éditions de l'éclat, philosophie

JULES LEQUIER
COMMENT CHERCHER COMMENT TROUVER
UNE PREMIÈRE VÉRITÉ


Seconde partie

 

 



Prêt à faire cette revue, jetons un dernier coup d’oeil en avant et en arrière.

Que va-t-il arriver ? Je ne manquerai pas de dire de cette première vérité qui me semblera telle, qu’elle est évidente, et je n’aurai plus qu’à m’étonner de ce qu’elle n’ait pas ce caractère aux yeux de tous, si quelques-uns la méconnaissent. Remarquons l’embarras : il s’agit de distinguer l’évidence véritable de la fausse évidence ; un moyen aussi dangereux que commode serait de les distinguer seulement par ces noms : évidence véritable, fausse évidence, car il resterait à savoir si c’est à propos qu’on les donne. Il y a évidence, supposons ; c’est-à-dire évidence apparente, c’est-à-dire peut-être fausse évidence. Plus l’évidence est manifeste, si elle est véritable, plus elle est apparente, si elle est fausse. Voilà une réflexion qui suffirait à me mener loin dans la carrière du doute : mais il ne tient qu’à moi d’observer que toutes les fois que j’ai fait confusion entre l’une et l’autre, j’ai dû prendre pour de la bonne foi l’entraînement qui me portait à juger trop vite : un peu plus de scrupule, un sentiment plus vif de la difficulté que j’aperçois et que je signale m’eût obligé à plus d’attention et préservé de toute méprise. On n’est sûr, en effet, qu’il y a évidence que quand il y a mauvaise foi à douter ; pour reconnaître qu’il y a évidence, il ne suffit pas de m’écrier avec une sorte de spontanéité : c’est évident ; il faut, en quelque façon, me tenter moi-même à l’erreur, résister à la vérité, résister pour céder, et ne céder que pour éviter cette peine intérieure qui m’avertit que je vais me mentir si je vais me tromper.

J’accuse donc ma bonne foi passée d’avoir été mêlée d’une mauvaise foi imperceptible à mes yeux, ou plutôt, pour concilier tout, de n’avoir été, par la négligence que je mettais à chercher la vérité, que la bonne foi de l’inertie trop facile à surprendre, et non cette forte bonne foi, hardie et vigilante qui est ce que j’entends par la bonne foi dont je veux faire usage. Irai-je m’objecter que je suis intéressé à prendre les choses de ce biais, ayant plus de pouvoir sur ma sincérité, qui dépend de moi, que sur l’évidence, qui n’en dépend pas ? J’avoue que j’y suis intéressé, de l’intérêt que j’ai à me croire capable de trouver quelque vérité certaine.

En résumé, je dois arrêter mon doute à l’évidence. Cette possibilité de douter qui, considérée en soi, paraît indéfinie, est enfermée dans de justes bornes par l’évidence. Et quand y a-t-il évidence ? Quand il est impossible de douter avec bonne foi. Mais quand est-ce qu’il est impossible de douter avec bonne foi ? Quand il y a évidence. Supposé que je connaisse qu’il y a évidence, par contrecoup je connais que je ne puis douter sans mauvaise foi : supposé que je connaisse qu’il y a mauvaise foi à douter, par contrecoup je connais qu’il y a évidence. Et je suppose toujours ! Et je n’échappe, ce semble, à la nécessité de supposer l’une des deux choses qu’en les supposant toutes deux à la fois. Ceci mérite d’être éclairci.

Que si je ne supporte qu’avec impatience de contenir ma pensée dans ces généralités d’où sortent sans cesse des difficultés nouvelles, et s’il me semble que bon nombre de propositions se présenteraient à mon esprit, que je pourrais accueillir sans crainte, chacune à part, comme une première vérité évidente et incontestable, toutefois ces généralités ont cela d’utile qu’elles me rendent le danger plus visible, à cause que le prestige du cas particulier ne s’y rencontre pas : elles ne m’empêchent nullement, d’ailleurs, d’y recourir en désespoir de cause : et quand elles n’aboutiraient qu’à détruire les unes par les autres d’anciennes erreurs d’autant moins faciles à découvrir qu’elles m’avaient été plus familières, ce ne serait pas du temps perdu. Infécondes de soi, impuissantes à produire elles seules la première vérité que je cherche, elles auraient servi à dégager la voie que je dois suivre pour la trouver.

