éditions de l'éclat, philosophie

GIOVANNI PICO DELLA MIRANDOLA
DE LA DIGNITÉ DE L'HOMME


Préface

 

 

Yves Hersant (@)






Vers la fin de l'année 1485, un jeune et riche aristocrate, que l'étendue de ses connaissances avait déjà rendu célèbre, conçut un projet époustouflant: réunir à ses frais, dans la capitale de la chrétienté et sous la présidence d'Innocent VIII, les plus grands savants d'Italie, pour un débat sans précédent «sur les sublimes mystères de la théologie chrétienne, sur les questions les plus profondes de la philosophie et sur des doctrines inconnues». L'ambitieux organisateur (qui avait déjà compilé, huit ans plus tôt, des décrets du droit canon) entendait soumettre à discussion un vaste corpus de Conclusiones : les unes de son cru, les autres empruntées aux grands auteurs. Sept cents thèses au total, bientôt augmentées de deux centaines, afin d'atteindre un nombre «mystique»: celui qui symbolise pour la kabbale l'aptitude à tout connaître. Dans une première partie du débat, il s'agissait de remonter le cours de l'histoire, pour soumettre à examen une immense tradition: de la scolastique à Zoroastre, en passant par les Arabes, les kabbalistes, les commentateurs d'Aristote et de Platon. En un second temps, c'est Giovanni Pico lui-même qui devait soumettre à la critique ses interprétations et ses thèses propres. Cette pacifique disputatio, qu'une confrontatio mettait en branle, devait exposer aux yeux de tous la concordance des sagesses, la convergence des méthodes, la cohésion des doctrines.
Bien entendu, l'affaire échoua: aux yeux de la Curie et des gérontes, un laïc de vingt-trois ans (dont une aventure amoureuse venait de souligner la pétulance) était le contraire même d'un dignitaire. Et l'ambition de son programme, la diversité des matières, la place réservée à la magie ne pouvaient que susciter la malveillance ou le soupçon. Achevées en novembre 1486, imprimées le mois suivant, les Conclusiones tombèrent bientôt sous le coup d'une censure: partielle en mars 1487, totale le 4 août, au terme de rudes affrontements avec l'évêque Pierre Garcia; et leur auteur, qui avait aggravé son cas en tentant de se défendre, crut bon de s'enfuir en France où Charles VIII le mit à l'ombre. Malgré les nombreuses interventions de Laurent de Médicis, il fallut attendre 1493 et la grâce d'un nouveau pape pour clore le dossier de l'«hérétique».
Selon Gian Francesco, son neveu et biographe, cette vaste entreprise manquée décida de la vie de Giovanni Pico: car jusqu'alors, «désireux de louange et de gloire humaine, il n'était pas encore enflammé de cet amour divin qui apparut ensuite en lui». Peut-être, avant l'affaire romaine, le philosophe avait-il connu une période d'agitation, marquée par une boulimie de savoir et de plaisir; peut-être l'épreuve l'a-t-elle conduit, dans la Florence médicéenne, à une vie plus contemplative, où surgit in extremis la figure de Savonarole. Quoi qu'il en soit, son aventure nous a valu une oeuvre majeure: le discours inaugural, jamais prononcé par son auteur et publié après sa mort, qui devait présenter les neuf cents thèses. Plus que le superbe Commentaire sur un poème de Benivieni, plus que les Conclusiones et les grands textes ultérieurs, c'est bien la petite Oratio qui assure la gloire mirandolienne: «quelques pages seulement», observe Eugenio Garin, «mais de celles qui marquent une époque toute entière, de ces pages anciennes qui sont toujours actuelles... Elles rendent compte de la signification de l'homme dans le monde, de sa vocation singulière et troublante... Là, avec l'évangile de la paix, est exprimé l'évangile de la liberté radicale». Sans étudier le texte par le menu, sans le confronter comme il le faudrait aux principales oeuvres du philosophe (l'Heptaplus de 1489, le De ente et uno de 1491, avec lesquelles il forme une sorte de trilogie), on se bornera à proposer quelques repères, à formuler des suggestions: car la légèreté est de mise, quand la tâche du préfacier est de préfacer une préface.

