éditions de l'éclat, philosophie

JULES LEQUIER
COMMENT CHERCHER COMMENT TROUVER
UNE PREMIÈRE VÉRITÉ


Troisième partie

 

 



Ramené par un long circuit à mon point de départ, c’est à présent que je peux mieux juger de la difficulté de la tâche que je me suis imposée, difficulté dont la pensée m’accable.

Quelles que soient les idées que j’assemble, elles ne me montrent jamais qu’une face différente du problème que j’ai à résoudre. Chaque relation à laquelle j’ai recours introduit une inconnue nouvelle, comme pour reproduire à mes yeux l’impossibilité de parvenir à la science autrement qu’à l’aide de la science même : car ce n’est point ici une connaissance que j’ai à déduire de connaissances antérieures, c’est au contraire une connaissance où je verrai que toutes les autres s’enracinent, si je la trouve. Mais comment la trouver ? Et comment la chercher ?

L’algèbre, en son admirable langue, répond souvent au géomètre en étendant et en corrigeant sa question : il faudrait plus ici : il faudrait que cette première vérité pût se trouver indépendamment des erreurs de celui qui la cherche, l’eût-il enfermée à son insu dans un réseau de contradictions, en essayant de poser le problème. Il faudrait que la question, se rectifiant elle-même pour devenir la science qui se cherche, produisit toute seule la réponse, c’est-à-dire la science qui se trouve.

Mais il semble que je sois toujours dupe de ce prestige qui accompagnait mes premières démarches et m’empêchait d’entendre dans toute sa force le sens de mes propres objections. Quoi de plus évident pour moi que le cercle vicieux où je m’engage, quand j’entreprends la recherche d’une première vérité supérieure en lumière et en certitude à toutes celles que je peux posséder déjà !

Franchir ce cercle vicieux, c’est créer en quelque façon, c’est créer, c’est faire que ce qui n’était pas soit ; c’est faire en moi la lumière ; non pas la tirer d’une autre lumière, mais la faire en effet. Pourquoi ne laisser pas cette tâche impossible, insensée, et d’où vient que la seule opiniâtreté de mon espérance parvient à obscurcir ce qui est de soi si manifeste ?

Il est vrai que ce prétendu cercle vicieux se présente aussi apparent toutes les fois qu’il faut agir, et le propre de la volonté est de n’avoir pas besoin pour se produire d’un autre effort qui en demanderait un autre, et ainsi de suite, sans qu’il y eût de terme à cet enchaînement, c’est-à-dire de commencement possible ou d’action réelle. Agir, c’est commencer. Je le franchis donc en agissant, ce cercle vicieux, dans mon effort qui se produit lui-même ; cet effort qui l’instant d’avant n’était pas et qui tout à coup devenant, par lui-même à lui-même sa cause, est, c’est-à-dire s’est produit, s’est fait, s’est fait de rien. C’est là vouloir. Mais quand même il ne faudrait pas faire la part à l’hyperbole dans ce que je viens de dire ici, je conviens qu’il serait étrange, le privilège de ma volonté, si je pouvais par elle susciter et faire resplendir dans ma pensée, au-dessus de toutes les vérités que je possède, mais que je possède incomplètement, et auxquelles je vois bien que sont mêlées en diverses manières des erreurs et des ignorances dont la portée m’est inconnue, une vérité qui les éclaire sans en être éclairée, et en rectifie tous les rapports. Suffit-il donc de dire en moi-même que la lumière soit, pour qu’elle brille ?

Une vérité, ai-je dit, qui rende compte de soi. Rendant compte de soi, elle commence à soi ; commençant à soi, c’est donc l’idée même de commencement qui la commence. Puisque son caractère est d’avoir en elle des lumières de tout ce qu’elle est, cette idée de commencement paraît bien devoir être la première clef qui ouvre la première des perspectives : et si je ne commence pas de trouver dès que je commence de chercher, serait-ce que je ne m’aperçois pas aussi clairement qu’il le faudrait que je commence en effet de chercher ? Commencer est un grand mot.

Or, si j’arrête sur cette idée de commencement, sur l’idée de commencement possible en général, une attention soutenue et curieuse, au lieu de la voir s’éclaircir je la vois s’obscurcir, comme si dans mon effort pour regarder l’idée par cette autre face qu’il n’appartient qu’à la science de me révéler, je ne trouvais que ténèbres, quand je veux de l’idée selon la coutume passer à l’idée selon la science, quand je veux de l’idée vulgaire, obscure pour qui cherche une clarté plus grande, passer, comment ? par quoi ? en quoi ? à cette même idée, obscure pour qui n’a pas la science, et d’autant plus obscure pour lui qu’il conçoit devoir être la science plus parfaite et l’idée par quoi elle débute plus précise et plus lumineuse.