Il me semble donc, je le suppose, être parvenu à une vérité évidente ; j’essaie d’en douter sincèrement ; je ne puis malgré que j’en aie : j’affirme que c’est une vérité évidente d’une évidence réelle.

Certes, il est bien réellement évident, cette fois sans crainte de méprise, que si mon essai même n’est pas sincère, si c’est une feinte, je me joue moi-même. Il est donc sincère. Or, pour qu’il soit sincère, il faut que j’aie supposé sincèrement que je pusse douter, car que serait-ce que tenter sincèrement ce que l’on sait être impossible ? Mais supposer sincèrement que l’on puisse douter, c’est anticiper sur l’expérience du doute, c’est douter d’avance, c’est douter, douter sincèrement, réellement, ce qui implique qu’en effet il ne s’agissait point d’une vérité réellement évidente, au moins à mes yeux ; et il me reste à distinguer si ce mouvement de mon esprit par lequel j’ai douté, s’est substitué à propos, et comment, et pourquoi, à celui par lequel j’étais porté à déclarer évident ce qui ne l’était pas, ou si la blâmable sincérité de ma tentative, justement punie par ses effets mêmes, ne m’a pas conduit à un doute involontaire, sincère, quoique sans fondement, et par ma faute, en quelque sorte, trop légitime, touchant quelque chose à l’égard de quoi le doute n’était pas légitime.

Réflexion décourageante ! Plus j’y pense, plus je vois là, non point une de ces subtilités qu’à bon droit l’on dédaigne, et l’on passe outre, mais une de ces difficultés dont le souvenir poursuit une difficulté sérieuse, invincible pour moi en ce moment.

Deux hommes disputent : tous les deux énoncent en termes également affirmatifs deux propositions contradictoires : chacun ne demande à l’autre, pour l’amener à son sentiment, que de se prêter pour quelques minutes à révoquer de bonne foi en doute la prétendue vérité qu’il trouve si évidente : chacun s’y refuse, et tous les deux sont conséquents. L’acquiescement à la demande contiendrait l’aveu qu’on ne trouve pas évident ce que l’on dit être évident. Loin que l’évidence se reconnaisse à ce signe qu’on ne peut douter d’elle, on reconnaît par elle que douter d’elle est impossible. Elle doit être elle même son signe, et sans m’imaginer résoudre la difficulté que j’ai soulevée tout à l’heure, cette difficulté complexe qui, pour peu que je la sonde, me paraît en contenir tant d’autres et qui s’accroît avec l’attention que j’apporte à la considérer, cette difficulté de concevoir nettement en quoi consiste l’illusion ou la réalité d’une contre-épreuve de l’évidence, à la fois impossible et nécessaire à des points de vue différents, je reprendrai courage par ces réflexions : je cherche, voilà ma force et voilà ma faiblesse ; ma force, car je suis libre de toute erreur ; ma faiblesse, car je n’ai pas la vérité. Est-il donc besoin de tant d’efforts pour avoir présente cette idée, que je ne suis pas en possession de la première vérité que je cherche, et qu’il est naturel d’être moins éclairé par l’obscurité où je suis, que je ne le serai par sa lumière. Laissons-lui donc, laissons-lui quelques ténèbres à dissiper. Mais pousser la sincérité jusqu’à essayer de la mauvaise foi ; soupçonner de fausseté la vérité par respect pour elle ; n’écouter son appel que dans ses plaintes, et compter pour la reconnaître sur le regret de l’avoir méconnue, parce qu’il y a des biens que l’on sent mieux quand on les a perdus, c’est chercher la vérité par l’erreur ou par le mensonge. À l’égard de ce qui est évident, le doute sincère est un tort, le doute qui ne l’est pas est un tort plus grand ; et si l’on a toujours raison de reconnaître qu’on se l’est donné, il ne s’ensuit aucunement qu’on ait raison quelquefois de s’en rendre coupable. Au fond, quelle est ma crainte ? De prendre pour l’évidence véritable la fausse évidence, qui n’est fausse que pour revêtir le semblant de l’autre ; mais le péril est double : le péril de prendre la fausse pour la vraie se complique de celui de prendre la vraie pour la fausse, ou seulement de le craindre mal à propos, et ici la crainte d’une méprise est un tort si l’on n’en fait pas. Fions-nous donc à la lumière de la vérité que je verrai briller quand j’aurai banni de mon esprit et, s’il se peut, de ma mémoire les préjugés qui l’empêchaient de se montrer dans son pur éclat. Mon souci doit être, non d’y rien ajouter, mais d’écarter tout ce qui l’offusque.