Chamaeleon

L'Oratio, dite de hominis dignitate depuis l'édition bâloise des oeuvres de Pico (1557), forme le plus singulier contraste avec les Conclusiones qu'elle introduit. Autant celles-ci déconcertent par leur discontinuité, par l'apparente bizarrerie du classement, par un vocabulaire souvent obscur, autant celle-là, dont Gian Francesco n'avait pas tort de souligner toute l'«élégance», charme par la vigueur et les blandices d'un style quasi-cicéronien. A la sèche assertion des unes, qui telles les Sommes médiévales procèdent par ramification et entassement, s'opposent dans l'autre des envolées presque lyriques. Ratio d'un côté, oratio de l'autre? Le temps d'un discours, Pico semble délaisser le style «barbare» et «sorbonnard» dont il s'est fait par ailleurs le défenseur; au seuil d'une disputatio scolastique, c'est dans une rhétorique humaniste qu'il trouve son souffle et son élan.
Insistons: car si l'on reconnaît enfin à Pico, dans la philosophie de la Renaissance, la place éminente qui lui revient, ce n'est pas une raison - tout au contraire - pour le couper de l'humanisme. Pas plus des studia humanitatis, tournées vers la culture de l'Antiquité et alliées à la rhétorique, que d'un humanisme plus exigeant voué à penser l'essence de l'homme. Trop de légendes déjà, et trop d'images réductrices, ont entouré le «prince de la Concorde»: divin phénix pour certains, rat de bibliothèque pour beaucoup d'autres, on a fait de lui un révolté, puis un prophète des sciences occultes (comme Bruno au siècle suivant); on l'a dit successivement platonicien et hermétiste, scolastique et kabbaliste; au mépris de sa grande idée d'une convergence des doctrines, on l'a figé dans des systèmes. Or, comme le caméléon qui lui est cher, et qui joue dans l'Oratio le rôle d'animal emblématique, Pico cultive la varietas: il change de style et de manière autant que d'orientation philosophique. De même qu'il aristotélise quand on le dit platonicien, de même déploie-t-il sa rhétorique lorsqu'on le croit anti-rhéteur. Philosophe parmi les amis de l'éloquence, comme il l'affirme lui-même dans une lettre à Politien (Opera, p. 364), il lui a plu d'être éloquent dans la cohorte des philosophes. Aussi son oeuvre apparaît-elle d'une grande diversité - qui semble refléter, sur le plan formel, la «plasticité ontologique» dont l'Oratio crédite l'Homme: les Conclusiones sont une somme, le De ente et uno est un traité, l'Heptaplus un commentaire, les Disputationes presque un pamphlet.
Et notre Discours est un discours. De ce genre cher aux humanistes, Pico n'ignorait aucune règle; dès sa quatorzième année, il avait su les mettre en oeuvre pour rendre hommage à un chanoine. Et c'est en pleine connaissance de cause qu'au printemps 1485, dans une correspondance restée fameuse avec l'humaniste Barbaro, il avait critiqué la rhétorique. A l'ami Ermolao, qui le félicitait le 5 avril de répudier le style des scolastiques («sourds, grossiers, incultes et barbares»), Pico répondait le 3 juin par une condamnation du beau langage: «Dans les assemblées des philosophes et dans les cercles des savants, il ne s'agit pas de discuter sur la mère d'Andromaque, ni sur les fils de Niobé et sur de vaines futilités de ce genre, mais sur les principes des choses humaines et divines». Insistant sur les dangers de l'ornement, sur l'inutilité de l'élégance, sur les avantages d'un style rugueux et au besoin ésotérique, puisqu'il faut cacher au peuple des vérités trop hautes pour lui, c'était au Silène d'Alcibiade que Pico comparait le philosophe: mal dégrossi à l'extérieur, son discours recèle un dieu. En cette occasion, comme en d'autres, le prince de la Concorde avait préféré aux literae une sévérité toute «parisienne»: celle des quaestiones universitaires, celle des disputationes quodlibetales. Ainsi avait-il pris parti dans un grand débat de son époque, qui devait se poursuivre au siècle suivant: non seulement contre le modèle cicéronien, mais contre les fétichistes de la forme, contre les partisans de la grammaire et d'un assujettissement des choses aux mots. N'empêche: chassées dans la lettre à Barbaro, la rhétorique et l'élégance font retour dans l'Oratio, qui en ce sens offre le modèle de ce que l'auteur disait combattre.
Dans une première rédaction, retrouvée en 1949 par Eugenio Garin, l'éloquence restait contenue; elle se déploie plus librement dans la version définitive, enrichie d'un appel à la paix et surtout d'un plaidoyer. De sorte que convergent dans l'Oratio, pour reprendre la terminologie traditionnelle, les trois genres du discours: judiciaire, elle défend un homme devant un tribunal; délibérative, elle oriente des choix devant une assemblée; épidictique, elle prononce l'éloge du Vrai devant une foule de spectateurs. «Qui n'admirerait notre caméléon», lorsqu'il manie si adroitement la rhétorique? Captation de bienveillance, argumentation serrée, appels émus à l'émotion, allégories, prosopopée (qui fait prononcer à Dieu lui-même un discours dans le Discours): avec l'impétuosité de sa jeunesse, Pico met tout en oeuvre pour convaincre et pour toucher.

