éditions de l'éclat, philosophie

JULES LEQUIER
COMMENT CHERCHER COMMENT TROUVER
UNE PREMIÈRE VÉRITÉ


Le murmure de Lequier
(vie imaginaire)
par Michel Valensi

 

 



Jules Lequier est mort par noyade le 11 février 1862 et on pourrait l’imaginer tombant d’une barque et n’ayant pu nager, souffrant du froid, de l’eau qui le malmène et l’entraîne vers le large sans que personne, hélas, personne ne puisse entendre ses appels au secours, ses cris désespérés, apercevoir ses mouvements de bras, tentant de revenir jusqu’à la grève, jusqu’à nous, humains, jusqu’à ce qu’on appelle « la vie », sa ville ou ses derniers amis, son amour pour mademoiselle Deszilles, tentant avec effort de revenir au monde...

Il semble pourtant qu’il en fut autrement.

Ni cris, ni froid, ni gestes inutiles que celui lent, précis, méthodique de la nage. La nage jusqu’à s’approfondir et tout entier être absorbé par l’eau. L’entière détermination d’un homme à accomplir ce qu’il a décidé d’accomplir : entrer dans l’eau, nager. Nager jusqu’au bout. Jusqu’au bout de ses forces, jusqu’à forcer le miracle à se faire, enfin tenir entre ses mains l’irréfutable preuve de sa liberté d’homme en affrontant la mort et la preuve se perdra avec lui, au large, au loin de nous, restés avec le monde sur la plage des Rosaires, pleins de toutes ses questions et toujours demeurés sans réponse.

Mort par noyade le 11 février 1862 ! S’il fallait dire de quoi est-il réellement mort, cette brève postface ne pourrait pas suffire, ni même un livre. Peut-être la somme des livres déjà écrits ou peut-être la somme des livres écrits et à écrire en ce que tous posent la question du libre choix de l’homme et aucun n’y répond suffisamment pour qu’il n’y ai rien à ajouter...

C’est cette réponse sans doute qu’il est allé chercher au large. Après quoi, l’ayant eue (faudrait-il en douter ?), le monde n’est plus pour lui qu’étendue de mer calme, silencieuse comme le sommeil d’un nouveau-né, l’éternité contenue dans l’infime instant présent, dans la plus petite durée que l’homme puisse réussir à concevoir malgré le poids de son cerveau.

On l’avait vu, le matin, se rendre à son dernier rivage et on eût dit à sa démarche un pêcheur allant à ses filets. Laissant le lieu où il avait vécu, tracé à l’encre son œuvre (à ce degré d’inachevé que sont les prisons de Michel-Ange et tirent de là tout leur sublime), œuvre inédite de son vivant, restée pour lui, encre noire et papier en exemplaire unique qu’il garde contre son sein et se dit :

— Avec moi partira le souvenir de ces pages et ces pages elles-mêmes, effacées par le temps, par l’eau et les mémoires trop brèves d’homme et rien ne restera de moi, de tout cela rien...

Comme les mots qu’il prononce avant de s’engloutir quand, pour le monde, il n’y a plus d’espoir de le revoir vivant. Quant au sien propre, d’espoir, n’est-il pas justement de ne plus revenir ?

Nu comme un ver, les pieds sur les galets, plus nu encore qu’à sa naissance, déshabillé des espérances de vie, désespérant du doute, il force le destin. Il tient dans sa main gauche des feuilles blanches et une mine. Il est là qui murmure dans un bruit d’océan et ces mots improbables qu’il refuse de noter, parviennent jusqu’à nous dans un retour d’écho. Il dit :

— Je m’étais bien pensé moi-même, amas de souffles et contre-souffles en combat sans jamais de vainqueur ni d’oriflammes annonçant la victoire, pensé un de ces deux éléphants embarqués par Noé, portant l’insupportable cauchemar de l’arbitraire du choix d’être cet éléphant-là, à cette heure et non l’autre resté sur terre, noyé par le déluge quand la vague le retourne et sans la force d’aller au-delà de ce jour où j’ai été choisi pour être tel, Jules Lequier, homme parmi les hommes avec le poids d’une destinée, sans prise sur ce qui l’a déterminé, homme en mer sans rocher à la vue, ou nager ou périr.

Simple ! Je m’étais bien pensé moi-même, arrivé à l’idée que la mort était fin de ricochet de pierre plate engloutie et moi l’espace infime du rebond qui n’est ni l’eau ni l’onde ni l’amas de granit. Première idée du vide de soi, emporté par l’élan, servant d’appui au saut mais jamais propulsé, avançant d’onde en onde d’avoir trop vu le monde tel sous mes yeux sans l’avoir pu saisir et rebondissent sur moi, pierres, lancers de pierres et jeux d’enfants en bord de mer sans prendre garde.

