éditions de l'éclat, philosophie

CHRISTIAN MARAZZI
LA PLACE DES CHAUSSETTES


 


I. Repartir du travail



 





I REPARTIR
DU TRAVAIL


1. La production allégée

2. Les origines japonaises
du post-fordisme


3. Innovation
et forme politique


4. «Machines linguistiques»

5. Le langage comme «technologie politique»

6. Le court-circuit

7. Regain
de servilité


8. Le nouveau cycle économique

Avant-propos

Dire que le langage est «la clef de la politique» pour expliquer les tremblements de terre politico-institutionnels qui traversent notre époque, revient à exprimer une évidence. Il est moins évident de situer la transformation politique de notre environnement dans les nouvelles méthodes de production, dans les technologies qui sont en train de restructurer l'univers de la production des biens et des services, dans les rapports de travail qui structurent notre quotidienneté. L'entrée de la communication, et donc du langage, dans la sphère de la production est en fait la véritable origine du changement d'époque qui, qu'on le veuille ou non, caractérise notre présent. Le «changement de paradigme», la transition du fordisme au post-fordisme, de la production-consommation de masse aux systèmes de production et de distribution flexibles en «flux-tendus» («juste-à-temps») dont il sera question dans ces pages, contraint l'analyse à se mouvoir au-delà des divisions disciplinaires et des spécialisations, au-delà de la division du savoir qui a caractérisé la dernière décennie. L'enjeu, c'est la compréhension du temps dans lequel nous vivons, «il en va de notre façon d'être au monde».
La première partie de ce livre est une «entrée en matière» sur les multiples aspects qui concourent à définir le post-fordisme, le modèle de société qui est en train de prendre forme dans le sillage de la diffusion des techniques et des technologies de communication, la «société de l'information». Dans la deuxième partie sont analysés les effets disruptifs de la crise socio-économique et les espaces conflictuels qu'elle est en train d'ouvrir. Dans la troisième partie, sont avancées des hypothèses relatives à la redéfinition du rapport entre l'État et le Marché dans l'ère de la mondialisation de l'économie.

Une certaine urgence politique, reflet d'une inquiétude existentielle, est à l'origine de cet ouvrage. Le temps de la transition est, en fait, un «temps tragique»: du nouveau, on entrevoit les contours, de l'ancien on subit les limites. Entre ces deux extrêmes, on avance à tâtons, et là où on se sent seul, privé de catégories et d'instruments d'analyse pour comprendre où on est en train d'aller vraiment, réémergent des visages, des images et des affects pour animer sa recherche et sa lutte.

Ce livre est dédié à Giovanna, ma soeur.





Repartir du Travail



1. La production allégée.


La superposition de la récession économique à la crise-transformation des modes de produire et de consommer, de vivre et de communiquer à l'intérieur de la société rend difficile l'analyse du «changement d'époque» que nous sommes en train de vivre. Lorsqu'on entend dire que la machine économique est finalement en train de sortir de la crise, après deux ou trois années de récession, parce que l'emploi a recommencé à croître, il faut faire attention à ne pas faire de confusion. On parle de l'apparition de nouveaux postes de travail, de la reprise dans le secteur du bâtiment et des travaux publics, ou de la relance de la consommation et des exportations, mais pas de la modification de la nature du travail et des droits sociaux intervenue avant, pendant et après la récession.
La récession est une phase du cycle économique, du mouvement oscillatoire ou «palindromique» qui, se déplaçant entre deux limites indépassables, se perpétue en se retournant dans la direction opposée, qui avance pour reculer à nouveau. «Par mouvement cyclique, nous voulons dire, par exemple, qu'avec la progression du système dans le sens ascendant, les forces qui le poussent vers le haut acquièrent, dès le début, une intensité et se cumulent entre elles, mais après baissent graduellement d'intensité, jusqu'à ce qu'à un certain point elles tendent à être substituées par des forces opérant en sens contraire.» Ainsi John Maynard Keynes définissait la rationalité du cycle économique et ajoutait: «Nous estimons aussi que ce cycle comporte une certaine mesure vérifiable dans sa périodicité et dans la durée de ses mouvements ascendant et descendant.»
Durant les années 80 et au début des années 90, on a pu constater une modification de la mesure de la périodicité et de la durée du cycle économique. En fait, si durant toute la période de l'après-guerre, la durée moyenne du cycle était de 5 ans, à partir de la récession internationale de 1980-81, 10 ans se sont passés avant l'explosion de la récession suivante. Non seulement l'écart entre deux récessions s'est allongé (de 5 à 10 ans), mais la durée même de la récession semble décidément plus longue que celle des précédentes. Après trois ans de récession et malgré des signes de reprise économique, il règne encore beaucoup de confusion chez les économistes à propos de la sortie de la récession. On parle de reprise «timide», «anémique», les autorités monétaires anticipent des poussées inflationnistes invisibles, au moins dans le court terme, les nouveaux emplois ne compensent pas ceux qui ont disparu durant la récession et ils sont plutôt de qualité douteuse.
Ces changements du cycle économique, de sa durée et de la combinaison des facteurs sur la base desquels emploi, revenu, inflation et taux d'intérêts interagissent, sont le signal d'une transformation beaucoup plus profonde, que nous appelons crise-transformation de la société. En d'autres termes, le cycle économique s'est modifié parce que les économies avancées sont traversées de forces restructurantes qui «travaillent» au-delà de la rationalité du cycle lui-même. Pour comprendre la dynamique et la forme du nouveau cycle économique, pour pouvoir anticiper les mouvements, il est nécessaire de partir de ces modifications souterraines.
Nous savons que, derrière les licenciements sans précédent de ces dernières années qui ont révélé le phénomène du chômage de masse dans la plupart des nations européennes1,il y a l'objectif de rendre flexibles les entreprises privées et publiques, c'est-à-dire de réduire les coûts du travail, considérés comme excessifs dans un contexte économique toujours plus global et mondialisé, toujours plus soumis aux pressions de la concurrence internationale. On parle à ce propos de «production allégée» (lean production). Nous savons que, pour réduire le poids des charges sociales, considérées comme responsables du coût excessif du travail, beaucoup d'entreprises ont choisi la voix de l'externalisation de segments entiers de productions, ce qu'on appelle la sous-traitance, à savoir le recours à des fournisseurs, consultants, anciens salariés se transformant en «travailleurs indépendants», pour augmenter la productivité et l'efficience des grandes entreprises.
Cela signifie un changement radical de la structure de l'organisation de l'entreprise. Cela signifie que la grande entreprise, l'établissement public, le grand hôpital, la grande université ne seront plus l'unique employeur d'un grand nombre de personnes. C'est tellement vrai que, pendant que les grandes entreprises licencient, les petites et les moyennes entreprises, qui travaillent pour le compte des grandes entreprises, se révèlent les seules capables de créer de l'emploi, bien que souvent précaire. De plus en plus, les grands employeurs seront ceux dont le travail est directement lié aux résultats, pendant que le reste sera sous-traité à l'extérieur2.
Production allégée, donc, et externalisation des coûts sociaux par la sous-traitance, comme, par exemple, le recours à des entreprises privées pour le nettoyage dans les hôpitaux et les administrations publiques. Mais il y a plus. Les entreprises sont en train de s'organiser avec des techniques et des technologies nouvelles pour répondre dans des temps très brefs aux oscillations de la demande, aux demandes des consommateurs-clients, aux variations de leurs goûts. On parle de production en «flux tendus» («juste à temps»), forme de production qui, pour éviter d'accumuler des stocks excessifs (donc des marchandises invendues, destinées à se déprécier dans le temps), organise le travail interne de la façon la plus flexible possible.
C'est sûrement l'aspect le plus apparent de la différence entre le mode de production émergent et celui de la période passée, qui a suivi la seconde guerre mondiale, surnommée «fordiste», du nom d'Henri Ford, l'industriel américain qui au début du siècle organisa le travail sur la chaîne de montage dans son entreprise d'automobiles. Si dans le fordisme, temps et modes de production étaient fortement programmés, dans la période post-fordiste dans laquelle nous vivons, tout est beaucoup moins programmable et il est de plus en plus nécessaire de se fier aux occasions qu'offre le marché et qu'il ne faut pas laisser passer parce que, dans une période de forte concurrence et de saturation des marchés, chaque variation minime de la demande peut être fatale ou salvatrice pour l'entreprise et pour la poursuite de sa production.
Le passage du fordisme au post-fordisme, d'une production programmable à une production toujours plus dépendante des aléas du marché, doit être analysé avec une certaine attention. C'est dans ce passage que les transformations les plus importantes voient le jour.
De toutes celles mise en évidence ces dernières années pour expliquer ce qui distingue la «production flexible», le juste à temps, du mode de production fordiste, la caractéristique qui apparaît la plus efficace pour l'étude de la transformation socio-économique et politique est celle qui place au centre de l'innovation technologico-productrice le rôle de la communication. On peut dire qu'avec la production flexible, la communication, le flux d'information, entrent directement dans le processus productif. Communication et production se superposent dans le nouveau mode de produire, alors que dans le fordisme la communication était juxtaposée au processus productif.
L'entrée en production de la communication n'a rien de mystérieux: elle est déterminée par le fait que, confrontée à un marché saturé à cause d'un pouvoir d'achat réduit et, donc, de la capacité limitée de consommation-absorption du marché lui-même, la production doit s'adapter, elle doit se structurer de manière à pouvoir augmenter le rendement (la productivité) sans augmenter excessivement la quantité. Les gains de productivité ne s'effectuant plus avec les «économies d'échelles» qui, dans le fordisme, étaient obtenues en augmentant la quantité des biens produits (réduisant de la sorte le prix unitaire de ceux-ci), mais avec la production de petites quantités de nombreux modèles de produits, avec la réduction à zéro des défauts et la rapidité de réponse aux oscillations du marché.
L'entreprise devient nécessairement «minimaliste», dans le sens où tout ce qui excède la capacité d'absorption du marché doit être éliminé. On parle aussi de stock-zéro parce que dès que l'on observe une augmentation du stock de marchandises invendues, il faut intervenir pour éliminer les causes de cette accumulation d'excédents. Les causes peuvent être un excédent de force de travail ou de moyens de production, ou les deux en même temps. Assouplir le processus de production, éliminer tout ce qui est redondant par rapport à la demande, signifie en somme éliminer «la graisse» accumulée tout au long du processus de production et de travail.
On comprend comment la communication, et son organisation productive en tant que flux d'informations, est en train de devenir très importante, comme l'énergie électrique à l'époque de la production mécanique. De fait, la communication lubrifie l'ensemble du processus productif du point de distribution-vente des marchandises au point de production et retour. C'est la communication qui permet de réaliser le renversement du rapport entre production et consommation, offre et demande, et c'est toujours la communication d'informations qui exige de structurer le processus productif de la façon la plus flexible possible, cassant toutes les rigidités connexes à la manière de travailler des salariés.
Du point de vue de la distribution, de sa fonction stratégique dans la régulation du cycle productif, l'introduction des lecteurs optiques aux caisses des supermarchés pour lire les informations contenues dans les codes-barres qui apparaissent sur tous les produits, représente un exemple de renversement du rapport entre offre et demande, production et consommation3. Les lecteurs optiques sont de formidables collecteurs d'informations de toutes les données relatives aux ventes au détail: les quantités de biens demandées, la période de vente (jusqu'aux heures de la journée), la forte ou faible consommation, «la rentabilité directe du produit» (comme l'espace d'exposition occupé, le type de confection, de couleur, etc.). Dans le même sens, la possibilité croissante de payer à la caisse avec des cartes de crédit fait du moment de la distribution, de la vente, un lieu de récolte de données informatives, relatives aux consommateurs qui permet de personnaliser la consommation de masse des biens et services4.
Les technologies informatiques appliquées à la sphère de la distribution ont déplacé le pouvoir des grandes entreprises de production vers les chaînes de distribution, en vertu de leur position stratégique dans le recueil des informations qui permettent de contrôler non seulement la promotion d'un produit, mais aussi son «cycle de vie». Ayant acquis le contrôle des principaux flux de données qui proviennent de la clientèle, les détaillants se trouvent en position de pouvoir déterminer les temps et les quantités de production des produits eux-mêmes. Dans ce nouveau système post-fordiste, les ventes effectives «commandent» directement les approvisionnements, et par conséquent, la production même des marchandises.
Du point de vue de la production, la communication est à l'origine de changements dans l'organisation du travail spectaculaires par rapport au précédent modèle fordiste5. L'expression quasi emblématique de cette orientation est le Kan-Ban.Il s'agit un système de fiches apposées sur les chariots, qui remplissent la double fonction de modules de rangement et de notification de consigne. Le Kan-Ban est un mécanisme qui coordonne les opérations des différentes positions de travail grâce aux flux d'informations qui se meuvent horizontalement, en avant et en arrière, sans avoir besoin de recourir à une programmation centrale.
Dans le mode de production fordiste le programme journalier, mensuel ou annuel, était déterminé dans des bureaux de programmation séparés des lieux d'exécution, et le flux procédait par poussées des premières phases productives aux dernières. Dans le nouveau système, le programme est au contraire donné dans la phase finale, à partir des demandes constatées sur le marché, et, en remontant de cette phase vers l'amont, les communications sur les quantités de pièces à produire «tirent» le flux de production.
Communication et production ne font qu'un, elles se superposent dans le nouveau mode de production. Alors que dans le système fordiste, la production excluait la communication, la chaîne de montage muette exécutant mécaniquement les instructions préparées dans les bureaux des «cols-blancs», dans le système de production post-fordiste, on est en présence d'une chaîne de production «parlante», communicante, et les technologies utilisées dans ce système peuvent être considérées comme de véritables «machines linguistiques» ayant pour but principal de rendre fluide et d'accélérer la circulation d'informations.
Dans le système fordiste, lorsque la communication entrait directement en production, elle désorganisait, déstabilisait, voire bloquait la production. Ou on travaillait silencieusement ou, si on communiquait, on suspendait l'activité productive. Dans le système post-fordiste, à l'inverse, l'inclusion de la communication a une valeur directement productive6.
Le processus de travail ne peut qu'être fortement conditionné par cette entrée en production de la communication. Il doit être le plus flexible possible, structuré selon des modules de travail rapides, mais par dessus tout il exige une force de travail hautement polyvalente, capable de se déplacer d'une machine vers une autre, d'un atelier à l'autre, sans problème. Le lieu de production doit assurer le maximum de visibilité (le «travail en vitrine») afin que chaque élément, subjectif ou objectif, du flux productif puisse éviter les incidents et que toutes les informations qui circulent puissent être captées au moment opportun.
La différence qualitative par rapport au mode de travailler fordiste, est remarquable. Sous le fordisme, selon les préceptes de l'ingénieur Taylor, il fallait une force de travail spécialisée et parcellisée afin d'exécuter le même mouvement toute la journée, dans le post-fordisme le type de force de travail «idéale» est celle qui possède un haut niveau d'adaptabilité aux changements de rythme et de lieu, une force de travail polyvalente qui sache «lire» le flux d'informations, qui sache «travailler en communiquant». Par rapport au type de travail fordiste, le post-fordisme comporte une re-association des fonctions, auparavant rigidement distinctes, une «reconfiguration» en la personne de l'ouvrier d'une série de séquences productives d'exécution, de programmation, de contrôle de qualité, ce que les Américains appelle le reengineering.
La description des modèles d'organisation des entreprises post-fordistes ne doit cependant pas être trop développée. Il existe en fait divers modèles et aucun n'a encore réussi à s'imposer universellement7.Il est décisif de comprendre qu'à la base de la transformation radicale du mode de production post-fordiste se trouve la superposition de la production et de la communication, de «l'agir instrumental» et «l'agir communicationnel», pour utiliser des expressions qui proviennent de l'univers philosophique. L'entrée en production de la communication, le mode de production parlant, qui fait usage de machines linguistiques pour lesquelles comptent beaucoup plus le programme de recueil des données (le software) que la configuration physique de la machine, le capital fixe (le hardware), est la conséquence historique de la crise du rapport classique entre sphère de la production et sphère de la distribution.
A partir du moment où le marché est saturé, soit parce que les produits de masse qui ont fait l'histoire du fordisme, comme l'automobile ou l'électroménager, sont désormais des produits mûrs dont la diffusion quantitative a atteint ses propres limites, soit parce que le pouvoir d'achat moyen de la population consommatrice est stable ou régresse, il est inévitable que les processus productifs soient révolutionnés. Il n'est en effet plus possible de produire de grandes séries de produits hautement standardisés, il n'est plus possible d'accumuler des stocks en vue d'une consommation garantie et éventuellement non entièrement prévue (le «au cas où» du fordisme), il n'est plus possible de procéder par des économies d'échelle. Au contraire, il sera nécessaire de produire, en petites séries sans économies d'échelle et sans stocks excessifs, des produits différenciés et adaptés aux goûts variables des consommateurs, dont il faudra connaître tout ce qui est possible pour pouvoir mieux les atteindre, et ce, même s'il ne s'agit pas des modes optimaux pour réaliser des gains de productivité.