L’unique moyen d’y réussir est de douter. Arrêté par l’impossibilité de douter avec bonne foi, je me garderai bien de la prendre pour l’évidence, d’arriver ainsi à l’évidence par la voie de conclusion et de réduire l’évidence à une conséquence de cette impossibilité même. Cette impossibilité de douter sera seulement pour moi le signe avant-coureur de l’évidence. Je me serai heurté à la vérité dans les ténèbres où je l’aurai cherchée, et la lumière de la vérité m’apprendra plus parfaitement ce qu’est l’évidence et ce que c’était que ces ténèbres.

Aucune vérité ne se montre donc à moi en ce moment avec évidence ? Oserai-je le nier ? Mais oserai-je le dire ? Est-il quelque vérité, oui ou non, que j’aperçoive en ce moment avec évidence ? Je n’affirme pas, je ne nie pas, je ne doute pas dans le sens actif du mot ; je me questionne sur la portée de mes paroles. En disant oui, j’ai terminé, et si je ne suis pas arrêté par la crainte de me tromper dans une affirmation où ma sécurité serait entière, je le suis par la pensée qu’en terminant ici ma recherche je la rends inutile : je n’aurais cherché en effet que des vérités que dès longtemps je possédais ; il ne me manquerait plus que d’y ajouter une erreur en me persuadant, par le moyen des pensées que je me serais données, que ce fût là une découverte. Et jusqu’où n’irais-je pas de ce train ? En disant non, je m’engage beaucoup ; je m’engage ou à trouver mieux, ou à trouver pourquoi je ne peux trouver mieux. Que vais-je dire ? Que vais-je dire avec sincérité ? Avec une sincérité qui ne soit pas étudiée.

Je dirai qu’à l’égard de ces propositions très diverses que je pourrais dès à présent déclarer évidentes, aucune du moins ne m’apparaît marquée d’un caractère exclusif qui me soit un motif de la désigner la première par une préférence réfléchie, et que le nombre exact de ces propositions ne m’étant pas connu, non plus que le moyen de le connaître, je n’aurais pas, quand même j’en voudrais user, la ressource des enfants qui mis en demeure de choisir quelque chose entre plusieurs objets qui leur plaisent, choisissent de les prendre tous. Et rien n’est plus propre à me faire sentir combien il serait vain de me désigner une de ces propositions, soit générales, soit particulières, comme m’apportant la réponse à la question que je me suis faite.

Allons donc jusqu’au bout dans la voie où je suis engagé : ce n’est qu’à force de hardiesse que j’arriverai jusqu’à ce point où ce sera au tour de la prudence.

Qu’importent ces opinions, s’il en est ainsi, sur lesquelles je n’ai jamais varié et que j’ai tenues constamment pour vraies ? Ne seraient-ce point des erreurs auxquelles j’aurais été fidèle ? L’habitude pouvait faire la constance, et j’ai à me défier principalement du préjugé et de l’habitude. Par la précipitation à juger, je me jetais en aveugle au-devant de l’erreur, mais par la prévention je la cachai au-dedans de moi-même, et je ne voyais plus rien que par ses yeux : assurons-nous d’abord que ces préjugés toujours prêts à me montrer ce qu’ils veulent sous l’éclat d’une fausse lumière, ne pourront rien sur moi.

