éditions de l'éclat, philosophie

ANTHOLOGIE DE L'ASSOCIATION
DES ASTRONAUTES AUTONOMES
QUITTER LA GRAVITÉ


 




Terreur sur Terre III
L'Âge d'Or

PREMIERE PARTIE
LA GUERRE DE
L'INFORMATION

 



En 1945, après les armées de terre, de mer, et de l'air, et avec la montée en puissance des technologies militaires, c'est en quelque sorte une nouvelle armée de l'espace qui prend corps. En expérimentant d'abord la Guerre Totale, en s'appuyant sur la puissance aérienne imaginée dans les années trente dès la conception des premiers porte-avions – on pense également à l'aéromodèle Columbus, porte-avion aéroporté imaginé à la fin des années vingt par le russe Sergueï Grousenberg – on est passé, avec la Seconde Guerre mondiale, à la théorie de la puissance spatiale. Les V2 et la bombe atomique sur Hiroshima en sont une démonstration définitive. La Guerre Froide étendra alors l'idée de Guerre Totale à l'espace avec la menace nucléaire des missiles intercontinentaux, la course à l'espace et le contrôle satellitaire. La menace permanente d'une destruction planétaire.

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Forts des succès de la Seconde Guerre mondiale, les États-Unis s'engagent dans la mise en œuvre systématique d'une politique de la science: politique pour la science et politique par la science. Si le contrôle de la guerre en trois dimensions est bien défini, il est pourtant nécessaire de mieux contrôler la quatrième dimension – le temps – dans la stratégie opérationnelle. Qui dit contrôle du temps, dit contrôle de l'information. Dans cet objectif, le pacte secret UKUSA (UK-USA) est signé en 1947 entre les États-Unis et la Grande-Bretagne, puis étendu aux pays de langue anglaise, pour la construction d'une surveillance des ondes planétaires qui sera essentiellement sous contrôle de la NSA (National Security Agency des États-Unis). Comme une des conséquences directes et suite à l'invention de la radio qui, jusqu'à la fin de la Première Guerre mondiale, est considérée comme une arme de guerre (elle devient publique en 1920), permettant de communiquer par-delà les continents (mais que n'importe qui peut écouter), la Seconde Guerre mondiale confèrera une nouvelle importance à la cryptographie, l'art et la science de créer des codes secrets et de les décrypter. Les sciences nouvelles qui se développent depuis la Seconde Guerre mondiale – la cybernétique, l'analyse des systèmes, la théorie des jeux, aussi bien que l'orientation qu'a prise l'évolution des sciences sociales – ont montré une mise en œuvre énorme pour rassembler, traiter, organiser et utiliser l'information (du décodage enigma à sigint – interceptions des signaux – aujourd'hui)(16). Les psychologues, anthropologues ou linguistes qui exploraient les paramètres de l'intelligence humaine pour des motifs «purement scientifiques» auront vu leur travail récupéré par les théoriciens militaires dans des applications pour tester l'intelligence, pour orienter l'information stratégique, ou dans les études d'unification théorique des stratégies militaires. Ainsi, Alfred Korzybski constate que «les principes non-aristotéliciens ont été utilisés par la commission Navale du Sénat des États-Unis en rapport avec des problèmes nationaux d'extrême importance tels que: la création d'une Agence de Recherche pour la Défense Nationale (Research Board for National Security), une évaluation scientifique de la proposition que le Ministère de l'Armée de Terre et celui de la Marine soient fusionnés dans un Ministère de la Défense unique (mars 1946), l'entraînement des officiers de la Marine(17)ï. Des officines qui montreront donc un intérêt soudain pour la Sémantique Générale d'Alfred Korzybski, au moment où Alfred E. Van Vogt en faisait également la promotion en publiant en 1945 le premier tome de son cycle de science-fiction, Le Monde des non-A, qui s'y référait implicitement. Des interprétations contrastées et ambiguës d'une théorie, qui sont allées du rêve de Van Vogt d'une société anarchique nuancée qui ne verserait ni dans le cynisme, ni dans la rébellion, à la volonté des États-Unis de construire le méta-langage et la théorie militaire d'un «monde libre», certes taraudés par ses démons de science-fiction, mais à même de se mesurer au réalisme collectiviste expansionniste débarrassé de l'abstraction.

