éditions de l'éclat, philosophie

JULES LEQUIER
COMMENT CHERCHER COMMENT TROUVER
UNE PREMIÈRE VÉRITÉ


Fragments des cinquième, sixième et septième parties

 

 



…Car ou il en doute principalement par un appauvrissement en lui de la vie, de la vie immortelle, et chacun des ravages de ce doute en prépare de plus profonds ; ou il en doute principalement par faiblesse, et comment sa faiblesse lui rendrait-elle le courage ? ou il en doute principalement par ignorance, et son ignorance est sans remède, car toute vérité de laquelle il prétendrait plus tard déduire la vérité du libre arbitre repose sur celle-ci, la première de toutes, la vérité fondamentale.

Elle a été confiée à la garde de la conscience humaine. C’est dans l’ardeur du combat entre la passion et le devoir, que l’on contemple en face les deux termes de l’alternative qui en est l’essence. On les sent dans le for intérieur se disputer violemment le jour, comme deux jumeaux qui demanderaient à sortir chacun le premier du sein maternel... Posséder ce pouvoir, ô pouvoir incom-préhensible ! ce pouvoir de susciter des profondeurs de son être, où ils sont enfermés dans une commune préexistence et dans un commun néant tout ensemble, de ces deux actes contradictoires l’un ou l’autre, pas plutôt l’un que l’autre, aussi bien l’un que l’autre, posséder ce pouvoir qui étourdit la pensée, c’est être libre. Plusieurs se disent aussi cela, mais ils se le disent du bout des lèvres et n’ont pas le cœur de l’entendre ; ils ne savent pas ce que c’est qu’être libre. Mais qui ne l’a su un moment ? Qui de nous, au choc de ces deux efforts contraires entre lesquels se partageait la volonté incertaine, dans le tourment de ces deux efforts d’égale puissance, et dont l’un triomphait soudain quand venait s’y joindre cet autre effort, le coup victorieux de la liberté, qui s’appelle choisir ; qui, dis-je, ne s’est senti avec un plaisir mêlé d’épouvante exercer en soi, sur soi, son pouvoir créateur et former sa personne ? Quel homme a entrevu sans vertige la grandeur, la majesté, la divinité de l’homme, quand l’idée réelle de la liberté, explosion de la conscience, lui découvrait tout à coup le fond de son être ? Un éclair qui montre un abîme ! Et puis l’idée rapide qui venait l’éblouir de son double tranchant ne laissait plus dans sa mémoire que l’équivoque reflet de la moitié d’elle-même, l’imagination confuse de cette fausse liberté au moyen de laquelle, tout en étant positivement prédéterminé à faire comme on fait, on pourrait, si l’on voulait, faire autrement ; mais il faudrait vouloir, et c’est là l’embarras, y ayant obstacle insurmontable, empêchement absolu on pourrait, mais on ne peut pas...

 

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Je suis libre. Mais en disant cela je m’étonne ; et je me sens suspendu, peut-être parce que je m’étonne. Si mon étonnement me fait obstacle, ou du moins m’empêche d’affirmer pleinement, que puis-je, sinon de chercher la cause de mon étonnement et de la détruire en me l’expliquant ? Mais il y a bien à se garder de prendre d’abord pour l’explication de l’étonnement la nouveauté, sinon de l’idée, au moins du sentiment qu’elle éveille en moi, de supprimer la nouveauté par l’habitude, par la nouveauté l’étonnement, et par l’étonnement l’explication, car ce serait, non pas le détruire en l’expliquant, mais l’expliquer en le détruisant, c’est-à-dire n’expliquer rien.

Je m’appliquerai au contraire à augmenter, s’il se peut, la force de mon étonnement, comme un ennemi que je veux défier, ou comme un auxiliaire dont j’entends me servir : j’ignore lequel des deux.

 

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Il semble que l’on cherche à affirmer quelque chose qui contraigne d’affirmer. Or c’est un acte de la liberté qui affirme la liberté.