Au fond, ce qui commence continue toujours quelque chose, et ce qui commence, préexistant dans ce quelque chose, ne commencerait pas d’exister absolument, mais bien commencerait d’exister sous un nouveau mode. C’est ainsi qu’en moi se produiraient, toujours liées par des rapports que je n’aperçois pas toujours d’une manière distincte, ces actions intérieures, ces pensées dont la continuité est mon propre être, ou pour parler plus juste, continue mon propre être, sans que de mon être continué de la sorte je puisse pourtant, me semble-t-il, avoir une possession aussi assurée, aussi présente, aussi intime, aussi parfaite que cette possession incomparable que j’ai des existences actuelles par le sentiment immédiat. La mémoire qui prolonge dans le passé mon existence ne m’en laisse appréhender qu’une apparente trace, impossible à saisir dans sa réalité. Ce n’est pas que le raisonnement ne puisse intervenir quelquefois pour vérifier l’exactitude des souvenirs, mais ce n’est jamais que par d’autres souvenirs, et la mémoire qui s’appuie sur le raisonnement n’est pas proprement la mémoire, laquelle a cette vertu d’atteindre son objet sans intermédiaire fidèlement imitée en ceci par la fausse mémoire qui nous présente comme faisant partie de notre existence, sinon du même droit, au moins au même titre, son objet chimérique.

Aussitôt donc que je distingue en moi ce qui commence, par son opposition à ce qui continue, ou ce qui continue, par son opposition à ce qui commence, par là que je commence à le remarquer je commence moi-même en un sens ; un nouveau moi se substitue à ce moi précédent dont je ne peux pas sentir l’existence, toute voisine qu’elle me soit, mais dont je me représente seulement l’existence antérieure, fondement nécessaire de ces idées de continuation ou de commencement ; et dans la durée de mon existence propre, dans ce spectacle étrange où je m’apparais comme étant tout ensemble et la scène multiple et le spectateur et le théâtre, la pleine possession de la réalité, l’entière certitude de ce qui est se concentre incessamment au point de vue, de même qu’au sein des espaces la perception m’emprisonne dans une étroite, dans une infranchissable solitude, dont la vaste enceinte extérieure, à jamais interdite à moi, n’est peut-être occupée que par une optique décevante.

Toutefois, si ma mémoire est faillible quand elle s’exerce à quelque distance dans la durée, aurais-je donc à craindre qu’elle me puisse tromper dans le souvenir qui reproduit en moi, si près de moi, l’instant précédent de mon existence ? Mais le souvenir n’est pas toujours le principal lien en moi-même de deux états consécutifs ; un rapport plus étroit, une connexion plus intime que le rapport de simple succession les unit, en subordonnant l’état qui suit à l’état qui précède : je me sens produire dans l’un un effort qui atteint son terme dans l’autre : je me conçois comme cause dans le premier, comme effet dans le second ; et cet état où je suis cause, cet état où je suis effet ne sont, en tant que j’en ai l’idée, que les deux aspects antérieur et postérieur sous lesquels je contemple un même acte qui commence et qui s’accomplit : un acte, c’est-à-dire un changement opéré en moi par moi. Par moi ! Mais moi qui suis par moi, je suis donc plus que moi ? Sans doute je suis, mais que suis-je ? Ah ! Certes quelque chose de plus que le moi où je me réfugiais tout à l’heure, pressé entre ce passé qui a cessé d’être et cet avenir qui n’est pas. Et fût-il éternel, ce moi que défendait contre un double néant le sentiment si fugitif de son existence présente, il n’est maintenant à mes yeux, dans son existence inerte, dans son inactif sentiment de son être, ce moi borné à se sentir être, à se voir être ce qu’il est, qu’une ombre, au prix de cet autre moi qui s’éveille en moi pour agir, qui s’écrie : « Allons ! », qui aspire à se perdre, et en se perdant me ressuscite. Car il en est ainsi, selon cette étonnante idée : Par moi. À considérer la suite des actes si divers émanant de ma volonté, actes que mettent diversement en relief leur grandeur et leur importance, mais que suffit à produire le moindre des moindres mouvements de ma libre pensée, un perpétuel devenir dont je suis le principe perpétuel fait de mon existence continue une suite continue de morts et de naissances, où le moi qui périt détermine quelque chose dans l’être de celui qui naît ; il détermine ce quelque chose absolument, non pas nécessairement ; d’après une loi et une règle, mais sans règle et sans loi, et indépendamment de sa nature, en une certaine manière : car il ne peut réellement agir qu’autant qu’il est dans sa nature d’agir avec une sorte de supériorité sur sa nature même. De deux existences différentes de moi-même que je me représente pour le moment qui vient, je choisis l’une ou l’autre, je réalise l’une de préférence à l’autre, à mon gré, comme il me plaît ; mais mon gré ne fait pas mon choix : c’est mon choix qui fait mon gré : Il me plaît qu’il me plaise.

