l’éclat

Gershom Scholem : Le prix d'Israël

 

8. Sur les trois crimes du Brit Shalom (1929)

(Réponse à Yehuda Bourla)

 

 

Original hébreu paru dans Davar le 12 décembre 1929 en réponse à un article de Yehuda Bourla, «Brit Kishalon» [L’Alliance de l’échec], Davar, 27 novembre 1929. Repris dans Od Davar, p. 85-90 [Bibliographie 93]. David Biale (p. 162 sq.) écrit: «Le romancier hébreu Yehuda Bourla avait reproché au Brit Shalom de vouloir trancher les liens traditionnels unissant la communauté juive palestinienne à la diaspora mondiale par ses appels à limiter l’immigration et à forger une identité commune aux Juifs et aux Arabes. (...) La conséquence ultime du programme du Brit Shalom, déclarait Bourla, était la “profanation du saint des saints de la nation: son espoir de rédemption intégrale. Notre espérance messianique historique est aujourd’hui présente dans le cœur de l’homme nouveau d’Israël, sous la forme du sionisme politique, d’une façon bien plus achevée qu’elle ne l’était autrefois dans le cœur du Juif religieux”. Scholem répondit à Bourla en rejetant l’identification du messianisme à la politique sioniste.»

Dans son entretien avec Muki Tsur et Avraham Shapira, Scholem revient sur cet article et déclare: «Je n’y exprimais aucun mépris à l’égard du mouvement sabbatéen. Depuis lors j’ai consacré quarante années à l’étudier. Mais je pense qu’il serait catastrophique que les sionistes ou le mouvement sioniste effacent ou camouflent les frontières qui séparent le plan religieux et messianique de la réalité historique et politique. Je pense que l’entrée du peuple juif dans l’histoire signifie qu’il doit accepter de se mettre en face de ses responsabilités, de ses réalisations et de ses déficiences. L’action au plan politique de l’histoire profane est une réalité différente de l’action au plan spirituel et religieux. Il serait désastreux de confondre les deux plans.» Fidélité et utopie, p. 68. (Voir également son entretien avec Ehud Ben Ezer, «Une dialectique de la continuité et de la révolte», trad. fr. partielle dans Sionismes, p. 769 sq.)

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On a entendu, récemment, un certain nombre de reproches à propos du groupe Brit Shalom, sur ses idées et sur ses actes, aussi bien réels qu’imaginaires. Chaque jour amène sa plainte, chaque jour son accusation, jusqu’à ce que vienne Yehuda Bourla, qui remet les choses à leur place dans son article «Brit Kishalon» [«Alliance de l’échec»] (Davar du 24 hechvan [27 novembre]).

Ses propos méritent une réponse. Voici donc l’énigme: son point de départ est aussi celui de notre position. Bourla est d’accord avec nous (ce qui, pour le moment, n’est pas le cas de la majorité) sur le fait qu’«il nous faut changer d’une manière ou d’une autre notre conception sioniste, qu’il nous faut concéder certaines frontières au camp d’en face, et trouver enfin un terrain d’entente et de compromis». Autant dire qu’il n’y a pas de différence entre sa position et la nôtre. Mais le renouvellement des lois fondamentales (halakhot) au sein de notre maison d’études (qui ne s’est pas fait «en une seule nuit», comme le prétend Bourla, puisque nous nous étions exprimés à ce sujet bien avant les événements) suscite des sentiments d’humiliation et de vexation dans la majorité du public. Pourquoi? Parce que nous devenons hostiles à l’égard des trois piliers de la doctrine sioniste, qui sont (selon la version qu’en donne Bourla): notre droit juridique sur Eretz-Israël, notre rédemption politique en Eretz-Israël et une vigilance constante à l’égard de la coopération des peuples qui habitent ce pays. Il est souhaitable de vérifier dans quelle mesure ces critiques sont fondées.

