoi il avait parfaitement raison puisqu’il s’avérera par la suite que le recensement de Montefiore rend compte de 3.000 Juifs.

En conclusion, nous pouvons dire que tous les écrits ne sont pas de la même valeur, mais qu’il y a des auteurs aux témoignages desquels nous pouvons parfaitement nous fier. Il existe des dizaines et même des centaines d’ouvrages sérieux qui nous fournissent une énorme quantité d’informations sur Jérusalem et sur Eretz-Israël.

N’oublions pas que les sources dont nous disposons par ailleurs sont rares et presque inexistantes, et c’est particulièrement vrai en ce qui concerne la communauté juive. Nous n’avons quasiment pas d’informations antérieures aux années 1820-1830 la concernant, et ces rares informations ne nous éclairent que sur certains aspects particuliers. Il n’y a pas d’écrits en arabe sur cette région et les sources ottomanes ne sont pas claires non plus. En revanche, et à partir des années 1830 et 1840, apparaissent les écrits des consuls, les archives, les récits de voyages, et les journaux en hébreu à Jérusalem (ha-Levanon et ha-Havatzelet dans les années 1860).

Nous devons souligner un autre point. Il faut savoir précisément ce que nous voulons trouver dans les écrits de ces explorateurs, missionnaires, et autres voyageurs. Si nous y cherchons des informations sur la communauté juive et ses préoccupations dans le domaine de la foi et de la religion, il est clair que ce n’est pas là que nous les trouverons. Les différents voyageurs ne connaissaient pas grand-chose des Juifs et du judaïsme. Ce qu’ils en disent est parfois parfaitement ridicule. Ils sont également incapables de nous aider à mieux connaître l’islam, le droit musulman et la société musulmane en Eretz-Israël. Néanmoins, si nous y cherchons des faits géographiques objectifs, par exemple le nom des villes, leur taille et leur structure, une description des villages, des agglomérations, des routes, du paysage dans son ensemble, de la technologie et de la situation physique du pays en général, nous pouvons considérer ces sources comme parfaitement fiables.

Pour illustrer le problème, nous choisirons une fois de plus, et à titre d’exemple, la question du volume de la population juive de Jérusalem et des autres villes d’Eretz-Israël. Nous pouvons certes nous poser la question: n’y a-t-il pas d’autres recensements ? La réponse est négative. Il n’existe aucun recensement statistiquement fiable avant celui de 1922, au début du Mandat britannique. À vrai dire, des recensements ont été effectués pendant la période ottomane, mais ils souffrent des défauts caractéristiques de ce régime: au début, n’étaient recensés que les hommes à partir d’un certain âge (qui n’est pas précisé). Vers les années 1850, on commence apparemment à recenser tous les garçons dès la naissance. Mais cette fois encore, c’est un recensement à des fins de conscription et de taxation. Ce qui soulève une fois de plus la question de leur valeur et leur fiabilité. Mais ce qui est plus important encore pour ce qui nous intéresse – à savoir la population juive de Jérusalem – c’est que seuls les sujets ottomans sont recensés, alors que la plupart des Juifs habitant Jérusalem n’étaient pas des sujets ottomans.

Il est en outre important de signaler que, d’après Robinson, Steward et d’autres encore, les voyageurs européens connaissaient le plus souvent les données des recensements ottomans. Ils s’adressaient aux autorités pour obtenir les chiffres qu’ils multipliaient ensuite selon un certain facteur (deux ou quatre) pour obtenir une estimation du chiffre de la population dans sa totalité. En plus de cela, ils recueillaient des données auprès des différentes communautés ou groupes ethniques qui avaient effectué des recensements autonomes, comme celui de Monte­fiore chez les Juifs. Nous en concluons que leurs chiffres sont plus précis et plus exacts que ceux des autorités ottomanes.

Les consuls, par exemple, étaient très intéressés par le chiffre exact de la population, dans la mesure où c’était un élément qu’ils devaient rapporter avec précision à leurs supérieurs dans leurs pays respectifs. Nous pouvons en déduire, par exemple, que le consul britannique Moore, qui a résidé pendant plusieurs dizaines d’années en Eretz-Israël, a fait de son mieux pour transmettre à son gouvernement les données les plus fiables sur le pays et sur ses habitants. Il en va de même pour le consul américain, dont les comptes-rendus contiennent des informations très détaillées sur la population. C’est également le cas pour les autres consuls, les missionnaires, les médecins et plus tard également, pour les savants juifs.

 

 

Chapitre 3. Le «yishouv» juif à Jérusalem au début du dix-neuvième siècle.

Nous avons parlé jusqu’à présent de l’ensemble de la population en Eretz-Israël au début du dix-neuvième siècle. Nous avons dit que dans les frontières de ce que le Mandat britannique désignera sous le nom de «Palestine occidentale», vivaient 150.000 à 200.000 habitants. Nous avons avancé des chiffres concernant la population de certaines des villes les plus importantes. Mais nous n’avons pas encore abordé la question de la taille de la population juive en Eretz-Israël au début du dix-neuvième siècle. On a coutume de considérer que la population juive n’était pas très importante, soit entre 7.000 et 7.500 habitants. Elle était généralement répartie dans les quatre «villes saintes»: Jérusalem, Safed, Tibériade et Hébron, la communauté la plus importante se trouvant à Safed, où vivaient 3.000 Juifs. La population juive de Jérusalem comptait 2.000 personnes, celle de Tibériade de 1.000 à 1.500 et celle de Hébron, près de 500. Quelques dizaines de familles étaient également réparties entre Shefaram, Peqi’in, Acco, dans des villages de Galilée et dans quelques autres localités. Il se peut qu’il y ait eu également quelques familles à Jaffa et à Gaza. La communauté juive la plus importante au début du siècle se trouvait à Safed, et non à Jérusalem, où ne subsistait qu’une communauté sépharade. Les raisons de cet état de fait remontent vraisemblablement aux événements qui ont eu lieu dans le courant du dix-huitième siècle. En effet, au début du dix-huitième siècle, arrivent à Jérusalem Rabbi Yehoudah Hassid et ses disciples, avec l’intention de fonder une grande communauté juive. Mais celui-ci meurt très peu de temps après son arrivée. Son collègue et ami, Rabbi Hayyim Malach, ne restera pas au pays.

Ainsi sans personne pour les diriger, les membres de la petite communauté se virent dans l’obligation d’emprunter de l’argent à leurs voisins arabes et furent incapables, par la suite, de rembourser ces dettes, dans la mesure où l’argent qui devait venir de l’étranger n’arriva jamais. Attaqués par les Arabes qui exigeaient le remboursement des dettes, les Juifs se trouvaient dans une situation de plus en plus précaire et bon nombre d’entre eux durent quitter Jérusalem. Par la suite, et pendant des dizaines d’années, il n’y eut pas de Juifs ashkénazes à Jérusalem. Selon certaines sources, les Juifs ashké­nazes craignaient de circuler dans la ville dans leur tenue traditionnelle, de crainte de se voir attaqués par les Arabes qui exigeaient le remboursement des vieilles dettes… Les Ashkénazes qui vivaient encore à Jérusalem avaient adopté la tenue sépharade et vivaient au sein de la communauté sépharade. Même si nous ne considérons pas cette interprétation des faits comme tout à fait exacte, il n’en reste pas moins que la seule communauté juive de Jérusalem au commencement du dix-neuvième siècle était la communauté sépharade. Quand les disciples du Baal Shem Tov arrivent en Eretz-Israël aux alentours de 1770, ils s’établissent à Safed et non à Jérusalem.

 

L’aliyah des Peroushim

L’aliyah des Peroushim commence en 1808. Ils s’installent tout d’abord à Safed, mais, quelques années plus tard, au cours de la deuxième décennie du dix-neuvième siècle, une épidémie éclate à Safed et les conditions de vie y deviennent très mauvaises. Plusieurs familles de Peroushim s’installent à Jérusalem. A la tête de ce groupe se trouvaient Rabbi Menahem Mendel de Shklov et Rabbi Shlomo Zalman Zoref. Selon certaines sources, ces Juifs fuyant l’épidémie de Safed ne furent pas autorisés à entrer dans la ville par crainte de contagion. Ils durent donc se réfugier pendant un certain temps dans une grotte, peut-être la grotte de Zédékiah, en dehors des murs, avant de pouvoir enfin entrer dans la ville. C’est ainsi que se renouvelle la communauté ashkénaze de Jérusalem, surnommée à l’époque «Peroushim». (Il n’y a aucune relation entre ces Peroushim et ceux de l’époque du Second Temple, bien que le terme en hébreu soit le même. Apparemment, on les appelait Peroushim [«dissidents»] parce qu’ils s’étaient séparés du courant hassidique dont ils refusaient de faire partie. On les connaît également sous le non de Mitnagdim [«opposants»], parce qu’en tant que disciples du Gaon de Vilna, ils s’opposaient au mouvement hassidique.)

Les Peroushim arrivent à Jérusalem dans le courant de la seconde décennie du dix-neuvième siècle et s’y installent discrètement. Ils prient dans les synagogues sépharades et nous n’avons pas d’échos de leur présence dans la ville. Ils ne commencent à s’organiser en tant que communauté indépendante que quelques années plus tard. En 1822, l’assistance financière de la halukah est organisée à leur profit par les «Pekidim et Amarkalim de Terre Sainte», une organisation philanthropique basée en Hollande et dont les dirigeants, les frères Lehren, s’étaient attribués le titre de «Présidents d’Israël». Avec la conquête égyptienne, en 1831, la situation des Peroushim s’améliore en même temps que celle de l’ensemble de la communauté juive de Jérusalem, qui compte alors 3.000 âmes, soit 2.500 sépharades et 500 ashkénazes. Au début des années trente, les Juifs se rendent compte que le gouvernement égyptien est très différent du gouvernement turc. En 1834, la communauté sépharade s’adresse à Mohammed Ali pour lui demander l’autorisation de restaurer et de rénover les synagogues sépharades. Il s’agit des quatre synagogues qui existent encore aujourd’hui dans la Vieille Ville et qui sont connues sous le nom des synagogues de Raban Yokhanan Ben-Zakaï. Les dômes de ces synagogues étaient en bois, la pluie y pénétrait, mais pendant des centaines d’années les membres de la communauté n’avaient pas été autorisés à les réparer. L’autorisation est octroyée par Mohammed Ali et nous possédons des descriptions détaillées de ces travaux de réfection des synagogues sépharades en 1834. Selon certaines sources, le coût de ces travaux aurait été d’un million de piastres.

La permission accordée aux Sépharades de rénover leurs synagogues encourage les Ashkénazes à en faire autant. En 1837, Rabbi Shlomo Zalman Zoref se rend en Egypte pour demander l’autorisation de reprendre la construction de la «Khurvah» [«Ruine»] de Rabbi Yehoudah Hassid, l’annulation des vieilles dettes et la permission de construire une nouvelle synagogue. Il reçoit effectivement l’autorisation, le «firman», et la communauté Peroushim-ashkénaze entreprend la construction de la première synagogue sur le terrain de la Khurvah ou, comme on l’appelait à l’époque, Deir Shiknaz [«La maison des Ashkénazes»]. Rabbi Joseph Schwartz, qui est considéré comme le premier géographe juif et l’auteur d’un ouvrage intitulé Tevu’ot ha-Aretz [«Les moissons d’Israël»], raconte comment hommes, femmes et enfants, participent ensemble à la construction de la première ­synagogue, que l’on allait nommer Menahem Tsion [«Réconfort de Sion»] en souvenir des victimes du tremblement de terre de Safed et de Tibériade qui avait décimé les communautés juives de ces deux agglomérations. Le bâtiment de cette synagogue existe encore. Il se trouve dans la Vieille Ville, dans l’enceinte de la Khurvah.

Lorsque les Peroushim, menés par Rabbi Shlomo Zalman Zoref, entreprirent de rénover la Khurvah, un groupe fit scission. C’était vraisemblablement un groupe qui considérait qu’il ne serait pas possible d’obtenir l’autorisation pour la rénovation de la Khurvah, ou qui craignait de susciter la colère des Arabes, et préférait construire la nouvelle synagogue sur un autre emplacement. Avec, à sa tête, Menahem Mendel de Shklov et son gendre Rabbi Yeshayahu Bradki, ce groupe construisit sa propre synagogue, «Sukkat Shalom», en face de «Orah Hayyim». C’est ainsi que les Peroushim, partagés en deux groupes opposés, ont construit deux synagogues distinctes pour une communauté qui ne cessait de s’agrandir.

Un autre événement important eut lieu au cours de la domination égyptienne, contribuant grandement à l’accroissement de la population juive de Jérusalem. Il s’agit du terrible tremblement de terre de 1837, qui a fortement meurtri les Juifs de Safed et de Tibériade. On estime que la moitié des membres de ces deux communautés ont été soit tués, soit gravement affectés. Un très grand nombre de maisons ayant été détruites, il y a eu de nombreux rescapés qui, n’ayant pu se rétablir sur place à Safed ou à Tibériade, préférèrent partir pour Jérusalem.

Pendant les deux années qui suivent, 1.000 à 1.500 Juifs viennent s’installer à Jérusalem, à tel point qu’un dicton de l’époque pouvait affirmer que «la ruine de Tibériade et Safed a contribué à la construction de Jérusalem». En 1840, lorsque les Turcs reprennent possession d’Eretz-Israël, la population juive de Jérusalem compte 5.000 individus. Entre 1800 et 1840, l’accroissement de la population musulmane de la ville n’est pas aussi important. Elle passe de 4.000 à 4.500 habitants. On note la même augmentation en nombre chez les chrétiens, qui passent de 3.000 à 3.500. En 1840, la population de Jérusalem, dans son ensemble, compte 13.000 habitants environ. C’est donc au sein de la population juive de la ville que nous observons l’accroissement le plus significatif. En 1840, la communauté juive est donc la plus importante en nombre: elle compte 5.000 individus, contre 4.500 musulmans et 3.500 chrétiens. A partir de 1840, elle va continuer de s’accroître encore plus rapidement.

 

Le partage de la Ville en quartiers

A l’orée du dix-neuvième siècle, la structure de la ville se distingue également par un système de quartiers très particulier. On admet en général que Jérusalem et divisée en quatre quartiers: le Quartier chrétien, le Quartier juif, le Quartier musulman et le Quartier arménien. Mais lorsque nous examinons la carte de la ville au dix-neuvième siècle, nous voyons qu’il ne s’agit pas d’une division abstraite. Chacun de ces quartiers avait un caractère spécifique. Ainsi, le Quartier arménien n’est pas un quartier à proprement parler, mais une sorte de résidence entourée de murailles. Les Quartiers juif, musulman et chrétien avaient également chacun leurs caractéristiques.

Le terme de «quartier» [rova’] à Jérusalem n’entre pas dans le lexique géographique de cette ville avant le début du dix-neuvième siècle. Ce sont des érudits européens qui l’y ont introduit, transposant ainsi une réalité européenne. On parlait auparavant de «Harat al-Yahoud» [«Voisinage des Juifs»], Voisinage des Moghrabis, des Arméniens, des chrétiens etc. Il existe d’ailleurs de nombreuses villes orientales anciennes où le partage se fait encore aujourd’hui en «voisinages» et non en quartiers. En ce qui concerne Jérusalem, chacun de ces «voisinages» se développe autour d’un centre historico-religieux. Le Saint-Sépulcre est au centre du «voisinage» chrétien, et c’est autour de ce site que se concentrent les membres des deux sectes chrétiennes les plus importantes, les Grecs orthodoxes (qui détiennent la plus grande partie du territoire du Saint-Sépulcre) et les catholiques romains. Les musulmans vivent à proximité du Mont du Temple et leur vie gravite autour du Haram-ech-Cherif [le Lieu Saint], la Mosquée Al ‘Aqsa et le Dôme du Rocher. Ils ne peuvent résider sur le terrain même du Mont du Temple, parce que c’est un Lieu Sacré, mais c’est là que se trouvent les Medrassas [«établissement d’éducation»] et la plupart de leurs institutions – les Majlis, les Makhamas etc. Les Arméniens ont leur propre centre, l’Eglise de Saint-Jacques, autour de laquelle ils vivent depuis le onzième siècle. Il faut d’ailleurs préciser que le quartier ou «voisinage» arménien est une sorte de ville dans la ville. Il est entouré de murailles dont on ferme jusqu’à nos jours les portes pour la nuit. D’autres institutions spécifiques s’établissent dans différents endroits de la Vieille Ville, comme le couvent des Franciscains. Nous pouvons supposer que d’autres centres existaient encore, pour les Syriens, les Coptes et les Ethiopiens. La ville était une sorte d’agglomérat de «voisinages», gravitant chacun autour de son centre historico-religieux. Quel était le centre du Quartier juif? C’était incontestablement le Mur des Lamentations. Toutefois les Juifs n’étaient pas autorisés à habiter dans ses alentours, du fait de la présence, à cet endroit, du «voisinage» des Moghrabis. Le Quartier juif s’était donc constitué un peu plus loin, à un endroit d’où l’on pouvait apercevoir d’une part le Mur des Lamentations, et d’autre part le Mont des Oliviers, qui est également un lieu sacré dans la tradition juive. Les Juifs avaient probablement voulu trouver un endroit intermédiaire entre les territoires des chrétiens et ceux des musulmans.

Après la période des Croisades, c’est le Ramban – Rabbi Moshé Ben Nahman –, ou Nahmanide, qui, en 1267, renouvelle la présence des Juifs à Jérusalem. Dans la célèbre lettre qu’il écrit à son fils, nous trouvons un excellent témoignage de la situation des Juifs. Voici ce qu’écrit Nahmanide:

«Et que vous dirai-je en ce qui concerne ce pays ? L’abandon et la désolation y sont partout. Plus un endroit est sacré et plus il est en ruine. Il n’y a pas d’enfants d’Israël qui y [à Jérusalem] habitent, car ils se sont enfuis quand les Tartares sont venus, et les autres sont morts par l’épée. Ne sont restés que deux frères teinturiers qui achètent de la peinture chez le gouverneur et chez qui s’assemblent dix autres [juifs] pour faire ensemble la prière du Shabbat. Nous les avons exhortés et nous avons trouvé une maison en ruine qui a des piliers en marbre et un dôme gracieux. Nous en avons fait une synagogue, car la ville est à l’abandon, et ceux qui veulent s’approprier des ruines peuvent le faire. Nous nous sommes engagés à restaurer la maison, ce qui a déjà commencé. Des messagers ont été envoyés à Shechem (Naplouse) pour en ramener les Rouleaux de la Torah qui étaient à Jérusalem et que l’on a cachés là-bas à l’arrivée des Tartares.»

Pourquoi Nahmanide a-t-il choisi de restaurer cette maison en ruine dans le «voisinage» qui allait plus tard devenir le Quartier juif ? Pourquoi n’a-t-il pas préféré les terrains autour de la Porte d’Hérode ou un autre emplacement? Vraisemblablement, la possibilité d’apercevoir à la fois le Mur des Lamentations et le Mont des Oliviers a joué un rôle important dans sa décision. Après l’époque de Nahmanide, et pendant 700 ans, les Juifs ont continué à habiter ce qui est le Quartier juif de la Vieille Ville de Jérusalem. Deux siècles après sa restauration et pour diverses raisons, la synagogue de Nahmanide a cessé de remplir sa fonction, et le centre d’activité est passé aux synagogues sépharades. Depuis la fin du quinzième siècle, lorsque les Juifs furent chassés d’Espagne, et sans discontinuer jusqu’à nos jours, les synagogues sépharades ont constitué le lieu de rassemblement de la communauté sépharade du Quartier juif.