 

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Cette vie est donc comme un songe. Ces gens-là qui vont et viennent dorment, les puissances de leur âme sont assoupies. Mais ils portent en eux la puissance de s’éveiller. On est d’autant plus endormi dans ce songe qu’on n’a pas l’idée de s’éveiller. L’idée de s’éveiller serait déjà sortie du songe, à moins qu’endormi on ne rêve encore que l’on s’éveille, ce qui est avoir l’erreur des erreurs, comme le savant a la science de la science. Et ceux-là qui rêvent qu’ils sont éveillés sont ceux qui déjà, autant qu’il est en eux, abdiquant la personnalité pour se livrer au courant des choses et des influences de la nature extérieure, se soutiennent à eux-mêmes que s’abandonner ainsi, c’est être éveillés, et que reconnaître l’empire de la nécessité, s’y soumettant par là autant que possible, est la science du vrai dans le vrai.

 

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À qui entreprend d’affirmer par le seul moyen des idées cette simple proposition : « Je pense », qui est, on ne saurait en disconvenir, éminemment certaine pour l’homme, qui n’est que son propre être occupé à se contempler, il faut, et ce n’est pas une petite tâche, il faut à toute force joindre, de manière à n’en former qu’une, une action présente et une passée une action présente qui nomme l’action passée, une action passée qui est l’objet de l’énonciation présente une action qui exprime et une action qui est exprimée, chacune attestant l’autre pour justifier de son existence, mais chacune toute seule impuissante à l’établir : premièrement un fait qui s’ignore, ensuite une parole qui ne s’entend pas. Entre ce qui est représenté et ce qui représente, peut-on nier la différence ? La différence est manifeste l’un n’est pas l’autre, et l’un vient après l’autre. J’ai beau me retourner, je retrouve invariablement ces deux pôles contraires aux deux bouts de la moindre parcelle de ma pensée, n’eût-elle que moi-même pour objet. L’objet, l’idée, deux termes toujours distincts, toujours successifs. Or celui-là, plus éloigné de moi, à la rigueur n’est pas en moi, il n’est en moi que par son image ; et celui-ci, c’est-à-dire cette image, cette image que j’affirme m’être présente, n’a laissé que son ombre sous l’affirmation qui s’y applique : car je n’aperçois pas plutôt l’image, que ce coup d’oeil qui l’aperçoit et qui m’est plus intérieur que son objet la repousse en tombant sur elle, et me la montre absente ; en sorte qu’au moment où je m’allais vanter de tenir en ma possession, si peu que rien, la réalité de l’apparence en tant qu’apparence, cette réalité de l’apparence s’était dérobée sous un semblant d’apparence réelle, un faux semblant peut-être dont la réalité m’échappe de même. La réalité et l’apparence me partagent. Et comment avec ces deux moitiés de mon être, qui tour à tour m’abandonnent, composer un tout qui serait moi, capable de subsister le temps seulement d’affirmer qu’il est ? Aucune de ces deux moitiés ne me fournit le moyen de la joindre à l’autre. Me confiner dans l’une ou dans l’autre, ce sont deux manières de périr. Étendre l’une jusqu’à embrasser l’autre, c’est la transformer en cette autre, c’est passer de l’une à l’autre. Ils sont deux principes de la connaissance, l’objet et son idée, également essentiels, également insuffisants pour la certitude, que l’on ne peut confondre sans détruire dans ses racines la notion même de la vérité, et que l’on ne peut distinguer sans se préparer l’embarras de les réunir. Pourtant ils sont unis, puisque j’existe. J’existe et je ne saurais sans les unir affirmer ma seule existence. Quel est cet intervalle de moi à moi que j’enferme en moi-même ? Quel effort dissipera ces ténèbres qui me divisent au cœur de mon être ? Eh bien, puisque ni l’objet ni l’idée ne me livrent ce lien de l’un à l’autre qu’en vain je cherche et qu’il me faut, je vais le trouver en le formant, et puisqu’il est nécessaire pour m’affirmer, je m’affirme pour le produire. J’existe ; voilà une certitude où sera bien forcée de prendre appui celle qui s’y prétendra supérieure. Me fût-il impossible de m’expliquer l’union en moi-même de moi qui suis et de moi qui me contemple, je me sens vivre, ils sont unis, il n’importe de savoir comment. Comment ils sont unis ? Mais je le sais, je viens de l’apprendre. Tous deux, par l’irrésistible besoin de croire en mon être, par la mémoire naissante, par la vie, par l’amour de la vie qui s’indigne de tant de discours, sont pris dans un nœud et assemblés dans un sentiment victorieux qui est moi aussi bien que mon être et que ma pensée. Sans doute, c’est moi, c’est ce que proprement j’appelle moi-même : moi vivant, moi qui dois agir, moi qui de mon chef interviens entre moi et l’idée de moi pour consommer mon existence en la voulant, en l’affirmant, en m’en faisant jouir, impatient toutefois d’en faire un usage meilleur et à présent ..............................................................[1] à présent je possède, désormais je tiens sous ma garde les plus certaines des vérités et les premières en ordre : je suis libre ; je suis par-delà ma dépendance indépendant, et dépendant par-delà mon indépendance ; je suis une indépendance dépendante ; je suis une personne responsable de moi qui suis mon œuvre, à Dieu qui m’a créé créateur de moi-même.