La première et la troisième appellent une réponse sans détour, et je suis très étonné par les propos de Bourla, qui a pu proférer de telles inanités sur le Brit Shalom. Le programme du Brit Shalom serait coupable de ne pas oser dire ouvertement que les Arabes doivent reconnaître avant toute chose que notre arrivée et notre existence sur cette terre sont pour nous un droit et non pas un acte de charité ou de générosité. Il se déroberait ainsi et éluderait la question de cette reconnaissance élémentaire et de sa proclamation. Cette accusation est sans fondements. Si Bourla se donnait la peine de nous lire, et en particulier le Manifeste du Brit Shalom paru dans Sheifoteinou (n°3), qui reste toujours actuel et lie chacun de ses membres, il n’en arriverait pas à des conclusions aussi étranges... Le Brit Shalom réclame comme base d’accord l’égalité des droits des deux peuples et leur reconnaissance mutuelle. Aucun des membres du Brit Shalom n’a jamais rêvé et n’a pas même pensé que l’heureuse formulation du «Livre Blanc» de 5682 [1922], selon laquelle le retour des Juifs sur leur terre est un droit et non une grâce (expression reprise de Herzl), ne figurerait pas dans les termes de l’accord. Si les Arabes n’acceptent pas ce principe aujourd’hui, nous poursuivrons notre tâche. Peut-être l’accepteront-ils demain.

La deuxième question est: est-ce qu’une telle reconnaissance doit venir «avant toute négociation», pour reprendre les termes de Bourla? Cette question tactique et stratégique n’a aucun rapport avec l’essence du sionisme. Si l’un de nous était prêt à renoncer à ce principe au cours de la négociation, je comprendrais l’argument de Bourla, mais je n’arrive pas du tout à concevoir en quoi serait mis en cause le sionisme de la direction sioniste ou de qui que ce soit d’autre, si l’on essayait de discuter avec les Arabes de cette exigence principale et première et si l’on s’efforçait d’obtenir leur accord. Je ne suis pas expert en tactique, mais je crains qu’un tel état d’esprit (hélas trop répandu, selon moi, dans ce pays) ne facilite le travail de ceux qui auront peut-être pour mission dans quelques mois d’aller à la conférence arabo-juive. Il faut absolument réfuter l’hypothèse mensongère (suggérée par différentes parties et non pas, justement, par les gens du Brit Shalom) selon laquelle Weizmann ou Ruppin ou qui que ce soit d’autre trahiraient ou porteraient préjudice au sionisme, s’ils se rendaient à cette conférence, sans qu’il y ait, préalablement, dans leur ordre de mission un engagement de l’autre partie à reconnaître nos droits. En fait, ce n’est pas sur de menus détails qu’il nous faut arriver à un accord avec l’autre peuple, mais sur toutes les questions qui concernent l’État commun et plus précisément les questions essentielles. L’opinion de ceux qui ne veulent s’asseoir à la table de négociation avec les Arabes qu’après l’acceptation par ces derniers de ce que nous jugeons nécessaire, témoigne d’une polémique excessive, que le mouvement sioniste et les responsables de son destin ne pourront peut-être pas se permettre. En tout cas, on ne peut pas blâmer le Brit Shalom de ne pas avoir voulu fixer un cadre et de décider des règles d’une négociation politique. Le Brit Shalom ne s’est jamais prononcé sur des questions de protocole politique, ses propos étaient toujours orientés vers le contenu possible d’un accord entre Juifs et Arabes. À cet égard, la critique de Bourla, consistant à dire que nous nous dérobons à proclamer notre droit d’être ici, est sans fondement.