Concordia

C'est néanmoins en philosophe, et point seulement en orateur, qu'il s'agit d'emporter la conviction. Même et surtout quand elle s'orne des prestiges d'un beau langage, une éloquence philosophique doit servir la vérité. Pas question, en d'autres termes, de séparer le culte des lettres de l'exercice de la pensée; l'originalité de Pico, selon une formule de F. Roulier, tient à «une tentative de donner aux studia humanitatis une finalité nouvelle, en les considérant comme l'instrument par excellence de l'activité philosophique». On le voit bien dans l'Oratio: l'humaniste se fait philosophe, non moins que le philosophe humaniste, pour affronter les deux grands thèmes de la concordance des doctrines et la dignité de l'être humain.
Les studia humanitatis, les literae, les bonae artes, Pico n'a cessé de les cultiver et ne dédaigne jamais d'en faire état. Grand amateur de langues anciennes - le grec, l'hébreu, l'arabe l'ont tour à tour intéressé, sans compter son «chaldaïque» qui est peut-être l'araméen -, respectueux des exigences de la méthode philologique, il est à la hauteur de sa légende d'érudit incomparable. Legi, «j'ai lu»: on ne s'étonnera pas que ce mot soit le tout premier de son discours. Pas plus qu'on ne contestera sa remarque conclusive: «je sais des choses que beaucoup ignorent». Pour ce lecteur boulimique, dont on connaît - grâce à Kibre et Kristeller - la richissime bibliothèque, la vérité gît dans les livres, qui la révèlent de mille manières. Dans une lettre de 1607, Campanella a eu beau jeu d'ironiser sur des recherches aussi livresques et indifférentes au livre de la nature ; alors que «l'anatomie d'une fourmi, assure le grand dominicain, en apprend plus que tous les ouvrages rédigés depuis l'origine des siècles», Pico a passé sa vie «à ne tourner que des pages» et à feuilleter des grimoires. De fait, la première partie des Conclusiones implique un programme de lectures vertigineux, dont le tableau suivant donne une idée:

- Thèses tirées des philosophes et théologiens latins : Albert le Grand (16 thèses), Thomas d'Aquin (45), François de Meyronnes (8), Jean Scot (22), Henri de Gand (13), Egide Romain ou Gilles de Rome (11).
- Thèses tirées de l'enseignement des Arabes, «qui pour la plupart se disent péripatéticiens» : Averroës (41), Avicenne (12), Al Fârâbi (11), Isaac de Narbonne (4), Abumaron (4), Moïse l'Egyptien (3), Mohamed de Tolède (5), Avempace (2).
- Thèses tirées des péripatéticiens grecs: Théophraste (4), Ammonius (3), Simplicius (9), Alexandre d'Aphrodise (8), Themistius (5).
- Thèses tirées des philosophes dits platoniciens : Plotin (15), «Adelandus l'Arabe» (8), Porphyre (12), Jamblique (9), Proclus (55).
- Thèses ésotériques, tirées de la mathématique pythagoricienne (14), de la théologie chaldaïque (6), de la doctrine d'Hermès Trismégiste (10), des sages kabbalistes(47).