Dès la fin de la Seconde Guerre mondiale, la civilisation américaine se présentera comme la véritable civilisation galactique. C'est la pierre de touche de la propagande des États-Unis lors de la Guerre Froide. Non seulement les États-Unis œuvrent pour la conquête spatiale, mais la propagande passera par une sémantique (et une langue) ayant la prétention de la validité planétaire, mais également par une désinformation incessante sur des supposées visions d'ovnis. C'est à White Sands, au Nouveau Mexique, que Von Braun partira travailler en 1945, l'armée américaine ayant également récupéré en Allemagne une centaine de modèles de missiles V2, quelques jours seulement avant l'arrivée des militaires soviétiques (ceux-ci profiteront de l'avance technologique des installations de Dora-Mittelbau situé en zone est). Toujours au Nouveau Mexique, c'est le 4 juillet 1947, à Roswell, ville du premier centre américain d'expérimentation de fusées fondé par Goddard, qu'est censée avoir lieu la fameuse première rencontre avérée avec les ovnis. Les tenants d'un «E.T.-Gate» soulignent que 1947 est l'année officielle des premiers cas reconnus de visions d'ovnis, et également celle des premières applications de la toute nouvelle CIA (ex-OSS, issue de la guerre). Leur leitmotiv est : Pas de X-Files derrière le capitalisme. Les Américains auraient découvert cette année-là une technologie non terrestre et auraient voulu la tenir au secret des soviétiques. D'autres vont jusqu'à prétendre que ce seraient des technologies avancées étudiées par Von Braun en Allemagne dans la recherche de l'arme «miracle». Objets Nazis Non-Identifiés dans le désert américain(18). Si le problème d'unification théorique pour un nouveau bond en avant technologique apparaît insoluble, il restera au moins la possibilité de suggérer que la solution puisse venir d'ailleurs (les méchants Aliens pouvant, le cas échéant, servir à figurer les méchants communistes ou les méchants fascistes).

Quoi qu'il en soit les États-Unis ont confiance enleur victoire technologique et convaincus que la Terre saura apprécier la Pax Americana. Von Braun, qui a échappé aux procès d'après-guerre, constate que les deux éléments déterminants de la guerre ont été l'observation et les bombardements. Il propose le contrôle militaire permanent aux États-Unis par la construction d'une station orbitale sur le modèle de celle de Hermann Potocnik-Noordung qui sera équipé de technologie d'observation et de mini têtes nucléaires dirigées vers la Terre. Il se voit comme un prophète: «L'enthousiasme et la foi sont des ingrédients nécessaires à chaque projet fabuleux. Les hommes se sont toujours moqués des prophètes, voir opposés à eux ou ont déploré leur existence, mais certains prophètes ont prouvé qu'ils suivaient le véritable cours de l'histoire(19).»

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En URSS, depuis les épurations d'avant-guerre, les principes cosmologiques sont figés. En effet, après la rupture théorique consommée en 1931, la quasi totalité des scientifiques de cette époque sont des esprits, soit qui se conforment au dogme judéo-chrétien (Ouest), soit qui sont formés à le tourner en dérision par le matérialisme athée (Est). Selon les principes soviétiques, l'univers est infini dans le temps et l'espace; la matière et l'énergie sont incréées, indestructibles et impérissables; il n'y a pas de déclin ni d'usure de l'Univers; l'extrapolation à l'Univers en entier des lois découvertes sur des systèmes locaux n'est pas admissible. Pour les uns comme pour les autres, aborder les questions cosmogonistes (relatives à la création des astres et systèmes – i.e. du Monde – et donc relatives à l'ancienne «métaphysique») relèvent donc de diverses implications à fortes connotations idéologiques dans le contexte de l'affrontement capitalisme-communisme. En 1957, l'URSS est la première à lancer un engin en orbite, le premier Spoutnik. En 1959, alors que l'on sélectionne les candidats cosmonautes et que l'URSS veut que ses scientifiques se conforment à la méthode de travail soviétique en astronautique dans l'intérêt de la propagande, le cosmologiste Viktor Ambartzoumian, dans Le Cosmos, retient du marxisme (en bon cosmogoniste) la philosophie du devenir et se fonde sur le postulat que la connaissance profonde des phénomènes est celle de leurs transformations. Farouche opposant de la théorie du Big Bang de Lemaître(20), il se débarrasse de la question de l'origine de l'Univers et de son âge, lui permettant ainsi de travailler malgré le désengagement des débats de la communauté scientifique mondiale. L'environnement planétaire est connu et des techniques y sont applicables.