Le troisième crime qui figure dans la liste de Bourla, c’est l’absence de vigilance constante dans notre coopération avec les Arabes. Là aussi, il n’en est rien! Nous sommes absolument d’accord avec M. Bourla pour dire qu’«il faut un régulateur stable pour éviter, Dieu ne déplaise, un abus de confiance sur cette question de coopération, etc.». Il ne viendra pas à l’esprit de l’un de nous, pas même de Hugo Bergmann (auquel Bourla fait apparemment allusion1), que l’accord arabo-juif puisse se concrétiser sans garanties claires et satisfaisantes pour assurer son existence. Concernant ces garanties, il y a beaucoup d’avis divergents dans le camp sioniste et pas seulement parmi les membres du Brit Shalom. Nul doute qu’il y ait plusieurs manières de résoudre ce problème, mais ce sont les institutions responsables qui en décideront. Que ces garanties n’aient qu’une valeur relative, c’est une vérité banale. De même que ni les garanties données dans le cadre du Mandat britannique, ni la «Brigade juive» créée par les Révisionnistes ne furent satisfaisantes pour prévenir le déclenchement des dernières émeutes, il n’y a pas d’assurance absolue pour faire face à une révolte, pas plus qu’il n’existe de «remède miracle» face à des événements historiques. Néanmoins, il n’y a aucune divergence entre nous sur la nécessité de garanties. Mais le programme de coopération ne dépend pas, pour ce qui le concerne, des garanties données. Le mouvement sioniste doit définir dans quelle mesure et sur quelle base il est disposé à collaborer avec les populations arabes pour le bien du pays tout entier. Que celui qui a des propositions à faire sur la question se fasse entendre. Les propositions de Hugo Bergmann allaient dans ce sens. Il y en aura peut-être d’autres, mais l’argument de Bourla selon lequel les propositions sur le contenu de la coopération bi-nationale devraient inclure aussi des garanties qui empêcheraient qu’échoue l’alliance pour la coopération (qui n’a aucun rapport avec l’essence même de leur contenu) ne tient pas debout. Quoi qu’il en soit, la question n’est pas là: il y a une grande différence entre une collaboration volontaire et un avantage consenti de force à l’autre partie, par manque de choix. Ici, dans ce pays, où domine l’idée (du moins dans de larges cercles) que tout ce qui émanera de l’autre partie nous causera du tort, on assiste à une sorte de rétrécissement de l’image du sionisme. D’après cette vision, toutes les déclarations des Congrès sionistes, et particulièrement la résolution célèbre de Karlsbad sur nos rapports avec les Arabes, pierre angulaire du Brit Shalom (et quand le mouvement sioniste la réalisera effectivement, le Brit Shalom sera inutile, car il aura alors atteint son objectif principal), ne sont rien d’autre qu’hypocrisie politique et escamotage. Les membres du Brit Shalom, chacun à sa manière, croient encore totalement dans ces déclarations et ne considèrent pas comme «illusoire» (un mot très bon marché ces derniers temps!) le parti-pris de réaliser une politique que les délégués du mouvement ouvrier ont adopté en son temps avant de la rejeter ensuite, au grand dépit des fondateurs du Brit Shalom. Je ne connais aucun programme du Brit Shalom qui «reconnaisse implicitement la propriété des Arabes sur Eretz Israël», selon la formule de Bourla. De telles accusations sans fondement peuvent créer l’impression qu’il y a dans le cœur des membres du Brit Shalom des pensées qu’ils n’osent pas avouer. Nous reconnaissons le droit de propriété des deux peuples sur Eretz-Israël et nous avons encore assez de lucidité pour faire la distinction entre bi-nationalisme et négation de soi. Mais qu’en est-il du travail commun dans les institutions nationales, qu’en est-il du projet de créer des institutions politiques communes pour les deux peuples, qu’en est-il de leur effacement ou de leur fusion? Rien. Par contre, sur ce terrain, on accuse le Brit Shalom. L’«eretz-israélianité», à laquelle aspire le Brit Shalom et non pas celle à laquelle on se réfère pour la transformer en monstre aux yeux des incrédules, se résume à une frontière connue et avérée: dans les choses communes à tout le pays et qui ne sont pas réductibles à un seul peuple, doit se développer au cours des années à venir un sens civique commun. Et personne ne comprendra pourquoi ce sens (qui se créera de manière naturelle, même sans théories !) s’opposerait à notre appartenance au peuple juif ou à notre sentiment sioniste. Une contradiction insoluble. Il est clair qu’il n’y pas ici de paradis terrestre et que nous ne vivrons pas non plus dans un État bi-national sans conflits. Et s’il en surgit, nous chercherons des moyens pour les résoudre. Quoi qu’il en soit cet argument n’est pas suffisant pour que nous renoncions au projet de créer une patrie commune.