Le troisième centre est la synagogue de la Khurvah, que Rabbi Yehoudah Hassid et ses disciples ont tenté de bâtir, mais dont la construction n’a pu être menée à terme. Elle fut détruite au cours des attaques perpétrées par les Arabes contre la communauté ashkénaze. Le bâtiment a été restauré au cours du dix-neuvième siècle et on l’appelle Khurvat Rav Yehoudah Hassid («La Ruine de Rav Yehoudah Hassid»).

En conclusion, nous pouvons dire que contrairement aux Quartiers arménien ou chrétien, le terme de «Quartier juif» n’est pas aussi précis. Lorsque nous parlons du «Quartier juif», nous devons également préciser l’époque. Au commencement du dix-neuvième siècle, alors que la communauté juive n’était pas importante, il est évident que le Quartier juif était de dimension réduite. Plus tard, quand la communauté s’est développée, le quartier s’est agrandi en proportion.

 

Chapitre 4. La croissance de la communauté juive à Jérusalem entre 1840 et 1880.

Dans les chapitres précédents, nous avons examiné l’accroissement et le développement du yishouv juif de Jérusalem au cours des quarante premières années du dix-neuvième siècle. Dans ce chapitre-ci, nous nous proposons d’examiner son évolution accroissement dans les trente années suivantes, soit de 1840 à 1870.

Nous avons vu qu’au début du dix-neuvième siècle, il n’y avait pas plus de 7.000 à 7.500 Juifs résidant dans l’ensemble d’Eretz-Israël et que, vers 1840, la population juive du pays atteint 9.000 à 10.000 personnes. Le changement majeur de cette période est le déplacement du centre de la vie juive de Safed vers Jérusalem. Le terrible tremblement de terre de 1837 a décimé la population de Safed, où il n’y a plus désormais que 2.000 Juifs. En revanche, en 1840, la population juive de Jérusalem atteint les 5.000 âmes. Pendant la décennie suivante, la population juive du pays continue de s’accroître à un rythme de plus en plus accéléré, mais l’accroissement le plus significatif reste celui de la population juive de Jérusalem.

Le Dr. Titus Tobler, le célèbre savant,qui a séjourné à Jérusalem dans les années 1840, et a écrit plusieurs livres à son sujet, raconte qu’à cette époque, des centaines de Juifs arrivent chaque année en Eretz-Israël et s’installent de préférence à Jérusalem. En 1850, la ville compte déjà près de 6.000 Juifs. Le rythme d’accroissement augmente dans les années suivantes, et atteint le chiffre de 200 personnes par an. En dix ans, la population s’accroît donc de 2.000 personnes, et c’est ainsi qu’en 1860, la communauté juive de Jérusalem compte 8.000 âmes. En 1870, elle atteint le chiffre de 11.000. La surpopulation et les mauvaises conditions de vie dans le Quartier juif vont donner la première impulsion à une extension extra muros.

Le «Palestine Exploration Fund Survey» britannique a mené une enquête, d’où il ressort qu’à partir de 1870, 1.000 à 1.500 Juifs arrivent chaque année en Eretz-Israël et s’installent pour la plupart à Jérusalem. En d’autres termes, on assiste à un mouvement d’immigration vers Jérusalem, une aliyah, antérieure à la «Première Aliyah», avant même la fondation de Rishon-le-Tsion et de Zichron-Ya’akov. La communauté juive de Jérusalem subit un accroissement considérable entre 1840 et 1880 et, en 1870, les Juifs représentent 50% de la population, qui compte par ailleurs 6.000 musulmans et 5.000 chrétiens. Ce qui veut dire que depuis plus d’un siècle, la population de la ville de Jérusalem est majoritairement juive. Dans son ouvrage Eretz-Israël et son peuplement sous l’administration ottomane, le regretté président Yitshak Ben Zvi affirme que depuis l’époque de la Guerre de Crimée, au début des années 1860, la population juive était déjà majoritaire à Jérusalem.

 

Changements dans l’Administration Civile

Quelles sont les raisons de ce rapide accroissement de la population juive de Jérusalem? Qu’est-ce qui a provoqué l’immigration juive vers Eretz-Israël dans les années 1840 à 1860, avant la «Première Aliyah»? Trois séries de raisons peuvent expliquer ce phénomène.

La première série de raisons tient aux réformes et aux transformations survenues dans l’Administration ottomane. À vrai dire, il y avait déjà eu un début de libéralisation pendant la période égyptienne. Mohammed Ali avait été élevé dans des écoles françaises et, curieusement, malgré le départ précipité des armées de Napoléon, l’influence française était restée très forte en Egypte. Mohammed Ali était d’ailleurs un dirigeant relativement libéral pour l’époque: fortement influencé par l’Europe, il avait accordé des droits particuliers aux chrétiens et aux Juifs.

Mohammed Ali a conquis la Syrie et Eretz-Israël. Fort probablement soutenu par la France, il projetait vraisemblablement d’arriver en Turquie, de déposer le Sultan et peut-être de se déclarer Sultan lui-même. La Grande-Bretagne, qui ne pouvait pas permettre à un allié de la France de remporter une pareille victoire, a encouragé la Prusse, l’Autriche et la Russie à menacer d’intervenir. Mohammed Ali s’est donc arrêté aux portes d’Istanbul et a accepté de se retirer, en contrepartie d’un traité lui accordant le pouvoir sur la Syrie et sur Eretz-Israël. Neuf ans plus tard, avec l’aide des puissances européennes, les Turcs attaquent Mohammed Ali à leur tour. Soutenue par des navires prussiens, autrichiens et turcs, la flotte britannique bombarde Acco en 1840. Un obus tombe sur le dépôt de munitions de la ville, déclenchant une forte explosion qui, à son tour, provoque un énorme incendie, entraînant la chute des murs de la ville dans la mer. À la suite de ce bombardement, l’armée égyptienne se retire tout d’abord d’Acco, puis de l’ensemble d’Eretz-Israël. Les Turcs peuvent ainsi reconquérir le pays et y rétablir leur domination. Nous pouvons donc dire que cette reconquête du pays par les Turcs s’est fait avec l’aide des baïonnettes britanniques et l’assistance des puissances européennes. Ce fait a indirectement contribué à inciter les Turcs à entreprendre des réformes, instaurer une certaine libéralisation et accorder quelques droits aux minorités chrétiennes et juives.

Cette libéralisation se manifeste, par exemple, par l’octroi d’un «firman» [«autorisation»] officiel au chef de la communauté sépharade, le Rabbin-en-Chef sépharade, le Rishon-le-Tsion, ce qui l’autorisera à se présenter comme le dirigeant de l’ensemble de la communauté juive de la ville. Mais ce statut n’a pas été accordé qu’au seul chef de la communauté juive. En 1841, les Turcs autorisent également l’institution d’un évêché protestant à Jérusalem. Les protestants anglais et allemands établissent donc un évêché commun, mais ne parvenant pas à se mettre d’accord sur le choix du premier évêque – un Anglais ou un Allemand – ils optent pour un compromis. Leur premier évêque sera un Juif converti, l’évêque Alexandre, qui arrive à Jérusalem en 1841.

L’établissement de cet évêché protestant à Jérusalem a eu d’importantes conséquences et a grandement contribué à de nombreux développements ultérieurs dans la ville.

Depuis des siècles, en effet, le Patriarche grec de Jérusalem résidait à Istanbul-Constantinople. A la suite des réformes des années 1840, le Patriarche grec revient à Jérusalem, où son statut de chef de la communauté grecque est désormais reconnu.

Depuis l’époque des Croisades, il n’y avait pas eu de Patriarche catholique résidant à Jérusalem. Les intérêts des catholiques étaient représentés par les Franciscains, Gardiens de la Terre Sainte (Custodia de Terra Sancta), un ordre fondé au treizième siècle et dont les principaux objectifs étaient de maintenir en Terre Sainte – et sur les lieux saints – les droits du christianisme catholique romain. Or, dans les années 1840, le Patriarche latin revient à Jérusalem et y rétablit le Patriarcat romain.

Mais le plus important de tous les développements de cette période est incontestablement le renouvellement de la loi des capitulations. Sur le plan théorique, cette loi existait depuis des centaines d’années, mais n’avait jamais été appliquée. Selon cette loi, des individus venant vivre en Eretz-Israël, et donc à Jérusalem, pouvaient conserver leur nationalité d’origine et, par conséquent, n’étaient pas soumis à la législation turque, mais à celle de leur pays d’origine. C’est ce décret fondamental qui a favorisé le développement des consulats à Jérusalem. Nous avons déjà dit que le premier en date, le consulat anglais, avait ouvert ses portes en 1838, à l’époque de la domination égyptienne. Avec le retour de la domination turque, plusieurs autres consulats s’ouvrent également: les consulats allemand (prussien, plus exactement), français, américain, russe et d’autres encore. On avait coutume de dire à l’époque qu’il n’existait aucune autre ville au monde où siégeaient autant de consuls. Une dizaine de consulats s’étaient en effet ouverts durant cette décennie.

Le statut du consul était très important. Il représentait son pays, et les ressortissants de ce pays étaient en grande partie soumis à sa juridiction. Les consuls avaient donc intérêt à ce que le nombre des ressortissants de leur pays augmente le plus possible, dans la mesure où cela leur permettait d’acquérir davantage d’influence et de pouvoir.

Cet état de choses a créé une situation d’Etat dans l’Etat. Tous les immigrants, y compris les Juifs, qui arrivaient à Jérusalem gardaient leur nationalité d’origine. C’est ainsi que les Juifs venus de Prusse gardaient leur nationalité prussienne, ceux venus de Galicie restaient des ressortissants de l’Empire autrichien et ainsi de suite. En outre, des Juifs venant de l’étranger pouvaient, à leur arrivée, obtenir la protection des consuls étrangers. Les sources dont nous disposons, mentionnent, par exemple, le cas de Juifs russes arrivés en Eretz-Israël et auxquels le consulat russe avait refusé d’accorder sa protection, considérant qu’elle ne pouvait concerner que les seuls ressortissants Grecs orthodoxes. De fait, le gouvernement russe avait exigé le retour de ces Juifs dans leur mère-patrie. Les Français non plus ne désiraient pas voir augmenter le nombre de leurs ressortissants juifs, et préféraient se contenter des seuls ressortissants catholiques. Les puissances qui s’intéressaient aux Juifs étaient les puissances protestantes – l’Angleterre, la Prusse ainsi que l’Autriche – qui n’avaient pas de ressortissants sur place. C’est ainsi que des Juifs russes venus en Eretz-Israël, et sommés de retourner en Russie, se voyaient offrir la nationalité britannique pour pouvoir rester sur place. De cette manière, des Juifs russes ou polonais, qui ne parlaient pas un mot d’anglais, devenaient des sujets de Sa Très Gracieuse Majesté britannique. Ainsi l’existence des consulats, la possibilité de faire valoir les capitulations et l’intervention des puissances européennes, ont conjointement permis aux Juifs de disposer sur place à la fois d’un interlocuteur et d’un protecteur.

Nous pouvons donc avancer que la première raison de l’immigration des Juifs vers Eretz-Israël tient au changement des conditions de vie dans le pays lui-même, qui a en outre permis une meilleure organisation de la communauté. Un certain nombre de kolelim [«organisations communautaires des Juifs selon leur pays d’origine»] se sont constitués, afin de faire venir de l’étranger l’argent de la halukah, tandis que, de leur côté, les consuls aidaient les Juifs de la Diaspora à transférer de l’argent vers leur propre communauté dans le pays.

 

Changements technologiques

Une deuxième série de raisons qui ont favorisé le développement de l’émigration en Eretz-Israël est liée aux bouleversements technologiques. Au début du dix-neuvième siècle, le transport maritime se faisait au moyen de bateaux à voile. Le voyage était périlleux: il durait de nombreuses semaines et la Méditerranée était infestée de pirates. Nous avons des récits de Juifs décrivant les difficultés rencontrées au cours de leur voyage vers Eretz-Israël. Il existe notamment un livre très intéressant, Les Lettres et les souvenirs d’Eliezer et Cila Bergmann: La Montagne apportera la paix, qui nous raconte les aventures et les errances d’une famille juive en route pour Eretz-Israël. Au cours des années 1830 et 1840, les bateaux à vapeur font leur apparition en Méditerranée. Une compagnie maritime française inaugure une ligne régulière de Marseille vers Beyrouth et Alexandrie et certains bateaux commencent à jeter l’ancre à Jaffa. Une compagnie maritime russe inaugure une ligne entre Odessa et les ports méditerranéens. Les conditions de voyage vers Eretz-Israël se trouvent ainsi complètement transformées. C’était auparavant une expédition périlleuse et épuisante. Désormais, le voyage ne dure pas plus d’une semaine et se déroule dans des conditions confortables.

 

La vie en Terre sainte

Le troisième groupe de raisons est lié aux aspirations chrétiennes et juives d’aller vivre à Jérusalem. Il s’agit d’une attitude fort différente de celle des musulmans qui avaient toujours vécu sur place et que rien n’empêchait d’être à Jérusalem. Pour les Juifs et les chrétiens, aller à ­Jérusalem avait toujours été une entreprise hasardeuse et il était également fort difficile d’y vivre. Or voici que les conditions changent. Il y a des consuls à Jérusalem. La loi des «capitulations» est appliquée et des interdits vieux de plusieurs siècles sont abolis. Tout cela contribue à développer le courant d’immigration de Juifs et de chrétiens vers Eretz-Israël.

Il existe cependant une différence notable en la matière entre les chrétiens et les Juifs. Les chrétiens viennent en tant que pèlerins et retournent ensuite dans leurs pays. Se constitue alors un mouvement de tourisme religieux. La ligne maritime en provenance d’Odessa permet l’arrivée de milliers de pèlerins russes. Dix mille puis vingt mille pèlerins débarquent alors, et le pays est inondé de pèlerins appartenant à toutes sortes de sectes chrétiennes, des Russes orthodoxes, des catholiques et bien d’autres, à tel point qu’on construit à Jérusalem des auberges pour les héberger. Il n’en va pas de même pour les Juifs. Ceux-ci viennent à Jérusalem pour y vivre, y étudier la Thora et être enterrés au Mont des Oliviers. La motivation de l’immigration juive est essentiellement religieuse, et la conception qui se développe est que si quelqu’un vient vivre à Jérusalem et qu’il y vit et y étudie la Thora, la diaspora est dans l’obligation de subvenir à ses besoins. Telle est la base idéologique de la collecte de fonds pour la halukah.

 

Chapitre 5. Développement du Quartier juif et transformations générales dans la Vieille Ville au cours du dix-neuvième siècle.

Avec l’accroissement de la population se développent les centres juifs dans tout le pays, y compris dans la Vieille Ville de Jérusalem. Outre de la synagogue «Menahem Tsion», qui avait été la première à être construite sur le site de la «Khurvah», une autre synagogue, «Sha’arei Tsion», est construite sur le même emplacement dans les années 1850. Au cours des années 1860 commence la construction de la Grande Synagogue de la «Khurvah» et se constitue ainsi un important centre pour la communauté des Peroushim de Jérusalem. Après le tremblement de terre de 1837, les Hassidim arrivent eux aussi à Jérusalem et y développent peu à peu leur communauté. Le plus célèbre d’entre eux, Rabbi Israël Bek, qui s’est installé à Jérusalem en 1840 en apportant avec lui sa presse à imprimer, a pris la tête de la communauté hassidique de la ville. Les Hassidim ont construit une somptueuse synagogue, «Tiferet Israël», qui va servir de centre pour la communauté hassidique de Jérusalem.

Mais à mesure que la population s’accroît, la communauté juive commence à se diviser en groupes ou, comme on les nommait à l’époque, en kolelim. Le kolel est une organisation communautaire des Juifs, généralement selon leur pays d’origine. A vrai dire, il y a également eu des kolelim de Hassidim distincts de ceux des Peroushim. Les kolelim géraient en général les fonds de la halukah en provenance des différentes diasporas.

A la suite de l’activité des deux kolelim les plus importants, celui des Peroushim et celui des Hassidim, apparaît dans la ville le kolel «Hod» (Holland-Deutschland). Dès les années 1830, en effet, plusieurs familles ashkénazes venues de Hollande et d’Allemagne considéraient qu’elles faisaient l’objet d’une discrimination concernant l’argent de la halukah, d’autant que la plus grande partie de ces fonds venait de leurs propres pays. Elles fondèrent donc leur propre kolel, qui allait devenir très actif et allait grandement contribuer au développement de la ville. L’activité de ce kolel au profit de la ville est décrite en détail dans l’ouvrage de M. Eliav, Le kolel «Hod» et l’amour de Zion. Par la suite, d’autres kolelim similaires commencent à œuvrer à Jérusalem, les kolelim de Varsovie, de Pologne, de Minsk, de Pinsk et d’autres encore. Le kolel hongrois, «les Gardiens des Remparts», est particulièrement actif. C’était un des kolelim les plus importants et les plus puissants et, de plus, il s’est installé en dehors des murs de la Vieille Ville.

Dans les années 1860, on dénombre seize kolelim à Jérusalem. Ils vont essayer de s’organiser en une sorte de comité général, qui prend le nom de «Knesset Israël» et qui supervise les différentes institutions, tout en permettant à chaque kolel de maintenir son indépendance.

L’activité dans la Vieille Ville est intense. C’est l’époque où se forme ce qu’on appelle l’«Ancien Yishouv», c’est-à-dire le Yishouv ashkénaze, qui s’est développé à Jérusalem avant l’émergence du Mouvement sioniste moderne. L’«Ancien Yishouv» menait une vie communautaire active. Rabbi Shmuel Salant avait acquis le statut du chef de la communauté des Peroushim de Jérusalem. Un tribunal rabbinique siégeait dans la Khurvah de Rabbi Yehoudah Hassid. On y rendait la justice et il y avait même une prison. Par ailleurs, on menait la guerre aux missionnaires qui étaient très actifs à Jérusalem.

L’accroissement de la population a également eu des répercussions concrètes sur le terrain. Nous savons que le territoire du Quartier juif n’était pas grand. Il s’est progressivement étendu en direction du Quartier arménien et un nouveau quartier, «Batei Mahasseh», a été construit. Ce développement est dû notamment à l’aide de la famille Rothschild. Mais le phénomène le plus intéressant est celui de la pénétration juive dans le Quartier musulman. Au début du dix-neuvième siècle, les Juifs ne pouvaient pratiquement pas acheter de logements dans la Vieille Ville. La loi interdisait en effet l’acquisition de biens immobiliers par toute personne qui ne fût pas musulman ou sujet de l’empire ottoman. Cette situation s’est maintenue jusqu’à l’époque de la domination égyptienne. Les Juifs louaient donc des appartements et faisaient ensuite valoir la règle de la hazakah, qui stipule que si un individu a loué un appartement et y vit depuis plus de deux ou trois ans, personne d’autre n’a le droit de louer le même appartement. Les Juifs vivaient donc dans des appartements loués aux musulmans, et ceux-ci ne pouvaient ni les mettre dehors ni augmenter le prix du loyer.