Jusqu’à présent, dans les embarras que la recherche me cause, j’ai repoussé, j’ai tenu dans l’ombre une difficulté qu’il est temps enfin d’examiner : formidable, et qui fera de tous mes efforts, tant que je ne l’aurai pas résolue, un jeu puéril s’il n’est pas indigne. Mais quand il suffit de ma bonne foi pour la résoudre, pourquoi ce trouble, ces hésitations, ces ambages ? Je dis que je ne demande que la lumière et je n’ose pas regarder.

Regardant en arrière, je vois au-dessus de ces opinions qui se succédaient dans mon esprit, quelque chose qui ne variait pas comme elles, qui me dominait alors même que pour un instant j’en avait secoué le joug, et que je respectais d’un respect tout à la fois volontaire et involontaire si grand, qu’à la seule pensée de révoquer en doute ces principes, ces dogmes, ces croyances, même avec la certitude, quand j’aurais pu l’avoir (contradiction étrange ! Mais quel nœud compliqué ne forment pas ces sentiments profonds et divers !), oui, même avec la certitude que ce doute passager n’eût abouti qu’à m’en convaincre davantage, j’aurais éprouvé pour douter une peine mêlée d’épouvante et de honte.

Serait-ce que la vérité que je croyais connaître m’était plus chère que la vérité en soi, la vérité que je voulais savoir, la vérité hardiment, sincèrement cherchée, la vérité quelle qu’elle fût ? Sans doute ce que je cherchais était plutôt spéculatif et d’un rapport plus éloigné avec mes actions ; mais si l’idée de suspendre dans une longue et incertaine attente tout mon être moral m’était insupportable, ne pouvais-je donc faire de mes croyances une abdication seulement conditionnelle ? La répugnance qui m’en empêchait n’avait-elle point pour cause la crainte que la vérité cherchée avec indépendance n’eût à revoir dans mes convictions ? Et je conservais mes convictions, sauf à chercher la vérité sans parti pris, disais-je, avec indépendance ; si je pouvais accorder d’une manière plus solide que par un artifice du discours deux choses réellement incompatibles : chercher sans parti pris, et chercher sans courir le risque de rien changer à mes convictions. J’affrontais le danger sans crainte du danger, ayant supprimé le danger, à peu près comme quelqu’un qui aurait ouï parler de ce trouble que l’on éprouve à marcher au bord d’un abîme, et qui pour en faire l’expérience marcherait dans une grande route en supposant un précipice à ses côtés : il manquerait quelque chose à son expérience : le précipice et le vertige.

Il est donc possible, portons le respect pour la vérité jusqu’à le reconnaître, je dois admettre qu’il est possible, car je ne sais pas à présent ce que je saurai plus tard, je dis qu’à la rigueur il est possible que la science réprouve quelques-unes au moins de mes croyances les plus fermes. Une foi anticipée en l’accord de l’une et des autres peut entrer dans ces croyances mêmes ; mais avec cette réserve la science assujettie est abaissée, et ce n’est plus la science : la science commence à soi. Pour être indépendante, ma recherche exige que j’y subordonne tout : point de faux-fuyant, point de porte de derrière.

C’est en vain que j’espèrerais me tirer d’embarras en me fondant sur une prétendue séparation des domaines respectifs de la croyance et de la science : tant que je ne sais pas par la science qu’il n’est aucun rapport entre elles, ou que du moins ce rapport est tel par la nature des choses, et par bonheur aussi, que mon attachement opiniâtre à mes convictions les plus anciennes et les plus fortes ne peut nuire à la liberté de ma pensée, ni porter d’atteinte directe ou indirecte à l’intégrité, à la certitude, à l’absolue suprématie de cette première vérité qui ne relève d’aucune autre, et qui sera le commencement de la science ou, à elle seule, la science entière ; tant que je ne saurai pas cela, je devrai admettre que la science pourra me montrer dans mes croyances passées autant d’opinions rendues pour moi plus ou moins plausibles par un ensemble de conditions et de circonstances : opinions qu’après avoir révoquées en doute pour assurer l’indépendance de ma recherche j’aurai peut-être à réputer fausses quand je l’aurai finie : de telle sorte que la certitude maintenant acquise qu’elles étaient ou qu’elles n’étaient pas des erreurs n’aura été obtenue qu’au prix de soupçonner d’abord que ce pouvaient en être.