«Ni les missiles, ni les fusées, ni les spoutniks ne feront de l'homme le “conquistador” de l'espace. Ces moyens-là ne relèvent que de la fantasmagorie des savants d'aujourd'hui qui sont toujours animés de l'esprit romantique et sentimental qui était celui du dix-neuvième siècle. L'homme ne parviendra à prendre possession de l'espace qu'à travers les forces terrifiantes, quoiqu'empreintes de paix, de la sensibilité. Il ne pourra conquérir l'espace – ce qui est certainement son plus cher désir – qu'après avoir réalisé l'imprégnation de l'espace par sa propre sensibilité.»
Yves Klein, «Attendu que», Hôtel Chelsea, New York, 1961.

Le 12 avril 1961, Youri Gagarine fut officiellement – quid de Vladimir Ilyushin et des cosmonautes disparus(21)? – le premier homme à faire un séjour en orbite. Les Russes présentèrent Youri Gagarine comme un nouveau Christophe Colomb, et jouèrent également sur le vocabulaire spatial (vaisseaux, satellites, etc.) dès le début de l'aventure, avec le lancement de Spoutnik en 1957. Cette propagande et sa terminologie, Amadeo Bordiga la critique dans Le Programme Communiste de 1957 à 1967. Ainsi le «vaisseau cosmique» doit être un vaisseau qui quitte le système solaire, donc les engins russes ne peuvent être que des «vaisseaux galactiques», si vaisseau il y a. Amadeo Bordiga pressent également que l'exploration spatiale ne sera que l'exploration des robots, extension de l'homme. Il critique l'anti-aristotélisme.

«L'impression courante qu'à le petit-bourgeois est qu'Aristote a perdu son temps à écrire des bêtises dont les modernes se sont libérés avec dérision, mais qu'également celles par lesquelles Galilée les remplaça furent l'effet d'erreurs de distraction, étant donné qu'Einstein est venu aujourd'hui écrire de nouvelles formules à la place du XVIIe siècle. Une vision semblable est complètement fausse, dans la mesure où il s'agit au contraire de comprendre la seule voie par laquelle la connaissance de l'espèce humaine s'est construite peu à peu, au fur et à mesure que l'espèce elle-même parcourait le chemin de son organisation sociale et de ses rapports toujours nouveaux avec la nature, tout d'abord et seulement dans une position de consommation, puis dans une position de production. En menant cette construction de l'histoire de la société, de la technique et de la science, il s'avère qu'il s'est agi des étapes nécessaires de tout un chemin organique qui a contenu et présenté ces bonds lumineux, éloignés les uns des autres, et que la contribution qu'on nous a appris à désigner par les noms d'Aristote et de Galilée n'a pas été moins grandiose que celles que la physique des siècles futurs apportera – en laissant de côté le sujet de ce que vaut la situation contemporaine, qui apparaît comme une grande palingénésie des possibilités humaines de connaissance et d'application, mais qui précisément sous l'aspect de la science appliquée de la production sociale, démontre ses côtés négatifs et inférieurs, et réclame un dénouement dramatique dans l'avenir.