Oui, c’est par là que je me domine, que je me dépasse ; c’est là le principe de mon vrai moi, de ce moi qui peut réellement quelque chose. Et comment faire un pas dans cette recherche, un seul tâtonnement même, sinon par le moyen de ce mouvement libre de ma pensée ? Comment former le projet de chercher, me fixer un but, délibérer, hésiter sur la voie à prendre, abandonner les anciens errements, rompre (disais-je) avec l’habitude et les préjugés, essayer de me placer dans des conditions d’indépendance et de sincérité, prétendre à me dépouiller de mes erreurs, comparer des idées, juger si mes pensées se préparent, se produisent, se continuent les unes les autres dans un ordre dont je ne suis pas maître, d’une manière où je ne peux rien, chacune d’elles à chaque instant devant être précisément ce qu’elle est, et ne pouvant pas n’être pas telle ?

Étonnante idée que celle-là qui me fait voir, à côté de la suite des choses que j’ai librement voulues, une suite parallèle d’autres choses que librement je n’ai pas voulues et que je pouvais vouloir, pouvant ne vouloir pas les autres ! Les unes et les autres étaient possibles, mais les unes ont été, les autres n’ont pas été. Pourquoi celles-ci ont-elles été ? Parce que je les ai voulues ? Pourquoi les ai-je voulues ? Parce que je les ai voulues. Pourquoi précisément celles-ci, et non les autres ? Parce que précisément celles-ci et non les autres. Mais ce n’est pas une réponse ? Mais ce n’était pas une question ! Prenons-y garde : Est-ce parce que manifestement il ne doit pas y avoir de Question, qu’il ne peut y avoir de Réponse ? Ou si c’est de là que manifestement il ne peut y avoir de Réponse, qu’il ne doit pas y avoir de Question ? Serait-ce seulement en s’apercevant que la réponse est impossible, que l’on commence à soupçonner que la question n’a pas de sens ? Mais ce qui rend la réponse impossible, à savoir, une certaine conception peut-être erronée de la liberté, serait bien cela même qui rend la question absurde. Or la question n’est pas absurde de prime abord ; je m’entends, me semble-t-il, lorsque je me demande Pourquoi, à tel moment, ai-je précisément voulu telle chose ? J’étais libre en effet, supposons, de me déterminer ainsi ou autrement ; mais à moins de me déterminer arbitrairement, c’est-à-dire sans raison, car est arbitraire ce qui n’a pas de raison d’être, la question : Pourquoi cette détermination plutôt que cette autre ? se comprend d’autant mieux que le motif pour se déterminer ainsi et le motif pour se déterminer de cette autre manière ne pouvant être les mêmes, puisque les deux déterminations possibles étaient différentes, la prédominance au moins apparente et relative d’un motif sur l’autre paraît avoir été la raison décisive du choix. Mais ce n’est plus la liberté.

Étonnante en effet, étonnante idée, étonnante par-dessus toutes choses, cette idée qui me montre toujours plus ou moins explicitement affirmé, sinon dans chacun de mes changements, au moins dans chacun de mes efforts, dans ce jet rapide de la pensée qui s’élance hésitante entre deux objets, ceci, que le cœur resserre en un cri et l’esprit en un éclair « Moi cause libre, actuellement indéterminée à l’un ou à l’autre de deux effets, je peux par moi-même actuellement me déterminer soit à l’un, soit à l’autre. » En sorte donc que si je me trouvais une seconde fois dans des circonstances identiques, je pourrais la seconde fois me déterminer autrement que la première ? Arrêtons-nous ici. Quel est ce piège ?