Latins, Arabes, aristotélisme grec, platonisme, Chaldéens, Egyptiens et Hébreux: des plus récentes aux plus anciennes, huit écoles philosophiques ont été citées à comparaître. Suivent, dans une seconde partie, les 498 thèses de Pico lui-même: 17 qui «s'écartent de l'opinion reçue» et portent sur la concordance des philosophes, notamment d'Aristote et de Platon; 80 qui «s'écartent de la philosophie commune, mais point trop de la manière commune de philosopher»; 71 qui «introduisent en philosophie de nouvelles doctrines»; 29 thèses théologiques, «assez éloignées de ce que disent d'ordinaire les théologiens»; 62 thèses complémentaires sur la doctrine de Platon; 10 sur l'auteur du Liber de Causis; 85 thèses mathématiques (dont 74 ne sont qu'annoncées); 15 thèses sur l'interprétation de Zoroastre et des Oracles chaldaïques ; 26 sur la magie; 31 thèses inédites sur l'interprétation des Hymnes orphiques; 72 thèses sur la kabbale, censées confirmer la religion chrétienne par la sagesse juive elle-même. L'auteur de l'Oratio peut à bon droit se vanter: «sans faire allégeance à personne, j'ai eu pour principe de me répandre entre tous les maîtres de philosophie, d'éplucher toutes leurs pages, de connaître toutes leurs écoles».
Mais non moins légitimement, il peut soutenir qu'il y avait là une absolue nécessité. Le grand projet mirandolien n'est pas de faire montre d'érudition, ni de dresser un catalogue: Pico ne compte pas jusqu'à neuf cents comme Don Juan jusqu'à mille e tre. S'il lui importe de fréquenter tous les philosophes, de recenser «toutes leurs écoles» - à de notables exceptions près: l'école sceptique reste exclue, comme celles pour qui la vérité reste hors d'atteinte -, c'est qu'il n'y a pas d'autre moyen d'élaborer une pensée propre, à l'abri du sectarisme:

Comme il me fallait ainsi parler de tous - pour éviter de défendre une seule doctrine et de paraître m'y asservir en négligeant les autres -, mes thèses ont nécessairement été nombreuses dans leur ensemble, même si sur chaque sujet particulier je n'en ai proposé qu'un petit nombre. Tous les anciens ont veillé, lorsqu'ils expliquaient un texte de quelque genre que ce fût, à en lire avec soin tous les commentaires possibles: surtout Aristote, que de ce fait Platon a surnommé anagnôstès, c'est-à-dire «le lecteur» ... Et c'est assurément le fait d'un esprit étroit que de s'enfermer dans une seule école, Portique ou Académie. Impossible de bien choisir parmi toutes les doctrines la sienne propre, si l'on ne s'est au préalable familiarisé avec toutes.

Ce que Pico propose ainsi, en se plaçant dans le droit fil du Stagirite et de la pensée de Moyen Age, n'est pas plus une anthologie qu'une histoire des philosophes; archéologique, ou même méta-historique, sa méthode se veut démonstrative. Il s'agit de prouver sur pièces, en confrontant des points de vue réputés antagonistes, une concordance fondamentale. Pas seulement l'accord partiel, sur tel ou tel point de détail, de Platon et d'Aristote, de Thomas d'Aquin et de Duns Scot, d'Averroës et d'Avicenne. Pas seulement la convergence de quelques auteurs fort éloignés, suivant une démarche analogique qui avait des précédents: chez Numénius par exemple, qui accordait Moïse à Pythagore, ou chez Jean Philopon (au VIe siècle) qui trouvait dans la Genèse les Idées platoniciennes. Dans l'histoire du Quattrocento, marquée notamment par de vifs débats sur les rapports de Platon et d'Aristote (exemple: la Comparatio Platonis et Aristotelis, réponse de Georges de Trébizonde à la Différence de Gémiste Pléthon), l'entreprise mirandolienne est tout à fait originale: à la différence de Marsile Ficin, il n'entend pas montrer la supériorité d'une école; à la différence de Nicolas de Cues, grand théoricien de la coïncidence des opposés, il ne limite pas la concordia aux religions monothéistes. Ce qu'il espère prouver, sur la base d'une philosophia perennis déployée dans toute son extension, c'est qu'en chaque doctrine sont repérables des fragments de vérité: autant d'aspects d'une Vérité que les hommes saisissent par bribes.
Aussi la nouveauté, dans les Conclusiones et l'Oratio, ne tient-elle pas seulement au classement inédit des doctrines, au nombre des philosophes pris en compte, à la présentation d'auteurs presque inconnus; elle ne se limite pas davantage à la valorisation de l'ésotérisme, à la relecture d'Aristote dans une perspective théologique, ni au vif intérêt que porte Pico à la spéculation des kabbalistes («aucune science ne nous convainc plus de la divinité du Christ», lit-on parmi les thèses condamnées, «que la magie et la kabbale»). La nouveauté radicale, c'est la recherche d'une concorde universelle, victoire de l'un sur le multiple, qui dans la seconde partie des Conclusiones permet d'établir les bases solides d'une philosophie «paradoxale».
Nul irénisme, au demeurant, dans cette quête de la «paix philosophique». Pico garde une pose de combattant, sa dernière phrase le dit assez: «Eminents docteurs qu'avec un vif plaisir je vois armés et équipés dans l'attente du combat, venons-en aux mains sous de bons et heureux auspices, comme si la trompette donnait le signal». Conformément à l'étymologie, que rappelle Nicole Loraux dans un contexte tout différent, Arès règne sur l'harmonie; pas de lien plus solide que le lien de la division. C'est donc sur un ton polémique, et sans rien concéder à la faiblesse, que Pico invite ses futurs censeurs à faire taire toute querelle, à mettre fin aux affrontements. Nul syncrétisme, non plus, au terme de la grande confrontatio qui rassemble toutes les doctrines: il ne s'agit pas de concilier par la recherche d'un juste milieu, ou d'un quelconque point d'équilibre, mais de les dépouiller de l'inessentiel - en une sorte d'épochè - pour dégager ce qui les unit au sein même de l'altérité. Une concordia discors, voilà ce que Pico met en évidence, pour dépasser les contradictions dans une unité qui les transcende: sous le regard du philosophe, tout le pensable s'unifie. Et si l'homme est l'«oeil du monde», comme Pico aime à le répéter, le regard le plus souverain est bien celui du philosophe - qui se trouve alors promu au rang d'homme superlatif.