L'école aristotélicienne représente un pas de géant sur la voie de l'effort pour décrire la nature telle qu'elle est, non seulement en réagissant à l'anthropomorphisme primitif inévitable (mais lui aussi utile), dont l'homme ne se libérera que dans une société communiste intégrale, mais en y introduisant le jeu de la relation entre cause et effet, et surtout en trouvant sur la sphère terrestre ces normes et ces règles générales de prévision que des sociétés précédentes avaient déjà établies pour les phénomènes célestes (et peut-être examinerons-nous un jour l'autre hypothèse stupéfiante, de pur style illuministe et donc intellectualiste et idéaliste, ergo réactionnaire et anti-communiste, selon laquelle ces leçons auraient été données aux hommes très anciens par des astronautes en voyage au cours d'une croisière spatiale).»
Amadeo Bordiga, 1960(22).

La théorie des «Grands Anciens» ou autres «Grands Galactiques», source inépuisable d'inspiration pour Lovecraft dans les années vingt, rejoint notamment les théories sur l'Atlantide, ou encore les théories sur «le chariot des Dieux». En 1960, les dirigeants soviétiques affirmaient que Lénine aurait dit que la découverte d'autres planètes habitées conduirait à changer la théorie marxiste de l'histoire et que seule une forme sociale non capitaliste apporterait une solution aux problèmes de la vie dans le Cosmos. Pendant la Guerre Froide il est avéré que l'URSS a contribué à la diffusion de scénarios et découvertes extra-terrestres pour semer la confusion, avec plus ou moins de bonheur, chez les Américains. Si Lénine pouvait imaginer que les États-Unis envisageraient sérieusement un jour d'utiliser Mars ou la Lune comme colonies de peuplement, pouvait-il prévoir les manipulations de Guerre Froide autour du fantasme illuministe sur le phénomène ovni et sur les Grands Anciens?

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«La conquête de la Lune ou la conquête de l'automobile; l'héroïsme de Gagarine ou l'héroïsme de Jean-Paul Belmondo, c'est la même chose. Pourvu qu'il y ait une conquête, pourvu qu'il y ait un héroïsme. Pourvu que ça se voit à la télé.»
Amadeo Bordiga, «Dédié à un milliard de télé-imbéciles», 1963(23).