2. Les origines japonaises du post-fordisme.


Que le modèle de production et de distribution post-fordiste soit né au Japon dans les années 50 dans les usines Toyota (d'où le terme toyotisme souvent utilisé pour définir la production flexible) s'explique à partir des spécificités socio-économiques du Japon de cette période. L'étroitesse du marché rendait impossible l'adoption des techniques américaines déjà éprouvées de production à grande échelle qui présupposent une consommation de masse ou, pour le moins, en expansion prévisible8. La diffusion graduelle du toyotisme du Japon vers les économies occidentales suit la crise de la production et de la consommation de masse commencée avec la récession de 1974-75 (premier choc pétrolier, origine des premières politiques d'austérité) et se poursuit avec les politiques néo-libérales des années 80.
Mais la seconde raison qui explique la naissance au Japon du post-fordisme n'est qu'en partie propre à l'économie japonaise de cette période.À l'origine de la révolution du mode de travailler dans les usines Toyota se trouvent une crise financière (1949), une grève (1950) et la guerre de Corée (1950-1953). La crise financière de Toyota en 1949 est la conséquence de la politique d'austérité conduite par le gouvernement japonais dans le courant de 1948, qui a provoqué une baisse de la demande et, par conséquent, une crise de débouchés pour les produits Toyota. À son tour, la crise financière de l'entreprise l'a contrainte à se mettre sous le contrôle d'un groupe bancaire qui a imposé à Toyota de réduire drastiquement les effectifs et d'adapter la quantité d'automobiles produites à celle effectivement vendue.
La grève de 1950 et celles de 1952-53 ont représenté l'ultime tentative de résistance d'une classe ouvrière organisée en syndicats de branches et la défaite ouvrière a sanctionné le passage d'un syndicat de branche au syndicat d'entreprise, au syndicat interne. La crise irréversible du syndicalisme de branche signifie la destruction de la classe ouvrière jusqu'alors organisée en syndicats sectoriels, ou inter-entreprises, pour résister à la rationalisation de la production et aux baisses de salaires. Cette destruction de la classe ouvrière était nécessaire pour introduire les nouvelles méthodes de production de l'ingénieur Ohno, l'homologue japonais de Taylor, qui a conçu les techniques de la production flexible. Dans ce but, il était urgent de forger une classe ouvrière fortement imprégnée de l'esprit d'entreprise, fidèle à ses objectifs, capable de s'adapter à ses impératifs, prête à se lier à vie au destin de l'entreprise, spécialement lorsqu'avec la guerre de Corée, Toyota se trouva dans la situation paradoxale de devoir répondre aux tonnes de commandes de véhicules de la part des États-Unis sans pouvoir augmenter les effectifs du personnel.
Les caractères de cette séquence historique expliquent la diffusion ultérieure du toyotisme en Occident. Les politiques d'austérité néo-libérales des années 80 ont certainement réduit la capacité d'absorption du marché à cause de la réduction du salaire réel et de la compression des dépenses sociales de l'État. Mais le modèle fordiste en tant que «modèle culturel» était déjà entré en crise dans les pays occidentaux avec le cycle de luttes initiées en 1968, dont le coeur était la critique tous azimuts de l'exploitation du travail de masse accompagnée d'une forte demande de scolarisation comme alternative au «bagne» de l'usine.
Durant la crise socio-économique et politique des années 70 les modèles sociaux et culturels qui étaient à la base du fordisme disparaissent comme les modèles de production et d'organisation correspondants. La miniaturisation des entreprises, la «frugalité technologique» évoquée par les premiers mouvements écologistes (le «small is beautiful» de la seconde moitié des années 70), l'organisation d'un travail avec un plus haut niveau de contenu intellectuel, la «fuite» du travail salarié à vie, ont concouru progressivement à la constitution du nouveau paradigme productif, du nouveau modèle de développement.

3. Innovation et forme politique


La périodisation de la diffusion des techniques, des technologies et des modèles d'organisation d'entreprise, depuis toujours matière à recherche historique, trouve dans le passage du fordisme au post-fordisme une nouvelle inspiration. La thèse se confirme, selon laquelle la seule innovation technique, la seule invention comme «nouvelle fonction productive», ne suffisent pas par elles-mêmes à expliquer les transformations socio-économiques constitutives de la nouvelle époque. Aucune considération de caractère exclusivement technique ne pourrait expliquer comment il se fait que ce qui a été appliqué au Japon dans les années 50 a dû attendre presque trois décennies pour se diffuser en Occident.
Les précédents historiques sont nombreux9. L'exemple de la moissonneuse mécanique est un classique: son invention remonte à 1780, mais sa généralisation ne se fit que quatre vingt années plus tard, après la guerre de Sécession aux États-Unis, à cause de l'imprévisible et grave carence de main d'oeuvre agricole. Il fallut la mutation traumatisante du mode de vie, liée au système de relations sociales causé par la guerre, pour faire décoller un processus d'innovation agricole qui, en l'espace de trois décennies, devait bouleverser radicalement les structures de la plus ancienne activité productive socialisée. La moisson, employant de grandes quantités de main d'oeuvre, n'était pas seulement une activité productive nécessaire dans une économie fondée principalement sur la production de biens de subsistance, mais constituait aussi un mode de vie traditionnel, un système de relations sociales et de pouvoir, qui ne pouvait être facilement changé sans donner lieu à des déséquilibres sociaux et à des phénomènes d'instabilité politique.
Il a fallu, pour ainsi dire, un choc «externe», une guerre ou une crise sociale, pour créer les conditions de l'application de systèmes de production et de consommation qui ne pouvaient être appliqués ni dans les périodes de «normalité», ni dans les périodes de routine au cours desquelles les compromis sociaux et politiques sont faciles à établir. Et, il ne fait pas de doute que dans les années 70, l'instabilité sociale, les crises dans les rapports Nord/Sud (prix des matières premières), la crise de l'éthique du travail fordiste, ont contribué à créer les conditions pour la généralisation d'un modèle d'organisation et de production né non seulement dans un autre pays, mais encore dans une entreprise particulière. Après tout, le fordisme lui-même est né dans les usines Ford, pour se répandre par la suite dans toutes les économies occidentales non sans de nombreuses difficultés et modifications notables par rapport au modèle original. Le passage du niveau de l'entreprise particulière innovante au système économique, le passage institutionnel du micro au macro, apparaît parfois paradoxal à la lumière de l'analyse historique. Ainsi, alors que le toyotisme, du point de vue des relations salariales, se rapproche du modèle paternaliste d'entreprise que Ford avait imaginé pour gérer son entreprise au début du siècle, le fordisme américain a évolué en opposition aux idées de Ford lui-même10. L'émergence progressive des conventions salariales collectives typiques du fordisme, en fait, a été le résultat de négociations et d'accords entre État, syndicats et branches d'industries et non celui de la diffusion mimétique aux autres entreprises du paternalisme salarial, pensé par Ford pour sa propre entreprise. Nul n'est prophète en son pays!
La transition du fordisme au post-fordisme met ainsi en lumière un autre aspect, non négligeable, de caractère politico-institutionnel. Les nouveaux «sauts» technologico-organisationnels ne sont pas simplement techniques, ils apparaissent être plutôt issus de vastes programmes de recherche scientifique orientée, à travers la transformation des instituts, des organes et des fonctions de la recherche et de la formation scolaire. Au centre de ces programmes se trouve le problème du contrôle politique des processus d'innovation qui brisent les «cercles sociaux», les routines, les centres de pouvoir qui se sont consolidés dans les périodes de normalité. Le génie de l'entrepreneur innovateur, de l'entrepreneur-leader, Ford ou Toyota par exemple, de l'entrepreneur type définit par l'économiste autrichien Joseph Schumpeter, ne suffit pas à donner le départ d'un processus de transformation complexe de la société. L'entrepreneur innovateur isolé ne voit pas les problèmes politiques dérivant du nouveau rapport qui se réalise, dans l'acte d'entreprendre, entre la science, la recherche et la régulation politico-institutionnelle de la société11. La figure de l'entrepreneur ne peut synthétiser en elle la recherche de l'innovation et la régulation des déséquilibres, des dis-harmonies qui naissent dans les processus de diffusion des nouvelles techniques d'organisation et de production dans le reste de la société.
Dans le passage au post-fordisme, le problème du rapport entre acte d'entreprendre et politique, entre sujet de l'innovation et sujet de la politique, se pose en termes tout à fait nouveaux. A l'époque fordiste la séparation entre innovation entrepreneuriale et gestion politique de ses effets sur les relations sociales venait du fait que les autres décisions du système étaient qualitativement différentes. D'un côté se trouvait la sphère économico-productive, avec ses restructurations et ses innovations, de l'autre la sphère politico-administrative avec ses problèmes de gestion, de médiation et de régulation des effets de ces processus restructurants. Il y avait un sujet qui décidait de l'innovation et un sujet qui devait en comprendre les effets ; il y avait une instance qui devait soutenir le processus innovateur et une autre qui devait répondre de ses conséquences sur le plan de la composition sociale, de l'ordre institutionnel ou de l'équilibre économique complexe; il y avait un langage de l'entrepreneur innovateur, et un langage de l'administration économique et de l'Administration politico-bureaucratique d'État.
Avec l'entrée de la communication dans la sphère directement productive cette séparation des sphères entrepreneuriale et politico-administrative est plus ou moins dépassée, donnant naissance au problème, actuellement non résolu, de la transformation de la forme politico-institutionnelle du gouvernement en régime post-fordiste. C'est une question ouverte, très complexe, qui découle directement de la transformation du mode de production.