Enfin je respire. Je l’ai trouvée cette première vérité ..............................................................[1]

La liberté, condition positive de la connaissance. C’est-à-dire moyen de la connaissance.

 

La substance. Quel est donc de moi à moi, cet intervalle de ténèbres[2] ?

Conclusion. Deux Hypothèses : la liberté ou la nécessité. À choisir entre l’une et l’autre avec l’une ou avec l’autre.

 

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Sans doute, rien n’était difficile à Dieu : Dieu est la puissance même. Mais créer un être qui fût indépendant de lui, dans la rigueur du terme, un être réellement libre, une personne, quelle entreprise ! Tout son art s’y emploie, et l’on ne sait quel tour de force achève le chef-d’œuvre. L’infini ne l’enferme pas, il fait déborder de l’infini dans le fini ; il crée, il crée des êtres capables de créer[3]. Voilà l’homme : il pense, il règne sur sa pensée. Dieu se retire, Dieu le laisse à ses réflexions solitaires, reliquit eum in manu consilii sui ; l’auguste créature ne pouvant souffrir de tutelle, car telle est la nature et la nécessité des choses, il faut que la personne humaine se décide par soi dans ses incertitudes ; elle doit être traitée avec respect, et lui venir en aide ce serait attenter sur elle. La personne humaine ! Un être qui peut quelque chose sans Dieu ! Qui peut, s’il lui plaît, se préférer à Dieu, qui peut vouloir ce que Dieu ne veut pas, et ne vouloir pas ce que Dieu veut, c’est-à-dire un nouveau Dieu qui peut offenser l’autre ! Prodige effroyable : l’homme délibère et Dieu attend ! Hommage vraiment digne de Dieu, si l’homme n’est pas rebelle, mais quelle injure, s’il n’est pas soumis !

Parfaits de l’âme et du corps, jouissant d’une liberté souveraine qui résultait de cette perfection même, capables de mériter parce qu’ils étaient libres, exposés à faillir, nos premiers parents n’avaient à remplir qu’un seul devoir : obéir au Créateur qui les avait comblés de félicités célestes. Ils usèrent contre Dieu du plus magnifique de ses dons, et le péché entra dans le monde, menant à sa suite la mort et la peur de la mort. Les coupables transmirent à leurs descendants, non pas cette fleur de sainteté et de grâce qui couronna divinement en eux l’œuvre du créateur, mais une nature violée dans ses instincts les plus nobles, car pour devenir ingrats il avait bien fallu qu’ils fissent quelque effort : et le patrimoine de l’homme, irréparablement endommagé, s’accrut, par une triste compensation, de cette pleine connaissance du mal qui leur avait coûté si cher.

 

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La formule de la science :

FAIRE,

non pas devenir, mais faire, et, en faisant, SE FAIRE[4].

 

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L’homme, auteur de ses actes par sa liberté, ne l’est pas de sa liberté.

Distinction de la nature et de la personne, en Dieu et en l’homme.

Liberté de Dieu, type de la liberté de l’homme. Création. Arbitraire.

Problème de l’optimisme.

 

À l’Éternité toute présente coexiste toute la suite des temps ; et toute la suite des temps est enfermée dans l’Éternité (Æternitas ambit totum tempus et excedit. Saint Thomas). Mais ce présent absolu, cette immobilité, cette indivisibilité qui est son caractère, elle ne saurait le communiquer au temps, même embrassé par elle. Car elle embrasse le temps telle qu’elle est et tel qu’il est ; il est embrassé successif parce qu’il est successif, mais elle l’embrasse sans succession parce qu’elle est toute présente.