En 1961, et en réaction à l'avance soviétique sur la question spatiale, J. F. Kennedy lance le défi Apollo qui doit conduire un homme sur la Lune avant la fin des années soixante. Empêtrés au Vietnam, les États-Unis vont utiliser la planification scientifique et spatiale comme instrument de propagande. En effet, dans ces années de guerres et de décolonisation, la politique impérialiste américaine, qui a mené le complexe militaro-industriel à son apogée, n'hésite pourtant plus à utiliser les moyens technologiques et militaires de terrorisme et d'oppression massive dans des conflits comme celui du Vietnam, éprouvant ainsi ses limites interventionnistes. L'impérialisme des États-Unis vise explicitement à maintenir le contrôle (et non pas à mener une quelconque conspiration illuministe) par tous les moyens nécessaires, dans l'intérêt du développement du capitalisme privé pour éviter un quelconque appauvrissement référentiel de la planète qui va contre son intérêt même. Les progrès ne peuvent pas être laissés à l'évolution «naturelle» de la connaissance technologico-scientifique en temps de guerre à quatre dimensions. Trop d'investissements sont en jeu. La nécessité de planifier à l'avance les progrès de la technologie pour éviter par exemple l'obsolescence soudaine d'une partie significative de son équipement qui pourrait constituer un désastre économique mettant en danger la domination, impose l'espionnage et un contrôle accru de l'information(24). À partir de 1962, et après l'entrée dans le conflit du Vietnam, l'échec de l'intervention à Cuba (la Baie des cochons) et la crise des missiles, les USA veulent se lancer dans l'espionnage électronique satellitaire à grande échelle dans l'objectif d'un contrôle électronique à ambition planétaire. La capture d'un U-2 par les Soviétiques leur montre la nécessité de rendre plus performant l'espionnage satellitaire, les satellites espions Corona n'ayant pas été convaincants, pas plus d'ailleurs que leurs rivaux russes, les Zenith (ou Kosmos).
En 1966, alors que débute la construction du World Trade Center à New York, le Général Mac Namara convoque la Division Jason de l'Institute for Defense Analysis (IDA), organisme conseil du Pentagone pour le développement de la guerre technologique en Asie du Sud-Est et des techniques de contre-insurrection (sa mission: évaluation des systèmes d'armes, aspects techniques de la contre-insurrection, application militaire des lasers, utilisation des armes chimiques, bactériologiques, nucléaires tactiques). Il lui demande d'étudier les possibilités techniques en rapport avec les activités militaires américaines au Vietnam. La Division Jason est un groupe composé d'une quarantaine de savants (3/4 de physiciens des particules élémentaires) de grande renommée: Eugène Wigner, Prix Nobel, professeur de physique théorique à Princeton; Murray Gell-Mann, Prix Nobel 1969, connu en particulier pour avoir formulé l'hypothèse des «quarks», constituant ultime de la matière; Charles Townes, Prix Nobel, inventeur du Laser, Edwyn Salpeter spécialiste de la physique des étoiles, etc. Après huit semaines d'études sur le terrain, les scientifiques remettent à Mac Namara leurs conclusions: ils recommandent d'arrêter les bombardements sur le Nord-Vietnam et de les remplacer par la construction d'un «barrage électronique» anti-personnel: bombes à billes, détecteurs sismiques et acoustiques, «renifleurs d'hommes». Ce barrage renforcé par rayon laser, bombardements téléguidés par ordinateur, etc., allait devenir le «champ de bataille électronique» («Compte-rendu du Sénat Américain», 18, 19 et 24 novembre 1970) qui se révèlera un élément de base dans la gestion des conflits dits de «basse-intensité». Ces mêmes scientifiques prôneront malgré tout l'arrêt des hostilités en adressant une lettre à Nixon en 1970(25).
Le 27 janvier 1967, alors que la compétition en vue des missions lunaires fait rage et que les Américains veulent accélérer le processus malgré les dangers, une mission-test Apollo au sol tourne mal. Les trois astronautes embarqués meurent carbonisés. Au printemps, le cosmonaute Komarov décède également lors de l'écrasement au sol d'un Soyouz. S'il y a échec sur les vols habités, les constantes recherches américaines sur la surveillance, stimulées toutes ces années par le programme Apollo, aboutissent aux premiers satellites Intelsat, qui seront mis en orbite géostationnaire cette année-là. En 1968, le premier satellite comint (interception des communications) sera lancé sous le nom de code canyon. La même année voit la création du réseau informatique Arpanet par les militaires américains. C'est le véritable acte de naissance du programme de décryptage echelon.
En octobre 1968, la CIA pense que les Soviétiques vont envoyer sous peu un homme autour de la Lune, et insiste sur la nécessité de gagner cette guerre technologique. La mission Apollo 8 passera Noël en orbite autour de la Lune et pourra diffuser la bonne parole de la Bible aux terriens (Borman lira un passage de la Genèse ... en anglais). C'est la première victoire psychologique des États-Unis. Les missions Apollo 9 et 10 seront des répétitions, alors que les Russes tentent désespérément leur dernière chance. En juillet, Apollo 11 sera le «succès» que l'on sait.

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Il est à noter que la période de l'Age d'Or de la conquête spatiale est exactement la période de «l'Internationale Situationniste et son temps». L'I.S. est fondée le 29 juillet 1957 (Spoutnik lancé le 4 octobre) et se termine définitivement en 1972 à la fin du programme Apollo, alors même que le dernier numéro de sa revue était publié en septembre 1969, après les pas du premier homme sur la Lune, l'Américain Armstrong le 21 juillet. Guy Debord avait annoncé huit jours plus tard, le 28 juillet 1969 par une lettre adressée à toutes les sections de l'I.S.(26), qu'il cesserait avec ce numéro «d'assumer la responsabilité, tant légale que rédactionnelle» de la direction de la revue. Même si, contrairement à Bordiga, la critique de la conquête spatiale n'a pas constitué un intérêt central dans ses activités «révolutionnaires», l'I.S. fera tout au long de son existence un grand nombre de détournements de bandes dessinées de science-fiction, présentant l'homme dans l'espace, et construira autour de la psychogéographie une idée de la dérive spatiale sur Terre, alternative au conditionnement architectural urbain. L'I.S. préconise une architecture d'ambiances, mais se concentre, avec Guy Debord, sur la critique révolutionnaire de la société du spectacle, le programme Apollo étant vraisemblablement le spectacle ultime. Dans un texte du dernier numéro de l'I.S., «La Conquête de l'espace dans le temps du pouvoir», Eduardo Rothe voit l'espace comme le terrain ludique de la dernière révolte.