 

4. «Machines linguistiques»


Lorsqu'on dit qu'avec le post-fordisme la communication entre en production et devient un facteur directement productif, on remet en cause le langage qui, par sa vocation, est à la base de l'acte de communiquer. La coïncidence entre l'acte de produire et celui de communiquer dans le nouveau paradigme productif, ouvre un éventail de problèmes d'analyse du langage fascinant par son extrême complexité et sa densité. Il ne sera donc pas possible, dans les limites de cette réflexion, de reprendre les multiples questions posées par l'entrée en production de la communication. Nous pouvons seulement isoler quelques rapports et quelques corrélations, entre le «mode de production au moyen de la communication» et ses possibles répercussions politiques.
Définissons d'abord le problème. La séparation fordiste entre univers économique de l'entreprise et système politique, institutionnel et administratif, entre sujet entrepreneur et sujet politique, entre innovation et exécution, a toujours eu un caractère pragmatique.Elle servait à mieux définir les champs d'action des sujets, elle désignait ceux qui agissent dans le monde économique et ceux qui «font de la politique».
Entre ces deux «sphères» il y a toujours eu un rapport de fonctionnalité réciproque: l'agir instrumental de l'entrepreneur ne pouvait se passer de l'agir du politique. A l'intérieur de l'entreprise, le travail d'exécution de l'ouvrier à la chaîne de montage ne peut se passer de la programmation des techniciens, des «cols blancs», et vice-versa. On a toujours demandé aux ouvriers, dans le cours de l'histoire industrielle, de formuler des conseils aux techniciens pour améliorer le processus productif, pour introduire des modifications dans les machines ou dans l'organisation des procédures de travail. Mais - et tout le problème est là - les suggestions ouvrières devaient être déposées dans «la boîte à idées» apposée au mur de l'atelier, comme s'il s'agissait d'une information secrète ou privée de l'ouvrier individuel au bureau d'études.
Cette séparation fonctionnelle a un caractère historique; elle s'est modifiée dans le temps, et elle est à l'origine des transformations du mode de gouverner, précisément parce qu'elle a à faire face à des logiques et des langages divers. André Gorz, au début de son étude sur les «métaphores du travail», cite à bon droit Max Weber décrivant la transition du mode de produire préindustriel au mode industriel12.
Avant le capitalisme industriel, la véritable sphère de production était principalement de type domestique, la sphère familiale privée coïncidait avec la sphère du travail artisanal, et en définissait les temps et les modes d'exécution. L'industriel qui utilisait les ouvriers à domicile leur laissait une ample autonomie d'organisation, quant au nombre d'heures de travail et aux rapports intra-familliaux nécessaires pour achever la production. L'entrepreneur ne se montrait que lorsque la production était terminée.
Cette forme d'organisation capitaliste, enracinée dans la tradition, avait sa rationalité incontestable. Tout y était traditionnel: le mode de vie, les taux de profits, la quantité de travail fourni, la gestion de l'entreprise et les rapports entre entrepreneurs et ouvriers. Tout ce qui concernait traditionnellement les affaires, se soumettait à «l'esprit», à l'éthique de ce type d'entrepreneur préindustriel.
A partir du moment où l'entrepreneur décide d'augmenter ses affaires au-delà des niveaux traditionnels, explique Max Weber, il doit bouleverser la forme de son organisation productive et organiser l'usine fermée, embaucher les ouvriers qui auparavant travaillaient à domicile, pour les utiliser selon une logique différente de la précédente. C'est la naissance du travail salarié et, avec lui, d'une nouvelle rationalité: la rationalité économique au sens strict. Weber va jusqu'à affirmer que la rationalité capitaliste naît d'un «élément d'irrationalité» parce que l'homo oeconomicus choisit à partir de cet instant d'exister en fonction de son travail, de son entreprise, «et non plus le contraire»! Cette rationalité économique s'est imposée par la suite comme unique rationalité, alors que Max Weber avait pu déduire de sa reconstruction de la transition de l'époque pré-industrielle à l'époque industrielle, qu'il pouvait exister une pluralité de rationalités. La vie peut donc être rationalisée selon des fins et des dimensions extrêmement différentes. Qu'il y ait une seule rationalité, la rationalité économique, dépend en dernière analyse de la manière dont la rationalité économique gouverne la société, c'est-à-dire de la manière dont elle s'impose à toutes les autres rationalités, à tous les autres modes de vie possibles. Cela dépend de la forme politique la mieux organisée pour représenter fonctionnellement cette rationalité.
L'interaction entre travail industriel et forme politique à la base du capitalisme industriel a été examinée avec précision par Hegel au début du dix-neuvième siècle13. Hegel établit une séquence logique entre Travail et Gouvernement: avant tout il y a le travail, l'agir instrumental, l'activité finalisée des agents économiques particuliers, à la base de laquelle se trouve le rapport instrumental entre l'individu et l'objet de son besoin. L'univers du travail est un ensemble hétérogène de personnes dédiées au travail, dans lequel chacune est occupée « à combattre» la nature, à l'instrumentaliser pour satisfaire ses propres besoins individuels. Dans cet univers du travail, où une multitude d'hommes «agissent selon leur propre fin» selon la logique de la division-spécialisation du travail, l'activité est muette, silencieuse. Agir selon sa propre fin signifie faire fonctionner mécaniquement l'outil, la machine, pour atteindre le but fixé d'avance. La communication est de type monologique: elle va dans une seule direction, du projet (ou but fixé) au résultat final, le produit. Entre le projet et sa réalisation il y a l'exécution, et il s'agit d'une exécution mécanique (silencieuse) dans laquelle «la fin justifie les moyens».
Pour cette raison Hegel situe la véritable communication à l'extérieur du processus directement productif; il établit donc une différence logique entre agir instrumental et agir communicationnel. La communication, la «trame dialogique» entre les consciences qui est à la base de «l'esprit d'un peuple», la réflexion collective entre sujets occupés à diverses activités, tout cela définit le système, le cadre dans lequel la société construit les rapports sociaux et redistributifs, les rapports juridiques et institutionnels. A son tour, le système social et politique, construit sur la base de l'agir communicationnel entre sujets économiques individuels, rétro-agit sur chacun d'eux ou, si l'on veut, les ré-organise. Ainsi le travail a «produit» sa société, ses institutions, son Gouvernement «au moyen de la communication», et ce Gouvernement re-produit les sujets économiques en édictant des règles de comportement, des lois, des normes, des interdictions, des objectifs collectifs, des dispositifs de redistribution.
Etant donné que le post-fordisme, à la différence de ce qui vient d'être décrit, ne sépare plus la production de la communication, mais fait de leur coïncidence le levier principal du développement économique, la première chose à vérifier est de quel type de communication, ou mieux, de quel type de langage nous parlons.
Il s'agit du langage qui produit de l'organisation à l'intérieur de la sphère productive, à l'intérieur de l'entreprise. Pour mieux lier la production aux oscillations du marché, le processus de travail est structuré de manière à fluidifier au maximum la circulation des informations grâce auxquelles il peut répondre en temps réel aux demandes du marché. La communication des informations fait donc usage d'un langage rapide, fonctionnel et dans ce but, un langage logico-formel qui permet, au moment même où il transmet les informations, d'amorcer des tâches de travail essentielles pour atteindre le but.
Ce type de langage doit être le plus formel possible, il doit donc être un langage fait de symboles, signes, codes abstraits, conditions indispensables pour permettre à tous ceux qui collaborent à l'intérieur de l'entreprise de l'interpréter immédiatement, sans hésitation. Dans l'abstraction, dans l'artificialité du langage réside la possibilité pour une force de travail en continuel mouvement (et en continuelle rotation, spécialement dans le cadre désormais typique d'un marché du travail de plus en plus précarisé) de le comprendre et donc de l'utiliser pour répondre aux «ordres» que les informations communiquent.
Ce langage, outre le fait d'être de type formel (abstrait, artificiel, complètement symbolique), doit aussi être logique, parce que c'est en vertu de ses règles et de sa grammaire qu'on peut l'utiliser à l'intérieur de l'entreprise (ou, dans le système de «production en réseaux», de plusieurs entreprises), c'est-à-dire à l'intérieur d'une «communauté sociale» dans laquelle l'agir de l'un ne doit pas entraver celui des autres, et doit même le favoriser et le développer.
Le langage logico-formel est à la base de la «machine linguistique» que le mathématicien anglais Alan Turing théorisa en 1936 et qui est à l'origine des technologies informatiques actuelles14. La «machine de Turing» est une machine linguistique dont le coeur est constitué par l'organisation des règles et de la grammaire en vertu desquelles les symboles se meuvent sur une «chaîne de montage» magnétique, passant d'un état à l'autre, en avant et en arrière.
L'organisation linguistique du processus productif ne caractérise pas seulement la «machine de Turing» et les technologies informatiques qui en découlent. Les modèles d'organisation d'entreprise s'inspirent aussi des principes énoncés par le mathématicien Alan Turing: chercher à organiser l'entreprise comme si c'était une sorte de «banque de données» capable de s'auto-actionner grâce à une communication linguistique privée d'obstacle, la plus fluide possible, en «inter-faces»15.

 

5. Le langage comme «technologie politique».

On comprend pourquoi il est important désormais de se confronter à certaines théories politiques qui ont utilisé le langage et la communication pour définir le potentiel d'amélioration de la Démocratie, et notamment à la théorie de l'agir communicationnel de Jürgen Habermas16, dont le mérite principal consiste à avoir posé les grandes questions politiques de la démocratie et de la liberté sur le plan du langage.
Pour Habermas, «l'agir communicationnel», le pouvoir de recourir à la médiation linguistico-discursive, est ce qui assure la possibilité de justifier et de légitimer le Gouvernement de la société en termes d'intérêts et de besoins collectifs, d'intérêt général. C'est grâce au langage, selon la théorie de la «démocratie discursive», que l'on peut aller au-delà du fait pur et simple, au-delà de la norme nue et crue, au-delà de l'élément simplement technico-instrumental.
La médiation linguistique détermine la possibilité d'une recherche coopérative et consensuelle de la vérité. Le langage que nous utilisons contient, selon Habermas, une «rationalité substantielle», une rationalité commune à tous les êtres, que la communication a pour but de faire émerger pour organiser et améliorer la société.
Cette rationalité substantielle est similaire à l'activité productive des hommes particuliers dont Hegel parlait: elle pré-existerait à l'acte même de communiquer, elle appartiendrait au «monde vécu» de chaque individu et, comme le produit du travail chez Hegel, elle passerait de l'état privé à l'état social grâce à la communication linguistique. Le «monde vécu», privé, de chaque individu se socialise au moyen du langage, de la communication, du dialogue entre les individus. Et c'est ainsi que, grâce à la communication linguistique, les individus organisent le système social, politique et institutionnel sans lequel n'existerait que la «guerre de tous contre tous».
Il n'est pas possible de reprendre ici les grandes lignes des critiques de cette conception, développées au cours de ces vingt dernières années, que beaucoup considèrent excessivement formelle et «ingénument illuministe». L'analyse des problèmes politiques ouverts par le régime post-fordiste requiert toutefois de mentionner quelques questions que l'approche de Habermas pose, sans pour autant les résoudre.
L'emploi que fait Habermas de la théorie de la communication est certainement le fruit d'une intuition remarquable, compte tenu de l'époque où le philosophe commença à travailler à sa théorie, mais il est théoriquement insuffisant pour comprendre à la racine le temps présent. Dans un interview de 198317, Habermas disait que son «tournant linguistique» remontait au début des années 70, et donc au beau milieu des «années de plomb» et de l'irruption des idéologies néo-libérales, comme des mouvements écologistes. Pour éviter de tomber dans le post-moderne ou dans l'anti-moderne, de «devenir conservateurs durs ou jeunes-conservateurs sauvages», Habermas a travaillé pendant ces années à la recherche d'une autre voie, et la théorie de l'agir communicationnel semblait un bon «expédient» pour rester dans la modernité sans renoncer à porter à son terme la mission même de la modernité.
La théorie de Habermas trouve sa force dans son pragmatisme, dans le fait qu'elle définit la communication linguistique pour ce qu'elle est dans une communauté socio-politique donnée. Umberto Eco est arrivé au même résultat dans l'Introduction de son livre Les limites de l'interprétation, et exprime ainsi sa tentative de «pacification» des luttes dans le champ linguistique: «Je continue de penser qu'à l'intérieur des limites d'une certaine langue, il y a un sens littéral de la langue orale, qui est celui présenté au début des dictionnaires, ou bien celui que tout homme de la rue donnerait en premier si on lui demandait ce que signifie un certain mot. Je suppose donc que l'homme de la rue dirait d'abord qu'une figue est un type de fruit comme ceci et comme cela. Aucune théorie de la réception ne pourrait éviter cette restriction préliminaire. Tout acte de liberté de la part du locuteur ne peut venir qu'après et non avant l'application de cette restriction18
Même pour Habermas le langage communément utilisé dans les démocraties libérales est celui qui permet le mieux de communiquer entre sujets-citoyens différents. Les valeurs de la société libérale sont des valeurs partagées, dont l'interprétation ne repose pas nécessairement sur des significations objectives (vérifiables), mais plutôt sur des significations intersubjectives. Ce qui compte réellement c'est que l'on fasse usage de notions, de mots, de signes socialement partagés, et que les mots qui sont utilisés pour communiquer le soient par le fait que la communauté leur reconnaît la qualité d'être vrais. Dans ce «socialement partagé» réside le pragmatisme de la théorie de Habermas: des politiciens de différentes origines peuvent communiquer entre eux s'ils s'en tiennent à la signification «étymologique» des mots qu'ils utilisent, la signification que la tradition de la démocratie libérale a désormais consolidée. Toutefois si après avoir trouvé un accord politique, il y a d'autres manières d'interpréter les mots avec lesquels les lois ont été élaborées, alors les limites de cette nouvelle liberté seront inscrites dans les règles grammaticales utilisées pour construire le cadre même du «conflit démocratique».
Pourtant, à la lumière de tout ce que les années 90 sont en train de démontrer, l'insuffisance de la théorie d'Habermas est difficile à nier. C'est une insuffisance de fond, qui se situe dans la juxtaposition entre «monde vécu» et système social et institutionnel19. Le fait de disposer et d'utiliser le même langage ne donne en soi aucune garantie que le vécu intérieur passe complètement à travers le filtre de ce langage commun20. S'il est vrai que le langage n'est pas quelque chose d'inné comme, par exemple, l'ouïe, mais est une convention, une création arbitraire et artificielle décidée par les hommes et transmise de génération en génération, alors les nouveau-nés héritent d'un moyen de communication qui ne leur appartient pas naturellement, qui ne leur est pas connaturel, mais qui leur est imposé21.
L'apprentissage du langage pendant l'enfance comporte une violence originaire, parce qu'elle oblige à taire des vécus pour lesquels il n'existe pas de mots, à dire des contenus ne correspondant pas à l'expérience, à avoir des intentions qui ne sont pas les siennes. Si d'un côté le langage permet à l'homme d'«entrer dans l'histoire», de l'autre le langage reste un «filtre» à travers lequel le vécu de chaque homme ne réussit pas à passer tout entier. Ou, pour reprendre la définition de Hofmannsthal: «Les mots sont des prisons scellées du souffle divin, du Vrai.» Le langage est constitutivement disciplinaire, il impose des limites, des interdits, au «monde vécu». Umberto Galimberti a ainsi synthétisé la chose: «Le langage ne reproduit pas mais tord la vérité qui, pourtant, n'a pas d'autre moyen de s'énoncer hormis dans cette distorsion du langage22
Sur ce plan - à savoir le rôle du langage dans sa qualité de véhicule de socialisation - l'approche d'Habermas est déficiente parce qu'elle conduit à un volontarisme qui se retourne facilement en ingénuité politique. C'est une erreur de construire une théorie (quelque chose à valeur universelle) de l'agir communicationnel à partir du présupposé selon lequel la dimension discursive-communicative des rapports entre sujets est un fait objectif parce que «socialement partagé», une réalité donnée indépendamment de toute réflexion critique sur elle-même. C'est un présupposé qui ne peut valoir qu'à l'intérieur d'une communauté circonscrite et homogène, comme par exemple une communauté de professeurs d'université appartenant à la même discipline, ou encore une classe politique qui, avec le temps, a développé des habitudes de communication. Si elle prétend avoir une portée générale, représenter l'agir communicationnel de la société dans son ensemble, la théorie de Habermas n'est en réalité rien d'autre qu'une robinsonnade linguistique23. En effet si Robinson parle à Vendredi en anglais, il ne s'inquiète pas de savoir si son serviteur parlait une autre langue avant de rencontrer son patron.
La théorie de la démocratie discursive pose sans doute la question des règles nécessaires pour le Gouvernement de la démocratie, mais sans résoudre pour autant les conflits que le langage détermine inévitablement.
Critiquer la théorie de l'agir communicationnel ne signifie pas se mettre en dehors du monde de la politique «en se privant de la parole». Cela signifie seulement, mais ce «seulement» est crucial, affirmer qu'à l'intérieur de la médiation linguistique l'existence de chacun est toujours problématique, et c'est précisément ce caractère problématique qui modifie continuellement les présupposés. Pour Habermas ceux qui critiquent la dimension communicative de l'agir politique sont des «exhibitionnistes vides», des sceptiques inguérissables; cela est dû au fait qu'il arrête son analyse sur le seuil de l'agir productif, et se prive ainsi de la possibilité de comprendre les transformations politico-institutionnelles, les transformations des présupposés qui découlent des nouveaux modes de production.
Le mérite de la théorie de l'agir communicationnel de Habermas réside dans ses limites, qu'il n'aurait pas été possible de mettre en lumière sans sa proposition d'adhésion à la démocratie libérale et aux lois du marché après la chute du socialisme réel. D'autre part, à bien y regarder, ces limites constituent la ligne le long de laquelle on se déplace aujourd'hui dans le «ciel de la politique».