Remontons le cours des ans, des siècles, et, marquant un instant précis dans l’existence des choses, concevons que le monde tel qu’il est, soudainement anéanti, soit remplacé par le monde tel qu’il fut à cet instant la terre, le firmament redevenus ce qu’ils étaient, chacun des plus imperceptibles atomes de l’univers le même et en même lieu les mêmes hommes, avec la même mémoire, les mêmes idées, les mêmes sentiments : nul changement dans leur être ni dans l’ensemble de leurs rapports ; rien de plus, rien de moins dans leurs dispositions présentes : l’effort général du devenir a partout les mêmes points d’appui et les mêmes directions. Qu’un moment s’écoule, ces hommes vont agir ; mais comment ? Serait-ce autrement que la première fois ? Non pas tous, au moins ! Quelques-uns peut-être ? Mais pourquoi quelques-uns ? Mais pourquoi pas ? Et pourquoi pas tous, puisqu’ils sont libres ? Ils sont libres sans doute, mais ils étaient libres aussi. Ils étaient libres, et ils agirent ainsi ; se pourrait-il qu’en un certain mortel, ce qui va être fait soit ce qui ne s’est pas fait déjà dans des conditions identiques ? Que si je sens toute ma raison vaciller sur sa base à l’idée seule que ce qui s’accomplit une première fois pourrait ne s’accomplir pas la seconde, comment l’absurdité d’une différence possible dans les actions et les événements cesserait-elle au moment suivant ? ou au moment d’après ? Et le temps s’écoulant toujours avec la reproduction continuelle des mêmes effets par les mêmes causes, à quel moment commencera la possibilité d’une différence ? Et cette différence ne se réalisant jamais, comment ne voir pas qu’au bout du même intervalle franchi dans la durée, le monde reparaîtra tel qu’il est, le même après la même course, le même de la plus parfaite identité jusqu’aux derniers détails ? Mais remarquons-le bien, s’il était possible de constater autour de moi par un nombre d’épreuves plus grand que tout nombre assignable, c’est-à-dire par une infinité d’épreuves, que tel ou tel événement, quand il a lieu, est toujours suivi de tel autre, ne dirais-je pas avec certitude que, posé celui-là, celui-ci est nécessaire ? Or, affirmer comme certaine la reproduction des mêmes faits dans les mêmes circonstances, c’est reconnaître qu’une infinité d’épreuves, si elles étaient possibles, aboutiraient infailliblement à constater ce résultat : d’où il suit que conclure de la reproduction des mêmes circonstances à la reproduction des mêmes faits, c’est affirmer que de ce qui vient d’être dérive constamment ce qui est, et de ce qui est ce qui va être, d’après la loi d’une inviolable, d’une absolue nécessité.

Admettons au contraire, conformément à un autre instinct si fort en moi, qu’en effet l’homme puisse agir autrement qu’il n’agit, quelle vaste carrière le temps ouvre au possible ! Car en attribuant à l’homme un pouvoir de disposer, quoique entre des limites, de ses sentiments propres, d’en fixer soi-même le degré, et de mettre fin à ses hésitations en faisant prévaloir ici ou là dans la sphère de sa pensée une idée sur toutes les autres, de combien d’actions différentes au même instant ne le conçoit-on pas capable ! Dans ce variable horizon dont il se circonscrit en se préparant à exercer sa force, à ce point de vue qu’il élève à la hauteur de son courage, de son courage employé soit au bien soit au mal, que de perspectives diverses entre lesquelles il peut choisir, s’il peut choisir, et que de points divers où il peut s’arrêter dans ces diverses perspectives ! Mais qu’est-ce que cette multitude d’actions au même instant possibles pour le même homme, en comparaison de ces multitudes d’événements résultant des actions possibles de cet homme combinées avec celles d’un autre, de plusieurs autres, de tous les autres, multitudes encore multipliées par la marche incessante du temps qui combine ces combinaisons, les portant jusqu’à des nombres que l’imagination n’entrevoit pas ? Quelle diversité possible dans l’histoire du monde, à quelques années, à quelques siècles d’intervalle, et qui dira : là est l’extrême borne de cette diversité possible ! Mais est-elle bien possible ?

Voilà donc une affirmation : « Je peux ceci ou cela », aussi continuelle, aussi naturelle que le souffle même de la vie, une croyance, la plus intime à mon esprit et à l’esprit de tous les hommes, transformée par l’attention seule (qui pourtant ne doit rien changer à son objet !) en un paradoxe au-dessus duquel il n’en est pas, le paradoxe que voici : Une affirmation éminemment première, puisqu’elle est au début de tout examen et à la racine de toute spéculation possible, et de laquelle il s’agit tout d’abord de décider si elle est évidente ou si elle est absurde : toutefois si essentielle à la pensée que je la retrouve jusque dans le doute que je tiens suspendu sur elle ; sur elle : une monstrueuse erreur ou une vérité énorme, et j’ai peur de prendre l’une pour l’autre. N’y aurait-il pas quelque moyen terme ?