«La conquête de l'espace fait partie de l'espoir planétaire d'un système économiste qui, saturé de marchandise, de pouvoir et de spectacle, éjacule dans l'espace quand il arrive au bout du nœud coulant de ses contradictions terrestres. Nouvelle Amérique, l'espace doit servir aux États pour leurs guerres, pour leurs colonies; pour envoyer des producteurs-consommateurs qui permettront ainsi de dépasser les limitations de la planète. Province de l'accumulation, l'espace est destiné à devenir une accumulation de provinces, pour lesquelles il existe déjà des lois, des traités, des tribunaux internationaux. Nouveau Yalta, la répartition de l'espace montre l'incapacité des capitalistes et des bureaucrates à résoudre, sur la surface terrestre, ses antagonismes et ses luttes.
Mais la vieille taupe révolutionnaire, qui aujourd'hui ronge les bases du système, détruira les barrières qui séparent la science de la connaissance généralisée des hommes historiques. Plus d'idées du pouvoir séparé, plus de pouvoir des idées séparées. L'autogestion généralisée de la transformation permanente du monde par les masses, fera de la science une banalité de base, et non plus une vérité d'État.
Les homme iront dans l'espace pour faire de l'Univers le terrain ludique de la dernière révolte: celui qui ira contre les limitations qu'impose la nature. Et, brisées les murailles qui séparent les hommes de la science d'aujourd'hui, la conquête de l'espace ne sera plus la “promotion” économique ou militaire, mais l'épanouissement des libertés et réalisations humaines, atteint par une race de Dieux. Nous irons dans l'espace, non comme employés de l'administration astronautique ou comme “volontaires” d'un projet d'État, mais comme maîtres sans esclaves qui passent en revue leurs domaines: l'Univers entier mis à sac pour les Conseils de travailleurs.»
E. Rothe, Internationale Situationniste, n°12.

Rothe dans ce texte se positionne par rapport à l'alunissage américain et fait appel au mythe économiste de l'autogestion pour organiser sa fuite (léniniste) dans l'espace. Par ailleurs, il évoque en filigrane le traité sur l'espace de 1967, nouveau Yalta.
Le traité signé par les Nations Unies, déclare que «l'espace extra-atmosphérique, y compris la Lune et les autres corps célestes, ne peut faire l'objet d'appropriation». Tout en signalant que «l'outre-espace devra être libre d'accès à l'exploration et à l'exploitation par tous les États sans aucune discrimination, et que l'accès à toutes les régions des corps célestes devra être libre», le traité impose que «les activités non gouvernementales devront se soumettre à l'autorisation et au contrôle supervisé par des services appropriés d'État»(27).

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«L'Internationale situationniste s'est imposée dans un moment de l'histoire universelle comme la pensée de l'effondrement d'un monde; effondrement qui a maintenant commencé sous nos yeux.»
Guy Debord et Gianfranco Sanguinetti, 1972(28)

Le 26 mai 1972 le traité russo-américain ABM (Anti-Ballistic Missile) de non-agression nucléaire est signé entre les États-Unis et l'URSS. En décembre, a lieu la dernière mission Apollo. Avec la victoire américaine sur le programme spatial, la guerre froide de domination technologique a perdu de son intensité et s'ouvre une période de «détente». Russes et Américains symbolisent cette détente – ce traité de paix – en programmant l'organisation d'une rencontre des astronautes et des cosmonautes dans l'Espace. Les expéditions lunaires ne sont plus réellement justifiées, puisque la politique mise en œuvre pour la construction des technologies spatiales (la conquête de l'Espace) tout au long du développement du programme Apollo, véritable laboratoire technologique pour le passage à un degré supérieur dans la stratégie opérationnelle de «guerre de l'information» (la maîtrise du Temps), aura permis la mise en place systématique d'un ensemble militaire de contrôle électronique et de surveillance satellitaire, régulateur de la menace nucléaire tactique.

