éditions de l'éclat, philosophie

DIEGO MARCONI
LA PHILOSOPHIE DU LANGAGE AU VINGTIÈME SIÈCLE

Table du livre La philosophie du langage au vingtième siècle


 

8. Prédicats et concepts

 

Dans l'essai Fonction et concept, Frege essaye d'éclaircir la notion mathématique de fonction, et montre qu'elle est d'une application plus générale que ne l'admettent ordinairement les mathématiciens. On dit habituellement que

(6) 2 · x3 + x

est «fonction de x», ou que

(7) 2 · 23 + 2

est «fonction de 2». Mais l'expression (7) ne désigne nullement une fonction: elle est un symbole complexe qui dénote un nombre (le nombre 18). Si (7) était l'expression d'une fonction, les fonctions ne seraient rien d'autre que des nombres. Du reste, (6) désigne également un nombre, fût-ce de manière indéterminée: (6) désigne la valeur de la fonction pour l'argument x. L'«essence» de la fonction est dans la forme commune à (6) et (7) (et à un nombre infini d'autres expressions: 2 · 13 + 1, 2 · 33 + 3, etc.) que nous pourrions représenter par

(8) 2 · ()3 + ()

Comme on le voit en (8), une fonction est essentiellement incomplète ; ce que l'on obtient en complétant la fonction est sa valeur pour un argument déterminé. Nous appelons parcours de valeurs d'une fonction l'ensemble de ses valeurs pour ses arguments. Dans le cas de (8), le parcours des valeurs est {3, 18, 57, ...}. Deux fonctions distinctes comme x2 – 4x et x(x – 4) peuvent avoir le même parcours de valeurs (1891: 90).

Les fonctions n'ont pas toutes pour valeur des nombres: il y a des fonctions dont la valeur est une valeur de vérité (le Vrai ou le Faux). C'est le cas, par exemple pour la fonction x2 = 1: sa valeur pour x = –1 est le Vrai, pour x = 0 est le Faux, etc. On peut exprimer cela en disant que «– 1 a la propriété d'avoir 1 comme sa valeur au carré» ou encore que «– 1 relève du concept racine carrée de 1». «Nous voyons ainsi – dit Frege – à quel point ce qu'en logique nous nommons ‘concept' est intimement lié à ce que nous appelons ‘fonction'. Et on pourrait même dire qu'un concept est une fonction dont la valeur est toujours une valeur de vérité» (1891: 99, c'est Frege qui souligne).

Le concept – qui est une fonction, et donc quelque chose d'incomplet, ou comme dit Frege de non saturé – ne doit pas être confondu avec son extension, qui est le parcours des valeurs de la fonction, à savoir un objet du type {Vrai, Faux, Faux, Vrai,...}, et donc quelque chose de complet.

Le langage naturel est capable lui aussi d'exprimer des fonctions. Par exemple, on peut considérer que l'expression ‘la capitale de __' désigne une fonction, qui fait correspondre à chaque pays sa capitale (son parcours de valeurs est l'ensemble des capitales). Et le langage naturel est en particulier capable d'exprimer des concepts, c'est-à-dire des fonctions dont la valeur est une valeur de vérité. Par exemple, l'expression ‘__ est la capitale de la France' dénote une fonction qui assume la valeur Vrai pour l'argument Paris, et Faux pour tous les autres arguments. De la même manière, ‘__ est un homme' dénote une fonction qui assume la valeur Vrai si l'argument est un homme et Faux dans tous les autres cas (par exemple la valeur Vrai, si elle est appliquée à Frege, et la valeur Faux si elle est appliquée à Paris).

Les expressions telles que ‘__ est un homme' sont appelées normalement des prédicats. Les prédicats sont donc des expressions linguistiques qui dénotent un type particulier de fonctions: des fonctions dont les valeurs sont des valeurs de vérité, c'est-à-dire des concepts.

Sur cette base, Frege analyse les énoncés simples, que Wittgenstein et Russell nommeront, par la suite, ‘atomiques': des énoncés tels que ‘Socrate est un homme'. Pour Frege également, comme pour l'analyse traditionnelle, cet énoncé est constitué de deux «segments»: ‘Socrate' et ‘__ est un homme'. ‘Socrate' est un nom propre et a – comme nous le savons – un sens et une dénotation. Le prédicat ‘__ est un homme' dénote le concept homme, c'est-à-dire une fonction qui assigne à un argument le Vrai si l'argument est un homme, et le Faux dans tous les autres cas. Il y a donc une certaine asymétrie entre le traitement du sujet et le traitement du prédicat: ‘Socrate' dénote directement un objet (à savoir Socrate), tandis que ‘__ est un homme' dénote un concept, qui, à son tour, a une certaine extension. Comme on le verra (§ 14), dans les années quarante, cette analyse sera fortement simplifiée, et l'on dira que les prédicats dénotent simplement des classes (‘__ est un homme' dénote la classe des hommes). Mais pour Frege, il est crucial qu'il n'en soit pas ainsi: les prédicats doivent dénoter des fonctions, c'est-à-dire des entités non saturées. Ce n'est que de cette manière que l'on peut expliquer le «lien propositionnel», ce qui «maintient» une proposition: une proposition s'obtient en «saturant» un concept avec un objet. Le concept a ce qu'on appellerait des «valences libres»: ces valences sont saturées par les objets. Si nous disions que le prédicat ‘__ est un homme' ne dénote pas un concept, mais directement la classe des hommes, nous ne serions plus en mesure, dit Frege, d'expliquer le lien propositionnel. Une classe est un objet comme un autre, elle n'est nullement incomplète. C'est pourquoi l'analyse «asymétrique» est la seule correcte: elle est la seule qui puisse rendre compte de l'unité de la proposition.

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