Dignitas

«L'oeuvre est intitulée De hominis dignitate», rappelle P. O. Kristeller, «mais ce titre n'appartient en propre qu'à la première partie du Discours. La seconde partie (qui n'aborde pas le thème de la dignité humaine) contient le vrai programme de la disputatio; les mots 'de hominis dignitate' ont été simplement ajoutés au titre par la suite, l'idée qui domine la première partie ayant laissé une impression particulièrement forte chez ceux qui, peut-être, n'ont pas achevé le discours - comme cela arrive souvent chez des lecteurs pressés». Dans une telle perspective, qu'ont adoptée nombre de critiques, le discours mirandolien serait dépourvu de cohérence et se partagerait en deux tronçons. Rien ne paraît plus erroné: non seulement la rhétorique, si rigoureuse dans l'Oratio, exclut toute séparation entre deux thèmes hétérogènes, mais sur le plan de la pensée un lien se noue entre l'affirmation de la concorde et l'exaltation de la dignité. Car l'unification du multiple, qui caractérise la concordia, est un des aspects de la dignitas ; entre celle-là et celle-ci, c'est le travail des philosophes (dont Pico précise ainsi la tâche: saisir «les causes des choses, les voies de la nature, la raison de l'univers, les desseins de Dieu, les mystères des cieux et de la terre») qui établit le rapport le plus étroit.
Ce grand thème de la dignitas, Pico n'est certes pas le premier à l'aborder. Il s'agit même d'un lieu commun, auquel la plupart des humanistes se sont montrés fort attentifs; la liste est longue de leurs ouvrages à la gloire de l'être humain - depuis De nobilitate de Poggio Bracciolini jusqu'au De vera nobilitate de Cristoforo Landino, en passant par le De dignitate et excellentia hominis de Giannozzo Manetti (1453). Dans le De excellentia et praestantia hominis, Bartolomeo Facio, de son côté, avait donné une réponse théologique au traité d'Innocent III sur la misère de l'homme déchu. Et l'hermétisme, tel que Ficin l'a diffusé, ne pouvait qu'intensifier ce mouvement de grande ampleur. Mais bien avant le Quattrocento, nombre d'auteurs du Moyen Age avaient souligné notre dignitas : parallèle et contraire à celle du contemptus mundi, cette riche tradition remonte même aux premiers siècles. Tantôt, assure-t-elle, l'homme domine les créatures parce que son âme est à l'image du Créateur; tantôt, c'est par sa beauté physique - station debout, tête bien ronde... - et par les pouvoirs de sa raison que s'explique son excellence. La thématique du microcosme, issue de Chalcidius et de Macrobe, va clairement dans le même sens: «brevis mundus», l'homme résume en sa nature l'ensemble du ciel et des étoiles. Pour Claudianus Mamertus, au ve siècle, «le Créateur de l'homme le rapproche des pierres par l'essentia, des plantes par la vita seminalis, des animaux par les sens, des anges par la vita rationalis » (De statu animae, I, 21). Pour Grégoire le Grand (Homiliae in Evangelium, 29), l'homme est en un sens chaque créature, puisque c'est de toutes qu'il participe. Pour Grégoire de Nysse (De hominis opificio), qui donne à l'homme la place centrale dans une Création hiérarchisée, leur corps même peut contribuer à la dignité des fils d'Adam: la station debout, l'aptitude à regarder le ciel, le libre usage des mains et de la parole, autant d'avantages qui leur assurent - malgré la Chute et ses effets - une véritable maîtrise du monde et les moyens de connaître Dieu. Dans cette perspective, l'homme devient ce qu'il était dans le plan du Créateur, quand il se tourne vers le divin par un effort de volonté; mais sa place demeure fixe, arrêtée une fois pour toutes entre l'intelligible