Il faut donc soupçonner d’abord que mes croyances les plus vénérées ne sont peut-être que des erreurs : des erreurs touchantes, généreuses, mais des erreurs ? Il faut le soupçonner, il faut le croire possible. Quelle parole ! Et quelle action ! Toutefois, par la crainte d’ébranler mes croyances, qui n’a quelque fondement que si l’objet en est chimérique, je ne dois pas, ce semble, renoncer à la chance de les affermir si l’objet en est véritable ? Mais s’il y a contradiction entre la science et la croyance ? J’aviserai, je verrai : je sacrifierai l’une à l’autre. Laquelle des deux ? J’en suis le maître : peut-être la science ; je dirai peut-être à ma raison : tu dis vrai, mais je ne veux pas t’entendre ; ne l’ai-je pas dit souvent ? Ou plutôt je dirai à ma raison : tu dis vrai et je le vois, mais je ne te crois pas, et m’aidant de ne te croire pas pour m’empêcher de voir que mon cœur me trompe, je trouve que tu as tort et que c’est mon cœur qui a raison. Je préfère la sagesse de mon cœur, qui m’élève et me satisfait, à ta lumière qui ne me montre que mon abaissement et mon désespoir. Quand tu affirmes que ce qu’il affirme est évidemment faux, pourquoi te croirais-je puisqu’il affirme que ce que tu affirmes est faussement évident[1] ?

Mais il serait mieux que ma raison et mon cœur eussent raison ensemble. Que sont-ils d’ailleurs, ainsi séparés, sinon des mots quasi dénués de sens ? Ce ne serait pas de la bonne foi, ce ne serait pas la foi de mon cour, cette foi subsistant de ténèbres, cette foi intéressée pour subsister à se cacher de ma raison ; ce ne serait pas ma raison, cette soi-disant raison impuissante à se faire écouter de mon cour. Hé quoi ! Ne veux-je pas sortir de ce sommeil, dépouiller le vieil homme ? Je le veux. Je veux ressusciter et j’hésite à mourir ! On dirait que je ne peux, sans devenir sacrilège, immoler le vieil homme avec ses erreurs. Mais si j’avais la vérité, qui est la vie de l’intelligence, quel dédain je ferais de la folie d’entreprendre de la chercher ! Je la cherche, donc elle me manque. Je ne connaissais pas la vérité, cette vérité qu’on ne cherche plus quand une fois on la possède, je ne la connaissais pas, je le sens à mon désir ardent de pouvoir me dire : je sais véritablement quelque chose, je sais ce que c’est que savoir, je le sais désormais pour toujours, je le sais sans erreur possible, je le sais de toute la certitude avec laquelle je sais que j’existe, comme je sais que je pense ceci ou cela en ce moment. Serait-ce donc là seulement tout ce que je peux savoir ?

Comme si la vérité elle-même venait à mon secours en face d’un péril que j’hésite par respect pour elle à braver pour l’amour d’elle, il semble qu’elle m’inspire, dans ma frayeur de l’offenser, une ruse innocente.

Rassemblons, formons en un faisceau ces vérités que mon cœur vénère et que j’ai mêlées certainement de quelques erreurs : quelles erreurs ? Des erreurs inconnues ; et adorons sous le nom de la Vérité ce qui est vrai dans ce mélange ; ensevelissons leur mémoire dans les ténèbres lumineuses de ce nom si beau et si sacré (ne l’est-il pas assez pour nommer ce que j’adore : n’est-ce pas un nom digne de Dieu même ?) : à la lumière dont la science le fera resplendir, je reconnaîtrai plus pures encore celles que je n’aurais pas méconnues sans crime. Ô combat de sentiments inexprimables !