Ne se pourrait-il pas que quoique libre on ne se trouvât que rarement dans les conditions requises pour la production d’un acte de liberté ? Un acte étant accompli, suivent des conséquences dont je ne suis pas maître, et que j’ai quelquefois déterminées sans les avoir voulues. Jusqu’où vont ces conséquences en moi-même, quelle est à l’égard de moi la portée précise de chacun de mes actes, jusqu’à quel point m’engage-t-il en de certaines manières d’être ou d’agir : c’est ici que s’élèvent problèmes sur problèmes dans l’hypothèse même du libre arbitre. Souvent je me rappelle qu’en songe il m’est arrivé de me sentir agir ; il me semblait du moins ; j’hésitais, je me recueillais pour me décider, et je prenais des résolutions, tout comme s’il appartenait à ma volonté de disposer d’elle à ces moments. À coup sûr, les prétendus actes par lesquels ma vie se mêlait à celle de personnages imaginaires, n’étaient que les effets inévitables de dispositions acquises, et comme la mémoire de ma volonté même. Or, je peux très bien concevoir que ce qui me paraît dans la vie réelle des actions libres, soit pareillement sous la dépendance d’actes antérieurs proprement dits. Il se pourrait donc qu’il y eût illusion quant à la fréquence des actes libres, sans que l’on fût en droit d’en conclure que la liberté n’est pas. Bien plus, où serait le fondement de cette illusion en tant que possible, sinon dans la réalité de quelques actes libres ? Mais comment les constater ? Comment expliquer l’illusion universelle ?

Que ma volonté se détermine sans contrainte, ceci n’est pas douteux : le sentiment intérieur m’en est garant. je sens que ma volonté est exempte de contrainte, ou, plus exactement, je ne sens pas de contrainte, donc il n’y a pas de contrainte. Mais de ce que je ne sens pas que ma volonté soit nécessitée, suit-il que je sens qu’elle ne l’est pas ? Je sens ce à quoi je résiste et ce par quoi je résiste, mais je ne sentirais pas en moi ce qui agirait avec mon action et dont je tiendrais l’agir même : ce ne pourrait être pour moi cela qui n’est pas moi ; cela qui n’est pas moi est toujours ce qui me fait obstacle. Dire : Je sens que je suis libre en prenant telle résolution, revient à dire : Je sens que je ne suis nullement nécessité à la prendre. Mais je ne pourrais me supposer sentir cette nécessité qu’en me supposant y résister, c’est-à-dire vouloir, moi, autre chose que ce que je veux en effet au moment où je le veux, supposition absurde et contradictoire. Il y a donc des cas où l’affirmation : Je peux, à mon état présent, faire succéder cet autre ou cet autre état, n’aurait d’autre sens que celle-ci : Il me semble que je peux à mon état présent faire succéder cet autre ou cet autre état ; apparence fortifiée et portée jusqu’à l’illusion de la certitude par une confusion presque inévitable entre le sentiment réel que j’ai qu’il me semble en être ainsi. Et cette confusion paraît d’autant plus aisée, et pour ainsi dire d’autant plus naturelle, que dans cette affirmation : Je peux ceci ou cela : Je peux vouloir le oui et je peux vouloir le non, on embrasse toute l’évolution de la puissance indéterminée doublement capable de se déterminer en l’un ou l’autre de deux pouvoirs simples, dont l’un ou l’autre lui doit servir de transition pour aller jusqu’à son effet. Je vois que l’allégation : Je peux, dans toute l’étendue que je lui donne, ne saurait s’autoriser d’aucune expérience antérieure ; car l’exercice du pouvoir déterminateur exprimé par ce Je peux, s’identifie en fait avec l’exercice de l’un des deux pouvoirs que je suppose lui être tout d’abord donnés ; et au lieu que j’ai pleinement droit de dire de celui des deux que j’exerce : Ce pouvoir est réel, et je le sens, car je l’exerce, à l’égard de l’autre que je n’exerce pas, le sentiment que j’en crois avoir, quelque fort qu’il soit, n’a pas la même force ; ni par conséquent non plus à l’égard du pouvoir supérieur dont ceux-là seraient les deux membres, mais qui agit par un seul. En vain je prétendrai que je puis choisir entre l’action de l’un ou de l’autre, il faudrait pour cela que je me sentisse pouvoir choisir comme je ne choisis pas, aussi bien que je me sens pouvoir choisir comme je choisis. Ce serait résoudre la difficulté, après l’avoir vue, par la même difficulté, que je reproduirais en affectant de ne la pas voir. Il est grand l’embarras de m’assurer absolument que le possible non réalisé n’était pas moins apte à être réalisé que celui qui est réalisé. Les choses se passent comme si des deux pouvoirs plus prochains quant à l’objet, le simple pouvoir d’agir ainsi, le simple pouvoir d’agir autrement, l’un étant imaginaire, le pouvoir plus prochain quant à la personne que celle-ci s’attribue de mettre en jeu ou l’un ou l’autre était nécessairement imaginaire aussi, et ne précédait dans la pensée l’idée de ce pouvoir réel, qui produit son effet, que comme l’ignorance aperçue du parti que l’on allait prendre, accompagnée de l’oubli que des deux futurs possibles un seul au fond était possible, à savoir celui-là qui était futur.

