éditions de l'éclat, philosophie

ASHTÂVAKRA SAMHITÂ
LES PAROLES DU HUIT-FOIS-DIFFORME


Présentation

 

 




Les deux interlocuteurs en présence dans l'Ashtâvakra Samhitâ (Les paroles du Huit-Fois-Difforme) sont le roi Janaka, fréquent patronyme de souverains illustres, et le jeune adolescent Ashtâvakra, le Huit-fois-difforme.
Dans ce tête-à-tête, où le premier, loin des fastes de sa Cour, cherche auprès du second réponse à des questions essentielles, surgissent des sujets familiers à la tradition indienne : la Connaissance, la Libération, l'émancipation du Désir.
Ce dialogue n'est pas une convention littéraire destinée à structurer un enseignement pour le transmettre. Il n'y a pas de dramaturgie particulière qui régirait deux personnages affectés de deux destins singuliers. Il n'y a pas de mise en scène qui manipulerait l'épiphanie progressive de la Vérité, avec en guise de point d'orgue, le coup de théâtre ultime de la Révélation.
« La forme de ton être est conscience », affirme Ashtâvakra, dès le troisième shloka 1 du premier chapitre.
L'échange entre les deux protagonistes, entre le jeune Maître d'un jour et son prestigieux Disciple, cet échange est une plongée dans l'océan de l'Être. Toute argutie dialectique est donc par là même noyée dans un espace intérieur sans limites, d'où les paroles émergent comme des vagues surgies de la conscience pour s'y résorber aussitôt.
Ce dialogue est un texte classique du monisme védantique. Sa date de composition est inconnue. On conjecture, non sans vraisemblance, qu'il se situe entre le IVe et le VIIe siècle de notre ère.
Les lecteurs de la littérature sanskrite ont fort à propos noté que les deux personnages du roi Janaka et du précoce Ashtâvakra figuraient dans l'épopée du Mahâbhârata 2, « La Grande Histoire du Monde » dans la culture indienne, dont la rédaction se situerait entre le ive siècle avant notre ère et le ive siècle après notre ère. C'est pourquoi il nous a semblé utile de traduire cet extrait en ouverture du volume.
Dans le Vanaparvan (« La Forêt »), la troisième des dix-huit parties que comporte le poème, un récit nous apprend l'essentiel de l'enfance d'Ashtâvakra et de sa rencontre avec le roi Janaka.
À la suite d'une malheureuse partie de dés perdue par le Pândava Yudhishthira, lui-même, ses quatre frères (Arjuna, Bhîma, Nakula et Sahadeva) ainsi que leur épouse commune, Draupadî, ont été condamnés à un exil de douze ans dans la forêt. Cette longue pénitence dans les bois donne lieu à maintes péripéties secondaires, à des rencontres avec des anachorètes. L'un d'entre eux, Lomasha, explique à Yudhishthira pourquoi la rivière qui coule à leurs pieds a reçu le nom de Samangâ : L'intégrité-de-ses-membres. Elle avait jadis été le lieu d'une prodige. C'est dans cette eau miraculeuse, en effet, que Kahoda, le père de Huit-fois-difforme (Ashtâvakra), avait prié son fils de s'immerger pour abolir la malédiction qu'il avait lancée contre son enfant de neuf mois, alors encore dans le ventre de sa mère, et qui l'avait fait naître estropié, huit-fois-difforme. C'est en se baignant dans l'eau de la rivière, qui fut nommée pour cela : Samangâ, qu'Ashtâvakra avait recouvré toute sa stature, la pleine intégrité de son corps.

Demeure une question : pourquoi difforme huit fois ?
La pensée indienne aime à semer en toute chose de petites lumières de sens, comme si tout ce qui était confié au fleuve de la vie méritait une parcelle de flamme, pour être à l'unisson de ce qu'est le cosmos, à travers l'image de Shiva Natarâjâ (Shiva, le roi-des-danseurs), c'est-à-dire, une danse de feu.
Il nous est revenu à l'esprit une parole du dieu Krishna à l'adresse de son ami Arjuna (Bhagavad-Gîtâ, VII, 4-5) : « Terre, Eau, Feu, Air, Éther, Pensée, Conscience et sens du Moi, telles sont les huit divisions de ma Nature. »
Affirmation aussitôt suivie par : « Elle est manifestée, mais sache que je possède une autre nature, non manifestée, incarnée dans l'être vivant : c'est elle qui soutient le monde. »
À la lumière du jeune Ashtâvakra, le huit-fois-difforme, physiquement affligé de déformations à quelques jours à peine de sa naissance dans le monde des hommes, on pourrait dire que naître, s'incarner dans un corps, serait déjà comme être « défiguré » par les apparences, divisé, morcelé, et donc intrinsèquement dés-uni.
Là où Krishna se contente d'énoncer les composants de toute nature humaine, sans l'assortir d'un jugement, Ashtâvakra ajouterait l'éclat d'un presque-sarcasme : posséder une forme, c'est déjà être difforme, c'est naufrager dans la dualité consubstantielle à la nature du monde, c'est, dès l'origine, une désintégration. Telle est la vie. Or, comme on le sait, le berceau des formes manifestées, c'est l'Être, l'Un sans second, cette « autre nature, non manifestée, incarnée dans l'être vivant » qu'évoque Krishna. Cette nature est sans commencement ni fin ; la pensée ne peut la concevoir ; la parole ne peut l'exprimer. Elle est immuable, au-delà de l'espace et du temps.
Ainsi pourraient se rejoindre la fable du Mahâbhârata et la « métaphysique » de la Bhagavad-Gîtâ. Ce ne serait pas contradictoire avec l'esprit d'analogie intarissable qui anime la conscience indienne.
L'eau de la Conscience Une permettrait la réconciliation de toutes les parties de « l'âme », tout comme la rivière Samangâ, L'intégrité-de-ses-membres, avait rendu au corps déformé d'Ashtâvakra sa perfection naturelle.

A. P.


Il existe de très nombreuses éditions de l'Ashtâvakra Samhitâ. Nous nous sommes basés sur celle éditée par le Swami Nityaswarûpânanda, publiée par l'Advaita Ashrama, Calcutta, quatrième édition, Avril 1975.

 

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