 

6. Le court-circuit.


L'irruption du langage dans la sphère productive représente vraiment un saut dans le mode de concevoir la science, la technique, le travail productif. On a beaucoup écrit à propos de la technicisation, de la mécanisation du monde, du fait qu'avec l'économie de marché l'unique rationalité concevable c'est la rationalité économique, pour laquelle n'existe qu'un seul mode d'agir, l'agir instrumental.
L'agir instrumental n'opère pas sur la base de valeurs partagées, mais à partir d'un calcul dont le principe se réduit à contrôler l'adéquation des moyens aux fins, un calcul rationnel. L'agir instrumental découle de la pensée calculatrice, de cette rationalité qui exclut les jugements de valeur et les relègue dans la sphère de la communication en tant que sphère séparée, littéralement sphère du «parlement», de la médiation discursive. Comme l'a écrit MacIntyre: «La raison est calculatrice. Elle peut établir des vérités de fait et des relations mathématiques mais rien de plus. Dans le champ de la pratique elle ne peut parler que de moyens. A propos des fins elle doit se taire24
Avec l'entrée en production de la communication, cette séparation, cette dichotomie entre sphère de l'agir instrumental et sphère de l'agir communicationnel est bouleversée, déséquilibrée. Le travail post-fordiste est un travail hautement communicationnel, il nécessite un haut niveau de compétence «linguistique» pour pouvoir être productif, il demande d'être capable de faire des actes symboliques de toutes natures (pas seulement informatiques, mais également purement sensoriels-intuitifs). Cela signifie que c'est dans le processus productif lui-même que s'établit cette capacité de généralisation, d'aller au-delà du fait, au-delà de l'acte instrumental-mécanique, que le langage confère.
L'entrée en production de la communication met donc en crise, ou du moins rend problématique la forme politique de démocratie héritée du fordisme. La superposition entre agir instrumental et agir communicationnel, la coïncidence de la production et de la communication, complexifient de fait le passage institutionnel des intérêts individuels aux intérêts collectifs. La représentation par les partis des intérêts catégoriels, de classe ou de strate, de groupe social ou ethnique, sur le plan de la médiation institutionnelle, semble d'emblée toujours plus difficile. Chacun a tendance à se représenter lui-même: l'apprentissage des techniques de communication à l'intérieur du processus de travail et de production, semble suffire pour sauvegarder ses propres intérêts. L'entrepreneur, lui-même et en tant que tel, se fait homme politique, sujet de Gouvernement, abolissant la séparation typique de la démocratie représentative entre sphère économique et sphère politique. Sa paradoxale «fiabilité», son «investiture» dérive du fait qu'il conjugue dans le même sujet l'agir instrumental et l'agir communicationnel. Il peut dire des mensonges (spécialement dans le domaine où une classe politique entière est poursuivie pénalement) parce que, d'un point de vue hobbesien, le mensonge fait partie de l'arsenal linguistico-communicationnel qu'il utilise pour produire des biens et des services, spécialement quand ces biens sont par définition des «biens représentatifs», des images du monde.
La crise de la cohésion sociale, la prolifération de formes d'auto-représentation politique (qui, paradoxalement, ne fait que révéler, dans l'augmentation quantitative des listes en présence lors des élections, le déficit qualitatif de représentation des partis politiques), trouvent leur origine dans le «tournant linguistique» qui a contaminé la sphère de la production après avoir été caractéristique du domaine artistique et culturel, des univers scientifiques et enfin, «avec Habermas», de la sphère politique.
La fonction désormais indispensable de la médiation linguistico-communicative dans chaque opération productive détermine le besoin absolu d'une solution politique, d'une forme de gouvernement de l'activité économique, mais les solutions politiques qu'on arrive à échafauder, vaille que vaille, semblent destinées à disparaître; elles ont une vie brève car elles sont limitées à l'agir instrumental d'un secteur d'activité ou d'un intérêt économique particuliers.
La difficulté de trouver, dans la période post-fordiste, un niveau de médiation supra-individuel, un plan sur lequel consolider des compromis et des consensus durables, découle du court-circuit entre agir instrumental et agir communicationnel.
Dans l'agir instrumental le rapport entre moyens et fins est de type mécanique: une fois fixé l'objectif que l'on désire atteindre, une fois décidé ce que l'on veut produire pour maximaliser ses propres intérêts, l'exécution du projet est univoque et unilatérale. La décision est rationnelle, dans le sens du calcul des avantages et des inconvénients, et bien que le calcul soit limité, il reste toujours un calcul. Tout le reste, les autres actions, les autres comportements, ne rentrent pas dans la décision, mais seulement dans l'imaginaire, dans l'irrationnel.
Par rapport à l'agir instrumental, l'agir communicationnel est tout sauf un agir rectiligne qui conjugue moyens et fins. La nature, Einstein en avait fait la remarque, n'est pas un texte univoque, comme l'avaient cru les scientifiques de la tradition newtonienne selon lesquels il suffisait de lire la nature, d'en scruter les lois internes, pour en dériver linéairement les lois scientifiques du monde physique. L'expérience de la recherche théorique a en fait démontré que la nature est plutôt un texte équivoque, qui peut être lu selon des modalités alternatives. Si, d'un côté, le monde interne et externe ne parle tout simplement pas, d'un autre côté, le fait que ce soit nous et nos langages qui le faisons parler a pour conséquence que des multiples visions du même monde se construisent, la pluralité des mondes correspondant théoriquement à la pluralité des sujets qui inventent ces mondes25.
L'usage instrumental de la communication fait donc embrayer agir instrumental et agir communicationnel, méthode linéaire et méthode pluridirectionnelle, l'Un et le multiple. Une fois fixé l'objectif productif que l'on désire atteindre, les routes peuvent se modifier de telle sorte qu'au terme du processus productif le résultat peut être notablement différent de celui projeté originairement. Ici se trouve, à la racine, la difficulté inhérente à la construction d'une forme de Gouvernement durable, qui fixe des règles et des normes (aussi fictives qu'on voudra, mais toujours des règles) pour la gestion consensuelle de la multiplicité des intérêts qui constellent la société.
Des certitudes de l'époque écoulée nous sommes passés aux questions, à un état permanent d'interrogation. Nous continuons à nous interroger parce que les réponses aux problèmes qui se posent de plus en plus sont multiples (ce qui en soi constitue un formidable enrichissement potentiel de la vie), mais ils sont toujours plus difficilement socialisables, convertibles l'un dans l'autre. Au faîte du développement de la «société de la communication» il y a la crise de la communication même.
Le passage du certain au provisoire, du programmable à l'occasionnel, est donc une crise structurelle destinée à durer longtemps encore. La restructuration post-fordiste a été contrainte «malgré elle» d'intérioriser la communication. Le danger est de ne pas voir l'origine précise de la crise de la démocratie représentative héritée du fordisme. Le danger est de ne pas vouloir redéfinir sur cette base les catégories de la politique, de ne pas vouloir traverser cette crise en renouvelant les instruments d'analyses, les modes de penser, les formes organisationnelles de la démocratie représentative dans lesquelles nous avons grandi.
Le Poète, littéralement «celui qui fait», qui travaille avec les mots, l'avait compris il y a longtemps. En commentant Hölderlin, dont la poésie «est pour nous un destin», Heidegger a écrit: «Le langage, champ de la plus innocente des occupations est 'le plus dangereux des biens' (...) C'est le danger de tous les dangers, parce qu'il est celui qui commence par créer la possibilité d'un danger26

 