De 1967 à 1973, la CIA eut la mainmise sur les activités de la NSA aux États-Unis et ailleurs. Dans certains courants politiques, nier l'alunissage des missions Apollo menées de 1969 à 1972 est fréquent. Certaines personnes prétendent que toute l'opération a été tournée avec l'aide de la CIA en studio à Hollywood, quelque part dans le désert du Nouveau-Mexique, dans le Nevada, voire en Islande. C'est un des sujets favoris des amateurs de théories de conspiration(29). Plusieurs livres dont: We never went to the moon de Bill Kaysing, et NASA Mooned America ! de Ralph René(30), qui défendent ces thèses à partir de l'analyse détaillée des photos (ombres mal orientées, reflets, empreintes, etc.), reprennent également certaines des objections techniques soutenues par Amadeo Bordiga, notamment l'impossibilité pour l'homme de survivre aux radiations de la ceinture de Van Allen(31), même si la nasa a toujours prétendu qu'une simple protection en aluminium suffisait. Ralph René parle par dérision des astro-nots [astro-nigauds]. Il est lié à l'extrême-droite patriotique américaine qui croit notamment en un complot maçonnique de la nasa sur les missions Apollo(32) et dénonce d'autres manipulations comme l'escroquerie de la Réserve Fédérale et le dogme juif de l'Holocauste. La nasa reconnaît qu'une dizaine de photos pose problème et présente l'hypothèse que des manipulations ont pu être effectuées pour les rendre inutilisables pour l'ennemi en gardant ainsi le caractère de totale exclusivité de ce type d'images. Une autre interprétation négationniste veut (après l'échec d'Apollo 13) que seuls les vols d'Apollo 14, 15, 16 et 17, qui se sont déroulés à la perfection, aient été montés de toutes pièces en studio. L'homme n'aurait marché sur la Lune que lors des missions 11 et 12. Les États-Unis n'ont-ils pas planté leur drapeau sur la Lune, puisque personne ne voulait d'eux ailleurs, et parce qu'en plus ils s'enlisaient dans le conflit du Vietnam? Il faut également noter que le gouvernement américain a attendu le voyage d'Apollo 14 de février 1971 pour attaquer le Laos où passait la «piste Hô-Chi-Minh» de ravitaillement du Nord-Vietnam.
Le vaste spectacle de la planification tactique et de la surexposition médiatique d'un «grand pas pour l'humanité» qui aura mené à la constitution de nouvelles frontières de l'espace de vie humain, a eu pour corollaire l'occultation des véritables enjeux de domination qui allaient émerger à l'issue de la Guerre Froide. La résolution du conflit entre vainqueurs et vaincus aura été le point de départ pour l'ouverture vers de nouvelles stratégies (informationelles, géo-économiques et spatiales) de défense et d'agression terrestres, passant par la constitution de théâtres opérationnels, couvercles, et leurs pendants défensifs, les boucliers anti-missiles, dont la légalisation définitive est aujourd'hui réclamée par les États-Unis qui veulent la révision du traité ABM qui les interdisait.

«Il faut abandonner ce monde où domine le capital, devenu spectacle des êtres et des choses. (…) Par suite du procès d'anthropomorphose, le capital devient, à son tour, spectacle; il s'assimile, s'incorpore toutes les qualités des hommes, toutes leurs activités sans jamais être l'une d'entre elles, sinon il se nierait par substancialisation, inhibition de son procès de vie.
En acceptant les représentations du capital, les hommes voient un spectacle qui est leur redondance mutilée, parce qu'en général ils n'en perçoivent seulement qu'une partie; depuis longtemps, ils ont perdu le sens de la totalité.
Pour échapper à l'emprise du capital, il faut rejeter ses présuppositions qui plongent dans un lointain passé (moment de la dissolution des communautés primitives) et, simultanément, on peut dépasser l'œuvre de Marx qui est l'expression achevée du devenir à la totalité, à la structure accomplie de la valeur qui, sous sa mutation de capital, s'est érigée en communauté matérielle. Il faut envisager une dynamique nouvelle, car le MPC (Mode de Production Capitaliste) ne disparaîtra pas à la suite d'une lutte frontale des hommes contre leur oppresseur actuel, mais par un immense abandon qui implique le rejet d'une voie empruntée désormais depuis des millénaires. Le MPC ne connaîtra pas de décadence, mais un écroulement.»
Jacques Camatte, Ce monde qu'il faut quitter(33).