Il faut également noter un autre phénomène intéressant. Les Juifs n’ont pas pénétré dans le Quartier chrétien, car les relations entre les chrétiens et les Juifs étaient beaucoup plus mauvaises et plus tendues qu’entre les musulmans et les Juifs. Par ailleurs, les bâtiments du Quartier chrétien appartenaient aux différentes églises chrétiennes, peu désireuses de louer leurs biens aux Juifs. Sans compter que les Juifs se méfiaient de l’activité des missionnaires. Les relations entre les Juifs et les musulmans, en revanche, étaient bien meilleures. Les Juifs reconnaissaient volontiers le fait que les musulmans étaient les maîtres du pays ainsi que les propriétaires des maisons. Il y avait des musulmans qui habitaient dans le Quartier juif et des Juifs qui louaient ou (plus tard) achetaient des maisons dans le Quartier musulman. Il est vrai qu’ils ne pouvaient pas acheter des biens immobiliers appartenant au Waqf (propriété des institutions religieuses musulmanes), mais, après les réformes, rien ne les empêchait d’acheter des maisons appartenant à des particuliers. C’est ainsi que jusqu’à nos jours, nous pouvons trouver dans le Quartier musulman des biens immobiliers appartenant à des Juifs.

Vers la fin du dix-neuvième siècle, le nombre de Juifs installés dans le Quartier musulman est devenu important. Lors du recensement des Juifs en Eretz-Israël effectué au cours de la Première Guerre mondiale, nous constatons que le nombre de Juifs habitant dans la rue de Hébron, dans le Quartier musulman, est supérieur à celui de la rue des Juifs, dans le Quartier juif. Des rues entières, comme la rue de Hébron et la rue Haggaï, sont habitées par des Juifs.

Des yeshivot [écoles talmudiques supérieures] célèbres, comme la yeshivah «Hayyei Olam» et la yeshivah «Torat Hayyim», sont fondées dans le Quartier musulman en même temps que d’autres institutions juives, comme l’Orphelinat de Diskin et l’imprimerie de ha-Havatzelet, qui appartenait à Frumkin. Vers la fin du dix-neuvième siècle, la population de la Vieille Ville, qui compte entre 30.000 et 40.000 personnes, est majoritairement juive. Il n’y a plus assez de place, on y vit très à l’étroit et c’est ainsi que, dès 1870, les Juifs commencent à sortir hors des murs de la ville.

 

Accroissement de la population non juive

Dans les années 1840-1870, l’accroissement de la population entraîne également des changements significatifs au sein des autres communautés, et en particulier chez les chrétiens. Nous avons parlé des protestants, qui, dans les années 1820, n’avaient aucune représentation à Jérusalem et qui, dans les années 1830, ouvrent leurs premières missions, ainsi que la première infirmerie. En 1842 ils ouvrent un hôpital (l’Hôpital anglican), destiné essentiellement aux Juifs du Quartier juif. Puis ils ouvrent des écoles, principalement des écoles de filles et des écoles professionnelles. La première église protestante construite dans la Vieille Ville de Jérusalem est connue sous le nom de l’«Eglise de Jésus de Nazareth». Cette église protestante, qui existe toujours, en face de la Tour de David, a été non seulement la première à Jérusalem ou en Eretz-Israël, mais également dans tout le Proche-Orient. Sa construction commence en 1841 et dure de nombreuses années, jusqu’en 1849. Au cours des travaux d’excavation pour poser les fondations, des vestiges archéologiques du plus haut intérêt sont découverts, ce qui entraîne un arrêt des travaux. Par la suite, cette église a été le centre de la vie protestante de Jérusalem et autour d’elle, dans la Vieille Ville, s’est constitué une sorte de Quartier protestant.

Au début de leur activité en Eretz-Israël, les protestants anglais et allemands coopèrent étroitement. Nous avons vu qu’ils avaient commencé par nommer un évêque en commun, l’évêque Alexandre. Après la mort de celui-ci, en 1846, ils nomment conjointement le célèbre évêque Samuel Gobat, qui va siéger à Jérusalem pendant de longues années, représentant à la fois les anglicans et les luthériens. Mais la situation se détériore à la suite des rivalités politiques entre l’Angleterre et l’Allemagne. Le Canal de Suez est inauguré en 1869 et, à cette occasion, le Prince de la Couronne de Prusse vient en visite à Jérusalem et se voit offrir par les Turcs un terrain dans le quartier du Mauristân. Les Allemands s’installent donc dans ce secteur, qui est proche du Saint-Sépulcre, et le fossé entre les deux communautés protestantes de Jérusalem se creuse davantage. En 1871, les Allemands bâtissent leur propre église au Mauristân et un quartier protestant allemand va se développer alentour. L’Eglise luthérienne de la Rédemption, construite quelques années plus tard, sera dédiée à l’Empereur Guillaume qui, en 1898, vient en visite à Jérusalem.

Les protestants ne sont pas les seuls à accroître leur activité à Jérusalem. Les autres communautés chrétiennes se manifestent également. On peut par exemple constater un phénomène intéressant le long de la Via Dolorosa. Nous connaissons aujourd’hui les différentes institutions chrétiennes établies sur cette voie, mais il ne faut pas oublier qu’au début du dix-neuvième siècle, on n’y trouvait pas la moindre institution chrétienne. Mise à part une petite église grecque orthodoxe, aujourd’hui disparue, ce secteur était entièrement musulman. Ce n’est qu’au dix-neuvième siècle qu’apparaissent les premières constructions chrétiennes le long de la Via Dolorosa. La première en date est La chapelle franciscaine de la Flagellation. Vient ensuite l’Eglise française Sainte-Anne, qui est une ancienne église, dont la construction remonte à l’époque des Croisades et qui est devenue une école musulmane. Les Français vont la récupérer après la Guerre de Crimée. À la même époque se construisent l’Eglise des Dames de Sion et d’autres églises encore, au moyen desquelles les chrétiens commencent à s’établir dans le Quartier musulman. Les Autrichiens ont construit une grande auberge au coin de la Via Dolorosa et de la rue Haggaï. Les Grecs ont également commencé à se manifester. Ils ont rénové l’église de Saint-Jean Baptiste du Mauristân, ont construit un hôpital grec et ont restauré des églises et divers autres bâtiments.

L’imprimerie est également un des facteurs importants du développement de la ville. Avant les années 1830, il n’y avait aucune imprimerie à Jérusalem, ce qui témoigne de l’infériorité culturelle de la ville. Le débat existe toujours quant à savoir si la première à s’établir a été l’imprimerie juive que Rabbi Israël Bek a transportée de Safed à Jérusalem en 1840, ou l’imprimerie arménienne, qui aurait fonctionné à partir des années 1830. Ce qui est sûr, c’est qu’autour de 1840, deux imprimeries, une hébraïque et une arménienne, sont en activité. Il y en aura d’autres par la suite, une franciscaine catholique et une grecque. Avec l’apparition de l’imprimerie à Jérusalem, c’est en fait l’Occident qui s’introduit en Eretz-Israël. Car il ne faut pas oublier que la population arabe, aussi bien musulmane que chrétienne, était en grande partie illettrée. Robinson affirme qu’en 1838 à peine 3% de la population sait lire et écrire. Les écoles que les missions protestantes, catholiques et grecques ouvrent à Jérusalem y font pénétrer la culture, l’imprimerie et l’alphabétisation.

 

Médecine et communication

Les hôpitaux juifs ont été fondés à Jérusalem en réaction à la fondation de l’hôpital anglican. La communauté juive ne voulait pas voir les Juifs s’adresser à l’hôpital anglican pour leurs soins médicaux, parce qu’elle craignait l’activité missionnaire. Les chefs de la communauté se sont donc adressés à des philanthropes de la Diaspora en leur demandant de les aider à créer un hôpital juif. En 1845 ou 1843, Sir Moses Montefiore, le célèbre philantrope juif anglais, contribue financièrement à l’ouverture d’une pharmacie juive et envoie sur place le docteur Shimon Frenkel. En 1854, Rothschild fonde le premier hôpital juif de Jérusalem et quatre ans plus tard, un deuxième hôpital, le «Bikour Holim», commence à fonctionner. Par la suite, d’autres hôpitaux juifs sont fondés. De leur côté, les protestants, craignant l’influence grandissante des Juifs, ont ouvert d’autres hôpitaux. Dans les années 1850, on assiste à l’ouverture de l’hôpital Saint-Louis, qui est français et franciscain, bientôt suivi par l’hôpital que les Grecs établissent de leur côté.

Au début du dix-neuvième siècle il n’y avait pas un seul hôpital à Jérusalem, pas plus qu’il n’y avait de médecin au sens européen et moderne du terme. Quand une épidémie a éclaté, dans les années 1830, il n’y avait pas de médecins pour s’occuper des malades. Et voici que dans les décennies qui suivent, des hôpitaux s’ouvrent les uns après les autres, à tel point que l’on pouvait dire en plaisantant qu’aucune ville au monde n’était mieux pourvue en institutions médicales que Jérusalem.

Un autre exemple des transformations qui surviennent à Jérusalem et dans l’ensemble d’Eretz-Israël durant cette période concerne les communications terrestres. De nos jours encore, lorsque nous nous promenons dans le quartier touristique de la «Mishkenot Sha’ananim», nous pouvons admirer la célèbre «diligence» – un véhicule commun au dix-neuvième siècle – qui aurait appartenu à Moses Montefiore. En vérité, il ne s’est jamais servi lui-même de ce véhicule lors de ses séjours en Eretz-Israël, et il ne l’a utilisé qu’en Angleterre, son lieu de résidence habituel. Moses Montefiore a séjourné en Eretz-Israël sept fois. Lors de ses six premiers voyages, il n’y avait pas d’autre moyen de transport que des mules, des ânes et des chevaux. Quant aux voyageurs eux-mêmes, ils se déplaçaient généralement à pied. Les premiers véhicules à roues n’apparaissent qu’en 1870, et Montefiore a utilisé une voiture de ce genre au cours de son dernier voyage, en 1875. Le célèbre explorateur Henry Baker Tristram, écrit que lors de son expédition en Eretz-Israël en 1864, il n’a vu nulle part le moindre attelage. Le seul véhicule à roues ­servant de moyen de transport qu’il ait pu voir se trouvait à Artas, près des Bassins de Salomon, dans une communauté d’Américains excentriques qui essayaient de s’implanter dans la région. Ils avaient apporté d’Amérique des carrioles et des brouettes qui leur servaient pour le transport de leur production agricole. En effet les attelages n’apparaissent pas avant que soit pavée la route de Jaffa à Jérusalem, en 1869. Cette année-là, qui est celle de l’inauguration du canal de Suez, de nombreuses personnalités importantes sont venues en visite en Eretz-Israël, parmi lesquels l’Empereur d’Autriche François-Joseph. Les savants s’accordent pour dire que le premier véhicule à roues transportant des passagers qui a circulé en Eretz-Israël a été le carrosse que François-Joseph a apporté avec lui en bateau. C’est ainsi que la modernisation a pénétré en Eretz-Israël.

 

Chapitre 6. Récapitulation des étapes du développement de Jérusalem jusqu’en 1880 · Début du mouvement de sortie hors des murs

Si nous résumons les chapitres précédents, nous pouvons dire que jusqu’au début de la Première Aliyah, dans les années 1880, nous distinguons cinq étapes dans le développement de Jérusalem.

La première est celle des trente premières années du siècle, depuis l’invasion napoléonienne jusqu’à la conquête égyptienne par Mohammed Ali. Au cours de ces trente années, les transformations sont minimes, plus qualitatives que quantitatives.

La deuxième étape est celle de la domination égyptienne, de 1831 à 1840. Les changements au cours de ces années-là sont importants, mais c’est une époque relativement brève et sans grandes conséquences.

La troisième étape commence en 1840 et se termine en 1856, en même temps que la Guerre de Crimée (1853-1856). Cette époque, très significative, est celle des réformes (les «Tanzimât»), des consulats et des capitulations. Les changements sont alors relativement nombreux.

La quatrième étape va de la fin Guerre de Crimée jusqu’en 1869.

La cinquième, de 1869 à 1882.

L’Empire ottoman s’est engagé très lentement dans le processus des réformes, ne permettant que progressivement la pénétration des idées occidentales et l’apparition de changements dans la constitution. Nous assistons à des débuts de réformes – entre 1839 et 1856 – dus à la pénétration dans la région des puissances européennes pendant la Guerre de Crimée. Derrière les Grecs orthodoxes se profile la Russie, et la France se profile derrière les catholiques. Les disputes entre les différentes sectes religieuses en Eretz-Israël seront, entre autres raisons, une des causes de la Guerre de Crimée. En effet, la question centrale débattue était celle du contrôle des Lieux Saints – le Saint-Sépulcre à Jérusalem et la Basilique de la Nativité à Bethléhem. Mais ce débat n’était à vrai dire qu’un prétexte derrière lequel se dissimulaient les intérêts des puissances européennes.

Après la guerre, la clause numéro 9 du traité signé à Paris en 1856, stipule que la libéralisation doit continuer et s’étendre. Peu de temps après la Guerre, un second décret de réformes est en effet publié et le rythme de leur application va s’accélérer.

 

L’acquisition des terres

Il y a eu, par exemple, des développements concernant la possibilité d’acquérir des terres. D’après la constitution ottomane, il était interdit à toute personne non musulmane d’acquérir des terres à Jérusalem. Les premiers signes des transformations dans ce domaine n’apparaissent que pendant les années de la domination égyptienne. Avec les réformes, nous assistons à un premier changement d’attitude: les non-musulmans sont désormais autorisés à acquérir des terres, à condition d’être sujets de l’Empire ottoman. Les premiers à bénéficier de cette réforme ont été essentiellement les moines grecs orthodoxes, qui étaient effectivement sujets de l’Empire ottoman. Ils ont donc pu acquérir en dehors des murs de Jérusalem de vastes étendues de terres qu’ils allaient, par la suite, revendre à différentes institutions, dont les institutions juives. Les Arméniens étaient également sujets ottomans, et pouvaient de fait acquérir des terres sans difficulté. En revanche, n’étant pas sujets de l’Empire ottoman, les Européens, dont une grande partie des Juifs, n’avaient pas le droit d’acquérir des terres. Dans un de ses rapports, le consul allemand écrit que lors de l’acquisition du bâtiment du Consulat dans la Vieille Ville, il ne lui a pas été possible d’inscrire cette acquisition à son nom, c’est pourquoi il y a eu une inscription – fictive – au nom d’un sujet ottoman musulman. Ces acquisitions fictives étaient courantes dans tout l’Empire ottoman.

En 1856, du fait de la progression de nouvelles réformes, la demande se fait plus forte de permettre à des sujets qui ne font pas partie de l’empire ottoman d’acquérir des terres. Les Turcs, très réticents, ont commencé par refuser d’accorder cette autorisation, qui risquait de soulever un nouveau problème: si un sujet non ottoman faisait l’acquisition d’une terre, celle-ci échappait à la juridiction turque, dans la mesure où elle se trouvait soumise au régime des capitulations. Pour surmonter cette difficulté, l’administration turque a cependant fini par autoriser l’acquisition de terres, d’immeubles et d’autres biens immobiliers par des sujets non ottomans, à condition que le régime des capitulations ne leur soit pas appliqué. En 1867, un décret turc est donc publié, autorisant les non-ottomans et les individus de nationalité étrangère à acquérir des terres en Eretz-Israël, à condition de ne pas les faire passer, à la faveur de cet acte, au régime des capitulations. Par ailleurs, l’acquisition ne pouvait se faire qu’avec l’accord de la puissance dont l’acquéreur était sujet. La France fut la première à accepter ces conditions et des ressortissants français purent effectivement acquérir des terres. Au début, l’Angleterre y était opposée, mais très vite, elle donna son accord.

Les Juifs de la Vieille Ville, qui avaient acquis le terrain de «Nahalat Shivah» au début des années 1860, n’avaient pas pu enregistrer cet achat au nom de l’acquéreur. Il leur avait fallu trouver une femme qui était sujet ottoman et qui avait enregistré l’achat à son nom d’une manière fictive. En revanche, lorsqu’en 1874, le terrain de «Me’ah Shearim» fut acquis, l’achat fut enregistré au nom d’un sujet britannique, Ben Tsion Leon.

 

Les débuts de la sortie hors des murs

Quelles sont raisons qui ont poussé les Juifs de la Vieille Ville à sortir hors des murs et commencer à bâtir la Nouvelle Ville ?

La première raison est évidente – l’accroissement de la population. La pénurie des logements dans la Vieille Ville a entraîné une augmentation des loyers.

La deuxième raison tient à la pénurie chronique d’eau qui rendait désastreuses les conditions d’hygiène et de salubrité. À cela s’ajoute une raison supplémentaire: à la suite des réformes et de la pénétration des puissances d’Europe occidentale, l’état de la sécurité des habitations extra muros s’est amélioré. Les chercheurs estiment en effet que les murs de la ville n’ont pas été bâtis pour la défendre contre d’éventuels envahisseurs, mais contre les bédouins, les nomades et autres brigands du désert.

L’évêque protestant et les consuls, assurés de bénéficier de la protection des puissances dont ils étaient les représentants, ont été les premiers à résider hors des murs. La première maison construite en dehors des murs semble avoir été celle du consul britannique James Finn. C’était une résidence d’été, construite à Talbieh. Soit dit en passant, les ouvriers qui ont travaillé à ce chantier étaient des Juifs. Quelques années plus tard, en 1853, Finn a construit à Kerem Abraham une seconde maison, qui existe encore, rue Ovadiah, à la limite territoriale du camp militaire Schneller. Le troisième bâtiment construit à la même époque a été celui de l’Ecole protestante du Mont Sion, plus connue sous le nom de «L’Ecole de l’évêque Gobat».

Les moines grecs venus de l’archipel avaient des connaissances agricoles et ont contribué au développement de la ville hors des murs en plantant des oliviers et des mûriers, là où se trouvent actuellement l’Hôtel King David, le secteur de la gare de chemin de fer, et le quartier de Talbieh.

Un Juif apostat du nom de Meshoulam, qui était arrivé à Jérusalem dans les années 1840 et avait ouvert un hôtel moderne, a essayé d’établir à Artas une ferme agricole. Une Américaine excentrique, Mrs. Minor, est venue en 1849 se joindre à Meshoulam avec son groupe. En-semble, ils ont tenté d’employer des Juifs dans l’agriculture à Artas. En 1853, suite à la misère provoquée par la Guerre de Crimée, le consul britannique à Jérusalem, Finn, a lui aussi essayé de proposer aux Juifs du travail dans ses plantations qui, bien entendu, étaient hors des murs.

Les chercheurs ne sont pas toujours d’accord sur les raisons qui ont incité Finn à proposer son aide aux Juifs. Avait-il des intentions missionnaires ou désirait-il tout simplement leur venir en aide? Quoi qu’il en soit, nombreux sont ceux qui l’ont accusé, ainsi que sa femme, d’avoir des activités missionnaires et, à la suite de la plainte de Montefiore auprès du gouvernement britannique, le consul a dû démissionner. Toutefois, après cette démission, les dirigeants de la communauté juive se sont plaints de sa révocation en insistant sur le fait qu’il avait beaucoup aidé les Juifs. Il est difficile de savoir si ses intentions étaient sincères ou s’il avait vraiment des buts missionnaires. Apparemment, les deux étaient mêlés.