À présent, à cet instant qui est l’instant présent, l’Éternité est ; et elle est tout entière ; tout entière à la fois. Et cela ne peut être sans qu’à l’Éternité même ne coexiste l’instant présent, puisque c’est cela même que je dis. Mais de ce que coexister veut dire exister ensemble, s’ensuit-il qu’il appartient à l’instant présent d’avoir toute l’extension de l’Éternité ? Cela serait absurde. L’instant présent existe présentement, l’Éternité est présentement du présent qui appartient à Dieu, sans que de ces deux présents ni l’un se rapetisse infiniment ni l’autre s’étende infiniment pour s’égaler à l’autre. Le Présent immense, le Présent parfait contient seulement l’autre qui n’est qu’un point, et il contient aussi, à la vérité, et le futur qui n’est pas encore et le passé qui n’est plus ; mais il ne les contient pas dans ce point qui est l’instant présent, de telle sorte que le futur serait avant lui-même et le passé après lui-même : le passé a été, et le futur sera, dans ce présent inaltérable. A été, sera : c’est moi qui parle. Toutes ces divisions de l’Être, vraies pour moi, vraies en soi, vraies pour Dieu, par conséquent, n’affectent en rien pourtant son présent éternel et indéfectible. Dieu ne dit pas, comme moi qui passe et me succède : Telle chose était, je la voyais être. Dieu est l’éternel témoin des vicissitudes, mais il n’y a point en lui la plus légère ombre de vicissitude, je dis en lui ; car la succession, réelle en soi, est réelle devant lui, quoique infiniment au-dessous de lui.

L’Éternité est donc, à l’instant présent. Elle est, et tout entière. Elle n’est point en puissance ; elle est en acte. Elle est sans devenir. Mais elle est d’un être qui lui est propre : l’acte de l’Éternité est un acte sui generis. C’est en quelque façon une plénitude de l’Être qui déborde infiniment dans l’Être ; c’est, comme il a été dit ci-dessus, c’est une autre Immensité qui incessamment, indivisiblement, immensifie l’immobile Immensité elle-même dans l’immobilité de la Permanence absolue. Or, les scholastiques, malgré la pénétration dont ils ont fait si souvent preuve dans leurs analyses, se sont laissés aller à tellement identifier les caractères de l’Éternité à ceux de l’Immensité proprement dite qu’ils ne font plus çà et là que retrouver l’Immensité
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Rapport de Dieu à la créature, aussi réel que le rapport de la créature à Dieu.

 

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Après avoir considéré, à la lumière de la plus magnifique des idées, cette Chose suprême, à la fois son principe et sa fin, qui étend l’immensité de son être dans l’immensité de sa durée, et, active sans mouvement, une, simple, persévère dans un présent éternel ; après avoir vu son unité si riche s’entr’ouvrir sous l’effort de la pensée pour me laisser apercevoir, unies en une indivisible nature, les trois formes de cette personne extraordinaire qui dit trois fois moi ; pendant que mon intelligence remontée à sa source contemplait avec des transports et des ravissements la majesté, la fécondité, la beauté de cet être subsistant par sa force incompréhensible, exprimant de ses entrailles ses Idées, le glorieux miroir où resplendit la figure de sa substance, et dans son infinie jouissance de soi-même contenant en soi-même, avec son amour, l’objet de son amour, être trois fois parfait, saint trois fois saint, Dieu trois fois Dieu : tout à coup, ô surprise ! ô surcroît de merveilles ! voici que j’ai été témoin d’un changement opéré au sein de la permanence absolue. Celui dont l’immuable substance ne comporte point d’accident, qui ne pouvait avoir aucun désir puisqu’il n’avait aucun besoin, celui qui était seul et qui était tout, a cessé d’être seul et d’être tout ; il est sorti de son repos pour exécuter dans le temps son éternel projet, une autre chose est devant lui, le monde existe, désormais ils sont deux, le créateur et la créature.

Le monde existe ; et l’espace homogène et simple a reçu, ici et non point là, cette matière qui occupe diversement l’étendue.