Pour faire une seule fois l’expérience interne d’un acte de liberté, il faudrait, et cela de la plus stricte rigueur, premièrement s’être trouvé deux fois dans des circonstances parfaitement identiques, ce qui ne se peut concevoir qu’au moyen de l’extraordinaire hypothèse que j’exposais ci-dessus ; secondement avoir agi, là même, dans les mêmes circonstances, de deux manières différentes ; troisièmement, rassembler ensuite dans un souvenir unique les deux souvenirs distincts, ce qui serait l’acte. Cette troisième mémoire, supposée infaillible, donnerait le seul équivalent concevable d’un sentiment que nul ne peut avoir : celui d’expérimenter intérieurement un acte de liberté, quel qu’il soit, de cette manière que j’expérimente en moi-même les actes de penser, d’imaginer, de croire, de désirer et même de délibérer, de vouloir et de choisir, sous l’idée de la liberté réduite à la seule exemption de contrainte !

Deux projets d’agir se succèdent tour à tour devant mon attention qui les compare, les oppose dans tous les sens, en observe les différences en vue d’adopter le meilleur : c’est ce que j’appelle délibérer ; je ressens de l’attrait pour l’un et pour l’autre, et j’hésite, c’est-à-dire que je m’attache successivement, imparfaitement à tous les deux, tâtant, essayant de la pensée les deux manières d’être, mais sans m’arrêter dans aucune : tant que le désir de me décider, comprimé par la crainte de me tromper, se satisfait de l’hésitation même, j’hésite, car se représenter deux manières d’agir contradictoires entre lesquelles on n’est pas décidé, c’est autant qu’il se peut vivre deux fois au même instant, et jouir de deux biens qui s’excluent : puis l’hésitation me fatigue elle-même, elle devient quelquefois un supplice, et me rejette ou me retient de ce côté qu’un secret instinct détermine : je dis alors que j’ai fait mon choix. Il faut bien reconnaître cela, que les choses se passent en moi quelquefois ainsi, et toujours comme s’il en était ainsi. Réels ou illusoires, tous les actes de liberté que je crois produire ont cela de commun qu’au moment où je me décide j’ai l’idée que j’ai ce pouvoir de vouloir d’une autre manière ; ce pouvoir, puisque je n’en use pas, je dois dire que j’en ai, non pas un sentiment actuel, mais un pressenti ment le pressentiment de quelque chose qui sera comme s’il n’était pas, puisque je n’en use pas à ce moment où je veux en effet ! Dans les actes libres, je ne sens donc pas que je peux vouloir autrement que je ne veux, mais je sens que je le pourrais ; dans les autres qui seulement me paraissent être libres, je crois sentir que je le pourrais. Sentir que l’on pourrait, croire sentir que l’on pourrait nuance délicate peu propre à faire distinguer avec certitude, soit pendant le tumulte de l’indécision, quand les désirs se heurtent et que les passions sont aux prises, soit le moment d’après, dans la mémoire elle-même troublée, soit dans cette mémoire plus rassise et plus nette, sujette à d’étranges mirages, des actes dont la différence néanmoins serait très grande, si grande que ce n’est pas sans un effort que l’on ose affirmer la possibilité d’une différence tellement considérable. J’aperçois même très bien les causes qui, en déplaçant cette nuance, insensible la plupart du temps, lui feraient indiquer les uns pour les autres ces actes qu’elle devrait faire reconnaître les uns et les autres. Qu’il est aisé de croire que l’on pourrait, quand réellement l’on ne pourrait pas, avec plus de force encore que l’on ne croit que l’on pourrait, quand on pourrait véritablement ! Or, cette seule remarque de l’impossibilité de toute expérience intérieure précise et décisive ôte à cette idée de la liberté son unique soutien immédiat, et découvre, dans le prétendu sentiment qu’on pourrait vouloir ce qu’on ne veut pas, l’origine de l’illusion constante produite par une combinaison chimérique, et à bon droit obscure, d’idées très claires chacune à part : c’est une combinaison qui ne coûte aucune peine, car on ne la fait pas ; elle résulte de l’absence d’une distinction qu’il serait important de faire ; mais quoi d’étonnant à ce que la pensée qui avant l’événement réduisait sans le savoir la possibilité du futur vrai jusqu’à la faire descendre à cette possibilité du faux futur, car on n’apercevait aucune différence entre l’une et l’autre, maintienne après coup celle-ci élevée jusqu’à celle-là ? Il suffit que, tournée vers de nouveaux objets, la pensée garde le souvenir de son appréciation antérieure, en négligeant de corriger d’après les faits une erreur innocente qui ne les empêche pas plus de s’être accomplis qu’elle ne les empêcha de s’accomplir ; ou que, revenant sur ses pas, elle se refuse, non sans quelque raison, à reconnaître pour une erreur ce qui n’en fut pas une en quelque sorte, ou du moins qui fut une erreur par laquelle elle devait passer. La réalité de la liberté consisterait donc uniquement dans cette illusion habituelle qui en rend l’idée si familière ; et le mystère de la liberté, si frappant, si prodigieux pour un esprit attentif, ne serait que cette même illusion expliquée et niée tout ensemble : le mystère d’une contradiction visible qu’on ne veut pas voir. Si cette affirmation : Je sens que je crois que je suis libre, dans laquelle je m’applique à me dissimuler du mieux que je peux cette importune idée de croyance, qui accuse après tout l’absence de la certitude, combien la fausseté m’en devient manifeste quand je considère que :