7. Regain de servilité.


Une «solution» aux problèmes ouverts par la transformation post-fordiste et qui, au moins pour le moment, semble renouveler la politique en en détruisant les principes fondamentaux consiste à introduire des rapports serviles dans le travail productif.
Dans le nouveau mode de travail, il faut un haut degré de fidélité aux objectifs de l'entreprise: celui qui a le privilège de pouvoir travailler avec un contrat à durée indéterminée doit se montrer totalement disponible aux changements des «humeurs» internes à l'entreprise, aux oscillations productives induites par les variations de la demande. Ce qui explique l'augmentation des heures supplémentaires, souvent non payées, d'autant plus «paradoxale» qu'à l'extérieur statistiquement plus de 6 à 7% de la population active est au chômage. Ce qui explique également que l'on est en train de passer d'un régime dans lequel sur le marché du travail les droits sociaux des travailleurs étaient protégés juridiquement pour une durée pratiquement illimitée (sous la forme, par exemple, des conventions collectives), à un régime dans lequel les droits des travailleurs semblent graduellement disparaître sous la montée des exigences et des contingences économiques. Quand c'est le marché des marchandises qui commande, qui impose quantité et qualité en flux tendus («juste à temps»), le travail devient toujours plus contraignant: il faut se montrer disponible et obéissant, fidèle, sous peine de risquer de perdre son poste de travail. Quand la production n'est plus programmable parce qu'à la différence du fordisme, le marché n'est plus en mesure de s'étendre indéfiniment à cause de la compression du pouvoir d'achat, quand donc domine l'opportunité, l'imprévisibilité devient la règle et tout se joue sur l'adaptation en temps réel; se ferment alors les espaces des garanties juridiques, des droits universels, c'est-à-dire des droits indépendants, valables pour toute personne physique portant un nom et un prénom.
La réglementation de type normatif du marché du travail - qui était pourtant une caractéristique du fordisme, et dont les représentations mêmes des intérêts conflictuels et antagonistes étaient appelées à concourir à la production des normes pour la solution des problèmes - fait place, dans le post-fordisme, à une sorte de «féodalisme industriel». Alors que l'usine, l'hôpital, le bureau deviennent des lieux de fidélité, le marché du travail devient le lieu de la précarité, de la fragmentation, de la différenciation de classe, de race, de sexe, de l'absence de droits universels. Dans cette transformation réelle du mode de produire s'enracine le modèle de «démocratie totalitaire», de démocratie sans droits qui se trouve devant nous comme un scénario tout à fait possible. Démocratie sans droits, parce que le rapport en temps réel aux goûts des «gens» (non plus appelés «citoyens», à savoir sujets de droit, mais «consommateurs», «clients», sujets de consommation) mine toute médiation juridique, tout rappel à des normes juridiques durables27.
Ce scénario se trouve dramatiquement confirmé par les différences de caractère normatif entre les marchés du travail américain, européen et japonais. Les plus récentes études comparatives des marchés du travail démontrent qu'aux États-Unis l'absence de normes régulatrices dans les rapports de travail, de systèmes efficaces de représentation et de consultation des salariés, en d'autres termes la flexibilité maximum qui caractérise le travail aux États-Unis, est précisément à l'origine de la création d'une quantité de postes de travail qu'en Europe, grâce à la protection de la sécurité sociale héritée du fordisme, on ne parvient pas encore à entrevoir. Chômage moindre en Amérique, donc, mais au prix de niveaux plus élevés de pauvreté par rapport aux pays européens et au Japon où la protection sociale assurerait moins de pauvreté, mais au prix d'un chômage très élevé28.
S'il est certain qu'aux États-Unis, la flexibilité inhérente à un marché du travail sans règles est à l'origine de la détérioration de la qualité de la force de travail, de son faible niveau d'implication, en tant que conséquence de la paupérisation de larges strates de la population active ; s'il est donc vrai comme le soutiennent les économistes «clintoniens» Robert Reich et Paul Romer, qu'à la longue l'inégalité excessive comporte une externalité négative (formation scolaire médiocre, démotivation) pouvant compromettre la croissance même de l'économie (faible taux de croissance des revenus et de la productivité), il est d'autant plus vrai que la protection sociale européenne prise comme exemple pour améliorer le travail américain, ne représente plus un modèle praticable. Tant il est vrai qu'en Europe on va vers le «modèle» américain. Les études comparatives démontrent de façon remarquable que la politique de relance de la productivité, de création de postes de travail et de redistribution des revenus n'a plus aucun modèle dont s'inspirer. La réponse aux objectifs de création de postes de travail et de réduction de la disparité des revenus sera (si jamais elle existe un jour) la résultante d'un déplacement européen et japonais dans la direction de l'actuel système en vigueur aux États-Unis (donc, avec plus de flexibilité et moins de garanties sociales, avec aussi ses externalités négatives) et d'un déplacement américain dans la direction européenne, limité à certains secteurs de la sécurité sociale (assurance maladie, politique d'assistance plus active). La tendance générale reste, de toutes façons, à la déréglementation, à la suppression des droits sociaux acquis. Si les États-Unis sont en train de s'inspirer du modèle d'État social européen, ils le font sûrement pour s'approprier ses avantages, en particulier ceux qui dérivent du système public de l'éducation et de la formation professionnelle. Mais ce seront des avantages dans la seule mesure où il ne restera plus aux pays européens qu'à acquérir les désavantages du modèle américain (comme l'enseigne non seulement l'histoire, mais aussi la théorie des avantages comparés!). Le système monétaire international, régulé par la politique américaine, rendra, on peut en être certain, de bons services dans cet échange inégal entre «modèles» d'emploi en crise d'efficience et d'efficacité.
La tendance à l'instauration de rapports de travail serviles est implicite au nouveau mode de production post-fordiste, et elle est repérable dans la forme salariale qui accompagne cette transformation. D'un côté, le salaire est considéré toujours davantage comme une variable d'ajustement de la politique économique dans le sens où il incombe aux salariés et à eux seuls d'amortir les chocs macro-économiques, les hauts et les bas conjoncturels. De l'autre, en cohérence avec ce choix de politique économique, les nouvelles règles salariales, à la différence de celles fordistes, sont pensées pour gérer l'incertitude. Pour cela le montant des revenus salariaux n'est pas spécifié d'avance; tout est conditionnel, provisoire jusqu'à la fin de l'exercice comptable de l'entreprise (publique ou privée). Pour atteindre cet objectif, les salaires sont fortement individualisés: la qualification acquise par l'ouvrier (âge, compétence et niveau de formation initiale), ne détermine qu'une partie du revenu salarial, alors qu'une part croissante se détermine au poste de travail sur la base du degré d'implication, du «zèle» et de l'intéressement dont il a fait preuve pendant le processus de travail, c'est-à-dire après le moment de la négociation. De cette manière, le salaire se dissocie du poste de travail occupé, perd ses connotations professionnelles pour se transformer toujours plus en rémunération individuelle.
Pour un même poste de travail on peut ainsi avoir un ample éventail salarial méritocratique, puisque l'entreprise ne se sent pas obligée d'appliquer une grille salariale conventionnelle, décidée sur un plan contractuel supra-individuel. L'entreprise peut, au contraire, élaborer une sorte de grille salariale introduisant différents niveaux pour le même poste de travail.
Il y a donc un double mouvement dans la dynamique salariale: l'augmentation annuelle individuelle des salaires (salaire de base) et l'augmentation du salaire calculée sur la base du degré d'implication et d'intéressement individuel (ou de groupe). La première augmentation rémunère la compétence acquise par le salarié (ses qualités extérieures au poste de travail spécifique calculées contractuellement) et, en tant que tel, il s'agit d'un élément irréversible du salaire ; la seconde augmentation concerne le rendement individuel (ou éventuellement de groupe) du salarié durant l'activité au travail, et, en tant que tel, il s'agit d'un élément réversible de la rémunération salariale.
La connotation servile du travail post-fordiste s'intègre parfaitement à cette nouvelle forme de rapport salarial, cette partie variable et réversible du salaire qui dépend de l'implication et de l'intéressement personnel du travailleur au sort de l'entreprise. Cette portion du salaire est, de fait, une sorte de «dividende», un quota du profit réalisé par l'entreprise, tant il est vrai qu'on la fait dépendre des résultats finaux de l'exercice. Pour cette raison, plus que de salaire (versé, comme disaient les classiques, avec de «l'argent comme capital») on devrait parler à ce sujet de revenu («argent comme argent»), cela veut dire une rémunération pour un service effectué. C'est précisément la présence simultanée de salaire et de revenu à l'intérieur du processus directement productif qui interdit de distinguer dans la société post-fordiste les emplois industriels de ceux des services. L'industrie se tertiairise, et le tertiaire, à cause de la diffusion des techniques de production industrielles, s'industrialise.
Il est intéressant de noter comment cette régulation en termes tendanciellement serviles du rapport salarial contredit totalement les théories officielles (néo-classiques) du marché du travail selon lesquelles la force de travail a un prix (salaire) déterminé par le rapport entre la demande et l'offre, sur le marché du travail, donc avant de commencer à travailler directement, de la même manière qu'une quelconque autre marchandise offerte ou demandée sur le marché. Des économistes comme George Akerlof29 - à la suite des recherches sur les formules organisationnelles qui lient les travailleurs à leur entreprise, initiées en 1946 avec Ruth Benedict dans son livre sur le Japon30 - ont mis en évidence comment l'échange entre capital et travail est un échange non-marchand dans lequel prévaut la dimension du «don réciproque» entre entreprise et travailleurs, un don (d'implication, d'intéressement, de participation et de fidélité) qui, selon cette approche, dévoilerait le besoin d'appartenance des individus à un groupe de travail ou à une entreprise. Cela assurerait aux travailleurs, grâce à leur zèle et à leur «esprit de groupe», une rémunération salariale supérieure au salaire concurrentiel déterminé a priori par les seules forces du marché du travail. Comme le dit Akerlof dans une interview, «dans mon modèle du «don», le chômage se développe parce que les travailleurs se préoccupent de leurs collègues. Ce qui limite la capacité de l'entreprise à imposer des salaires tels qu'ils permettent l'équilibre du marché du travail, donc à un niveau tel qu'il élimine le chômage»31.
Ces modèles interprétatifs de l'échange entre capital et travail marquent le retour du social dans l'explication des phénomènes économiques, en particulier pour ce qui concerne l'importance des liens sociaux pour le bon fonctionnement de l'organisation de l'entreprise. C'est de ce point de vue que les règles salariales, confirmant ce qui est soutenu par le sociologue Durkheim, ont une origine sociale, sont l'expression de «sédimentations de valeurs collectives» destinées à durer dans le temps, jusqu'à ce qu'un nouveau cycle de contestation les modifie32.
Hélas, comme l'indiquait justement Jacques Godbout dans son étude sur «l'esprit du don»33, l'introduction du don dans l'échange entre capital et travail pour expliquer les nouvelles formules salariales souffre d'une contradiction de fond. S'il est vrai, pour citer Rockefeller, que «savoir traiter avec les autres, s'apprend; c'est une denrée qui peut s'acquérir exactement comme le sucre et le café, et pour entrer en possession de cette marchandise je serais prêt à payer plus que n'importe quelle chose au monde»34, il est tout aussi vrai que cette «denrée», ce «don» fait de disponibilité, de loyauté, d'esprit de groupe, n'est en aucune manière une marchandise, sans quoi on aurait commencé à la produire depuis bien longtemps déjà ! L'usage instrumental des liens sociaux n'est pas simple à théoriser, on finit toujours par considérer les rapports humains comme un moyen, comme une marchandise, contredisant les bonnes propositions initiales (surtout quand les travailleurs, après s'être «donnés» à l'entreprise, reçoivent leur lettre de licenciement «pour cause de crise économique»).
La dimension servile dont est imprégné le mode de production post-fordiste ne se réduit pas à l'échange monétaire entre capital et travail, et ne jaillit pas non plus de la «société duelle» (décrite par André Gorz, Peter Glotz, Guy Aznar et d'autres dans le courant des années 80). Dans les théories de la «société duelle», à un nombre toujours plus restreint de travailleurs productifs, «garantis» et employés à temps plein, se confronte une masse croissante de «non garantis», de précaires. Les théories de la «société duelle», à deux vitesses, bien qu'ayant eu le mérite de mettre en évidence l'augmentation tendancielle du travail servile derrière des phénomènes de paupérisation, de chômage et de précarité, se trompent cependant quand elles distinguent entre un noyau de travailleurs producteurs de richesses, et un autre de consommateurs de cette même richesse sur la base de rapports «maître-serviteur». L'erreur réside dans le fait que cette distinction traverse l'éventail complet des activités du travail: il y a de la servilité dans les rapports entre la femme de ménage et celui ou celle qui la paie, tout autant qu'entre celui qui produit des biens industriels et ses employeurs35.
Les «deux sociétés» sont indissociables du point de vue de la production générale de la richesse, bien que le mécanisme économique, segmentant et différenciant la force de travail sociale par lignes de revenus, la hiérarchise intérieurement. Mais dans la première comme dans la seconde société, l'essence humaine est la même, que l'on produise ou non, que l'on travaille en usine ou à la maison, à l'hôpital ou dans une banque. On ne se libère pas de l'industrialisme à son niveau maximum par une répartition plus équitable de sa forme organisationnelle, en croyant que cela permet de reconstruire une sphère domestique (privée) autonome, libre des rapports de commandement et de discipline caractéristiques de la sphère (publique) du travail salarié.
Nous reviendrons sur cette question par la suite. Il suffit de rappeler ici que la distinction entre «travail productif» et «travail improductif» typique de l'économie classique d'Adam Smith à Karl Marx, a toujours eu une valeur politique plus encore qu'économique. Il était, en effet, crucial pour les classiques de définir la centralité politique du Travail ouvrier, de l'Industrie, à une époque où les forces conservatrices tentaient de freiner le développement, la transformation de l'économie agricole en économie industrielle. Du point de vue théorique les classiques étaient à l'évidence dans l'incertitude quant à la façon de traiter les «travailleurs improductifs», incertitude qu'ils masquaient par des jugements dépréciatifs sur la horde des serviteurs ou employés et sur leur fonction réactionnaire. Marx lui-même, qui avait pourtant misé toutes ses cartes politiques sur le travail productif ouvrier, a fini par soutenir, en commentant la Fable des abeilles de Mandeville, que les voleurs, les délinquants, les ouvriers en grève sont au fond eux aussi productifs; les voleurs, par exemple, parce qu'ils ont favorisé l'invention de la serrure, du droit pénal, des manuels et des chaires universitaires, et les ouvriers en grève parce qu'ils ont contraint les capitalistes à investir dans de nouvelles machines pour éliminer la conflictualité («les machines vont où les ouvriers font grève» Marx l'a dit longtemps avant J. K. Galbraith)36.
Paradoxalement, ceux qui aujourd'hui persistent à faire la distinction entre travailleurs productifs et employés sur la base de catégories théoriques de pertinence douteuse (au point que Schumpeter considérait le débat sur cette question une pure et simple perte de temps), bien qu'ils le fassent avec le noble projet de redistribuer équitablement le travail entre travailleurs et chômeurs, finissent par proposer des modèles d'action politique conservateurs. C'est précisément de l'intérieur du monde de la reproduction, donc de l'univers des femmes, que sont nées les nouvelles subjectivités politiques, les nouvelles rationalités et les nouvelles formes de luttes des deux dernières décennies. Vouloir réduire le secteur des services parallèlement à la réduction du travail industriel «productif», pour permettre à tous de travailler et, du même mouvement, pour reconstruire la sphère privée en se réappropriant des services aujourd'hui rendus par des travailleurs et travailleuses «néoserviles» dits «de proximité», risque d'offusquer les seules subjectivités politiques mûries en ces années de transformation économique, d'extension/généralisation des rapports de travail de l'industrie au social. Le problème prioritaire n'est pas celui d'une répartition plus équitable du travail, mais du revenu: c'est sur cette base qu'il est possible de définir le sens que l'on veut attribuer aux activités, pour en justifier ensuite la rémunération indépendamment de leur caractère productif ou reproductif.
Le problème, en revanche, est d'élaborer des pratiques politiques pour transformer la servilité latente et transversale de toutes les activités du travail en éléments de recomposition sociale, en moments de communauté politique. Si aujourd'hui prévaut la segmentation et la discrimination interne à l'univers du travail et de la reproduction (même entre la salariée et sa «femme de ménage»), ce n'est pas pour cela qu'il faut retourner en arrière en imposant une redistribution du travail sans tenir compte de la constellation de subjectivités que «l'industrialisation» de la société entière a, malgré elle, produit.
La dimension servile du travail post-fordiste jaillit précisément de la médiation linguistique et communicative qui innerve le processus économique tout entier. D'un côté on fait appel à ce qui est commun aux hommes, à savoir la faculté de communiquer, alors que de l'autre ce partage de facultés communes et universelles (publiques) porte à hiérarchiser les rapports de travail en termes toujours plus personnels, toujours plus privés et, en ce sens, serviles. D'un côté on veut partager-avec, et le travail communicationnel permet justement cela, mais de l'autre on veut re-partager, hiérarchiser, segmenter et privatiser cette ressource publique, parce que commune à tous, qu'est l'agir communicationnel.
Les prestations de travail tendent aujourd'hui à se dérouler prioritairement dans le cadre des «relations» entre personnes, la professionnalisation se définit toujours moins en termes «industriels» et toujours plus en termes de «services à la personne». Il faut noter que cet aspect de «service à la personne» est toujours plus essentiel au fonctionnement du processus économique.
Une confirmation de la centralité du travail relationnel est fournie par la crise que la «qualité totale», le toyotisme post-fordiste, est déjà en train de traverser, après tous les efforts qui ont été faits dans la dernière décennie pour le mettre au point avec les techniques d'organisation les plus sophistiquées.
On est en train de s'apercevoir que la gestion entrepreneuriale de la «qualité totale», « the total quality management », avec ses techniques d'organisation, ses modèles de gestion flexible de la force de travail, ses «cercles de qualité» et tout le reste, ne suffit plus. Le point de crise réside dans le fait d'avoir trop insisté sur les standards de qualité des produits, sans considérer suffisamment les buts de leur production, buts qui, dans l'économie de marché, concernent la vente de biens et services produits et offerts.
L'exemple, utilisé récemment pour réfléchir sur la crise des modèles de la production flexible, de la compagnie américaine United Parcel Service (UPS) mérite d'être cité37. En sa qualité d'entreprise d'expédition, ups, dans la deuxième moitié des années 80, avait concentré toute son attention sur la remise «sur le champ», dans des temps très rapides, des colis à ses clients. «Pour servir au mieux les clients», ups avait réduit au minimum les temps de déplacement de ses chauffeurs, les pressant jusqu'à l'ultime seconde, augmentant leur productivité horaire avec des conséquences négatives sur le volume d'emplois des agents de la distribution.
A sa grande surprise, ups a découvert que ses clients étaient beaucoup moins préoccupés par une remise rapide, que d'avoir un contact, une «interaction» plus longue avec les chauffeurs - le seul contact «face-à-face», direct qu'ils pouvaient avoir avec ups. Si les chauffeurs avaient été moins efficaces et avaient eu plus de temps pour échanger quelques plaisanteries avec les clients, ceux-ci auraient pu acquérir des conseils pratiques sur les différentes possibilités d'expédition proposées par UPS.
Le rapport direct avec les clients, le «service à la personne» s'est donc révélé essentiel pour augmenter le chiffre d'affaires de la compagnie; cela a amené ups à allonger le temps de communication entre chauffeurs et clients, ce qui a permis l'embauche de nouveaux chauffeurs, et l'augmentation, sous forme de commissions, de leurs salaires.
La «qualité totale» post-fordiste ne se limite pas à la sphère de la production des biens et des services, mais comprend la sphère de la distribution, de la vente-consommation, la sphère reproductive. Pour cette raison, le travail communicativo-relationnel, qui est habituellement défini pour la seule activité de soins et de services aux personnes, a en réalité une valeur universelle. Dans le post-fordisme le travail contient une dimension servile parce que l'agir communicativo-relationnel, bien qu'économiquement toujours plus important, n'est pas correctement reconnu. L'activité de travail devient pourtant l'occasion de hiérarchiser les rapports de travail en termes personnels, de commandement de l'un par l'autre, elle devient le terrain sur lequel mûrissent facilement attitudes, sentiments, prédispositions tel que l'opportunisme, le cynisme, la peur38 ou la délation. Mais la connotation servile du travail n'est pas fondée sur la distinction entre travail productif et improductif, mais sur la non-reconnaissance économique de l'activité communicative et relationnelle.