 

(à suivre...)

16. Duncan Campbell, Surveillance Electronique Planétaire, Allia, Paris, 2001.

17. Alfred Korzybski, «Le rôle du langage dans les processus perceptuels» (1950), Une carte n'est pas le territoire, p. 76.

18. Sur le V7 et les soucoupes volantes nazies, < www.chez.com/
lesovnis/htm/foia02f.htm
>

19. «Space, it's enough to make the blood boil», Jonathan Norton Leonard, LIFE Magazine, 31 août 1953.

20. Jacques Merleau-Ponty, Cosmologies du vingtième siècle, Gallimard, Paris, 1965. La théorie de Lemaître est considérée comme vérifiée à partir de 1965 par l'intermédiaire du «rayonnement de fonds cosmologique» à 3° kelvin.

21. Vladimir Ilyushin aurait fait un vol en orbite le 7 avril 1961, mais aurait été accidenté et récupéré par la Chine où il séjournera une année. Du moins c'est ce qu'affirment les scientifiques Achille et Giovanni Battista Judica-Cordiglia qui ont capté à l'époque et dans le cadre de leurs recherches dans leur laboratoire situé au nord de l'Italie des ondes radios de missions cachées russes et américaines provenant de l'espace. Sur les cosmonautes oubliés, voir <www.lostcosmonauts.com>, révélé par AAA Kernow.

22. Amadeo Bordiga, «Eléments de la question spatiale», Il programma comunista, n° 4 (1960), dans (Dis)continuité, n° 2, (Dis)continuité, 1998, p. 76.

23. Amadeo Bordiga, «Dédié à un milliard de télé-imbéciles», Il programma communista, n° 15 (1963), dans (Dis)continuité, n° 2, (Dis)continuité, 1998, p. 123.

24. La banqueroute de la Galaxie Iridium de téléphonie satellite et son renflouement au profit de l'administration américaine en est une illustration aux multiples conséquences.

25. Dossier sur la guerre du Vietnam et les physiciens, dans (Auto)critique de la science, textes réunis par Alain Jaubert et Jean-Marc Lévy-Leblond, Seuil, Paris, 1973.

26. Guy Debord et Gianfranco Sanguinetti, La Véritable scission dans l'Internationale situationniste, Champ Libre, Paris, 1972.

27. L'Association des Astronautes Autonomes condamne le traité de 1967 parce qu'il autorise l'exploitation des ressources spatiales (pour ceux qui pourront aller les chercher) et parce qu'en même temps, il interdit toute exploration indépendante qui ne soit pas «autorisée» ou «supervisée». La Nomad AAA a suggéré une révision du traité de 1967 qui trace cette «ultime frontière» et propose sa propre version du premier article du traité: Article 1: L'exploration spatiale doit être menée pour le bénéfice de tous les peuples, individus ou espèces du cosmos, indifféremment de leur localisation dans le temps ou l'espace. Ce traité ne reconnaît aucune notion de pays ou d'État, et même, vise à l'abolition de ces structures comme principe de base de son application.

28. Véritable scission..., «Thèse 1».

29. <www.webaxs.net/~noel/moon.htm> et <www.moonmovie.com>.

30. <okneoac.com/kaysing.html> et
< www.biblebelievers.org.au/
nasaindx.htm
>.

31. À propos du rapport James Van Allen, < www.grade-a.com/moon/
articles1.htm
>.

32. John Glenn, Buzz Aldrin et Neil Armstrong étaient francs-maçons. Sur le «complot», voir note 29.

33. Jacques Camatte, «Ce monde qu'il faut quitter», Invariance, série 2, n° 5, août 1974.

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