Se rejeter, à défaut d’une expérience actuelle et précise, sur une prétendue expérience de s’être déterminé différemment dans des circonstances toutes pareilles, en apparence au moins, ce serait n’avoir nul égard à ce que les circonstances, par cela seul qu’elles se reproduisent et à part toute autre différence, tiennent de leur renouvellement même une différence très éminente, capable de modifier tous les rapports de similitude.

Il est vrai que l’on peut considérer cette différence comme insignifiante et argumenter de la sorte : avoir agi différemment dans les mêmes circonstances autoriserait à conclure à la réalité du libre arbitre : or il est de fait que j’ai agi différemment dans des circonstances à fort peu de chose près semblables : j’en conclus, non pas que je suis libre à fort peu de chose près ; mais faisant abstraction, du côté des circonstances, de ce quelque chose de différent à quoi il faudrait rapporter, si j’en tenais compte, la différence de mes deux déterminations, j’en conclus avec assurance que celle-ci ne se rapporte à rien, et que j’étais libre en effet.

Et voilà les origines et les fondements de cette idée de la liberté ! Ses fondements ne sont que ses origines obscurcies. Comme, à mesure que l’on dépouille successivement la volonté de tel ou tel de ses motifs, on lui rend son indépendance à l’égard de ce motif, et qu’elle reste toujours une volonté, il semble qu’il reste un pouvoir absolu de vouloir, le vouloir pur, quand l’abstraction des motifs est conçue comme universelle. On imagine donc un certain pouvoir de vouloir arbitrairement, une volonté à la fois active et indifférente à se porter dans tous les sens, une sorte de folie de la volonté. Cette imagination qui fait peur, on la tient dans l’ombre, elle n’est pas l’idée de la liberté, mais elle en est le fonds. Contre cette imagination bizarre, la raison proteste ; on s’en aperçoit bien, et dans ce fait qu’on s’en aperçoit on trouve la preuve qu’on l’entend, non dans ce sens grossier qui nous révolte, mais dans un sens très adouci, le sens vrai, convenablement tempéré, indéfinissable. Il n’en coûte nullement, alors, d’animer d’une certaine indétermination tous les moments de ce devenir en apparence désordonné par lesquels passe la volonté qui, comme on dit, se détermine. L’événement subit, mais infaillible, du vouloir efficace, on le prend pour un coup de dés dont on est soi-même le hasard afin d’avoir sa détermination en sa puissance, et pour un coup d’adresse, afin d’avoir à s’en applaudir. Toutefois le motif supérieur qui n’a pas déterminé, mais qui aurait déterminé la volonté, s’il lui avait appartenu de la déterminer, ce motif supérieur et décisif qui sembla s’imposer à la volonté qui sembla s’y soumettre, il ne fut reconnu comme tel, et comme tel il n’eut son effet, ou sa fortune, tout au moins, qu’après avoir été pesé par le jugement dans la balance, pendant que les passions lui venaient en aide. Car on veut bien être libre, mais on ne veut pas être insensé ; on cherche une cause à ses erreurs ; on réclame une raison pour agir contre la raison. Par là, on achève de réduire ce pouvoir indéterminé, ce pouvoir absolu de vouloir, qui ayant en soi tout ce qu’il faut pour nous faire agir à contresens de toute idée et de toute tendance, se borne ensuite à nous faire vouloir en conformité du motif prépondérant ou de l’instinct, et ne saurait pas même aider au triomphe de celui-ci. Aveugle et fantasque, ce pouvoir arbitraire de vouloir demeure forcément en dehors du conflit des motifs et des impulsions, insensible aux unes, ignorant des autres. Que dans sa fureur imbécile il s’agite en soi dans un coin de nous-même, pendant que nous délibérons, et tienne secrètement en suspens sous la menace de son caprice la détermination prochaine ; c’est ce qui n’importe que très peu ; car se disciplinant tout à coup il la produit dès qu’il le faut, sous la forme d’une volonté, soit éclairée soit entraînée, dont l’objet au moment présent, tout considéré, ne peut être autre.