A la suite des réformes ottomanes et des répercussions de la Guerre de Crimée, le développement de la ville hors des murs prend un nouvel essor. Dans ce contexte, il nous faut parler de trois grands projets: la construction de la résidence juive de «Mishkenot Sha’ananim», l’Enclos Russe, et les Bâtiments allemands de Schneller. En 1855, quand Montefiore vient en Eretz-Israël pour la quatrième fois, il obtient un «firman» spécial l’autorisant à acquérir près de Miskhenot Sha’ananim un terrain connu sous le nom de «Kerem Moshé vi-Yehudith» [La vigne de Moïse et Judith]. A son cinquième voyage, il apporte avec lui la donation d’un certain Judah Turo de la Nouvelle-Orléans. Dans son testament, celui-ci avait en effet désigné Montefiore comme son exécuteur testamentaire. Réfléchissant au meilleur moyen d’utiliser cet argent, Montefiore a finalement décidé de construire le quartier de Miskhenot Sha’ananim sur le terrain de «Kerem Moshé vi-Yehudit». En 1857, il fait d’abord construire le moulin, puis les premières maisons du quartier. A la même époque, en 1857, les Russes de Jérusalem font l’acquisition du premier morceau de terrain de ce qui allait devenir l’Enclos Russe. En 1858, ils reçoivent la visite d’une importante personnalité, le prince Constantin, qui va les aider à acquérir le reste du terrain et ils commenceront à construire les bâtiments de l’Enclos en 1860. En 1856, un missionnaire allemand nommé Johann Ludwig Schneller entreprend la construction d’une petite maison dans laquelle il va ouvrir une institution philanthropique, près du village de Lifta. En 1860, après le massacre des chrétiens par les Druzes au Liban, il fait le voyage et ramène les orphelins pour lesquels il construit l’orphelinat syrien Schneller.

La transition entre la quatrième et la cinquième étape du développement de Jérusalem s’effectue donc vers la fin des années 1860. C’est l’époque de l’inauguration du canal de Suez. La première route en Eretz-Israël est alors tracée, entre Jaffa et Jérusalem, tandis que les nouvelles réformes de l’administration ottomane donnent dorénavant aux non-Ottomans le droit d’acquérir des terres. Enfin, c’est au cours de cette quatrième époque, entre 1856 et 1869, que nous voyons également surgir les premières maisons extra muros.

Chapitre 7. Les quartiers juifs «pionniers» hors des murs

Dans les années qui suivent, la construction de quartiers juifs hors des murs prend de l’ampleur. En 1882 – l’année marquant les débuts de la Première Aliyah –, ils sont déjà au nombre de neuf et méritent qu’on leur donne le nom de «quartiers pionniers».

Le premier quartier juif construit hors des murs est donc Mishkenot Sha’ananim. A côté, et avant même d’avoir construit les maisons, Moses Montefiore a construit un moulin à vent. Cette initiative témoigne du problème de la «productivisation» du Yishouv juif de Jérusalem, une communauté vivant des fonds distribués par la halukah et non de travail productif. Montefiore, qui ambitionnait de changer cet état de choses, eut l’idée de construire un moulin à vent dans l’espoir que des Juifs y travailleraient, qu’ils auraient ainsi un gagne-pain, et deviendraient productifs. Dans un de ses écrits, Montefiore raconte qu’ayant vu les Grecs de Jérusalem travailler dans les moulins qu’ils avaient construits, il avait souhaité voir les Juifs adopter ce métier.

Les premiers moulins à vent de Jérusalem avaient été construits par Mohammed Ali au temps de la domination égyptienne. Il semblerait que, par la suite, dans les années 1840, les Grecs en aient construit d’autres. L’un d’eux existe encore, sans ses ailes, dans la rue Ramban, près de l’Hôtel des Rois. Montefiore a fait venir d’Angleterre tous les éléments de son moulin. On ne saurait dire si ce moulin a jamais fonctionné. Il se peut qu’il ait été en activité pendant une brève période, mais il est certain que cela n’a pas duré longtemps. Il est vraisemblable qu’il se soit rapidement détérioré. Par la suite, dans les années 1860, des moulins à vapeur ont fait leur apparition à Jérusalem. Les moulins à vent sont alors devenus inutiles et celui de Mishkenot Sha’ananim n’eut jamais qu’un rôle purement symbolique.

Après le moulin, Moses Montefiore a construit des appartements à Mishkenot Sha’ananim – une vingtaine d’appartements pour les ashkénazes et les sépharades, une synagogue pour les ashkénazes et une autre pour les sépharades, ainsi qu’un appartement pour le Rav ashkénaze et un autre pour le Rav sépharade. Ces appartements étaient destinés à des Juifs démunis, ou plus exactement, à des lettrés qui étudiaient dans les yeshivot. À l’origine, il était question que les locataires changeraient tous les trois ans. Mais dans la mesure où personne ne venait s’y installer de crainte d’aller habiter hors des murs, il fut décidé que ceux qui accepteraient de venir loger dans ces appartements les obtiendraient à titre définitif. Plusieurs années plus tard, tous les logements étaient effectivement occupés, mais jusqu’au milieu des années 1860, Mishkenot Sha’ananim était un quartier juif isolé, puisque les portes de la ville se refermaient tous les soirs, empêchant tout contact avec le quartier. On a même prétendu, à l’époque, que les Juifs avaient trouvé le moyen de ruser et qu’ils venaient occuper les logements pendant la journée, puis rentraient tous les soirs dormir dans la Vieille Ville.

En 1866, une terrible épidémie de choléra éclate à Jérusalem. Beaucoup de Juifs sont atteints, le nombre des morts est important, mais, à la surprise générale, Mishkenot Sha’ananim est épargné. On se rendrait compte plus tard que cette épidémie était dû, entre autres raisons, à l’état des citernes de la ville. L’eau qui y était recueillie provenait directement des rues et des toits, et était polluée d’excréments, de chats morts, etc. Les citernes n’étaient jamais nettoyées, ce qui entraînait fréquemment l’apparition d’épidémies dans la population. Quand les Anglais ont conquis Jérusalem en 1917, une de leurs premières actions a été de faire vider toutes les citernes et de les récurer. Or, parmi les treize mesures que comportait le règlement de Mishkenot Sha’ananim, trois avaient trait au problème de la salubrité des citernes, qui étaient effectivement très bien tenues dans le quartier. Les habitants de ce quartier ont été épargnés par l’épidémie, parce que les conditions de vie étaient meilleures dans le quartier: un air pur, un environnement propre et des citernes non polluées. L’avantage de vivre hors des murs devenait évident, et l’exemple de ce premier quartier a encouragé la population à aller habiter hors des murs et à construire des quartiers semblables.

En 1867 commence la deuxième étape, avec l’achat par la communauté nord-africaine d’un terrain sur lequel elle a construit le quartier de Mahané Israël. (Certains prétendent que Nahalat Shiva est le premier quartier hors des murs, mais c’est inexact. Nahalat Shiva ne fut construit qu’en troisième.) Le chef de la communauté maghrébine était un lettré du nom de Rabbi David Ben-Shimon. C’était un homme énergique, auteur d’un ouvrage intitulé Suf Dvash. Il a acquis des terrains et construit un quartier où des Juifs d’Afrique du Nord habitaient déjà en 1868. Il a également acquis des biens immobiliers dans le Quartier musulman où, aujourd’hui encore, se dresse un grand bâtiment appartenant à la communauté maghrébine.

Il convient maintenant de donner quelques précisions sur le genre de quartiers qui ont été bâtis. Mishkenot Sha’ananim est ce qu’on appelle un Bet Hekdesh [une maison/résidence consacrée]. Un philanthrope juif donne une certaine somme pour permettre la construction d’un groupe d’habitations qui seront consacrées à la communauté, et que l’on loue aux pauvres et aux lettrés. Il existe plusieurs Batei Hekdesh semblables à Jérusalem, car plusieurs philanthropes ont donné des fonds: Rabbi David Reis Yanover, Rabbi Moshé Wittenberg et d’autres encore. Il est intéressant de noter que ces hommes étaient souvent sans enfants et voyaient apparemment dans cette œuvre philanthropique un moyen «préférable à des filles et des garçons» de perpétuer leur nom. Ni Moses Montefiore, ni Rabbi David Reis Yanover, ni Rabbi Moshé Wittenberg n’ont eu d’enfants.

Une deuxième catégorie de quartiers a été le quartier communautaire ou ethnique, comme celui de la communauté nord-africaine. C’était une communauté peu vigoureuse, ne bénéficiant d’aucune d’aide financière et manquant d’expérience en matière d’activité sociale. Elle est pourtant parvenue à se construire un quartier.

C’est à l’initiative de l’association de sept familles que «Nahalat Shiva», le troisième quartier, a été bâti hors des murs. Toutefois l’argent récolté dans une caisse commune ne leur a permis de construire que les deux premières maisons et il fut décidé par tirage au sort quelles familles y habiteraient. Les autres maisons n’ont pu être bâties que plus tard. On a appelé «associations» ou «quartiers de société» les quartiers construits sur ce principe. D’autres ont suivis, financés d’une manière analogue et qui ont grandement contribué au développement de Jérusalem hors des murs. Ce phénomène de construction de «quartiers d’associations» ou «quartiers de société» dans les années 1870 est intéressant à plus d’un titre, dans la mesure où il témoigne de la manière dont les Juifs de Jérusalem commencent à s’organiser pour construire des maisons en copropriété. Ainsi, par exemple, une des mesures prises dans le cadre du règlement de ces copropriétés stipule qu’au terme de la construction de l’ensemble du quartier, il y aura un nouveau tirage au sort à la suite duquel les résidents échangeront les appartements les uns avec les autres. Ces mesures régulant l’organisation de ces «quartiers d’association» sont extrêmement intéressantes et caractéristiques du développement de la Jérusalem juive.

À l’époque où Nahalat Shiva a été construit, les conditions de vie hors des murs étaient encore difficiles. Les portes de la ville continuaient à être fermées dès la tombée de la nuit et les gens craignaient d’habiter à l’extérieur. On raconte que Rabbi Joseph Rivline, qui avait été un des fondateurs du quartier et l’un des premiers à venir y habiter, avait coutume de rassurer ses amis, inquiets de le voir vivre en plein désert. Mais quelques années plus tard, en 1872, un quatrième quartier sort de terre, une sorte d’annexe de Nahalat Shiva. Ayant été appelé à monter à la Thora à la synagogue de Nahalat Shiva et ému de voir le quartier déjà habité, Rabbi David Reis Yanover, annonce qu’il fait un don supplémentaire pour acheter encore un terrain, situé en haut de ce qui est actuellement la rue du Rav Kook, non loin de la rue ha-Nevi’im [rue des Prophètes]. C’est là que sera construit le Bet Hekdesh, «Bet David», qui ne comporte pas plus de dix appartements. Ce bâtiment, qui existe encore de nos jours, avec sa cour intérieure et sa citerne, est le quatrième quartier hors des murs de Jérusalem.

Me’ah Shearim, le cinquième et le plus important quartier à cette époque, allait être construit en 1874. Alors, les conditions avaient changé puisqu’on ne fermait plus les portes de la Vieille Ville à la tombée de la nuit. Nous ne savons pas exactement quand les portes ont cessé d’être fermées pour la nuit, mais il y a lieu de croire qu’entre 1872 et 1874, la Porte de Jaffa commence à rester ouverte toute la nuit. La Porte de Damas a suivi et, progressivement, on a cessé de fermer les portes. Le quartier de Me’ah Shearim a été construit par un nombre de familles beaucoup plus grand – entre cent et cent quarante familles. Cependant le nom de Me’ah Shearim («cent mesures») n’a pas été attribué au quartier à cause de ces cent familles, mais parce que la décision de construire ce quartier a été prise le Shabbat durant lequel on lit dans la Torah le passage racontant que Isaac a récolté cent fois plus qu’il n’avait semé (Gen. 26:12). L’association a acheté un vaste terrain, non pas sur la Route de Jaffa, où les prix étaient relativement élevés, mais dans un endroit plus reculé, sur la route qui menait vraisemblablement vers le village de Nebi Samuel. C’est là que les membres de l’association ont acheté plusieurs parcelles de terrain aux habitants arabes du village de Lifta et ont commencé à construire un quartier qui, selon eux, devait avoir le forme d’un carré fermé. Les plans ont été dessinés par le célèbre architecte Conrad Schick, qui a grandement contribué au développement de Jérusalem. Les premiers bâtiments longeaient la rue Me’ah Shearim et le quartier s’est progressivement agrandi. Au début des années 1880, les 140 appartements étaient déjà terminés.

C’est ainsi qu’est fondé le cinquième quartier, immédiatement suivi, en 1875, par deux autres, Even Israël et Mishkenot Israël, qui existent encore de nos jours, de part et d’autre de la rue Agrippas. Ce quartier a la forme d’un carré fermé et l’idée de départ était qu’il comporterait 53 appartements, l’équivalent de la somme des lettres hébraïques du mot «Even» selon la guématriya le système cabalistique de calcul des chiffres et des lettres. Mishkenot Israël devait être un quartier beaucoup plus grand, mais sa construction a été interrompue. D’autres quartiers apparaîtront par la suite, comme celui des Hassidim qui, en 1877, s’associent pour bâtir un quartier nommé «Kiryah Ne’emanah» près de la Porte de Damas, au commencement de la rue ha-Nevi’im, dans un endroit dont on ne connaît pas l’emplacement exact. Nissan Beck, un des chefs de la communauté hassidique, a été l’un des premiers à construire, et son fils, Shmuel Beck, a continué l’œuvre de son père.

Le dernier quartier que nous mentionnerons ici est celui de «Bet Ya’akov», également con-struit en 1877. «Kiryiah Ne’emanah» a été entièrement détruit lors des émeutes de 1921-1929 et 1936-1939 et les Juifs en ont abandonné l’emplacement. En revanche, Bet Ya’akov existe encore, du côté de Mahané Yehoudah.

Avant le début de la Première Aliyah, il y a donc déjà neuf quartiers juifs en dehors des murs, qui comportent en 1882 plus de 400 appartements. Le plus important est Me’ah Shearim, mais Nahalat Shiva s’est également largement développé d’autant, étant situé sur la Route de Jaffa, de nombreux commerces et différents services s’y sont installés.

Si nous considérons que cinq personnes en moyenne vivaient dans chacun de ces appartements, nous pouvons estimer qu’aux alentours de 1880, près de 2000 Juifs vivaient hors des murs, et 16.000 dans la Vieille Ville.

La crise qui éclate vers la fin des années 1870 entraîne l’arrêt de la construction de Bet Ya’akov et de Kiryah Ne’emanah. Ensuite, pendant cinq ou six ans, entre 1877 et 1882-1883, aucune nouvelle construction n’est entreprise. Comment expliquer cela?

La raison de cette crise tient vraisemblablement à la situation difficile de la communauté juive de Jérusalem. Les quartiers que nous avons mentionnés précédemment avaient été construits grâce aux fonds fournis par la halukah. Or, les années 1870 connaissent une succession de sécheresse, de famine, de pénurie d’eau et de conditions climatiques particulièrement pénibles. Par ailleurs, nous savons par les journaux de l’époque que la situation de la communauté s’est d’autant plus détériorée que l’argent de la halukah cesse de parvenir de manière aussi régulière. Ce nouvel élément est vraisemblablement lié au rapport très sévère du docteur Asher Montagu. En effet, à la suite des graves critiques émises à l’encontre de la communauté juive de Jérusalem, qui vivait des fonds de la halukah et n’avait aucune activité productive, le Comité des Délégués de la communauté juive d’Angleterre a envoyé sur place une délégation de deux personnes. La communauté était accusée de n’être qu’une bande de fainéants et de schnorrers [mendiants]. Les deux envoyés, venus enquêter sur place, publient un rapport extrêmement sévère sur la vie des Juifs de Jérusalem. Selon certaines sources, Rabbi Yossef Rivline aurait emmené les deux délégués visiter les quartiers en construction hors des murs et leur aurait demandé de continuer à apporter l’aide financière nécessaire à la poursuite du projet. Mais les envoyés auraient répliqué que ces nouveaux quartiers étaient des logements de luxe pour les Juifs de la Vieille Ville, qui continuaient à être improductifs. Malgré tous ses efforts, Rabbi Yossef Rivline ne serait pas parvenu à les faire changer d’avis. Ils restèrent sur leurs positions, selon lesquelles la communauté juive d’Eretz-Israël était improductive et avait besoin de changer sa structure sociale. Le rapport qu’ils rédigèrent eut d’importantes répercussions sur la halukah.

En outre, la guerre entre la Russie et la Turquie qui a éclaté en 1877 a rendu le transfert de fonds plus difficile. L’argent cessant d’arriver, Me’ah Shearim a pu continuer à se bâtir, mais les constructions de Mishkenot Israël et d’Even Israël ont été interrompues.

Il existe aussi peut-être un lien indirect entre la fondation de Petakh-Tikva et l’interruption de la construction des quartiers juifs. On reprochait à la communauté de Jérusalem d’être improductive, et l’idée de fonder des «colonies», c’est-à-dire des implantations agricoles dans lesquelles les Juifs vivraient du fruit de leur labeur gagnait du terrain. En 1878, quelques-unes des familles qui avaient été à l’origine de la construction des quartiers hors des murs, ont été parmi les fondateurs de la première colonie – Petakh-Tikva. Ils ont commencé par essayer d’acheter des terres du côté de Jéricho, à Rehovot et dans d’autres endroits, mais en fin de compte le projet a pu se réaliser avec la fondation de Petakh-Tikva.

Toutefois la crise n’allait pas tarder à toucher également Petakh-Tikva. Les conditions de vie y étaient très difficiles, et après deux ou trois années d’essais infructueux, le site a été en partie abandonné. En revanche, le processus d’accroissement de la population de Jérusalem était devenu irréversible. Après une interruption de quelques années, la construction des quartiers hors des murs reprend à un rythme accéléré. En 1882-1883, le travail reprend à Even-Israël et Mishkenot Israël, tandis que d’autres chantiers s’ouvrent à Mazkeret Moshé et Ohel Moshé. Nous parlerons plus tard de la suite de la construction des quartiers juifs de la ville nouvelle. Mais auparavant, nous allons examiner la contribution des communautés non juives au développement de la ville.

Chapitre 8. Le secteur protestant · Les Britanniques et les Allemands · Leur contribution au développement de la ville

Après avoir examiné le développement de la ville dans son ensemble, nous allons nous tourner vers les secteurs non juifs et leur contribution. Nous commencerons par le secteur des protestants, essentiellement originaires d’Allemagne et de Grande-Bretagne.

Nous avons vu que des missionnaires protestants avaient commencé à arriver à Jérusalem dans les années 1820 et qu’ils avaient ouvert leurs premiers établissements pendant la période de la conquête égyptienne. La société dont ils dépendaient était une société londonienne pour la promotion du christianisme parmi les Juifs du nom de The London Society fot Promoting Christianity Amongst the Jews. Les protestants anglais et allemands vont travailler de concert pendant des dizaines d’années à Jérusalem. Nous devons cependant faire une distinction entre leurs différentes activités.