Je ne suis pas allé chercher plus loin. Je m’étais bien pensé moi-même, à l’encre j’avais tenté d’écrire, je veux dire en tracés d’encre de dessiner un visage qui me ressemblerait lettre à lettre, en calligramme, sans jamais réussir à trouver les mots justes.

Fallait-il qu’il soit si juste à dire mon visage quand d’autres s’escriment encore à peindre les surfaces noires qui les abritent de la lumière ! Il faut que j’habitue mon trait à dire : « Je m’étais bien pensé moi-même, immensité de blanc ! » Sans cela qui d’autre viendrait dans l’isoloir retenir mon visage de s’enfuir ?

Je m’étais bien pensé moi-même, mon semblable inutile qui croyait au miracle de se voir relever dans la tâche, mais n’est que reflet d’homme. Jules Lequier dans une glace, renonçant à la vie ! Je n’ai pas inventé le miroir, il m’est ancêtre et j’en subis l’attrait de vouloir m’y recréer moi-même. Récréation sans lendemain puisqu’il suffit que je me retire !

Ainsi j’ai retiré de moi, souffle après souffle qui n’étaient que reflets et me voilà debout, les pieds sur les galets, endolori d’attente à décider du sort que je veux réserver à ce résidu d’être qui reste d’essentiel. Un seul instant de moi sut résister à l’effeuillage, il est encore à l’avenir et c’est lui que j’attends ou vers lui que je vais...

Je m’étais bien pensé moi-même homme, enfant, naissant, à naître, n’être que questionnement au devenir, malgré moi et quand la réponse me parvient aux oreilles, il est déjà trop tard pour ceux qui l’ont posée (et m’avaient voulu tel), trop tôt pour moi, encore adolescent soucieux, insouciant, trop tôt pour en goûter les résonances et les laisse s’enfuir jusqu’à ce qu’à mon tour j’y accède, tourmenté d’avoir jadis aperçu la forme d’une réponse sans avoir su la retenir et à cette heure où j’aurais tant besoin d’elle, la voilà qu’au souvenir elle se fait réticente et m’abandonne au geste lent de la nage, geste si lent du corps qui s’engourdit et tend à prendre l’eau.

Je m’étais bien pensé moi-même, entrevu dans l’étroite percée qui mène jusqu’à la mort, si étroite qu’elle semble déjà nuit ; entrevu, dis-je, jeune enfant, si jeune qu’il me paraît absurde d’être tel aujourd’hui sur le seuil de la vie, si jeune enfant, redis-je, encore sans questionnement mais accumulant déjà gestes et mots et déplacements d’êtres à jamais accomplis, réponses sur réponses anticipées à l’ultime question qu’il s’assène un jour, l’homme (et c’est là où j’en suis), sur son bien-fondé d’homme plutôt que de caillou, ruisseau ou herbe sèche, et quand vient l’heure, se dit : « À quoi bon questionner quand j’ai passé ma vie à construire l’édifice d’une réponse, si édifice fragile qu’à l’annonce des questions il s’ébranle et tend à se défaire ! À quoi bon questionner quand reste l’impossibilité d’aller au-delà désormais, quand chaque pas souffre de ce qu’il détermine et me laisse à mon doute, prêt à tenter l’existence immobile, me ravise et m’apprête à la nage pour forcer le miracle à se faire et libérer ainsi chaque geste accompli de ce qu’il a pu entraîner, se faisant, dans sa course à l’abîme, détacher chaque geste de l’existence même de l’homme, ne laissant qu’une guirlande flottante de mouvements algébriques.

Je m’étais bien pensé moi-même au sortir d’un mirage, je veux dire, une fois ma vie en main, bien en main tenue sans qu’elle puisse à nouveau m’échapper ou se fondre, pouvant ainsi en saisir les contours, les formes et la couleur (si délavée qu’elle soit, couleur sans doute quand bien même elle fût blanche), ma vie, disais-je, enfin mienne, palpable et me sentant en droit d’en faire ce qu’il me semble. Après tout, ne me suis-je pas (et je l’ai déjà dit, quitte à me répéter) pensé moi-même, Jules Lequier, c’est-à-dire arrivé à me considérer étant objet à part de réflexion vu par objet à part qui réfléchit, être double et cela jusqu’à en avoir fait le tour, si bien que tout mon être n’est désormais plus contenu que dans la pensée que j’en ai et ce corps si absurde, un amas d’os dont fut extraite la moelle.