De même, dans l’uniforme durée se succèdent les choses finies. L’éternité qui les embrasse ne se divise pas pour les admettre, elle n’est pas successive comme elles. Toutefois, pendant que Dieu voit ces choses naître et périr, il persévère, il est vrai, dans ses perfections inaltérables, mais ce regard divin qui en quelque façon maintient devant soi les choses passées et anticipe les futures, ne peut pas faire que les passées continuent d’être et que les futures aient commencé. Or si, considérées quant à l’idée qui les représente, ces choses sont éternelles, considérées quant à leur être elles sont réellement les unes après les autres. Cette succession des choses porte, semble-t-il, son ombre jusque sur Dieu, en ce sens que toujours le même dans sa nature et dans la connaissance parfaite qu’il a de ces choses, il faut bien néanmoins qu’il les voie successivement arriver successivement à l’être, et voilà qu’il s’introduit en Dieu je ne sais quoi de semblable à la succession, c’est-à-dire la succession, car il n’y a point de milieu entre la succession et la permanence.

Un changement en Dieu ! C’est une idée qui trouble, une parole qu’on ne prononce pas sans terreur. Pourtant il faut reconnaître, ou que Dieu dans son rapport au monde contracte un mode nouveau d’existence qui participe à la nature du monde, ou que ce monde est devant Dieu comme s’il n’était pas. Encore, dire que ce monde est devant Dieu comme s’il n’était pas, c’est n’en pas dire assez : tant qu’il n’est pas un pur néant, la souveraine intelligence ne saurait le confondre avec le néant, et pour si peu qu’il soit, il suffit à priver Dieu de l’intégrité du tout-être. Il fait une tache dans l’absolu, qui détruit l’absolu. Cet univers comparé à l’immensité n’est, je le veux bien, qu’un grain de sable ; mais ce grain de sable existe de son être propre, et les changements qui s’y opèrent n’ayant pas moins de réalité que les choses qui les subissent, Dieu qui voit ces choses changer change aussi en les regardant, ou il ne s’aperçoit pas qu’elles changent.

 

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Réalité de la succession.

Analogies et différences de l’Espace et de la Durée.

 

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Qu’est-ce que la futurition infaillible, éternelle, de l’acte qu’en ce moment j’hésite à faire ? S’il est futur, j’hésite en vain, et s’il dépend vraiment de moi, de moi qui délibère, c’est donc qu’il n’était pas tout à fait futur auparavant. Quoi ! Avant que ma libre préférence mette un terme à mon irrésolution présente, avant que je me consulte, avant que j’aie commencé d’être, cette chose qu’il est en mon pouvoir de ne pas faire ou de ne pas être existait de cette existence anticipée qui la constituait future ! Elle était à l’origine des temps, elle était de toute éternité irrévocablement acquise à l’avenir, cette chose que tout à l’heure je sentais si bien sous ma puissance, elle que je faisais sortir à moitié de son néant par la seule idée que j’aurais pu vouloir qu’elle fût, elle qu’il ne tenait qu’à moi d’y faire rentrer par un autre mouvement de ma pensée ! Mais cette chose qui sera, cette chose qu’après m’être recueilli pour me décider je voudrai à la fin, car il faut bien que je la veuille, puisque toute suspendue qu’elle est à mon libre vouloir à coup sûr elle sera, cette chose qui va être, comment se peut-il qu’elle ne soit pas ? Or il se peut qu’elle ne soit parce que je suis libre. C’en est trop, il y a contradiction à dire et que la chose sera et qu’elle pourra bien ne pas être. Il faut choisir ou de la réalité du libre arbitre avec l’ambiguïté des futurs, ou de l’apparence du libre arbitre avec les futurs infaillibles.

 

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La Providence.

Que Dieu lit mieux dans le cœur de l’homme que lui-même.

 

La liberté, – on est retenu dans l’humilité par le sentiment de la dépendance et par l’ignorance où l’on est si tel ou tel acte est libre.


NOTES

[1] Point de suspensions indiqués dans le manuscrit. Autre preuve, selon nous, de cette pensée trop intense qui afflue et qui n’arrive plus à s’énoncer ; d’autant que nous touchons au but.

[2] Cette phrase existe dans le manuscrit, mais ne fut retenue que par J. Grenier pour son édition.

[3] Cette phrase est en marge dans le manuscrit. Seul Grenier la cite en note.

[4] « L’existentialisme est un humanisme » de Sartre est une entière glose sur cette phrase.

 

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