 

8. Le nouveau cycle économique.

La «mesure» ou, mieux, l'indication des changements structurels dont nous avons parlé jusqu'ici, est donnée par la dynamique particulière du nouveau cycle économique au début des années 90. La caractéristique sans doute la plus surprenante du cycle économique post-fordiste est d'être un cycle dans lequel la reprise, la phase expansive, outre le fait d'être lente, ne suscite pas de processus inflationniste. La combinaison d'une croissance lente et de taux d'inflation modestes contredit la dynamique traditionnelle du cycle économique, selon laquelle l'inflation devrait renaître à partir du moment où le chômage diminue en-dessous de son «taux naturel» et où l'utilisation des capacités de production avoisine son niveau maximum. Dans la dynamique classique du cycle économique, quand le chômage diminue en-dessous d'un niveau déterminé, les entreprises, pour trouver du personnel, acceptent d'augmenter leurs salaires, transférant sur les prix l'augmentation des coûts du travail. D'autre part, pour répondre à une demande supérieure à l'offre (correspondant à l'utilisation maximum des capacités de production), ces mêmes entreprises augmentent les prix de leurs produits39.
Le cycle économique post-fordiste dément pourtant cette théorie, empêchant les indicateurs économiques d'indiquer quoi que ce soit, mettant en première ligne les autorités monétaires qui, sur la base de ces indicateurs, décident d'anticiper les poussées inflationnistes en intervenant sur les agrégats monétaires40. Les raisons en sont multiples.
En premier lieu, le régime de croissance post-fordiste par nature pousse au maximum l'ouverture des marchés (ce qui comporte une déréglementation croissante, la suppression de toutes les normes protectrices des marchés locaux), ce qui entraîne la mondialisation des entreprises à la recherche non seulement des coûts du travail les plus bas, mais aussi de positions stratégiques sur les marchés étrangers pour exploiter pleinement chaque occasion de vente. La mondialisation des entreprises est une conséquence du renversement du rapport entre production et marché à l'origine de la restructuration post-fordiste des processus de production. La saturation des marchés ne peut que créer les conditions d'une concurrence féroce entre entreprises du même secteur sur les mêmes marchés. Plutôt que d'augmenter les prix, même dans la phase de reprise de la demande, les producteurs préfèrent réaliser des gains de productivité en économisant sur le personnel.
La mondialisation des entreprises permet de satisfaire les variations de la demande interne de chaque pays avec une offre mondiale. Si les capacités d'utilisation des installations sont saturées aux États-unis, les usines mexicaines, chinoises ou européennes - souvent d'ailleurs de propriété américaine - compléteront l'offre américaine manquante, satisfaisant ainsi l'augmentation de la demande aux États-Unis. Dans une économie mondialisée la notion de «capacités nationales de production» n'a plus aucune signification opérationnelle.
En second lieu, le risque d'inflation des coûts, provoqué par l'augmentation des salaires comme conséquence de la réduction du taux de chômage est notablement réduit dans la phase de la reprise du cycle post-fordiste. La perte sèche d'emplois dans la phase récessive du cycle, l'augmentation, par contre, du nombre d'emplois précaires, à temps partiel, comme la peur de perdre le travail (une peur très importante quand les garanties de l'État Social et la force syndicale sont réduites), créent une population aux «attentes diminuées», selon l'expression de Paul Krugman, économiste au mit de Boston. Les conflits sociaux tout au long du cycle post-fordiste révèlent en effet des changements tactiques de grande importance des forces en présence: alors que les syndicats, pour défendre ceux qui ont un emploi, sont souvent contraints de céder sur le plan salarial ou sur celui des «droits acquis», là où la résistance aux pressions patronales est forte, on recourt à la sous-traitance, c'est-à-dire à l'embauche ponctuelle d'un personnel mal payé, non protégé et non syndiqué.
L'exemple de la grève de trois semaines des soixante-quinze mille teamsters, les routiers syndiqués américains, au mois d'avril 1994, est souvent cité pour illustrer la modification des rapports de forces qui a mûri dans le cours du cycle économique post-fordiste. En fait, en 1989 une grève similaire qui ne dura que dix jours, avait paralysé l'économie nationale américaine, alors que cinq ans plus tard l'économie américaine a continué de tourner sans interruption.
Le secteur des transports, par le rôle stratégique qu'il joue à l'intérieur de l'économie en flux tendus, dans laquelle la circulation spatiale des matières premières, des demi-produits et des produits finis est fondamentale, est celui qui se plie le mieux à la logique de la politique de la dérégulation: forme en réseau des entreprises, donc recours systématique aux entreprises extérieures pour économiser sur les coûts et pour augmenter la productivité; déqualification du travail direct, spécialement du travail de manutention, avec des effets souvent désastreux en ce qui concerne la sécurité et l'environnement comme expression du mot d'ordre «les marchandises d'abord, les passagers ensuite» ; exploitation maximum des installations pour accélérer l'amortissement du capital fixe ; embauche de force de travail en situation de précarité. Dans la phase récessive du cycle il y a une accélération de la restructuration dans le sens de la déréglementation, ce qui permet , grâce à la forme en réseau des entreprises, de priver la force de travail d'un instrument classique tel que la grève pour résister contre la compression des salaires et la dévalorisation du travail41.
Ce n'est donc pas sur le versant des salaires que peut repartir l'inflation parce qu'à cause de l'affaiblissement de la capacité des ouvriers à imposer des accords et de la réarticulation spatiale de la production, les salaires augmentent moins que la productivité, ce qui fait baisser le coût unitaire du travail.
La diminution réelle des salaires entraîne aussi (et c'est une nouveauté) une pression de la part des consommateurs pour l'amélioration de la qualité des services et pour un ralentissement de l'augmentation des prix de ceux-ci, comme cela est en train de se produire dans le secteur de la santé aux États-Unis. La résistance sur le front de la consommation de services, comme réaction à l'affaiblissement des rapports de force sur le versant de la création et de la distribution des revenus, agit donc de manière restructurante et rationalisante dans le secteur des services, et en fait augmenter la productivité grâce à l'utilisation des techniques post-fordistes déjà expérimentées dans le secteur industriel. Même de ce secteur, traditionnel foyer d'inflation du fait de sa moindre productivité, il ne faut pas attendre de poussées vers des augmentations inflationnistes des prix.
Les technologies du post-fordisme, justement par leur nature informative-communicationnelle, génèrent des effets inter-sectoriels décisifs, accélérant l'augmentation de la productivité générale du système économique. Les indicateurs classiques ne réussissent pas à mesurer les augmentations de productivité induites, par exemple, par l'utilisation des lecteurs optiques de prix aux caisses des supermarchés (réduction du temps de rotation des biens de consommation), comme ils ne réussissent pas à mesurer la croissance de la productivité générée par l'augmentation de la puissance des ordinateurs et des réseaux de télécommunications. Ces indicateurs, construits pour mesurer une économie matérielle, ne réussissent pas à fournir des données statistiques relatives au flux d'informations qui est à la base de la nouvelle économie immatérielle42.
La définition de la productivité en termes de produit par heure de travail, qui ne permet pas d'attendre des augmentations de productivité spectaculaires dans les prochaines années, ne rend pas compte de la puissance productive contenue dans les technologies informatiques et dans les nouveaux systèmes d'organisation des entreprises. La puissance productive, en fait, n'est plus mesurable sur la base du seul rapport entre la dépense en biens d'investissement et les prix: on sait que les biens dans lesquels les entreprises investissent massivement sont des biens de hautes technologies dont les prix décroissent rapidement, mais dont la puissance à l'unité croît très fortement. Les nouvelles technologies informatiques sont bien plus que des «machines à écrire perfectionnées»! Les bénéfices de cette vague d'investissement ne se manifesteront pas tout de suite, à cause du temps nécessaire pour restructurer les modes de travailler et pour adapter la formation professionnelle, mais c'est sur ce terrain que se joue l'innovation du mode de production, et non sur le terrain du seul rapport quantitatif entre capitaux investis et prix de vente.
Mondialisation de l'économie, investissements restructurants, mutations des conflits sociaux et améliorations induites dans le secteur des services, sont tous des facteurs du cycle post-fordiste qui, en inter-agissant, désamorcent l'inflation dans la phase de reprise. D'autre part, la centralité de l'agir communicationnel et de l'organisation immatérielle des processus productifs qui lui est propre, rendent moins importants les risques d'inflation dérivant d'éventuelles augmentations des prix des matières premières, comme le pétrole. A l'époque post-matérialiste, les matières premières les plus importantes sont le savoir, l'intelligence, les qualités cognitives et immatérielles activées au long des processus productifs. Les matières premières physiques, fondamentales dans l'époque fordiste, perdent du poids par rapport aux ressources humaines immatérielles dans la détermination des prix finaux des biens et des services.
Cela ne signifie pas que la nature réelle du cycle économique post-fordiste conduise à dissuader les autorités monétaires d'intervenir sur les taux d'intérêts (en les élevant) dès qu'elles enregistrent une variation générale des prix. C'est plutôt le contraire et, en anticipant une inflation hautement improbable, les autorités monétaires risquent de provoquer une déflation aux conséquences aussi imprévisibles que dramatiques.
Les autorités monétaires font leur métier, qui consiste à prévenir la spirale inflationniste en agissant sur les agrégats monétaires. Que les indicateurs utilisés pour cela soient faux et inaptes à refléter la dynamique du cycle économique post-fordiste, semble désormais une certitude. Il est établi que c'est justement sur la base de cette tension entre «économie réelle» et «économie monétaire» que les cycles économiques sont en train de se synchroniser graduellement. États-Unis, Europe et Japon, les trois «pôles» dans lesquels les cycles économiques ont été par le passé dé-synchronisés (avec de notables avantages pour l'économie américaine), se dirigent vers la synchronisation de leurs cycles respectifs.
En fait, s'il est vrai que dans l'économie globale post-fordiste, l'offre des biens et des services est mondiale, il est également vrai que la demande nationale se fait graduellement et irréversiblement mondiale. La déréglementation des marchés financiers du début des années 1990 conduit à la synchronisation des cycles économiques parce que, du fait de la mobilité internationale des capitaux, elle accélère la restructuration post-fordiste là où elle est encore en retard, alors qu'elle ralentit l'expansion là où la restructuration des processus productifs est déjà réalisée. Par conséquent, dans l'économie globale, la monnaie du pays qui se trouve le plus proche de la fin de la phase expansive du cycle se dévalue par rapport aux monnaies des pays encore en phase de reprise.