et le sensible. Avec des variantes certes importantes, on retrouve l'homme-microcosme dans le Periphyseon de Scot Erigène, au IXe siècle, comme dans le De elementis de Marius de Salerne; si l'homme peut être dit minor mundus, selon ce naturaliste du XIIe siècle, c'est que terrestre et végétal, animal et angélique, il unit quatre éléments. Quant à l'âme humaine, on peut lire dans le De natura corporis et animae de Guillaume de Saint-Thierry, comme dans l'Hexaemeron de Robert Grosseteste, l'éloge de sa fonction médiatrice: intermédiaire entre le divin et les plus bas degrés de la matière, elle nous distingue à tout jamais de l'ensemble des créatures. Chez Grosseteste, au demeurant, se conjuguent les divers thèmes: image de Dieu, être rationnel, destinataire de la Création, l'homme participe corps et âme à la nature de tout le créé - d'où il résulte qu'en s'incarnant, Dieu se réconcilie avec son oeuvre.
Tel est le fécond courant de pensée dont Pico veut se déprendre; tout en assumant la tradition, il lui fait subir une grande violence. Car pour l'auteur de l'Oratio, il ne suffit pas de rappeler que l'homme a une mission particulière, qu'il lui revient d'articuler le matériel au spirituel, qu'il peut s'unir au divin comme Dieu s'unit au monde créé; et il n'y a guère de pertinence à glorifier le corps de l'homme, à souligner sa double nature, à fonder son excellence sur sa qualité de microcosme ou de reflet de l'univers. Immortalité de l'âme, rationalité, ressemblance au Créateur, autant de raisons invoquées à la gloire de l'être humain, mais dont on ne saurait se satisfaire. Ce qui importe au jeune Pico, ce n'est pas d'insérer l'homme - entendons l'homme générique, que le discours appelle Adam - dans un réseau de similitudes; c'est de repérer sa différence, et de l'affirmer radicale. Loin d'occuper un poste fixe au milieu de la chaîne des êtres, Adam reçoit le privilège d'être seulement ce qu'il devient, et de devenir ce qu'il se fait: dès lors, c'est moins une place hiérarchique que l'exercice d'une liberté qui garantit sa dignitas. Hors échelle, arraché à la structure scalaire chère aux penseurs du Moyen Age, il est promu «quatrième monde», à distinguer des trois premiers; et n'ayant pas de nature propre en tant qu'il est toutes les natures, il apparaît comme l'artisan de sa propre destinée. Par le plus fécond des paradoxes, c'est sur l'absence de nature humaine que se fonde l'humanisme mirandolien.
De là au moins trois conséquences: 1° Adam est bien plus que l'«oeil du monde», installé par Dieu le Père en position de spectateur. Faber sui, il lui faut jouer un rôle actif, en transformant le monde et soi-même; car c'est faute de nature propre qu'il doit prendre en charge toute la nature. En ce sens, la dignitas suppose une théorie de la connaissance, que l'Heptaplus précisera (à partir de cette idée fondamentale: «l'âme se connaît elle-même et en se connaissant elle-même connaît, en quelque façon, toutes choses»). 2° Participant de toutes choses, l'homme est bien mieux que le médiateur par excellence; car c'est en lui que le monde atteint son point ultime de perfection; et c'est au Christ, nouvel Adam, qu'il reviendra, dans l'Heptaplus, de parachever la Création. 3° Dans le magnum miraculum humain, le plus admirable est assurément sa liberté - que les Disputationes souligneront, contre les prétentions des astrologues. Indéterminé, Adam reste ouvert à tout le possible; poète de lui-même, il s'auto-crée. Telle est la dignitas de l'homme qu'elle le rend supérieur aux anges.

Yves Hersant

De la dignité de l'homme


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