 

L’activité des Britanniques

L’activité des Britanniques se manifeste par l’entremise de trois facteurs essentiels: le consulat, les sociétés missionnaires et les associations scientifiques. Nous avons vu que le consul Finn avait beaucoup aidé les Juifs, mais son successeur, le consul Moore, a choisi au contraire d’intervenir le moins possible dans ce domaine. Au début, le Consulat britannique était situé dans la Vieille Ville, près de Christ Church, la première église protestante de Jérusalem et de tout le Proche-Orient. Mais à son arrivée, Moore a fait transférer le siège du consulat dans le Quartier musulman, avant de construire un bâtiment, qui allait par la suite devenir le poste de police de Mahané Yehoudah, une des constructions les plus remarquables de la ville hors des murs. Le consul Moore a été très actif à Jérusalem, tout comme son successeur, le consul Dixon. Pourtant, en ce qui concerne les Britanniques, ce ne sont pas les consuls qui jouent le rôle le plus important, mais les sociétés missionnaires.

Trois sociétés missionnaires britanniques opéraient à Jérusalem. La première étant la société londonienne, essentiellement active auprès des Juifs. Elle avait ouvert un hôpital et des écoles dans la Vieille Ville, mais elle perd de sa primauté avec la fondation de l’évêché commun avec les Allemands. Elle a été supplantée par la Church Mission Society, qui a orienté l’essentiel de son activité vers les Arabes plutôt que vers les Juifs. Une sorte de partage des responsabilités s’est établi entre les deux missions, la Société londonienne œuvrant auprès des Juifs, et la Church Mission, auprès des Arabes. La Church Mission a construit la célèbre église Saint-Paul, également connue sous le nom de l’église protestante arabe, dans la rue Shivteï Israël (cette rue se nomme également la rue Saint-Paul), et a ouvert des écoles et des institutions médicales dans la ville et dans certains villages du pays.

Nous avons déjà dit que le premier évêque protestant – commun aux Britanniques et aux Allemands – était un Juif converti, nommé Alexandre. Il était à vrai dire le représentant des Anglais et à sa mort, en 1845, l’évêque désigné pour le remplacer fut un Suisse du nom de Samuel Gobat, qui représentait les Allemands. Samuel Gobat a été évêque à Jérusalem pendant trente-trois ans, de 1846 à 1879, et a déployé une activité intense. À la mort de Gobat, les Anglais ont dit que c’était maintenant leur tour, et effectivement c’est le Révérend Barclay, un anglican, qui a été élu. Mais, au grand damne des Anglais, le Révérend Barclay meurt en 1881, deux ans seulement après son élection. Les anglicans ont alors exigé de diriger une nouvelle fois l’évêché, prétextant que leurs évêques n’avaient pas vécu longtemps alors que celui des Allemands, au contraire, avait eu un très long règne. Selon eux, le prochain évêque devait donc être un anglican, ce qui a entraîné un conflit au terme duquel, en 1886, l’évêché protestant s’est scindé en deux évêchés distincts. À partir de cette date, les luthériens allemands et les anglicans vont opérer séparément.

En 1866, l’évêque Blyth arrive à Jérusalem pour y fonder une troisième société missionnaire, la Mission to Jerusalem and the Orient. Il entreprend ensuite un projet ambitieux, et construit l’ensemble des bâtiments de la cathédrale et de l’église Saint-Georges, près des Tombeaux des Rois, non loin de l’«American Colony». Son activité a été essentiellement orientée vers les Arabes. Sa fille, Estelle Blyth, a écrit un livre en anglais, dont le ton est fortement pro-arabe.

Autour de 1880, l’activité de la London Mission semble s’affaiblir. Son renouveau est lié aux débuts du Mouvement sioniste, qui encourage des réfugiés juifs fuyant la Russie à venir en Eretz-Israël, fournissant ainsi à l’activité missionnaire une nouvelle raison d’être. Les anglicans construisent alors dans la rue ha-Nevi’im un hôpital magnifique, l’Hôpital Anglais qui, après la Guerre d’Indépendance, deviendra l’Hôpital Hadassah. Aujourd’hui encore, lorsque le visiteur pénètre dans l’ensemble hospitalier, il peut apercevoir, dans le jardin, au-dessus de la porte du bâtiment administratif, un panneau portant l’inscription: The London Society for Promoting Christianity among the Jews, suivie de deux versets de la Bible en hébreu. Les anglicans ont également construit une école de filles à proximité.

L’activité des sociétés missionnaires a suscité une violente opposition dans la communauté juive et des associations ont été créées pour lutter contre le phénomène. Nous avons vu que la fondation d’un hôpital juif dans la Vieille Ville était en partie une réponse à la fondation des hôpitaux des missionnaires anglais. Les Britanniques avaient en effet ouvert leur première clinique en 1838 et, en réaction, Montefiore avait ouvert, en 1842, la première pharmacie juive, tenue et dirigée par le Docteur Shimon Frenkel. Puis, en 1854, Rothschild avait ouvert l’hôpital Rothschild. L’hôpital Sha’arei Tsedek avait ensuite été fondé et, en lieu et place de l’hôpital Rothschild qui s’était réinstallé hors des murs, l’hôpital «Misgav Ladach» s’était établi dans la Vieille Ville.

Les Britanniques ont également déployé une importante activité scientifique, essentiellement dans le domaine de l’archéologie. Charles Wilson a établi une carte de Jérusalem et a mené des fouilles archéologiques (la célèbre Arche Wilson porte son nom). Son collègue et ami Charles Warren a également entrepris des fouilles archéologiques, surtout autour du Mont du Temple. Tous ceux qui s’intéressent à l’archéologie de Jérusalem ne peuvent ignorer les travaux de Wilson et Warren. Les fouilles entreprises après la Guerre des Six Jours ont été en grande partie fondées sur les travaux de Warren. D’autres chercheurs anglais ont contribué à la recherche à Jérusalem. Le Palestine Exploration Fund avait même une publication trimestrielle, le Palestine Exploration Fund Quarterly, qui paraît régulièrement depuis 1869 et constitue une source de tout premier ordre pour l’étude et la connaissance de Jérusalem.

 

L’activité des Allemands à Jérusalem

Le secteur allemand n’est pas moins actif que le secteur britannique. Dans une certaine mesure, on peut même dire qu’il l’est davantage. Les consuls allemands étaient généralement de savants orientalistes, comme Rosen, Schultz et d’autres encore. Tout comme le consulat britannique, le consulat allemand a beaucoup aidé la communauté juive de Jérusalem et, si l’on s’intéresse à l’histoire de la communauté juive et au développement du Yishouv juif de Jérusalem, on ne peut ignorer l’aide qu’il a apportée.

L’activité religieuse des Allemands se partageait entre les protestants et les catholiques (le Sud de l’Allemagne est catholique.) Les protestants allemands opéraient dans le cadre de l’évêché protestant qu’ils partageaient avec les anglicans, cadre dans lequel ils ont ouvert une série d’institutions médicales, éducationnelles et d’assistance sociale. L’Ordre des Religieuses Doyennes allemandes a fondé dans la Vieille Ville un hôpital allemand flanqué d’une auberge et d’une petite école. Par la suite, ces religieuses ont construit hors des murs la célèbre école de filles «Talitha Kumi», qui était située près de l’endroit où se dresse actuellement le grand magasin ha-Mashbir au centre de Jérusalem. Cette école a commencé par fonctionner dans la Vieille Ville. L’origine du nom est dans le Nouveau Testament: «Et il prit la jeune fille par la main, et il lui dit: “Talitha kumi”, ce qui signifie: Demoiselle, levez-vous.» (Marc 5:41) Cette institution a existé pendant de nombreuses années. Sa directrice était Frau Charlotte Filtz, et les Arabes appelaient cette école la «Medrassat Charlotte» (l’école de Charlotte).

Les Allemands ont fondé la première léproserie de Jérusalem. Le spectacle pénible des lépreux avait conduit à l’établissement d’un quartier réservé, près de la Porte de Sion, où les maisons avaient grand besoin d’être remises en état. Avec l’aide de donations diverses, la première léproserie fut ouverte rue Mamillah, hors des murs. Cet hôpital fut ensuite nommé: «L’Aide de Jésus», et transféré au quartier de Talbieh, non loin de l’endroit où se dresse actuellement le Théâtre de Jérusalem. Le bâtiment existe encore et a toujours la même fonction, mais il est maintenant sous l’égide du Ministère de la Santé de l’Etat d’Israël.

Les Allemands ont également aidé à l’édification d’un hôpital pour enfants qui allait fermer dans les années 1890, après le suicide de son directeur, le Dr. Sandarski. Nous avons déjà parlé de l’institution Schneller, qui allait croître et se développer jusqu’à devenir une véritable ville. Au fil des ans, on y a ouvert une école pour aveugles, une fabrique de tuiles, une boulangerie, des ateliers divers, etc. La superficie de l’institution allait atteindre 500 dunams (le dunam est une mesure turque, approximativement 1000 mètres carrés), presque autant que la Vieille Ville. Elle possédait également des terres à Bir Salim (Be’er Ya’akov) et, se vouant à l’éducation de centaines de garçons arabes, elle les initiait à la culture allemande.

Nous n’avons parlé jusqu’à présent que des protestants allemands, mais il y a eu également un groupe de catholiques allemands opérant à Jérusalem. Ils sont arrivés plus tard. En règle générale, c’est la France qui soutenait les institutions catholiques et jusqu’en 1870, les catholiques allemands avaient travaillé en coopération avec les Français. Mais à partir des années 1870, avec l’unification de l’Allemagne et le développement du nationalisme allemand, les catholiques allemands commencent à opérer seuls. Ils ouvrent dans la rue Shammaï une institution catholique allemande, qu’on appellera plus tard l’école Schmidt, à laquelle ils associeront par la suite une auberge et un dispensaire médical. Ils fondent également un Ordre de Religieuses catholiques allemandes près de la «Colonie allemande».

Les Templiers constituent un autre groupe allemand opérant en Eretz-Israël à la même époque. Ils se rattachent d’une certaine manière aux protestants et forment une secte particulière, la Société du Temple, fondée au dix-neuvième siècle, bien qu’ayant des racines bien plus anciennes. Les Templiers ont fondé une série de colonies dans tout le pays – Sharona, Wilhelma, Bethléhem et Waldheim en Galilée, ainsi que les colonies allemandes de Haïfa, de Jaffa et de Jérusalem. Le premier Templier, Matthias Frank, a acheté en 1873 un terrain à Jérusalem sur lequel il a construit une maison, qu’il a nommée Even Ha’ezer, parce que ce terrain était situé dans la vallée de Réphaïm (La Bible mentionne Even Ha’ezer en association avec la vallée de Réphaïm). Des dizaines de bâtiments se sont ajoutés par la suite, de sorte que vers la fin du dix-neuvième siècle, il y avait 44 familles résidant en cet endroit. C’est ainsi que s’est développé à Jérusalem le quartier que nous connaissons de nos jours sous le nom de «ha-Moshavah ha-Guermanit», la «Colonie allemande».

L’activité allemande à Jérusalem s’étale sur trois périodes essentielles: la première, celle l’activité protestante, de 1841 à 1871, l’année de l’unification de l’Allemagne. Au cours de la seconde période, entre 1871 et 1898, les protestants et les catholiques allemands œuvrent parallèlement. Puis, c’est avec la visite de l’Empereur Guillaume en 1898, que commence la troisième période.

La visite de l’Empereur Guillaume fait suite à celle du Prince de la Couronne prussien, en 1866, qui s’était rendu à Jérusalem à l’occasion des cérémonies de l’ouverture du Canal de Suez. Lors de cette visite, le Prince s’était vu offrir dans le Quartier chrétien un terrain sur lequel on avait construit par la suite une somptueuse église, l’Eglise Luthérienne de la Rédemption, dôtée d’une tour du haut de laquelle les visiteurs pouvaient jouir d’une magnifique vue de la ville. Des vestiges de l’époque des Croisades avaient été également incorporés dans la construction. L’empereur allemand et son épouse Augusta ­Victoria arrivent donc en Eretz-Israël en 1898, en l’honneur de l’inauguration de cette église, qui allait être la cathédrale et le centre de la vie protestante allemande de l’ensemble du Proche-Orient.

La visite impériale a provoqué un regain d’activité de la part des Allemands. Le Sultan turc a octroyé à l’Empereur un vaste terrain sur le Mont Sion, qui est sacré pour les chrétiens. Pour renforcer l’unité allemande, l’empereur a fait don de ce terrain à la Société catholique Allemande de Terre sainte qui, sur cet emplacement, a construit le Couvent de Sion et l’église de la Dormition. Parallèlement et à la même époque, les catholiques allemands ont construit le magnifique bâtiment de l’hospice allemand de Saint-Paul face à la Porte de Damas. Le plus beau de tous les bâtiments construits par les Allemands, l’Augusta Victoria, date lui aussi de cette même époque. Les Britanniques ont alors prétendu que ce bâtiment était destiné à devenir la Résidence du gouverneur allemand, et que les Allemands se préparaient à conquérir Eretz-Israël. Nous ne pouvons savoir dans quelle mesure cette affirmation contient une part de vérité, mais il ne fait pas de doute que cet impressionnant monument représente le moment culminant de la pénétration allemande en Eretz-Israël et à Jérusalem, vers la fin de régime ottoman.

 

Chapitre 9. Le secteur catholique français et le secteur russe · Leur contribution au développement de la ville

La France a représenté les catholiques à Jérusalem pendant des siècles. Au dix-neuvième siècle cependant, elle devient beaucoup plus impliquée dans ce qui se passe dans la ville. C’est ainsi, par exemple que le renouveau de l’épiscopat chrétien autour de 1840 est dû en grande partie à l’influence française. Le consulat français, qui s’ouvre en 1843 vient en aide aux différents ordres monastiques qui commencent à œuvrer dans la ville vers la même époque. Il s’agit d’ordres religieux catholiques, français pour la plupart.

Les premiers à être présents à Jérusalem sont des ordres féminins. L’ordre des Sœurs de Saint-Joseph établit un petit hospice dans le couvent franciscain du Saint-Sauveur et va, par la suite, participer à la construction de l’hôpital français Saint-Louis, face à la Porte Neuve. Cet établissement existe toujours et est actuellement un hôpital pour maladies chroniques. L’école d’infirmières de Saint-Joseph va s’ouvrir par la suite, dans une bâtisse impressionnante dont la construction a commencé dans les années 1880 et qui, après la Guerre d’indépendance de 1948, a abrité pendant quelque temps plusieurs services de l’hôpital Hadassah. Le bâtiment a été restitué au couvent qui, depuis, l’utilise selon ses besoins.

L’ordre des Sœurs de la Charité, qui commence également à opérer à Jérusalem vers la même époque, fonde l’hôpital Saint-Vincent-de-Paul pour malades chroniques, arriérés mentaux, orphelins, etc. entre la rue Mamillah et la rue du Roi Salomon.

Une autre institution catholique, de Rosarie (Les Sœurs du Rosaire), s’installe tout en haut de la rue Agron, près du quartier de Rekhaviah. Cet ordre a été fondé par un moine arabe de Nazareth et l’essentiel de son activité est dans le domaine de l’éducation.

Les Sœurs de Sainte-Claire (Les Clarisses) fondent leur couvent sur la route de Talpiot.

L’ordre des Dames de Sion a construit une église et un couvent sur la Via Dolorosa. Cet ordre participe également à la construction du couvent de Ratisbonne, avant de s’établir définitivement dans son propre couvent de Eïn Kerem. Le couvent des Dames de Sion est donc associé à celui des Sœurs de Ratisbonne. Alphonse Ratisbonne est venu à Jérusalem et a fondé hors des murs, près de la synagogue «Yeshurun», le couvent qui porte son nom. Le but du Père Ratisbonne était d’ouvrir une école professionnelle pour des garçons arabes catholiques, mais cette école acceptait également des élèves d’autres confessions.

L’édifice le plus impressionnant est le Saint-Etienne, construit par les Dominicains sur la route de Naplouse. La contribution des Dominicains mérite d’être mentionnée tout particulièrement, car ils ont été très actifs dans les domaines de l’archéologie et la géographie d’Eretz-Israël. Ce sont les fondateurs de l’Ecole Biblique, dont la bibliothèque est jusqu’à ce jour une importante source de documentation.

Les catholiques français sont également actifs dans le domaine du pèlerinage, qui s’intensifie dans les années 1880. Ils édifient «Notre Dame de France» près de la Porte de Damas, un bâtiment énorme, comportant des centaines de chambres et en mesure d’héberger des milliers de pèlerins. Une sorte de quartier français se constitue ainsi dans la Vieille Ville, qui comprend également le consulat français et l’hôpital Saint-Louis, et qui, dans une certaine mesure, contrebalance l’Enclos russe.

D’autres nations catholiques opèrent dans la ville. L’action de l’Autriche, elle aussi catholique, se fait sentir dans les domaines de la communication. Elle met en service une ligne de paquebots Lloyds et un service postal extrêmement efficace.

 

L’activité russe à Jérusalem.

L’activité russe s’intensifie en Eretz-Israël à la suite de la Guerre de Crimée, aussi bien dans le domaine des pèlerinages que dans celui des autres activités religieuses. Une délégation russe siégeait déjà à Jérusalem avant la guerre de Crimée, mais, contrainte de retourner en Russie, elle sera remplacée par une nouvelle délégation dès la fin de la guerre. Les Russes commencent par inaugurer une ligne maritime directe d’Odessa à Jaffa. Ensuite, pour augmenter leur influence et leur emprise, le Ministère russe des Affaires Etrangères organise des convois de pèlerins. Ce sont essentiellement des femmes «Bogomiles», auxquelles il est nécessaire de fournir des lieux d’hébergement, et c’est ainsi que commence la construction de l’Enclos russe.

Le premier terrain avait déjà été acquis en 1857, mais au cours de sa visite à Jérusalem, en 1888-89, le Prince Constantin acquiert d’autres terrains. Une ville entière est ainsi édifiée hors des murs, que les Russes allaient nommer – Nova Yeruzaliema – La Nouvelle Jérusalem. L’édifice central abritait la mission russe ou l’évêché russe. Jusqu’à ces dernières années, c’est là que siégeait la Cour Suprême de l’Etat d’Israël. A côté se trouve la basilique de la Sainte Trinité, un très beau monument blanc aux dômes verts. Près de la basilique se dressent un hospice pour hommes, une auberge pour hommes (c’est actuellement une maison d’arrêt), et une auberge pour femmes. A l’époque du Mandat britannique, l’hospice pour femmes a également servi de prison. Il abrite actuellement le Musée: Heikhal hagvoura [«Palais de la bravoure»]. Les Russes ont également construit un hôpital, devenu plus tard l’hôpital Avihaï et dont les locaux abritent actuellement l’Ecole de Pharmacie de l’Université Hébraïque. Les Russes avaient également leur propre prison. Ils ont ouvert des cantines et aménagé d’autres lieux d’hébergement dans l’enceinte de l’Enclos russe et dans ses environs. Dans la Vieille Ville, tout près du Saint-Sépulcre, ils ont construit l’église Alexandre Nevsky ainsi que la magnifique église de Sainte-Marie-Madeleine à Gethsémani et, sur le Mont des Oliviers, l’église de a-Tor, l’église de l’Ascension, d’où il est possible d’apercevoir la Méditerranée à l’Ouest et la Mer Morte à l’Est.