Pour qui serait assez osé que d’admettre comme principe de nos déterminations, comme principe de ce principe, au-delà de tout ce qui peut se penser comme une cause, au-delà des motifs, qui sont des désirs aperçus, et des instincts, qui sont des désirs mal démêlés, quelque chose d’extérieurement et réellement fortuit, rien de mieux que de poser avec franchise quelque chose d’arbitraire dans la volonté : cette cause conviendrait à cet effet.

La liberté sans l’arbitraire est la chose sans le mot, ou le mot sans la chose.

Avec la liberté, le fortuit et l’arbitraire sont au cour de nos actes les plus excellents. Quels postulats pour la doctrine des moeurs, et quels points de départ pour la méthode !

Sans doute, si repoussant ces notions barbares je pouvais seulement me dire, si quelqu’un pouvait se dire à quelque moment : « La détermination que je viens de prendre dans ce demi-jour intérieur qui me déguise toujours ce qu’il me montre, se découvre à moi tout à coup dans une éclatante lumière : en elle, centre d’un nombre innombrable de rapports dont mon regard embrasse le tissu entier sans perdre de vue la moindre maille, je discerne la part de toutes les causes antérieures et coexistantes, de toutes les influences diverses qui séparées ou combinées tendaient à diriger ma volonté dans ce sens, à la constituer dans cet ordre et dans ce degré, à lui imposer ces caractères, à la faire être telle et telle à tous les points de vue : Quelles causes ? Quelles influences ? L’état particulier de l’esprit, ses lumières, ses ignorances ; les préjugés, les habitudes ; l’état du cœur aussi ; le besoin ou le dégoût d’agir, les attraits, les répugnances, les dispositions du moment contrariées ou fortifiées par les dispositions naturelles et acquises, et tout le cortège quelquefois si long des arrière-pensées qui se perd avec la foule des sentiments obscurs ; je discerne, dis-je, et j’enlève, au sein de ma détermination que je considère, la part de ces influences et de ces causes : que va-t-il donc rester qui soit du libre arbitre ? Quelque chose reste encore, quelque chose d’inexpliqué et d’inexplicable qui échappe à toute loi, qui s’est produit sans raison aucune, qui ne relève que du fait de son existence ; à savoir ma détermination elle-même, non pas en tant que telle ou telle, mais en tant qu’ayant eu lieu, en tant que devenue un peu plus qu’une idée pure ; ma détermination en tant qu’elle se consomme ; sa réalité propre : une superfétation tout à fait spontanée, le non-rien issu de la non-cause, dont il y a seulement à dire qu’il pouvait être ou n’être pas, n’être pas ou être ; dans son indifférence à l’être et au non-être, il a été : c’est un accident absolu. » Si donc j’avais le droit de parler ainsi sans être fou, j’aurais aussi le droit d’ajouter : « De cet accident absolu c’est moi qui suis l’auteur ; je le reconnais et je l’adopte » et je serais sûr d’être libre : libre de m’échapper quelquefois, ici ou là, je ne saurais trop dire au juste, en accidents absolus !

Une extrême, une dernière ressource serait, en dépit de tout, de rappeler qu’il appartient à la spéculation de déduire la réalité du libre arbitre et sa définition de quelque vérité antérieure. Mais je l’ai vu et je le vois : d’où partir pour chercher celle-ci ? Encore faudrait-il faire usage de la supposition de la liberté, et non de la supposition contradictoire ; or, cette supposition ne supposerait-elle pas la notion de la liberté conçue pour le moins comme une réalité possible en quelque mesure, et ne serait-ce pas reconnaître positivement, quoique par un détour, la réalité de tout un ordre d’exceptions à ce principe : rien ne se fait sans cause, principe à l’aide duquel et je remonte en moi-même de mes actes à mes facultés qui en sont les sources, et marchant de pied ferme hors des solitudes du moi je m’assure des rapports de mon existence avec les existences étrangères : le premier aperçu de ma raison dans sa première démarche vers le savoir, la première vérité supposée dans le premier pourquoi ?

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