Éclairez-moi, flambeau intérieur, flambeau indéfectible dont nulle tempête n’agite la flamme, idée sans égale, idée que rien n’altère, ni le temps qui change toutes les autres, ni l’orgueil de l’étude à qui vous montrez qu’il se confond lui-même, ni le remords qui s’irrite à essayer de vous éteindre ; idée de la vérité qui n’êtes que son reflet, mais son reflet sauveur, restez avec moi, ne m’abandonnez pas dans ce désert de ténèbres où je suis perdu ! Vérité ! Vérité que j’appelle, viendrez-vous ? Si vous êtes quelque chose qu’on peut prier et qui peut nous entendre, aidez-moi, vous que je forçais à m’aider jusque dans mes fautes ; aidez-moi, non pour le mal, mais pour le bien ; n’allez pas me refuser votre aide quand je n’aspire à savoir que pour savoir comment arriver à bien faire.

Qu’ai-je fait ? Je doute. Un doute général dont rien n’est excepté m’enferme. Comment en sortir ? Quelle ressource ? Le doute. Le doute m’enferme. Je ne trouverai que par le doute cette connaissance nouvelle, nouvelle, je ne dis pas dans sa matière, mais dans sa forme, dans la perfection de sa forme ; nouvelle, entendons-le : entendons-le bien ; je ne l’entends pas ! Tâchons donc de l’entendre : nouvelle, incomparable. Trouver dans le doute universel, à l’aide du doute universel, la certitude : voilà le problème. J’en suis réduit à faire ce miracle d’adresse de l’y trouver, et cela sans miracle ! Gardons-nous des miracles, et par-dessus tout du miracle de ma foi passée : car je ne pourrai trop m’étonner, dès que je serai en possession de cette première vérité, qu’il ait été en mon pouvoir d’empêcher qu’une connaissance si simple et si évidente n’ait été le premier acte, le premier regard de mon intelligence en exercice. Assurément, quel qu’il soit, le miracle de mon adresse n’aura pas à surpasser le miracle de mon espérance. Quelle angoisse est la mienne ! Voyons, je ne me trompe pas où serait mon erreur si je n’affirme rien ?

Je n’affirme rien, c’est vrai ; mais est-il bien vrai que je doute de tout ? Ne suis-je pas assis à cette table, une plume à la main ? Ne voilà-t-il pas un arbre dont le vent d’hiver agite les branches, et à ses pieds la mer qui roule ses flots sur le rivage ? D’ici j’en entends les grondements, pareils à la voix adoucie du tonnerre. On dirait qu’elle répète sans fin la même parole : comme un homme qui, navré de regrets pour une faute qu’il a faite, s’échappe en soupirs et en exclamations toujours semblables et toujours différents, de qui l’étonnement va s’augmentant sans cesse ; et il n’en peut pas revenir, tant son erreur fut grande ! Suis-je cet homme qui me trompe et cet homme qui le comprendra ? Quelle serait donc ma faute, à moi qui cherche la vérité de si bonne foi ? Je doute, dis-je ; mais puis-je douter de l’existence de ce monde présent à tous mes sens, dont je subis l’action et qui subit la mienne, à qui je résiste et qui me résiste en tant de manières ? Il est vrai qu’il vient une heure où je me persuade de l’existence de mille choses sans réalité : que je regarde la mer éclairée par le soleil, ou que je me promène dans des forêts, ou que je m’entretiens avec quelqu’un, et cependant je suis dans les ténèbres, immobile et endormi. Par quoi suis-je assuré que je ne dors pas en ce moment ? Ce n’est pas par la vivacité de mes sensations, quelquefois plus vives dans mon sommeil où j’y suis livré tout entier, que dans la veille où j’en suis distrait. J’aimerais mieux dire que c’est par la liaison de mes idées, dont j’ai la conscience distincte et continue, parce que j’aime mieux croire que ma pensée est en faute quand je dors que non pas ma mémoire étant éveillé. Non, je ne dors pas de ce sommeil où ma pensée ne m’appartient plus, puisque je la retiens présentement sur toutes ses pentes. Mais une réflexion me frappe et j’y veux m’arrêter un peu.