C'est ce qui est arrivé courant 1994. Paradoxalement les augmentations des taux d'intérêts aux États-Unis décidées par le Fonds de réserve fédéral pour anticiper la reprise inflationniste, se sont accompagnées de la dévaluation du dollar, contredisant tous ceux qui pensaient encore que les taux d'intérêts plus élevés aux États-Unis auraient attiré des capitaux en provenance d'Europe et du Japon et renforcé par conséquent la monnaie américaine. Il s'est produit exactement le contraire: le dollar s'est dévalué, permettant à l'économie américaine d'augmenter les exportations (et les profits) dans une période ou la balance commerciale américaine n'a pas cessé de se détériorer (à cause de la forte croissance de la demande intérieure aux États-Unis en 1993 et 1994 confrontés à une stagnation de la demande des autres pays encore en phase de restructuration). Le renforcement des autres monnaies, par contre, a freiné l'augmentation des taux d'intérêts dans les pays encore en phase de reprise, évitant ainsi à l'Europe et au Japon de devoir freiner trop rapidement la reprise et réduire les importations en provenance des États-Unis. Sans une modification des taux de change des monnaies, effet de la «curieuse» dévaluation du dollar, les taux d'intérêt européens et japonais auraient augmenté plus rapidement.
C'est de cette manière que les États-Unis, l'Europe et le Japon synchronisent leurs propres cycles: la phase expansive américaine, se prolongeant grâce à la dévaluation du dollar, assure l'augmentation de la demande mondiale de biens et de services; elle prendra fin dès que les économies européennes et japonaises seront contraintes de ralentir leur reprise consécutivement à une augmentation excessive de leurs taux d'intérêt. Dans le courant de 1994, ce sont surtout les exportations vers l'Amérique du Nord, l'Amérique latine, l'Asie et les pays de l'Est européens qui ont tiré les économies européennes, alors que la demande intérieure de biens durables n'a pas donné les signes d'une reprise consistante, maintenant de cette manière des faibles taux d'inflation et symétriquement de taux d'intérêt réels élevés.
On peut donc dire que la crise des indicateurs économiques contribue à accélérer la mondialisation non seulement des processus productifs (de l'offre), mais aussi de la demande de biens et de services. Si d'une part, dans un marché financier international fortement libéralisé, on peut seulement parler d'offre mondiale de monnaie, d'autre part, la nature non inflationniste de la reprise économique post-fordiste engendre des flux de capitaux selon des logiques différentes de celles du passé. Les capitaux se déplacent d'un marché à l'autre anticipant juste à temps les variations de la demande de biens et de services, indépendamment des variations des taux d'intérêts réels. Et il ne pourrait pas en être autrement dans un régime économique avec une abondante disponibilité de capitaux, où les oscillations de la demande qui sont anticipées pour pouvoir être capitalisées, comptent toujours plus. Si cela est vrai, et la dynamique du cycle économique de la première moitié des années 1990 semblerait le confirmer, les mouvements contradictoires entre taux d'intérêt et taux de change des monnaies sont en réalité parfaitement cohérents avec le paradigme productif post-fordiste.
Le processus de mondialisation des investissements américains confirme ce qui précède. De 1992 à 1994 les investissements américains à l'étranger ont progressé fortement. Dès que la reprise à l'extérieur des États-Unis s'est intensifiée, les capitaux se sont déplacés à l'extérieur des États-Unis. L'augmentation très lente des prix des biens et des services et la politique prudente des banques centrales qui globalement comprime l'offre de monnaie sur le plan mondial, fait que la reprise en Europe et au Japon et dans les pays en voie de développement est considérée par les investisseurs américains à l'abri de risques inflationnistes pouvant déprécier trop vite la valeur des titres dans lesquels l'«investisseur mondial»43 a placé ses capitaux. De fait, en termes réels, les taux d'intérêt allemands et japonais sont supérieurs à ceux des États-Unis, justement parce que dans ces pays l'augmentation des prix a été quasi nulle. D'autre part, la croissance de la demande intérieure aux États-Unis a été jusqu'ici possible grâce à l'assèchement de l'épargne intérieure, tombée à des niveaux records (3,8 % du revenu disponible) dans le courant de 1994, et à l'augmentation du crédit à la consommation.
Ainsi s'explique le paradoxe de la dévaluation du dollar par rapport aux augmentations répétées des taux d'intérêt américains: les capitaux sont allés là où les investisseurs ont anticipé une augmentation de la demande (taux inflationnistes plus bas et marge d'épargne utilisable plus élevée qu'aux États-Unis). Et voilà comment dans le post-fordisme «l'adage» hétérodoxe selon lequel c'est la demande qui crée l'offre semble parfaitement confirmé.
Reste le fait que dans les pays économiquement avancés, et en particulier aux États-Unis, se joue une partie décisive autour de la question de l'inflation. D'une part, ceux qui soutiennent que l'impulsion inflationniste guette, malgré l'inexistence de signaux dans ce sens à la fin de 1994, font leur possible pour contraindre les autorités monétaires à augmenter les taux d'intérêt, en cherchant ainsi à protéger les revenus (les rentes) des détenteurs de bons du Trésor. Les bénéficiaires des augmentations répétées des taux d'intérêt, en fait, sont les seuls membres de la classe aux revenus les plus élevés qui détiennent la majeure partie des titres, alors que la classe moyenne et moyenne basse, majoritairement endettée, subit une réduction supplémentaire de son revenu consommable. Il en résulte une nette dégradation de la distribution des revenus. D'autre part, la croissance économique non-inflationniste, du fait des caractéristiques que nous venons d'énumérer, ne semble pas contrôlable dans son action sur les taux d'intérêt et cela favorise ceux qui veulent réguler le cycle économique avec la politique fiscale. Les taux d'intérêt réels résultant de la différence entre les taux nominaux et les taux d'inflation, sont déjà très élevés, au point que les banques rendent le crédit toujours plus facile, ce qui rend encore moins efficace la politique monétaire des banques centrales44. Tout cela ne fait que confirmer l'urgence de redéfinir les indicateurs statistiques en fonction de la transformation post-fordiste de l'économie.
Enfin la synchronisation des cycles économiques modifie radicalement la rationalité de la division internationale de la richesse. Les pôles de croissance États-Unis, Europe et Japon, en fait sont en train de se hiérarchiser entre eux et avec le reste du monde, non seulement en vertu de leur puissance économique, mais de plus en plus sur la base de leur position respective dans le flux mondial des informations. De ce point de vue, il importe relativement peu que le taux de croissance annuel dans la province chinoise de Guangdong soit égale à 15%, alors qu'aux États-Unis et en Europe ce taux est égal seulement à 2 ou 3%45. Ce qui compte beaucoup plus, c'est le fait que le système global des réseaux informatiques et des télécommunications croissent au rythme mensuel de 15%, parce que ce taux mesure la croissance du pouvoir et de sa hiérarchie à l'échelle mondiale, le pouvoir dérivant du commandement sur les nouvelles ressources stratégiques.
C'est le commandement sur les processus de mondialisation des réseaux d'information et de communication qui décidera de la nouvelle division internationale du pouvoir. Le pouvoir s'achemine rapidement vers la hiérarchisation de la division internationale de la propriété du savoir, de la propriété de cette «matière première» dont le coût détermine de manière croissante les prix relatifs des biens et des services échangés sur le plan international. L'impuissance des accords commerciaux multilatéraux de ces dernières années n'est que le prologue à la modification des contenus des futurs accords internationaux. Désormais, les brevets, les droits de reproduction, les marques et les secrets de fabrication seront les vrais objets des négociations internationales46.
La redéfinition de la division internationale de la direction politique et économique n'a rien d'improvisé, elle suit les lignes géographiques tracées par les investissements et les concentrations de capitaux dans les réseaux de télé-communication. Les temps de réalisation sont définis par la résistance des frontières à l'entrée des capitaux dans les pays du globe, et donc par leur degré de déréglementation. Dans cette télé-géographie de la planète, résultant de décisions d'investissements, d'alliances, de concentrations et de fusions, mûrit la nouvelle division du travail des prochaines décennies à l'intérieur de laquelle la distribution du travail sera déterminée hiérarchiquement par les différences de coûts du travail. La position de chaque pays dépendra de sa capacité à capitaliser le travail vivant immatériel, le savoir et la connaissance, et de la possibilité de reverser les coûts du savoir et de la connaissance sur les prix relatifs, véritables vecteurs de «l'échange inégal» entre les nouveaux centres et la nouvelle périphérie, entre les nouveaux Nord et les nouveaux Sud.
Dans cette géo-politique économique, comme l'a écrit récemment Massimo Cacciari, «l'Europe n'est pas en décadence parce qu'elle décline mais parce qu'elle refuse le déclin, parce qu'elle y résiste au lieu d'y insister»47. Mais insister pour faire décliner cette Europe-ci, «mausolée de souvenirs», lieu de concurrence impitoyable entre pays membres, calvaire de violences et de luttes fratricides, implique la construction d'une unité européenne à partir de ses savoirs spécifiques. Dans une économie post-fordiste dans laquelle le travail immatériel a une valeur stratégique, l'État européen peut être seulement un État extra-territorial, c'est-à-dire un État qui respecte et valorise les savoirs locaux, sans les tuer à la naissance en imposant des règles, des normes et des taux de change hérités du régime de croissance fordiste et du système de l'échange entre nations qui lui était propre, ce système qui aujourd'hui reproduit à l'échelle européenne la «société duelle» à deux vitesses48. La «libre circulation des marchandises» ne peut rien si elle ne devient pas «libre circulation des savoirs» et des identités sociales que ces savoirs produisent. Pour être «libres» les savoirs locaux doivent pouvoir être rémunérés à travers des dispositifs redistributifs supranationaux pouvant garantir la continuité des investissements locaux ou régionaux dans la Recherche et le Développement, c'est-à-dire là où la recherche est imprégnée par des communautés sociales et politiques. Sans un tel sursaut l'union européenne n'est pas seulement «promise au déclin», elle a déjà décliné.
L'analyse du cycle économique post-fordiste, avec ses «mystères» par rapport aux cycles précédents, a révélé précisément la nature de ce sursaut innovateur et restructurant, ses effets politico-institutionnels à l'échelle mondiale, et a souligné la nécessité d'élaborer de nouvelles règles sans lesquelles les dangers à affronter seront trop nombreux pour nos capacités.

