l’éclat

Gershom Scholem : Le prix d'Israël

 

5. Ahad Haam et nous (1931)

 

«Éditorial de la rédaction». Original paru en hébreu sans signature dans Sheifoteinou, vol. 2, n° 6, Août-Septembre 1931, repris dans Od Davar, p. 72-73 [Bibliographie 102]. Ahad Haam (qui signifie «Un seul peuple», pseudonyme de Asher Guinsbourg [1856-1927]), théoricien du «sionisme culturel», préconisait un travail éducatif en profondeur préalable à toute forme d’établissement politique ou économique en Eretz-Israël. Figure emblématique de la pensée sioniste, il eut une influence décisive sur Scholem et d’autres membres du Brit Shalom. Pourtant certains de ses proches, dont l’historien Joseph Klausner, qui fut son successeur à la tête de la revue Hashiloach, s’offusquèrent du fait qu’un tel mouvement puisse se réclamer de sa pensée. L’écrivain Shmuel Yavnéli l’attaqua plus directement. C’est ce qui suscita, entre autres, cette mise au point de Scholem dans le journal du Brit Shalom.

«Scholem trouva son propre modèle chez Ahad Haam, l’essayiste sioniste d’Odessa. – écrit David Biale – Scholem en vint à penser que le programme d’Ahad Haam, visant à fonder un centre culturel en Palestine, était une voie beaucoup plus réaliste pour le sionisme que l’expérience mystique prêchée par Buber. Dans ses textes politiques écrits en Palestine dans les années 1920 et 1930, Scholem défendit avec force l’idée que le mouvement sioniste devait avoir pour but la vision culturelle modérée d’Ahad Haam plutôt que le maximalisme politique des Révisionnistes. Ce n’est qu’après 1933 que la croyance d’Ahad Haam en la possibilité de redonner un sang neuf à la diaspora sans émigration massive en Palestine devint obsolète aux yeux de Scholem, en raison des événements politiques d’Allemagne.» (Sur le rapport entre Scholem et Ahad Haam, voir David Biale, Gershom Scholem, p. 40 sq. et 171 sq.)

 

 

Shmuel Yavnéli est très en colère (dans Davar, n° 1872) après avoir lu ce que nous avons écrit ici, dans une langue polie, à savoir que, selon la nouvelle définition du sionisme dans sa version bâloise, Ahad Haam ne ferait plus partie de l’ensemble des sionistes, puisqu’il a renié ouvertement, pendant trente ans, la formule de «la solution du problème juif par le sionisme». Yavnéli est très en colère et dénonce «notre plaisanterie à l’égard du lion mort», de la même manière que Joseph Klausner rend presque l’âme de fureur quand il évoque les membres du Brit Shalom qui osent se réclamer d’une partie des arguments de Ahad Haam contre le sionisme politique et rappellent quelques vérités élémentaires qui, aujourd’hui, ne sont pas bien reçues par le yishouv, pas plus qu’elles ne le furent, il y a trente ans, par les sionistes. Ce que nous avons dit ici du rapport de Ahad Haam à une telle formule mensongère, n’est pas une «plaisanterie», mais la simple vérité, la vérité criante des quatre volumes de la Croisée des chemins, et s’il est possible de résumer rapidement la tragédie du sionisme, on pourrait dire que ce cri n’est pas arrivé jusqu’aux oreilles des sionistes, ni même parvenu à trouver des oreilles pour l’entendre. Une chose est sûre: il existe plusieurs points sur lesquels nous ne pensons pas comme Ahad Haam, et nous n’avons jamais prétendu que c’était la voix de Ahad Haam qui parlait par notre bouche. Nos conceptions diffèrent des siennes sur de nombreux points, et nous rejetons en particulier sa conception sociale de «possédant», qui mérite une révision fondamentale, mais nous nous en tenons au moins à une base commune, au moment où le sionisme officiel renie complètement cette base: sa conviction que le sionisme a un rôle vital à jouer pour l’existence du judaïsme, même quand il n’a pas la force de résoudre la question juive, est aussi la nôtre. Comme nous, il considère que les promesses qui annoncent au peuple le salut absolu par le sionisme, sont une falsification de sa vocation qui peut le détourner de son chemin. Et si la découverte de cette falsification devait prendre le nom de «réduction du sionisme», Ahad Haam serait sans nul doute avec nous au nombre des «réducteurs» du sionisme. Pauvre mouvement qui, grâce à la prolifération des mensonges de sa propagande dont il ne peut plus se libérer, en est arrivé à renier jusqu’à ses sources nourricières et à blâmer les «réducteurs», venus le débarrasser des vertiges qui l’ont envahi depuis sa victoire dans la Guerre mondiale. Nous étions déjà sionistes pendant ces mêmes «années fondatrices», quand la théorie d’un «centre spirituel» était encore permise en Eretz-Israël, et nous ne pensons pas qu’il faille reculer devant une décision, à la fois apprêtée et misérable, qui semblerait interdire la théorie de cette réduction, ou parce que beaucoup croient encore en toute bonne foi que ceux qui reviennent à Sion doivent être des rêveurs.