Les Russes concurrencent les catholiques dans la construction dans la ville. Les catholiques français avaient édifié sur le Mont des Oliviers l’église de Pater Noster (Notre Père qui êtes aux cieux). Pour ne pas être en reste, les Russes ont également construit sur le Mont des Oliviers, l’église de l’Ascension. Les catholiques ont construit leur Gethsémani (A l’époque du Mandat britannique, ils ont également construit l’Eglise de toutes les Nations); et les Russes ont construit tout près leur propre église de Sainte-Marie-Madeleine. Les Français ont construit à Eïn Kerem, et les Russes se sont empressés d’en faire autant. Des phénomènes semblables ont eu lieu autour du lac de Tibériade, à Jaffa et ailleurs.

Le nombre de pèlerins russes arrivant chaque année à Jérusalem s’élevait à des milliers et même des dizaines de milliers. Le pèlerinage russe et plus généralement, le pèlerinage chrétien, a été une des raisons de l’établissement de la ligne de chemins de fer pour Jérusalem.

L’activité des Grecs, des Ethiopiens, des Autrichiens, des Américains et des Italiens.

Nous avons parlé de la contribution des grandes puissances – L’Angleterre, l’Allemagne, la France et la Russie – au développement de la ville. Il nous faut cependant parler également de la contribution d’autres nations européennes et d’autres sectes chrétiennes et nous commencerons par une secte très liée aux Russes, celle des Grecs orthodoxes. Nous avons vu que les moines grecs orthodoxes avaient grandement contribué au développement de l’agriculture hors des murs, mais ils ont beaucoup élargi leur champ d’activité. Comme ils possédaient des terres et d’autres biens immobiliers, la situation de la secte grecque orthodoxe s’était beaucoup améliorée et, vers la fin du siècle, elle a entrepris la construction d’une série de monastères et d’autres bâtiments. Qui ne connaît à Jérusalem le couvent de Saint-Simon dans le quartier de Katamon? Ce couvent, devenu célèbre au cours de la Guerre d’Indépendance, a été édifié dans les années 1880 et 1890 par les Grecs orthodoxes. Le visiteur peut même voir les dates d’inauguration sur les linteaux des portes.

Vers la même époque, les Grecs orthodoxes ont également construit le Couvent de Saint-Jean Baptiste à Eïn Kerem. Dans la vallée de Hinnom, au lieu-dit Haceldama (Le champ du sang), s’élève le couvent de Saint-Onuphre, également construit par les Grecs à la même époque. Ils ont également été très actifs dans la Vieille Ville, où ils ont bâti le long de la Route de Jaffa des magasins ainsi que d’autres entreprises commerciales.

Une autre secte très active à Jérusalem dans le domaine économique est celle des Arméniens. Ils ont construit tout un ensemble de bâtiments en haut de la Route de Jaffa. En face du jardin Daniel Oster, on peut voir de nombreux immeubles, sur lesquels apparaissent des inscriptions et des symboles arméniens. La contribution des Arméniens se concentre cependant dans la Vieille Ville.

La communauté chrétienne orientale dont la contribution est la plus intéressante est celle des Ethiopiens. C’était pourtant une secte peu nombreuse et fort pauvre. Mais il y a eu un réveil religieux dans la mère-patrie, l’Ethiopie, à la suite duquel les rois éthiopiens, l’empereur Ménélik II et, avant lui, Johannes IV, ont avancé des fonds pour l’achat de terrains et la construction de bâtiments hors des murs. Ils ont édifié ce que nous connaissons comme l’église Ethiopienne, mais cette ravissante église n’est pas le seul bâtiment qu’ils ont construit dans la Ville Nouvelle. Elle est entourée d’un certain nombre d’immeubles, la Maison de l’Empereur Ménélik II, celle de l’Impératrice Taithi, et d’autres encore. Le bâtiment abritant les services de Radiodiffusion, rue Queen Helena, a également été édifié par la reine d’Ethiopie. Dans la rue ha-Nevi’im se dresse un bâtiment qui a abrité les services consulaires éthiopiens et où l’Empereur Haïlé Salassié a résidé pendant un certain temps, lorsqu’il a dû s’exiler après la conquête de l’Ethiopie par les Italiens. Il a alors séjourné quelque temps à Jérusalem avant de repartir pour l’Angleterre. Les rois éthiopiens ont vraisemblablement estimé que le meilleur moyen de venir en aide à leur communauté était de construire des maisons, dont les appartements étaient loués et dont le loyer était versé à la communauté éthiopienne de la ville.

Les chrétiens syriens ont également construit à Jérusalem. Plusieurs des immeubles de la rue ha-Nevi’im appartiennent à la communauté syrienne. Mais ce compte-rendu de la contribution des puissances européennes et des différents groupes chrétiens au développement de la ville ne saurait être complet sans l’examen de l’œuvre de trois autres puissances qui ont joué un rôle non négligeable dans la Jérusalem du dix-neuvième siècle: les Autrichiens (dont nous avons déjà parlé), les Américains et les Italiens.

Un consulat américain existait déjà à Jérusalem dans les années 1840, et les consuls étaient très actifs. Au cours des années 1880, arrive la famille Spafford qui, avec son groupe, fonde la «Colonie américaine». L’attitude du consulat envers ce groupe était ambivalente, parce qu’il suscitait une certaine aversion du fait de son mode de vie communautaire et prétendument immoral. Mais, par ailleurs, certains considèrent cette «American Colony» comme le premier kibboutz en Eretz-Israël. Elle s’est éteinte peu à peu et il n’en reste plus que l’hôtel, mais sa contribution au développement de la ville n’en demeure pas moins importante. Ses membres – parmi lesquels on comptait quelques Suédois – ont introduit des cultures et des techniques agricoles nouvelles. Ils avaient une boulangerie et une officine photographique. (Notons que les Arméniens ont également contribué à l’activité dans le domaine de la photographie.) Des milliers de photos ont été prises par l’officine américaine – et elles se trouvent actuellement à La Librairie du Congrès à Washington.

Jusqu’au milieu du dix-neuvième siècle, l’Italie n’existait pas en tant que nation constituée et il n’y avait à Jérusalem qu’un consulat sarde. Avec l’unification de l’Italie vers la fin du dix-neuvième siècle et le début du vingtième, les Italiens commencent à intervenir à Jérusalem. Quelques années avant la Première Guerre mondiale, ils achètent un terrain sur la rue ha-Nevi’im et y construisent le fameux «Hôpital italien», qui n’a commencé à fonctionner qu’à l’époque du mandat britannique. En règle générale, les Italiens se sont joints à l’activité des catholiques à la veille de la Première Guerre Mondiale et en outre, pendant l’époque du Mandat britannique, ils ont construit le bâtiment de la compagnie d’Assurances Generali au centre de Jérusalem, avec son célèbre lion.

 Chapitre 10. Le régime ottoman et la communauté musulmane

La contribution directe du régime ottoman au développement de Jérusalem est relativement minime. N’ayant pas de plan directeur pour le développement de la ville hors des murs, l’administration ottomane s’est retrouvée à la remorque de ce que faisaient les Européens. Ainsi, lorsque les puissances européennes ont insisté pour la construction d’une voie ferrée, les Turcs ont fini par céder et ont autorisé la réalisation du projet. Ils ont construit un hôpital municipal, après que les Anglais et les autres puissances eurent déjà construit les leurs. Cet hôpital a fonctionné aux alentours des années 1890 et le bâtiment, qui se trouve en face de celui qui servait de poste de police dans le quartier de Mahané Yehoudah, existe toujours.

Les pachas turcs qui sont arrivés à Jérusalem après 1840 avaient certes le titre de «Pacha», mais leur pouvoir était beaucoup moins étendu qu’avant la conquête égyptienne. C’étaient plutôt des fonctionnaires de l’administration. Dans la mesure où ils n’étaient nommés que pour un an, ils n’avaient pas le temps d’accumuler un pouvoir qui aurait pu défier le pouvoir central et, par ailleurs, ces nominations étaient si courtes que les pachas ne manifestaient aucun intérêt pour l’essor de la ville et son développement.

Toutefois, si la contribution de l’administration ottomane au développement de la ville se manifeste indirectement, elle n’en est pas moins de très grande importance. Les Turcs ont accordé aux non-musulmans, puis aux sujets non ottomans, l’autorisation d’acquérir des terres et des biens immobiliers. Ils n’ont pas empêché la construction de bâtiments de toutes sortes et ont même parfois fourni une contribution financière, lorsqu’ils y trouvaient leur intérêt. Les relations entre la Turquie et l’Allemagne s’étant resserrées vers la fin du dix-neuvième siècle, les Allemands se sont vu offrir un terrain à la Dormition. En revanche, les relations avec l’Angleterre se sont refroidies à la même époque, et les Anglais n’ont rien reçu. Le rapprochement avec l’Allemagne a eu des répercussions sur l’ensemble de l’Empire ottoman et c’est dans ce contexte que nous pouvons mieux comprendre l’intérêt manifesté par les Allemands en Eretz-Israël et à Jérusalem.

La contribution de la communauté musulmane est malheureusement réduite. Si les musulmans et les Turcs l’avaient voulu, ils auraient pu faire beaucoup pour le développement de la ville au cours des siècles précédents – le dix-septième et le dix-huitième – puisqu’ils étaient sur place. Mais ils n’ont commencé à agir en ce sens qu’après avoir vu ce que faisaient les Européens et les Juifs. Ils ont alors rejoint le mouvement, lentement, tardivement et avec hésitation. Il faut cependant dire quelques mots pour leur défense. Les protestants étaient soutenus par de grandes puissances, l’Angleterre et la Prusse (et plus tard l’Allemagne). La France – qui était également une puissance mondiale – soutenait les catholiques, et la Russie de l’époque soutenait les Grecs orthodoxes. Les Arabes musulmans n’avaient que la Turquie, «L’Homme Malade du Bosphore», comme soutien politique. Les Juifs eux-mêmes recevaient aide et assistance des communautés juives de l’étranger, en même temps que l’argent de la halukah. Ils bénéficiaient également de l’aide des consuls étrangers, parce que certaines puissances avaient intérêt à soutenir les Juifs. Les Arabes n’avaient pas d’argent et les Turcs ne tenaient pas à leur venir en aide. C’est pourquoi l’accroissement de la population chez les Arabes est la plus faible. Les chrétiens ont développé un énorme mouvement de pèlerinage et des dizaines de milliers de pèlerins venaient séjourner en Eretz-Israël. Les Juifs encourageaient l’aliyah, et il y avait eu précédemment des Juifs qui étaient venus vivre en Eretz-Israël pour y étudier la Thora avec l’aide des fonds de la halukah. Chez les Arabes, nous pouvons observer un déplacement de la population des campagnes venant travailler dans le bâtiment et trouver d’autres emplois dans la ville en développement. Ceux-ci, toutefois, retournaient ensuite souvent à Bethléhem ou dans d’autres villages du pays. Il est vrai que les villages autour de la ville se sont un peu développés, et leur population a légèrement augmenté, mais l’activité musulmane est très réduite en comparaison avec celle des deux autres communautés, la chrétienne et la juive.

Il est cependant intéressant de noter que les Arabes ont également commencé à construire des maisons hors des murs, mais dans la communauté musulmane ce processus revêt un caractère différent, dans la mesure où il s’agit de construction de maisons de riches particuliers. Les effendis arabes s’étaient en effet considérablement enrichis de la vente des terres, grâce au privilège dont ils jouissaient et qui leur permettaient de lever des impôts et différents paiements pour le compte de l’administration. Ils avaient également réussi à envoyer leurs enfants étudier en Turquie. La manifestation extérieure de la sortie des musulmans hors des murs est donc la construction de maisons somptueuses. Le bâtiment dans lequel s’étaient installés les membres de la colonie américaine avait précédemment appartenu à un riche Arabe du nom de Rabbah Effendi, de la famille des Husseini. Cette maison, l’une des premières hors des murs, avait été construite dans les années 1870 et est mentionnée dans la seconde édition de la carte de Charles Wilson en 1876. Tous les visiteurs de l’hôtel de l’«American Colony» ne peuvent manquer d’admirer la maison que Rabbah a édifiée pour lui et pour ses quatre épouses. Le plafond y est majestueux et il y a également un jardin magnifique. Rabbah a commencé par louer sa maison aux membres de la colonie américaine et a fini par la leur vendre.

Salim Bey, qui allait devenir par la suite le maire de Jérusalem, a construit sa maison à proximité de celle de Rabbah. C’était un édifice somptueux, qui servit par la suite d’école. La troisième maison de ce voisinage est celle d’Ismaïl Bey, qui était le président du comité d’éducation.

Dans son livre, Gertha Spafford nous propose une belle description de la réception faite en l’honneur de l’Empereur Guillaume dans la maison de cet Ismaïl Bey. Par la suite, il y a eu d’autres riches familles, appartenant généralement au clan (hamoula) des Husseini, qui ont construit leurs maisons dans le voisinage. Un quartier de villas s’est ainsi constitué, connu sous le nom de «quartier des Husseini».

D’autres familles aisées ont également construit des maisons. La famille Nashashibi a édifié à Sheikh Jarrah une très belle demeure qui a été détruite par la suite et à l’emplacement de laquelle s’élève actuellement l’hôtel Ambassador. La famille Jarallah, dont l’un des membres, Muhammad Jarallah, a été le Kaymakam de Beer-Sheva, a construit sa maison, qui existe encore, dans le même secteur. C’est le début du quartier de Sheikh Jarrah. D’autres maisons ont été construites à Wadi Joz ainsi qu’à Bab-a-Zara, en face de la sortie de la Porte d’Hérode, où un vaste quartier a été fondé par la famille Al-Alami et ses associés. Nous notons que dans la communauté arabe, l’habitat s’organise de préférence par clans (hamoulot).

Les cartes géographiques du début du Mandat britannique, tout comme les prises de vue aériennes des Allemands en 1917-18, nous montrent que le nombre de maisons dans le secteur musulman est réduit. Entre 200 et 250 maisons seulement y ont été construites. Si nous estimons que chaque famille comporte en moyenne cinq personnes, nous aurons entre 1000 et 2000 personnes vivant hors des murs, ce qui est peu, car seules les familles riches pouvaient se permettre de belles résidences, des villas entourées de jardins et de vignes. Les moins favorisés continuaient à vivre dans la Vieille Ville, où les loyers n’étaient pas élevés. Il y avait même des maisons appartenant au waqf, où l’on pouvait habiter sans payer de loyer.

Contrairement aux Juifs, qui ont construit hors des murs des quartiers résidentiels pour une population peu fortunée, et contrairement aux chrétiens, qui ont construit des bâtiments sacrés, des auberges pour les pèlerins ainsi que des institutions médicales, éducatives et d’assistance sociale, les musulmans n’ont construit que des résidences privées.

L’essentiel du développement de la communauté musulmane se concentre autour du Quartier musulman, à l’Est et au Nord surtout, mais ils n’ont construit que très peu de bâtiments d’intérêt public. C’est ainsi que pas une seule nouvelle mosquée n’a été construite. Les mosquées existant hors des murs, à Sheikh -Jarrah et à Sa’ad Sa’id (près du Consulat américain), sont antérieures au dix-neuvième siècle. L’école Rashidiyyah, près de la Porte d’Hérode, date du début du vingtième siècle.

Au fil des ans, une séparation s’est établie entre les différents quartiers hors des murs. Les quartiers arabes, au nord; les quartiers juifs à l’ouest et les quartiers chrétiens au sud.

Les Arabes chrétiens et les Grecs ont construit un petit nombre de maisons, surtout du côté de Bak’a. Une concentration de chrétiens s’est ainsi constituée dans la région de Bak’a, la colonie allemande, la colonie grecque et Katamon. Sur le plan communautaire, il y avait aussi des régions intermédiaires, des pâtés de maisons réservés au commerce et à l’artisanat sur la Route de Jaffa et la rue ha-Nevi’im, qui était surtout une rue d’institutions médicales, de consulats et de résidences cossues.

La municipalité de Jérusalem commence à intervenir dans les années 1860. C’était alors une institution ottomane-arabe, au bon fonctionnement de laquelle des représentants juifs et chrétiens étaient autorisés à participer, le tout sous le contrôle du pacha turc. Le Conseil municipal a assumé de nombreuses responsabilités, s’est occupé des drainages et des égouts, a construit des toilettes publics, tracé des routes, installé l’éclairage et mis en place des services de police et des pompiers. Le premier jardin municipal a été planté dans les années 1890. C’est l’actuel Jardin Daniel Oster, près de la Municipalité de Jérusalem. L’activité du Conseil municipal a reçu un nouvel élan en 1908-1909, après la révolution des Jeunes Turcs.

Au début du vingtième siècle, quand commencent les préparatifs pour les fêtes à l’occasion des vingt-cinq ans de règne du Sultan Abdul Hamid, la ville a été nettoyée et une fontaine a été construite à la porte de Jaffa ainsi qu’une tour avec horloge. Diverses institutions publiques se sont ouvertes à cette époque et les habitants ont commencé à parler de théâtre, de musée et d’institutions d’enseignement supérieur.

Nous avons déjà dit qu’un service postal efficace fonctionnait à Jérusalem. Nous avons également mentionné le système des capitulations qui permettait aux différentes puissances de maintenir leurs propres services postaux. Il y avait ainsi la Poste autrichienne, les Services Postaux russes – qui ont joué un rôle important – et le Service allemand. Il y avait également un service postal turc, qui était généralement plus lent que les autres, et les résidents de nationalité étrangère préféraient avoir recours aux services postaux des différentes grandes puissances.

Le télégraphe est arrivé à Jérusalem en 1865. Notons en passant que c’était un des moyens de communication privilégiés de l’Empire ottoman. On pouvait même dire à l’époque que c’est grâce au télégraphe que le Sultan turc gouvernait son vaste empire. Les moyens de transport ont également évolué, et l’on se déplaçait désormais en coches et en «diligences». Un service de transport municipal a été mis en place à Jérusalem. La station centrale était près de la Porte de Jaffa, et les coches partaient de là vers Mahané Yehoudah et vers Bethléhem. Vers la fin du dix-neuvième siècle, les routes menant vers Bethléhem, Hébron et en direction de Jéricho ont été pavées. L’ouverture de la route de Naplouse, vers le nord, a symbolisé le nouveau statut de la ville, devenue désormais un carrefour important.

Il est surprenant de découvrir l’ampleur des projets pour le développement de Jérusalem existant vers la fin du dix-neuvième siècle et au début du vingtième. Il y avait un projet pour prolonger la voie ferrée le long de la vallée de Hinnon, la Porte du Fumier et la vallée du Cédron en direction de la Mer Morte. On parlait de construire un téléphérique entre Jérusalem et la Mer Morte qui servirait aux pèlerins. On a étudié la possibilité de relier le chemin de fer de Jérusalem avec la voie ferrée du Hejaz, construire une voie qui, partant de Jérusalem, traverserait Naplouse, Jénine et Afoula. Comme Notre Dame et Augusta Victoria reçoivent alors l’électricité, on propose de doter la ville d’un chemin de fer électrique. Le rythme des transformations a donc été très rapide et a donné Jérusalem un véritable statut de métropole universelle.

Mais c’est alors qu’éclate la Première Guerre mondiale, mettant brutalement fin au processus de développement. Avec la fin de la guerre, c’est une nouvelle ère qui s‘ouvre dans l’Histoire de la ville.