 1. Pour une analyse détaillée de la transformation socio-économique en Suisse le long des lignes de la production flexible, voir, de Sergio Agustoni, Delocalizzazione e reindustrializzazione. Produttività, tecnologia, occupazione e riqualificazione nell'industria svizzera, qui sera prochainement publié par la Fondation Guido Pedroli. Pour d'autres contributions plus générales, on se reportera, entre autres, aux travaux de Maurizio Lazzarato, Antonio Negri, Pierre Veltz, Jean-Marie Vincent et Philippe Zarifian et aux revues Futur Antérieur, Sociologie du Travail et Travail. Retour
2. Cf. Peter F. Drucker, La società post-capitalistica. Economia, politica e conoscenza alla soglie del Duemila, Sperling & Kupfer, Milan, 1993, pp. 103-105. Consulter également Federico Butera, Il castello e la rete. Impresa, organizzazioni e professioni nell'Europa degli anni '90, Angeli, Milan, 1991. Sur les questions d'extériorisation de la production et du travail indépendant se reporter aux travaux de Sergio Bologna et, entre autres, «Problemi del lavoro autonomo in Italia (II)», dans Altreragione, 2/93. Retour
3. Le premier accord sur le code standard ou «code barre» remonte au 3 avril 1973 aux États-Unis. Retour
4. Cf. Alvin Toffler, Les Nouveaux pouvoirs. Savoir, richesse et violence à la veille du XXIe siècle, Fayard, Paris, 1991. (Nous conseillons la lecture des trois premières parties.) Retour
5. Voir, de Benjamin Coriat, Penser à l'envers, Christian Bourgois éditeur, Paris, 1991. Du même auteur, cf. «Ohno et l'école japonaise de gestion de production: un point de vue d'ensemble», dans Helena Sumiko Hirata (éd.), Autour du modèle japonais, L'Harmattan, Paris, 1992. Consulter également de Giuseppe Bonazzi, «Qualità totale e produzione snella: la lezione giapponese presa sul serio», in Il Mulino, 346, mars-avril 1993. Pour une reconstruction, également bibliographique, du paradigme post-fordiste, voir, «L'imagination au travail», Umberto Russi, mémoire de maîtrise en Sciences Sociales, Université de Lausanne, 1994. Retour
6. Cf. Paolo Virno, Convenzione e materialismo. L'unicità senza aurea, Theoria, Rome-Naples, 1986. Du même auteur, Mondanità. L'idea di «mondo» tra esperienza sensibile e sfera pubblica, Manifestolibri, Rome, 1994 [tr. fr. Miracle, virtuosité et «déjà vu». Trois essais sur l'idée de «monde», L'éclat, Paris, 1996]. Deux textes fondamentaux et importants pour l'analyse du saut de paradigme post-fordiste. Retour
7. C'est, semble-t-il, une des conclusions importantes du travail de doctorat de Ronny Bianchi, Le modèle industriel italien: réflexion théorique et historique des années '80, septembre 1994, Université de Paris XIII, Faculté des sciences économiques (Voir aussi la bibliographie actualisée relative aux analyses des petites et moyennes entreprises, et aussi aux modèles du bassin industriel). Retour
8. Pour cette partie cf. B. Coriat, Penser à l'envers, op. cit., pp. 29-44. Retour
9. L'essai de Enzo Schiavuta, «Scienza, innovazione, ciclo: problemi di prospettiva storica», dans Contropiano, 2/71, est toujours utile. Retour
10. Cf. Robert Boyer, André Orléan, «Les transformations des conventions salariales entre théorie et histoire. D'Henry Ford au fordisme», dans Revue économique, n°2, mars 1991, pp. 233-272. Retour
11. Cf. Massimo Cacciari, «All'origine del concetto di innovazione. Schumpeter e Weber», in Pensiero negativo e razionalizzazione, Marsilio, Venise, 1977. Retour
12. André Gorz, Métamorphoses du travail. Quête du sens. Critique de la raison économique, Galilée, Paris, 1988, pp. 25-37. Voir aussi de Zygmunt Bauman, Memorie di classe, Einaudi, Turin, 1987, en particulier l'introduction et le chapitre II. Retour
13. Cf. P. Virno, Convenzione..., cit., pp. 81-85. Retour
14. Sur la machine de Turing, dont le «principe» est à la base des nouvelles technologies, cf. Joseph Weizenbaum, Il potere del computer e la ragione umana, i limiti dell'intelligenza artificiale, Groupe Abele, Turin, 1987. Retour
15. Dans La Machine univers, cognition et culture informatique (La Découverte, Paris, 1987), Pierre Lévy consacre de très belles pages au parallélisme entre la théorie philosophique du langage de Ludwig Wittgenstein et celle des fondateurs de l'informatique Wiener ou McCulloch. La différence essentielle tient dans le fait que tandis que le philosophe est, quand même, toujours intrigué par l'indicible et par son élément «mystique», les théories du langage informatique, qui permettent aux langages eux-mêmes de proliférer, s'arrêtent toujours là où les langages ne sont pas logiquement traduisibles. «Les cybernéticiens conçoivent l'homme comme un automate logique traitant de l'information. Ils se sont donc arrêtés au dicible et, oubliant qui ils étaient, ils ont négligé l'inexprimable que leur montrait Wittgenstein» (p. 129). Roberta De Monticelli dans Dottrine dell'intelligenza. Saggio su Frege e Wittgenstein, De Donato, Bari, 1981, en arrive à des conclusions analogues, mais exclusivement sur le terrain linguistique. Retour
16. J. Habermas, Théorie de l'agir communicationnel, 2 voll., Fayard, Paris, 1987. Les actes d'un débat sur Habermas réunis dans le volume: Marcello Ostinelli, Virginio Pedroni (éds), Fondazione e critica della communicazione. Studi su Habermas, Angeli, Milan, 1992, sont très utiles Retour.
17. Citation de Giorgio Agazzi dans son introduction à Jürgen Habermas, Etica del discorso, Laterza, Roma-Bari, 1989, p. XIII. Retour
18. U. Eco, I limiti dell'interpretazione, Bompiani, Milan, 1990, p. 9 [tr. fr. Les limites de l'interprétation, Grasset, 1992]. (voir aussi pp. 266-267 et pp. 336-338). Il est curieux que Umberto Eco se soit cru obligé de mettre des limites, pour ainsi dire «objectives», à l'interprétation du texte après avoir, comme il le reconnaît lui-même, contribué à les «enlever» pendant une trentaine d'années, légitimant malgré lui les théories de Jacques Derrida. Il est curieux que cela coïncide avec la crise des limites de l'interprétation causée par l'entrée en production de la communication, mais à cela Eco ne fait pas allusion.Cela semble une tentative désespérée de bien se tenir dans le cadre de la philosophie des Lumières mise au rancart par la révolution post-fordiste. On ne discute pas ici le besoin de limites, on discute par contre de la sphère ou du terrain nouveau sur lequel ces limites vont en quelque sorte être redéfinies ou, en tout cas, individualisées. Retour
19. Cf. Jacques Bidet, Théorie de la modernité, P.U.F., Paris, 1990, pp. 96-118. Retour
20. A. Gorz, dans son Métamorphoses (op. cit.), consacre à Habermas un chapitre entier, et sa critique semble partageable (cf. pp. 212-220). En effet, comme nous le verrons plus tard à propos du travail dans la sphère re-productive, il fait rentrer Habermas par la porte principale, démontrant qu'il n'a pas réussi à suivre jusqu'au bout le raisonnement sur l'interpénétration entre agir instrumental et agir communicationnel. Et, si jamais c'était nécessaire, il démontre ainsi la force attractive de Habermas, force qui réapparaît à peine l'analyse critique doit pousser au-delà des frontières des catégories politiques traditionnelles. Retour
21. De Paolo Virno, voir, à ce propos, «Il linguaggio in mezzo al guado», dans Luogo comune, II, n° 2, 1991 [repris partiellement dans Miracle, Virtuosité et «déjà vu», cit. p.105 sq.], dans lequel Virno reprend l'étude de Giorgio Agamben (Enfance et histoire, tr. fr.Payot, Paris 1989) sur la non-naturalité du langage hérité (se rapprochant, sur ce point, de la critique de Habermas par Gorz). En effet, cette organisation remonte aux premières théories de la linguistique du savant américain W. D. Withney (La vie du langage, Didier, Paris, 1987) datant de 1876. Voir aussi, de Giorgio Agamben, «La cosa stessa», dans: Gianfranco Dalmasso (éd.), Di-Segno. La giustizia nel discorso, Jaca Book, Milan, 1984 : «La structure présupposante du langage est la structure même de la tradition: nous présupposons et trahissons (dans le sens étymologique et dans le sens commun) la chose même dans langage, pour que le langage puisse porter sur quelque chose (kata tinos). Le fait d'aller au fond de la chose même est le seul fondement sur lequel quelque chose comme une tradition peut se constituer» (p. 9). Ce qui revient à dire, en utilisant le langage de la critique économique, qu'avant de transformer les valeurs en prix, il faut produire de la valeur, c'est-à-dire «porter à la lumière» le travail vivant, subjectif de l'homme, ce qui présuppose quand même la forme «traditionnelle» du rapport salarial. Le problème est donc toujours celui de la trans-formation, de l'outrepassement de la forme. Retour
22. Umberto Galimberti, Parole nomadi, Feltrinelli, Milan, 1994, p. 99 Retour
23. C'est la critique d'Habermas développée par Emanuele Severino dans La tendenza fondamentale del nostro tempo, Adelphi, Milan, 1988, pp. 89-109. Retour
24. Cité dans Habermas, De l'Ethique de la discussion, Le Cerf, Paris, 1992. Retour
25. Cf. Giorgio Gargani, Stili di analisi, L'unità perduta del metodo filosolico, Feltrinelli, Milan, 1993. Retour
26. Martin Heidegger, «Hölderlin et l'essence de la poésie» in Qu'est-ce que la métaphysique, Gallimard, Paris, 1938, p. 235 sq. Retour
27. Cf. Marco Revelli, «Con la fabbrica integrata l'addio al fordismo», dans Il Manifesto, 3 juillet 1994. Retour
28. Cf. Richard B. Freeman (éd.), Working under Different Rules, Russel Sage Foundation, New York, 1994, pp. 1-25. Retour
29. Georges Akerlof, «Labor Contracts as Partial Gift Exchange», dans G. Akerlof, An Economic Theorist's Book of Tales: Essays that Entertain the Consequences of New Assumptions in Economic Theory, Cambridge U. P., Cambridge, 1984, pp. 145-74. Retour
30. Ruth Benedict, Le Chrysanthème et le sabre (1946), tr. fr.IIe éd.,Philippe Picquier, Arles, 1995. Retour
31. Cf. Richard Swedberg, Economia e Sociologia, Donzelli, Roma, 1994, p. 74. Retour
32. Cf. Bénédicte Reynaud, Le salaire, la règle et le marché, C.Bourgois, Paris, 1992, voir aussi l'Introduction de Michel Aglietta. Du même auteur, Les théories du salaire, La Découverte, Paris, 1994. Retour
33. Jacques T. Godbout, Le langage du don, Fides, 1996. Retour
34. Cité par Godbout, voir note précédente. Retour
35. L'ouvrage collectif : Nuove servitú, Manifestolibri, Roma 1994, est très utile, en particulier l'intervention de Marco Bascetta «L'anima per un salario», et celle de Franco Carlini, «Professione: accudire il capo». Cf.également de P.Virno, Miracle, virtuosité ..., cit., p.131-132 et note 13. Retour
36. Karl Marx, Histoire des théories économiques I.La théorie de la plus-value de William Petty à Adam Smith. A.Costes, Paris, 1924-1925. Retour
37. Cf. «Quality», dans Business Week, 8 août 1994, p. 40. Retour
38. Cf. Paolo Virno, Opportunisme, cynisme et peur, tr. fr. M. Valensi, L'éclat, Combas, 1991. Retour
39. Cf. Erik Izraelewicz, «L'Amérique sans l'inflation», dans Le Monde, 19 avril 1994. Retour
40. Depuis 1993, l'hebdomadaire Business Week a publié une longue série d'articles, analyses, commentaires sur la croissance non inflationniste, critiquant la politique de la Federal Reserve. The Economist, par contre, persiste avec son approche monétariste, cherchant par tous les moyens à maintenir une forte tension sur «l'imminence de l'inflation». Retour
41. Cf. Sergio Bologna, «Volare è un po'cadere. I perversi meccanismi della 'deregulation' aerea», dans Il Manifesto, 21 février 1989. Retour
42. Concernant la crise des indicateurs statistiques, voir «The real Truth about the Economy. Are government statistics so much pulp fiction?», dans Business Week, 7 novembre 1994, pp. 44-49. Retour
43. Cf. «The Global Investor. As foreign economies revive, Americans are buying up overseas stocks», dans Business Week, 19 septembre 1994, pp. 40-47. Retour
44. Cf. George Graham, «Haunted by the spectre of inflation», dans Financial Times, 27 octobre 1994, p. 15. Le Wall street Journal est d'accord avec la thèse de l'inflation qui guette, comme le montre un de ses éditoriaux «Taxing to Prosperity» du 27 octobre 1994. A noter que, pour être incisive dans sa lutte contre l'inflation, la FED devrait fortement augmenter les taux d'intérêt. En fait, la croissance du secteur des services (moins sensible aux variations des taux d'intérêt à court terme), l'augmentation du crédit non bancaire aux entreprises (comme conséquence du rôle toujours plus décisif de la demande) et la mondialisation de l'économie (et donc la forte présence d'acquéreurs étrangers) sont autant de facteurs qui affaiblissent son rôle. Retour
45. Voir «The Information Revolution», dans Business Week, 13 juin 1994, p. 38. Sur la «carte» des investissements dans le réseau des télécommunications, voir «The Global Free-for-All. As huge new telecom markets open, carriers aim to carve up the world trade rules», dans Business Week, 26 septembre 1994. Retour
46. Cf. «Trade tripwires. Tighter patent and copyright laws will soon become part of world trade rules. Fear that developing countries lose heavily are ill-founded», dans The Economist, 27 août 1994. Retour
47. Massimo Cacciari, Geo-filososia dell'Europa, Adelphi, Milan, 1994, p.168 [tr. fr. Déclinaisons de l'Europe, L'éclat, Paris, 1996, p. 170]. Retour
48. Les résultats de l'étude de Pierre Maillet et Dario Velo (éds), L'Europe à géométrie variable. Transition vers l'intégration, L'Harmattan, Paris, 1994, vont dans ce sens. Retour

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