Mais voici que nous arrivons à la troisième critique de Bourla (la seconde pour lui): nous sommes étrangers à notre rédemption politique. En vérité, cet argument est très flou et demande des éclaircissements: comment parvient-on à la rédemption politique? Bourla pense-t-il à l’idée messianique évoquée dans sa forme politique au début de son article? Si c’est le cas, je le dis ouvertement, ce n’est pas une question à poser au Brit Shalom, mais à tout le mouvement sioniste. En tant que membre du Brit Shalom je m’oppose, comme des milliers de sionistes qui n’en font pas partie et étaient radicalement éloignés de ses opinions, à l’idée de brouiller et de mélanger les notions religieuses et politiques. Je réfute absolument que le sionisme soit un mouvement messianique et qu’il s’arroge le droit (et il ne s’agit pas seulement ici de rhétorique vide) d’utiliser une terminologie religieuse à des fins politiques. La rédemption du peuple juif à laquelle j’aspire en tant que sioniste n’a rien à voir avec la rédemption religieuse que j’espère pour un monde à venir. Je ne suis pas prêt, en tant que sioniste, à satisfaire les exigences ou les nostalgies «politiques» venues d’un horizon non politique et éminemment religieux, celui de la vision apocalyptique de la fin des temps. L’idéal sioniste et l’idéal messianique sont deux choses différentes, leurs domaines respectifs sont distincts, hormis dans la rhétorique pompeuse des réunions publiques qui bourrent souvent le crâne de nos jeunes d’un nouveau sabbatéisme, voué à l’échec. Le mouvement sioniste, dans ses racines profondes, n’a rien à voir avec le mouvement sabbatéen et les tentatives d’y intégrer cet esprit-là ont causé déjà de nombreux dégâts. Et si Bourla me prend en défaut dans ce que je dis, je l’en remercie. Car ce qui est un défaut à ses yeux – la distinction entre des choses totalement différentes –, est pour moi un compliment.

S’il pense à cet étonnant sujet de «l’eretz-israélianité» imaginaire, il se trompe. Tous ses arguments sont justes, mais ne visent pas la bonne cible, car nous n’avons jamais voulu nous soustraire à la grande diaspora juive, ni briser nos liens avec elle par notre appartenance organique à un état bi-national. Nous ne serions pas sionistes ou juifs, mais eretz-israéliens? Non et non! Nous pensons cependant qu’il faut ajouter cette strate à la construction de notre réalité (pour qu’elle l’enrichisse), et non pas échapper à notre identité juive ou sioniste. Tout le fleuve du pathos qui déferle sur nous à cause de ce slogan, est une déformation du jugement. Et s’il n’y a pas de rédemption politique pour le peuple juif hors d’un État juif, je dis sans détour que nous n’avons pas à l’attendre avant la venue du Sauveur (alors naturellement nous n’en aurons plus besoin !), mais je n’ai pas appris au cours de ces nombreuses années de travail sioniste que tel était le contenu de l’idée sioniste pour laquelle nous sommes venus ici. Le contenu politique du sionisme est la création du Foyer national comme centre du peuple juif et même Bourla ne trouvera pas la moindre dérobade par rapport à cette aspiration dans les propos du Brit Shalom. Pour ma part, je ne définirais pas cette aspiration par un mot aussi pompeux que «rédemption politique» – la rédemption du peuple ne dépend pas essentiellement, d’après moi, des formes politiques dans lesquelles il vit. La rédemption d’un peuple dépend de son développement social et culturel. Les idées du Brit Shalom, qui s’est ouvertement détourné de l’idéologie de l’État juif, ne passeront pas par «une rédemption politique» dans l’État bi-national, et même si elles n’apportent que la construction du Foyer national (sans aucune fausse phraséologie religieuse) et sur des bases plus fortes que celles sur lesquelles il s’appuie maintenant, ce sera tout bénéfice.

Nombreux sont les sionistes qui ont fait un rêve et ont ignoré la sombre réalité. Qui sera assez naïf pour s’étonner que ceux qui se sont efforcés, un tant soit peu, de les réveiller de leurs doux rêves, se soient heurtés à une forte résistance? Et si l’on qualifie cet effort de détachement de la réalité – je le concède, et si l’on y voit «un grave coup porté contre l’âme du peuple», je dirais que «l’âme du peuple» est un bien à la disposition du public que chacun utilise à son gré, étant tous spécialistes de ce genre de fétiche. Et je prie pour que Yehuda Bourla et d’autres encore, pleins de reproches à l’encontre du Brit Shalom, soient touchés par l’Ange de l’oubli au moment où la direction sioniste prendra le chemin d’une politique d’«alliance pour la paix», qui leur fera oublier les quelques critiques du moment, et à plus forte raison si cette politique est réalisée par les membres du parti unifié.