 

Chapitre 11. L’essor de la Jérusalem juive à l’époque de la «Première Aliyah»

On a coutume d’estimer à 11.000 le nombre de Juifs habitant à Jérusalem en 1870, et ce, sur une population globale de 22.000 habitants, dont 6000 musulmans et 5000 chrétiens. La communauté s’accroît considérablement dans les années qui suivent. Elle compte 18.000 individus en 1880, 25.000 en 1890 et 35.000 en 1900. Elle atteint le chiffre de 45.000 à la veille de la Première Guerre mondiale sur un total de 70.000 habitants (12.000 musulmans et 13.000 chrétiens).

Cet accroissement de la population juive est dû en premier lieu à l’intense aspiration vers la Ville Eternelle. A partir des années 1840, nous pouvons en effet constater l’existence d’un mouvement d’immigration pour des raisons religieuses, qui se poursuit pendant la période de la Première Aliyah. On estime qu’autour de 1890, les différentes colonies ne comptaient pas plus de 3000 personnes, et en 1900, juste avant le début de la Deuxième Aliyah, la population des colonies ne dépassait pas 4500 individus. Pendant ce temps, l’accroissement de la population de Jérusalem est beaucoup plus important car, pendant toute la période de la Première Aliyah, nombreux sont les Juifs qui continuent à venir s’installer à Jérusalem.

L’arrivée de ces immigrants est une des raisons de l’accroissement de la population juive de la ville, mais ce n’est pas la seule. Vers la fin du dix-neuvième siècle le taux de natalité est très élevé. Ce phénomène a toujours caractérisé le Vieux Yishouv, mais avec l’amélioration des conditions de vie et la baisse de la mortalité, particulièrement de la mortalité infantile, ainsi que la disparition des épidémies et de nombreuses maladies, la population s’accroît considérablement. Ce qui va entraîner une reprise dans la construction des quartiers hors des murs.

La deuxième phase de construction commence dans les années 1882-1883, quand le Sir Moses Montefiore Memorial Fund contribue au financement des sociétés construisant les quartiers de «Mazkeret Moshé» et «Ohel Moshé» qui portent le nom de leur bienfaiteur et qui ont à peu près conservé leur forme d’origine. Cependant, le phénomène le plus marquant de cette deuxième phase de construction est l’apparition de sociétés d’entrepreneurs en bâtiment.

Au cours de la deuxième moitié des années 1880, apparaissent un certain nombre de compagnies commerciales spécialisées dans la construction d’appartements, qu’elles vendent ou louent à des particuliers. La plus active de ces compagnies est celle de Frutiger, un protestant allemand envoyé par la mission de Bâle pour établir une banque à Jérusalem. Frutiger a pris comme associé son employé le Juif Yosef Navon, qui allait par la suite recevoir le titre de «Bey». Ils s’associent à Shalom Kanstrom Blecher, un Juif, ferblantier de son état, et fondent ensemble une entreprise de construction. Les quartiers les plus connus construits par cette compagnie sont Soukkat Shalom (du nom de Shalom Kanstrom) et Ir Shalom (les bâtiments Perlman). Il y a eu un autre quartier, «Beit Yosef», construit dans une zone plus éloignée et dont nous ignorons l’emplacement exact, du côté de l’actuel Abu-Tor. Mais comme ce quartier était éloigné des centres de la vie communautaire juive, les Juifs n’ont pas voulu s’y installer et ces appartements ont finalement été vendus ou loués à des non-juifs.

La deuxième phase de construction des quartiers hors des murs s’achève en 1890, l’année de la seconde vague de la Première Aliyah – l’Aliyah Tiomkin, constituée de réfugiés de Russie qui vont donner un nouvel essor au développement du Yishouv dans tout le pays. La fondation de Hedera et de Rehovot est liée à cette vague d’aliyah de 1890.

En 1888-1889, des habitants pauvres de Jérusalem sortent de la Vieille Ville pour fonder le premier quartier «Khap» d’Eretz-Israël. «Khap» est un mot yiddish qui signifie prendre, attraper, chiper. En d’autres termes, il s’agit de personnes qui s’installent illégalement sur un terrain et y construisent leurs maisons sans autorisation. C’est précisément ce qui est arrivé à Kerem Moshé vi-Yehoudit, sur le vaste terrain qu’avait acquis Moses Montefiore et sur lequel on avait construit le quartier de Mishkenot Shaananim, qui ne comprenait que vingt-six maisons. Une grande partie du site étant demeurée vide, des Juifs pauvres de la Vieille Ville ont estimé qu’ils pouvaient construire sur ce terrain inoccupé des maisonnettes, baraques et autres bicoques. L’endroit s’est rapidement transformé en une sorte de bidonville habité par une population pauvre qui avait quitté la Vielle Ville et cherchait à s’établir hors des murs. Le Sir Moses Montefiore Fund en Angleterre a reçu des plaintes selon lesquelles cette construction sauvage du «Khap» enlaidissait le paysage de la ville. Il a donc été décidé que ces habitants illégaux seraient évacués et que l’on construirait sur le terrain ainsi libéré un grand quartier où une partie des familles évacuées serait relogée par la suite. Ce qui fut fait. Les habitants du quartier «Khap» ont effectivement été évacués et, avec l’aide des comités des communautés sépharade et ashkénaze, on a construit des quartiers pour les reloger. Le quartier des Sépharades se nomme Shevet Zedek, ou le Quartier des Maisons de Tôle, tout près de Mahané Yehoudah. En face de Sha’arei Moshé (les bâtiments Wittenberg), on a construit le quartier ashkénaze Bnei Moshé. Sur le site de Kerem Moshé vi-Yehudit, on a construit le vaste quartier de Yemine Moshé, composé de soixante-cinq maisons pour Sépharades et un nombre égal pour Ashkénazes. On a également construit des fours à pain séparés pour Ashkénazes et Sépharades. (Des abattoirs séparés pour Ashkénazes et Sépharades existaient déjà dans la ville.) Soit dit en passant, on a parfois tendance à confondre Mishkenot Sha’ananim et Yemine Moshé. Mishkenot Sha’ananim était un quartier de Batei Hekdesh, des habitations construites en 1860, par Moses Montefiore, en même temps que le moulin à vent, alors que Yemine Moshé est un quartier bâti trente ans plus tard.

Une des preuves les plus éclatantes de la préférence donnée au développement hors des murs est la construction de l’un des quartiers les plus connus, «Batei Ungarn» du kolel hongrois, l’un des kolelim les plus importants de la ville. Nombreux étaient ceux qui, au début, réprouvaient l’idée de sortir hors des murs et avançaient l’argument que Jérusalem est ce qui est à l’intérieur des murs. Autrement dit, les quartiers hors des murs n’étaient pas Jérusalem. Il y avait par exemple la question de la date de célébration de la fête de Pourim, car cette fête est célébrée à Jérusalem avec un jour de retard par rapport aux autres villes. Cela signifiait par conséquent que ceux qui habitaient hors des murs devaient célébrer la fête de Pourim comme à Jaffa. D’autres considéraient qu’ils étaient venus vivre à Jérusalem tout près du Mur des Lamentations, dans la Vieille Ville, dans le Quartier juif, et non dans la Nouvelle Ville.

Certains des habitants de la Vieille Ville s’obstinaient à refuser de sortir hors des murs. Dans son livre La Voie d’un juge à Jérusalem, le juge Gad Frumkin, fils de Y. D. Frumkin – propriétaire du journal ha-Havatzelet – nous rapporte d’intéressantes descriptions de la manière dont son père refusait de quitter la Vieille Ville, car, prétendait-il, c’est là qu’il il fallait absolument rester. Mais Madame Frumkin insistait pour déménager vers la Ville Nouvelle, car la Vieille Ville devenait dangereuse et les conditions de vie y étaient difficiles. Elle n’est parvenue à persuader son mari qu’au début du vingtième siècle, après qu’elle eut été attaquée par des brigands en rentrant chez elle de nuit, et eut craint pour sa vie.

En 1890, le kolel hongrois finit par céder lui aussi et, en 1891, commence la construction hors des murs des «Batei Ungarn», qui allaient devenir un des quartiers les plus importants. D’autres kolelim suivent l’exemple et construisent également hors des murs, le kolel de Varsovie, le kolel de Horodenko, le kolel de Vilna et le kolel de Wohlin. Les kolelim étaient des institutions importantes et jouaient un rôle de tout premier ordre dans l’organisation de la vie communautaire juive de la Vieille Ville dans la mesure où ils contrôlaient les fonds de la halukah. Ils comprennent que pour aider les membres de leurs communautés, ils doivent leur construire des logements hors des murs.

Une autre évolution se manifeste dans les années 1890, lorsque la communauté des Juifs de Boukhara, l’une des plus riches de la ville, entreprend la construction de son propre quartier. Les membres de cette communauté, qui sont arrivés à Jérusalem dans le courant de dix-neuvième siècle, avaient beaucoup d’argent et ont construit le quartier le mieux planifié, le plus vaste et le plus beau de la Jérusalem de l’époque.

En conclusion, nous pouvons distinguer cinq catégories de quartiers. Le premier est le «Hekdesh», comme le premier quartier construit par Montefiore, Mishkenot Sha’ananim, le «Bet Hekdesh» de David Reiz Yanover, et quelques autres. Un important quartier de ce type est Sha’arei Moshé (les bâtiments Wittenberg) près de la rue Strauss, et qui existe encore.

Ces quartiers de «Hekdesh» ont été construits par des philanthropes, pour des lettrés qui y vivraient deux ou trois ans et parfois même pour toute leur vie. En retour, le bienfaiteur demandait aux résidents de prier à sa mémoire le jour anniversaire de sa mort. Le règlement limitait parfois la résidence aux membres d’un kolel particulier ou d’une communauté particulière. Chaque type de Bet Hekdesh avait son propre règlement.

Un deuxième type de quartier était celui des «associations», un groupe de familles s’unissant pour construire un quartier en commun. C’est le cas de Nahalat Shivah, Me’ah Shearim, Even Israël, Mishkenot Israël et d’autres encore.

Une troisième catégorie est celle des entrepreneurs, comme Mahané Yehoudah. Ces quartiers sont parfois désignés par le terme de «quartiers de compagnies commerciales».

La quatrième catégorie est celle des kolelim qui, avec l’aide de philanthropes construisaient leur propre quartier. C’est pourquoi il y a souvent des Batei Hekdesh dans ces quartiers-là.

La cinquième catégorie est celle des quartiers «ethniques», comme le quartier Ada. Ce sont en général des quartiers des communautés orientales.

 

L’implantation des Yéménites.

On parle beaucoup de la Première Aliyah, des «Biluim» et des «Hovevei Zion» [Amants de Sion], ainsi que de la Deuxième Aliyah. On oublie cependant de dire que les premiers Yéménites sont arrivés à Jérusalem l’année de la Première Aliyah et qu’ils ont construit leurs premiers quartiers à partir des années 1880. Quand commence la deuxième étape de la construction hors des murs, les Yéménites construisent Kfar Shiloah à Silwan, et des douzaines de familles s’y installent. Ils se sont maintenus en cet endroit jusqu’à ce qu’ils soient obligés de quitter leurs maisons lors des émeutes de 1936-1939. Une partie des maisons de ce quartier existe encore dans le village arabe de Silwan. Les Yéménites ont également bâti un certain nombre de logements près du quartier de Mishkenot Israël. C’était le quartier «Mishkenot Teimanim» qui ne comportait pas plus de treize maisons – qui existent encore – parmi lesquelles la synagogue «ha-Goral» [le Destin] qui est une synagogue yéménite extrêmement intéressante. Un autre quartier yéménite, «Nahalat Zvi», s’est bâti près de «Me’ah Shearim», et des Yéménites qui se sont également installés dans les différents quartiers de la ville.

Les Géorgiens sont arrivés à Jérusalem dans les années 1860 et 1870, avant la Première Aliyah. Ils ont construit une synagogue géorgienne dans la rue Haggaï, dans la Vieille Ville, ainsi qu’un quartier géorgien hors des murs.

Les premiers Juifs persans sont également arrivés à Jérusalem dans les années 1860 et 1870 et ont construit plusieurs quartiers, essentiellement autour de Mahané Yehoudah. Plus tard, arrivent des Juifs syriens, membres des riches communautés d’Alep et de Damas. La synagogue Adass, appartenant à l’une des plus célèbres familles d’Alep, existe encore dans le quartier de Nahalat Tsion.

N’oublions pas de mentionner la contribution des Kurdes, qui ont également fondé un quartier, le «Sha’ar Rahamim» et des Ourphalis, qui se sont installés près de Nahalat Tsion dans les «Ohalim» (les tentes). On peut donc dire que la contribution des communautés orientales au développement de Jérusalem est importante et fortement significative.

Il y a donc eu deux secteurs importants qui ont participé au développement de la ville hors des murs. D’une part le «Vieux Yishouv», les Juifs qui résidaient dans la Vieille Ville et l’ont quittée pour construire la Nouvelle. Et d’autre part les communautés orientales, qui ont largement contribué à la construction des quartiers hors des murs. D’une manière générale, et sauf de rares exceptions, comme le quartier des Boukhariens, tous les quartiers ainsi construits par les uns ou les autres, sont des quartiers pauvres. Ce sont cependant ces quartiers qui ont posé les fondations de la Jérusalem nouvelle, et leur influence sur le caractère de la ville se fait encore sentir de nos jours.

 

 

Chapitre 12. La crise à la fin du dix-neuvième siècle et la suite du développement de la Jérusalem juive à l’époque de la Deuxième Aliyah.

Une grave crise économique éclate à Jérusalem dans les années 1890, contraignant plusieurs banques à la faillite, car, à cette époque, en effet, le gouvernement ottoman interdit aux Juifs d’acheter des terres en Eretz-Israël. C’est le cas de la Banque Frutiger, dont les problèmes de liquidités sont dus au fait qu’ayant acquis de nombreux terrains, elle se retrouvait dans l’impossibilité de les revendre à leur juste valeur. Auparavant, et pour des raisons analogues, la banque Gergheim – appartenant à un Juif converti au protestantisme – avait également fait faillite. L’essor économique marque donc un temps d’arrêt vers la fin des années 1890, avec un ralentissement notoire dans l’activité des sociétés d’entrepreneurs en bâtiment, qui cessent presque tout à fait. Cette période marque la fin de la troisième étape dans la construction des quartiers hors des murs. Luncz, qui est l’un des plus importants spécialistes de Jérusalem, et qui a publié une longue série d’ouvrages et de tableaux sur Jérusalem et sur Eretz-Israël, constituant une précieuse source d’information pour l’étude de la ville, effectue en 1897 un recensement des quartiers hors des murs. Il nous fournit une description détaillée de tous les quartiers bâtis jusqu’en 1897 – il en compte 46 – et nous donne le nombre d’appartements que comporte chacun d’eux.

Nous pouvons donc dire que la fin des années 1890, et particulièrement les deux événements importants qui ont lieu à cette époque – la visite du Kaiser Guillaume et celle, liée à la précédente, de Theodor Herzl, marquent la fin de la troisième étape dans le développement de la ville.

La quatrième étape débute avec le vingtième siècle et se poursuit jusqu’à la Première Guerre Mondiale. Les différents quartiers continuent à se développer, il s’en construit de nouveaux, mais on note cependant un ralentissement dans le développement de la ville. Autrement dit, la période du plus grand essor de Jérusalem est celle de la Première Aliyah. Pendant la Deuxième Aliyah, à partir de 1904, la ville continue certes à se développer, mais à un rythme moins rapide que celui du reste du Yishouv juif dans le pays. En 1900, Jérusalem compte 35.000 habitants Juifs, et il y en aura 45.000 à la veille de la Première Guerre mondiale. Pendant le même temps, le nombre de Juifs habitant Jaffa passe de 3.000 en 1900 à 10.000 en 1914. Cela signifie qu’à l’époque de la Deuxième Aliyah, la population juive de Jaffa s’est accrue proportionnellement davantage que celle de Jérusalem.

Il en va de même pour les différentes colonies qui, de 4.500 Juifs qu’elles comptaient en 1900, passent à un total de 12.000 en 1914. Le développement des colonies est donc, pendant cette période, proportionnellement plus rapide que celui de Jérusalem, où la situation est relativement stagnante.

Dans les chapitres précédents, nous avons insisté sur le fait que le Yishouv juif de Jérusalem vivait sur les fonds de la halukah, c’est-à-dire des dons en provenance des Juifs de l’étranger. Ce mode de vie avait un fondement idéologique: il s’agissait de Juifs qui venaient du monde entier pour vivre et étudier à Jérusalem, dans la Vieille Ville. Ils acceptaient de mener une vie difficile, dans des conditions d’habitation et de santé exécrables, alors que les endroits qu’ils avaient quittés leur proposaient une vie infiniment plus aisée. Ceux qui se dévouaient et faisaient un tel sacrifice, méritaient que leurs frères demeurés dans la diaspora leur viennent en aide.

Cependant, dans le courant de la deuxième moitié du dix-neuvième siècle, le nombre des habitants juifs de Jérusalem qui, ne se consacrant plus uniquement à l’étude de la Thora, se lancent dans diverses activités professionnelles augmente considérablement. Une idéologie nouvelle émerge, exigeant des lettrés une certaine productivité et un minimum d’indépendance économique. Certains d’entre eux deviennent alors menuisiers, tailleurs, coiffeurs, cordonniers, ferblantiers. D’autres travaillent le cuivre et l’argent. D’autres encore pénètrent dans les professions du souk de la Vieille Ville. Vers la fin du dix-neuvième siècle, une grande partie des boutiques de la rue David, la rue des chrétiens et d’autres rues de la Vieille Ville, appartenaient à des Juifs.

Les premiers journaux en hébreu, ha-Levanon et ha-Havatzelet, commencent à paraître en 1860 et, à la veille de la Première Guerre Mondiale, onze imprimeries hébraïques fonctionnent à Jérusalem, employant des dizaines d’ouvriers. La première grève ouvrière de Jérusalem a été celle des typographes, au début du vingtième siècle. Il va sans dire que Jérusalem avait tous les atouts pour devenir un lieu de prédilection pour la publication de livres et tout particulièrement de livres religieux. Dans son ouvrage Les premiers livres de Jérusalem, Shoshanah Halevi parle des imprimeries et des différents livres imprimés à Jérusalem. Une profession très estimée était celle de scribe, les sofrei stam, qui recopiaient des rouleaux de Thora, des phylactères et des «mezuzot», qui ornent l’entrée des maisons. Beaucoup de Juifs de l’Ancien Yishouv gagnaient leur vie comme scribe, et nous avons des témoignages de Yehiel Michel Pines écrivant à des Juifs de la Diaspora et les invitant à acheter leurs rouleaux sacrés chez les scribes de Jérusalem.

Pour répondre à la demande des nombreux touristes, un artisanat de fabrication de souvenirs s’est également développé. Des ateliers où l’on travaillait le bois d’olivier sont apparus, l’industrie de l’«Art Bezalel» voit le jour. Certains Juifs travaillaient à la broderie ainsi que dans les moulins à farine. Il y a eu une tentative avortée de fonder une usine de tuiles à Motzah, et une autre, plus réussie, de fabrication de carrelage de sols. Malgré tout cela, la population juive de Jérusalem ne s’appuyait pas sur une base économique solide, et l’argent de la halukah continuait à être un facteur de subsistance important. La crainte constante d’avoir à manquer s’est avérée juste quand la Première Guerre mondiale a éclaté et que les fonds de la halukah ont cessé de parvenir.