Aussi je n’hésite pas ! J’ai fait, redis-je, le tour d’un être dont je connais les limites (quelque chose de petitement rien gris pâle et la couleur me semble encore trop précise), ce n’est certes pas lui qui avec moi va pénétrer les flots. Il reste sur la grève, me suppliant de renoncer. Comment peut-il imaginer qu’une pensée surnage quand lui n’est que corps mort engourdi par le froid ?

Nous sommes, n’oubliez pas, 11 février 1862 et cet après-midi je renonce à partager ma vie avec un tel moi-même fait de si peu d’indépendance. Je mènerai seul ma barque ! J’ai tant et tant encore de choses à dire !

Je m’étais bien pensé moi-même, « homme possible s’il devient ce que je dis », projection de silhouette infiniment plus grande, plus réelle que corps d’homme debout, en ce qu’elle touche aux immenses horizons de mer à l’étendue, mouvante, bleutée, écumante quand elle heurte la grève et les galets et me ramène du large, l’écho de mon ombre. Oui ! Je n’ai plus dans mon dos qu’un abîme, il n’est plus temps de songer à revenir. J’ai effacé les traces de mes anciens passages, j’ai, à l’envers du Poucet, recueilli cailloux blancs et miettes de pain boudées par les oiseaux, pour être sans regret. La seule morsure du siècle a bien suffi pour que je m’en détache, je ne le laisserai plus remordre à mon âme. Le sel sur ma plaie saura, mieux qu’autre chose, la faire se refermer.

Il m’en coûte, certes ! mais je pars. Le monde m’est créance de quelques pages, il reste mon débiteur. J’ai échangé ma vie contre une âme plus pure, il n’est pas de marché plus honnête ! Le diable n’en revient pas, lui qui croyait connaître l’homme. Fallait-il qu’il en soit autrement ?... Il y a longtemps qu’en toutes choses, je me sauve du doute par l’hypothèse[1] !

Serais-je fait d’une matière étrange ? Écume et sel dans mes veines ? Poussière et vent à mes os de cristal ? Je sais qu’encore la route est longue pour gagner l’autre rive. Elle est sans lieu, sans port d’attache, elle flotte au gré des vagues sans jamais pour autant en effleurer la crête. Je pars ! J’ai tant et tant encore de choses à dire. Je suis sans désarroi devant l’absence de corps. J’ai déjà connu ça en des temps plus anciens, quand, enfant, je côtoyais le vide sans crainte du danger. Je retourne volontiers à plus d’adolescence, je vais rejoindre mon être nouveau-né, celui à naître, celui à peine conçu, encore libre de ne pas exister...

Et quand il finit de parler, il pose les feuillets blancs et la mine, se penche sur sa veste. Regardez-le encore une fois ! Il pose les feuillets et la mine, les feuillets blancs, perdus, éparpillés en notes d’épicerie ou emballages de pêches, restent sa dernière œuvre. Du silence retranscrit. Ses yeux ne pleurent pas. Il se penche sur la veste. Regardez son visage ! Jules Lequier, né dans les Côtes-du-Nord, philosophe perdu, éparpillé au large de notre xxsiècle, mort par noyade et quand il finit de parler, il pose les feuillets blancs et la mine. N’oubliez pas ! Il va mourir, bientôt s’effacer à nos yeux. Regardez-le encore une fois ! Il a de l’eau jusqu’à la taille et se pense en lui-même... « J’ai tant et tant de choses à dire ! » Enfin le temps devant lui sans la moindre colline, le corps porté par le sel de la mer. Enfin débarrassé du poids ! Il a de l’eau jusqu’aux épaules. Attendez ! Regardez-le encore une fois ! Il nage. Il nage avec application la brasse. Ses yeux ne pleurent pas. Mort, pas encore mort par noyade pour forcer le miracle à se faire et seul pour toujours à savoir s’il s’est fait, d’être sauvé en mer !

Cet homme là-bas qui nage, est-ce encore lui ? Regardez bien ! La veste est restée sur la plage avec les feuillets blancs et la mine. Puis on vient les chercher. La plage est vide de veste et de murmures. Il reste les galets et le sable.

Puis du temps a passé. Je suis venu la voir, la plage. 11 février 1984. Regardez-le encore une fois ! C’est un visage qu’on ne peut oublier. Jules Lequier. Il vous reste à le lire. Cet homme là-bas qui nage, est-ce encore lui, ou bien...


NOTES

[1]  Ces deux phrases sont extraites de la correspondance de Jules Lequier.

...       ...


SOMMAIRE