Tournons-nous à présent vers la vie culturelle de la communauté juive. Jérusalem était le centre de l’«Ancien Yishouv» en Eretz-Israël, et le centre de l’étude et de la Thora. La Vieille Ville était pleine de yeshivot ou écoles talmudiques. Certaines, comme «Hayyei Olam» ou «Torat Hayyim» ne se sont ouvertes que dans les années 1880. L’émancipation commençait cependant à pénétrer en dépit de l’opposition farouche des extrémistes, qui tenaient à tout prix empêcher son infiltration dans la vie de la ville. Les extrémistes excommuniaient toute personne ayant des idées libérales et qui tentait d’introduire le moindre changement dans le mode de vie de Jérusalem. C’est ainsi qu’ils ont excommunié le Docteur Ludwig August Frenkel, qui a voulu ouvrir la première école moderne, l’école Lemel, le célèbre historien Heinrich Graetz en visite à Jérusalem, et le Rabbi Azriel Hilde-sheimer.

Cependant, et très lentement, les choses commencent à bouger. C’est par exemple le cas de la Bibliothèque Hébraïque. Y. A. Frumkin, le propriétaire de ha-Havatzelet, a essayé de créer la première bibliothèque hébraïque en 1875. Il s’est heurté à une violente opposition, fondée sur l’argument qu’une telle bibliothèque risquait de comporter des ouvrages hérétiques susceptibles de corrompre la jeunesse. Il a donc été obligé de fermer sa bibliothèque. Mais en 1881, arrive Eliezer Ben-Yehoudah qui décide de s’installer à Jérusalem. Ben-Yehoudah était désireux de développer la vie culturelle de la ville et a d’abord essayé de le faire en co-opérant avec l’Ancien Yishouv, puis en le bravant. Il avait été précédé à Jérusalem par Yehiel Michel Pines, qui a contribué à la construction des nouveaux quartiers et est considéré comme «le père des Biluim». Un groupe d’intellectuels commence à se constituer autour de ces deux personnalités.

En 1880, Ben-Yehoudah ouvre à nouveau la bibliothèque, mais ses débuts sont plutôt cahotiques. Il n’empêche que vers les années 1890, on commence à penser à en ouvrir une seconde. L’organisation Bnei Brith en fonde une, de même que le Bet Midrash Abarbanel. Les livres provenaient de chez le Docteur Yosef Hazanowitz, qui était arrivé en 1890. Ces différentes institutions s’unissent en 1894 pour former ce qui allait devenir le noyau de la Librairie Nationale du campus de l’Université Hébraïque.

Dans les années 1890, il y a eu un débat concernant l’endroit où cette bibliothèque devait se situer. Certains avançaient que sa place devait être à Jaffa, centre du «Nouveau Yishouv». D’autres soutenaient qu’elle devait être dans l’une des colonies. Finalement, la version soutenant que la place de la Bibliothèque Hébraïque était à Jérusalem a fini par l’emporter. L’un des défenseurs les plus acharnés de cette idée était Menahem Ussishkin.

L’adoption de l’hébreu comme langue quotidienne peut également nous servir d’indicateur pour la pénétration de la modernité dans la ville. Les membres de l’Ancien Yishouv savaient l’hébreu, et ce sont des gens de cette communauté qui ont publié les premiers journaux en hébreu. Mais à mesure que l’usage quotidien de l’hébreu devenait la marque distinctive des membres du Nouveau Yishouv, une réaction contre son utilisation apparaît dans l’Ancien Yishouv, où l’on va de plus en plus lui attribuer le statut de langue sacrée et non de langue quotidienne. L’hébreu n’était donc pas la langue d’enseignement dans les écoles de Jérusalem, pas même dans les écoles de l’Alliance Israélite Universelle où, pourtant, l’hébreu était une des langues enseignées. Ce n’est qu’au début du vingtième siècle qu’apparaissent les premiers jardins d’enfants en hébreu, suivis plus tard par d’autres établissements scolaires, parmi lesquels un Gymnasium (lycée) et un Bet-Midrash le-Morim (une école de formation d’enseignants). Dans ces domaines, Jérusalem est à la traîne: le premier lycée hébraïque, le lycée Herzlyia, s’ouvre en 1906, aux environs de ce qui deviendra Tel-Aviv, alors que le Lycée Hébraïque de Jérusalem ne s’ouvre qu’en 1909. L’assemblée constituante de la Fédération des enseignants ne s’est pas tenue à Jérusalem, mais à Zichron Ya’akov.

Dans ce contexte, il est important de mentionner le rôle tenu par un quartier particulier, Zichron Moshé, qui s’est trouvé être le centre de la vie intellectuelle «émancipée» de Jérusalem. Dans un des projets envisagés pour la construction d’une ville hébraïque à Jérusalem, il est question de la nécessité de fonder un quartier où l’on ne parlerait que l’hébreu. David Yellin, l’un des pionniers de l’utilisation de l’hébreu comme langue d’usage quotidien et directeur de l’école de formation d’enseignants, a également été l’un des fondateurs de Zichron Moshé, le quartier qui plus que tout autre symbolise la présence d’intellectuels modernes à Jérusalem.

 

Chapitre 13. Les caractéristiques de Jérusalem, en tant que ville orientale et religieuse

Voici comment, en 1867, dans The Innocents Abroad, un livre relatant son voyage en Palestine, le célèbre écrivain Samuel Clemens, connu sous le nom de plume de Mark Twain, parle de Jérusalem:

«Un bon marcheur peut faire le tour des murs de la ville en une heure. Je ne vois pas de meilleur moyen de vous faire comprendre à quel point cette ville est petite. L’aspect de la ville est étrange… Les maisons ont généralement deux étages. Ce sont de solides bâtisses de pierre, recouvertes d’un simple badigeon de chaux ou de plâtre. Une cage grillagée sort en protubérance de chaque fenêtre. Si vous voulez imaginer à quoi ressemble une rue de Jérusalem, vous n’avez qu’à renverser une cage à poulets et la suspendre à chacune des fenêtres des maisons d’une rue américaine.

C’est une ville pauvre, pleine de guenilles et d’immondices, qui témoignent plus clairement de la domination musulmane, que le drapeau frappé du croissant.

Jérusalem est une ville sombre, triste, et sans vie. Je ne voudrais pas y habiter.»

Mark Twain n’est pas le seul à décrire ainsi la ville. Il y a eu des centaines, sinon des milliers de livres écrits par des visiteurs, qui ont séjourné dans la ville et qui la décrivent comme un endroit rétrograde, loin de tout et très pauvre.

Telle était Jérusalem au début du dix-neuvième siècle. Mais, sous ce couvert misérable se dissimulaient des valeurs culturelles et spirituelles inestimables. D’abord et avant tout, Jérusalem est une ville historique, sainte pour trois religions. Elle abrite des vestiges précieux pour le judaïsme et qui remontent à l’époque du Second Temple, comme le Mur des Lamentations et les fondations de la Tour de David. La Jérusalem chrétienne comprend le Saint-Sépulcre, et d’autres sites chrétiens datant en particulier de l’époque des Croisades. Puis, il y a la Jérusalem musulmane, celle du Dôme du Rocher, de la mosquée Al‘Aqsa et d’autres encore.

Certains chercheurs estiment que Jérusalem est une ville orientale ou musulmane, car elle possède les caractéristiques que la classification scientifique énumère pour ce type de ville. La première de ces caractéristiques est la présence d’une grande mosquée, que l’on appelle aussi «la mosquée du vendredi». C’est là que, tous les vendredis, a lieu une importante prière. Une telle mosquée existe en effet à Jérusalem: c’est la mosquée Al’Aqsa. Viennent ensuite d’autres éléments caractérisant la ville musulmane, comme la résidence du gouverneur et la forteresse. Or la forteresse de la Tour de David à Jérusalem était le lieu de résidence du gouverneur turc et de sa garnison. Dans une ville musulmane il y a toujours une medrassah, un séminaire religieux comme il s’en trouve plusieurs à Jérusalem. Le khan, le caravansérail, est également un élément caractéristique. Et la Vieille Ville possède son khan, le khan el-Sultan. Et il y a enfin le hamam, qui ne remplit pas seulement la fonction d’établissement de bains publics, mais a également une fonction sociale de tout premier ordre, puisque c’est un lieu de rencontre privilégié. Il y avait plusieurs hamams dans la Vieille Ville au dix-neuvième siècle, Hamam-a-sifa, Hamam-al-Eïn (près du marché de coton), Hamam-al-Sultan (au coin de la Via Dolorosa et la rue Haggaï), Hamam-al-Batrak (dans la rue des chrétiens) et Hamam Mariam (près de la Porte aux Lions).

Un autre élément apparaissant dans presque toutes les villes musulmanes est la citerne-abreuvoir (sabil). Jérusalem possède plusieurs sabils: l’un des plus célèbres est situé en dehors de la ville, près du Bassin du Sultan. Il y en a plusieurs dans la rue Haggaï, dans la Vieille Ville, qui fonctionnaient encore au début du vingtième siècle. Dans la rue de la Chaîne, près de l’entrée du Mont du Temple, se trouve un sabil qui, au moyen d’aqueducs, recueillait les eaux des Bassins de Salomon et alimentait en eau les habitants juifs de la Vieille Ville.

En plus de tous ces éléments, une ville musulmane se caractérise par son habitat et son mode de vie. La maison arabe orientale s’organise autour d’une cour intérieure. L’extérieur est fermé sauf une seule entrée menant par un long couloir à la cour sur laquelle donnent les différents appartements. C’est bien de cette manière «orientale» que s’organise l’habitat à Jérusalem et à cela s’ajoute la division de la ville en Quartiers – le Quartier juif, le Quartier arménien, le Quartier chrétien, le Quartier des Maghrébins etc. – qui caractérise également la ville orientale.

En plus de tout cela, il y a les marchés (souks), les bazars si caractéristiques de villes comme Istanbul, Le Caire et bien d’autres villes orientales. Et si nous ajoutons les murs avec leurs portes, et le partage fonctionnel entre les différents services, nous pouvons en conclure que la Vieille Ville de Jérusalem comporte un grand nombre d’éléments propres à une ville orientale typique.

Mais toutes ces caractéristiques sont en fait des éléments superficiels. Si nous examinons la situation un peu plus en détail, nous verrons que Jérusalem possède des racines historiques bien plus profondes. Commençons par la mosquée du vendredi – la Mosquée du Rocher. C’est l’un des lieux les plus sacrés, le troisième en importance, de l’islam. Mais sa sainteté provient de saintetés antérieures, car le Mont du Temple est un lieu saint pour les Juifs depuis les temps les plus anciens. Son emplacement n’est d’ailleurs pas au centre de la ville, comme c’est le cas dans d’autres villes musulmanes, mais dans un endroit déterminé à une époque pré-islamique. Certaines rues, comme la rue Haggaï, suivent un tracé établi à l’époque du Second Temple et non pendant la période musulmane. En outre, Jérusalem regorge de centres d’intérêt non musulmans, comme le Saint-Sépulcre des chrétiens. Nous pouvons donc dire que Jérusalem possède les caractéristiques d’une ville orientale historique à laquelle l’islam a ajouté un nouveau contenu.

Une ville spirituelle

Tous nos cinq sens contribuent à nous faire saisir les caractéristiques d’une ville spirituelle, ou religieuse. Nous pouvons voir les éléments religieux, les entendre, les sentir, les goûter et les toucher. La Vieille Ville de Jérusalem possède ces caractéristiques.

Commençons par la vue. En nous promenant dans les ruelles de la Vieille Ville, nous pouvons voir les costumes des différentes sectes religieuses. Il y a les chrétiens dont les moines appartiennent à des ordres divers, les Franciscains, les Grecs orthodoxes, les Arméniens, les Coptes et les Ethiopiens. Nous voyons les processions le long de la Via Dolorosa, de même que le rassemblement des musulmans tous les vendredis, quand les paysans en vêtements traditionnels se dirigent vers le Mont du Temple. Le vendredi après-midi, le samedi et les jours de fêtes juives, nous voyons les Juifs de Me’ah Shearim et des autres quartiers dans leurs vêtements traditionnels déambuler dans les rues en direction du Mur des Lamentations où ils remplissent le terre-plein de prières et de chants.

 Nous pouvons entendre la Jérusalem religieuse: les voix et les sons provenant des cloches des églises et des couvents, se mêlent à l’appel du muezzin dans les mosquées – de nos jours l’appel des croyants à la prière se fait au moyen d’un enregistrement –, ainsi qu’aux voix des Juifs priant dans les synagogues et les yeshivot, tout cela forme un ensemble à nul autre pareil. De nos jours encore, en marchant dans les ruelles de la Vieille Ville, nous pouvons entendre les voix sortant des yeshivot et des synagogues.

L’odorat est lui aussi concerné. L’odeur de l’encens, surtout dans les églises grecques orientales et catholiques, frappe les narines du promeneur. Dans les mosquées, que ce soit la Mosquée du Rocher, la mosquée Al‘Aksa ou toute autre mosquée, plane l’odeur très caractéristique des tapis. Les synagogues et les yeshivot ont également une odeur spécifique – celle des livres de la Thora, des guénizahs, et des autres livres saints qui y sont conservés.

Le goût est également sollicité. Il est par exemple impossible de manger du porc dans cette ville, car cette viande est interdite chez les Juifs aussi bien que chez les musulmans. Les chrétiens respectent les sentiments des uns et des autres. En revanche, les mets traditionnels et typiques abondent. Les bazars de la ville offrent au visiteur des spécialités orientales typiquement musulmanes, et il y a aussi des spécialités juives et chrétiennes.

Dans la Vieille Ville, on peut enfin toucher les pierres du Mur des Lamentations, les pierres et les roches des églises chrétiennes et des mosquées musulmanes. Il n’y a qu’à voir les pèlerins chrétiens caressant la Pierre de l’Onction ou les rochers de Gethsémani. Les Juifs appuient leurs paumes sur les pierres du Mur des Lamentations, et les musulmans vont au Dôme du Rocher, descendent dans le caveau et, la face contre terre, touchent dévotement les pierres saintes.

On peut donc parfaitement sentir l’atmosphère particulière de la Vieille Ville de Jérusalem. Et la meilleure définition qu’on puisse donner à cette ville est celle d’une cité religieuse et spirituelle.

La Nouvelle Jérusalem est très différente. Alors que l’Ancienne Jérusalem existe depuis très longtemps et que le dix-neuvième siècle n’est qu’une étape de plus dans sa longue histoire, la Nouvelle ne commence à se créer qu’au dix-neuvième siècle. Auparavant, il n’y avait rien en dehors des murs. La Vieille Ville est une agglomération rétrograde, pré-moderne, alors que la Nouvelle est une métropole moderne, en plein essor et qui ne cesse de se développer. A plusieurs reprises, nous trouvons au dix-neuvième siècle des comparaisons entre la Vieille Ville avec ses ruelles étroites, et la Ville Nouvelle qui offre de belles avenues et des conditions de vie autrement plus confortables à ses habitants.

La Vieille Ville peut offrir d’importants centres religieux, comme le Mur des Lamentations, la mosquée Al’Aqsa, le Dôme du Rocher et le Saint-Sépulcre. La Ville Nouvelle n’a rien de tout cela. Cependant, elle a ceci de particulier qu’elle s’est développée conformément à une division communautaire entre les trois religions importantes. Au fur et à mesure que la ville se développait, un regroupement musulman s’est formé au nord, un regroupement chrétien au sud et un vaste regroupement juif à l’ouest. La Nouvelle Jérusalem est constituée de quartiers et jusqu’à présent, les habitants précisent souvent de préférence le quartier que la rue qu’ils habitent. La Nouvelle Ville est donc un ensemble de quartiers ayant chacun un caractère spécifique, souvent communautaire, par opposition à la Vieille Ville, qui est religieuse et spirituelle.

Nous avons donc examiné la différence entre l’Ancienne Jérusalem et la Nouvelle. En conclusion nous pourrons dire que deux processus ont lieu au cours du dix-neuvième siècle.

Dans un premier temps, les trois religions ont construit des bâtiments importants et imposants dans la Vieille Ville, la remplissant entièrement.

Dans un deuxième temps, les habitants, qui s’y sont trouvés à l’étroit, sont sortis de la ville et ont commencé à construire hors des murs. Ce n’est pas le fait d’un agent extérieur. Les Juifs qui sont d’abord venus s’installer dans la Vieille Ville et l’ont remplie, en sont sortis pour construire la Nouvelle. Les pèlerins chrétiens qui étaient auparavant hébergés dans la Vieille Ville, ont également contribué à sa construction. Il en va de même pour les familles musulmanes qui vivaient auparavant dans la Vieille Ville et ont bâti des résidences hors des murs. C’est donc la construction de la Ville Nouvelle qui explique l’abandon de l’Ancienne. A mesure que les quartiers hors des murs s’élevaient, nombreux étaient les Juifs qui quittaient la Vieille Ville pour la Nouvelle. Au moment de la Guerre d’Indépendance, en 1948, il ne restait que 1.500 à 2.000 Juifs dans la Vieille Ville et l’on peut expliquer une certaine déchéance de la Vieille Ville par le fait que les Juifs l’avaient progressivement quittée depuis le début du siècle. Le recensement fait au cours de la Première Guerre mondiale nous indique que 16.000 Juifs seulement résidaient dans la Vieille Ville, alors que la Nouvelle en comptait 29.000. Pendant les émeutes de 1921 à 1929, les Juifs abandonnent le Quartier musulman et se retranchent autour de ce qui avait été le premier noyau du Quartier juif, autour des synagogues sépharades, la Synagogue Khurvah, la Ramban, etc. Mais personne ne se rendait évidemment compte que la construction de la Ville Nouvelle risquait d’aboutir à l’abandon de la Vieille Ville.

 

*

Au début de cette étude, nous avons souligné que Jérusalem était une petite ville de 9.000 habitants aux confins de l’Empire ottoman. Il est un fait très significatif qui vient illustrer notre propos. Napoléon a conquis Eretz-Israël en 1799 et y a séjourné cinq mois. Il a résidé à Ramleh, mais n’a pas pris la peine de faire le détour pour aller visiter Jérusalem qui, située à l’écart des voies de communication, ne présentait aucun intérêt, ni la moindre importance et ne pouvait rivaliser avec Acco et Gaza.

Au cours du dix-neuvième siècle, le statut de la ville change du tout au tout. Elle devient la ville la plus importante d’Eretz-Israël, et sa population passe de 9.000 à 70.000 habitants. Pendant la même période, la population d’Acco n’a presque pas bougé. Le nombre de ses habitants a même diminué un peu. Gaza passe de 10.000 à 20.000 habitants. Mais Jérusalem ne cesse de se développer. Si Jaffa grandit aussi et devient la deuxième ville du pays, c’est essentiellement parce que, jusqu’aux années 1880 et 1890, elle estle port par lequel on arrive à Jérusalem. Par la suite seulement, elle se développera d’une manière indépendante.

Le facteur essentiel expliquant l’accroissement de Jérusalem est le facteur juif. C’est incontestablement la raison la plus importante et les chiffres de la population en témoignent. Au début du dix-neuvième siècle, la population juive de Jérusalem atteignait à peine 2.000 personnes. A la veille de la Première Guerre mondiale, en revanche, Jérusalem compte 45.000 Juifs sur une population totale de 70.000 âmes. Les Juifs sont alors la partie la plus dynamique et la plus active de la ville.


Indications Bibliographiques

 

 

 

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