Que de fois, en écoutant une personne qui me parlait, je m’appliquais à lire ce discours qui s’écrit sur le visage pendant que la bouche en prononce un autre et qui dément celui-ci, quand il ne le confirme pas ! Mes yeux, tantôt fixés sur les siens, et tantôt détournés pour les surprendre ensuite, attentif à la succession de ces ombres et de ces lumières, à cet accent des paroles qui est la physionomie de la parole, où l’artifice n’impose que par une habileté consommée, à ces gestes, à ces légers mouvements par lesquels le corps cherche à se mettre sous les lois de la pensée, je me prêtais en les aidant, mais en les surveillant, aux tentatives de cette pensée étrangère pressée d’arriver jusqu’à moi, ingénue ou artificieuse, par le moyen de tous ces signes que je savais pouvoir être trompeurs, en dépit de leur concordance. Je sentais que, fussé-je plein de foi en cette personne supposée pleine de sincérité, il était hors de son pouvoir de transporter en moi ce qui était en elle ; que le moyen qui nous sert à communiquer atteste l’intervalle qui nous sépare, et que l’effort égal de deux cœurs qui se cherchent, tout puissant qu’il est, pour le franchir ne le détruit pas. Et j’avais un instant l’idée de ce que c’est que la solitude.

De ce monde qui m’environne et dont l’existence se mêle à la mienne, je suis séparé aussi, séparé profondément, et quand je dis qu’il est, je ne sais ce qu’il est, et de là qu’il m’est extérieur je ne sais même pas s’il est, au moins par une intuition directe et immédiate. Je sens ce qui est en moi, non ce qui est dehors, et quand je vois, des yeux ou de l’esprit, je ne sens jamais que mon impression, et ne contemple que ma pensée. Ce pourrait donc être un songe continuel, que ce monde avec ses alternatives de jour et de nuit, ses mouvements, son bruit, ses changeantes scènes ? Certes, non, m’écriai-je ; mais pourquoi non ? Tous ces arguments qui se présentent me sont suspects par leur multitude, et je préférerais encore le dernier mot des enfants poussés à bout : Parce que.

D’ailleurs le plus simple et le plus fort de ces arguments ne l’est pas tant et n’est pas si clair que ces premiers principes de la géométrie, dont j’ai souvent vu de bons esprits désirer des démonstrations, et desquels j’ai très curieusement recherché moi-même s’ils étaient évidents ou s’ils ne l’étaient pas, au temps où mon esprit déjà formé à l’étude des mathématiques revenait à en examiner les bases.

Peut-être, après tout, que la science pure, la science rigoureuse, la science proprement dite est à ce point restreinte que la nécessité d’étendre mes affirmations au dehors d’elle sur une multitude de matières importantes devient, dès lors que la science ne les réprouve pas d’une manière absolue, le fondement de leur légitimité possible au point de vue d’une autre science, supérieure si l’on veut, infiniment supérieure quant à l’objet, mais réellement inférieure quant à la perfection, où la vraisemblance remplacerait l’évidence, et la croyance la certitude. Quoi qu’il en soit, rappelons-nous que, dussé-je apprendre de la science que cette affirmation : Je pense, je pense telle ou telle chose, fausse ou vraie je la pense, est d’une certitude incomparable ; futile autant que bornée, cette affirmation incomparablement, c’est-à-dire exclusivement certaine, ne serait, en un autre sens, ni bornée ni futile, ayant pour ainsi dire toute l’étendue de ce qu’elle me montrerait que j’ignore. Je serais libre, alors, de réserver cette qualification de certaine à la plus certaine des autres, dont aucune ne serait certaine : ce que je m’appliquerais à oublier, afin de donner plus de prix au mot qui me tiendrait lieu de la chose. Mais je raille et j’insulte en même temps la science et moi qui la cherchais, et qui en suis si proche, tout séparé que j’en suis : ou comment la chercher ?

Si elle était la condamnation de mon orgueil que j’amusais avec le mépris des erreurs d’autrui, celles-là que je n’avais pas faites moi-même ? Supposons que la plus certaine des vérités fût cette affirmation unique : Je crois que ce que je dis être la vérité est la vérité ; je le pense ; et, que ma pensée me trompe tant qu’elle voudra sur son objet, très certainement je ne me trompe pas sur ma pensée ; la science, dans sa pauvreté ne m’aurait-elle pas apporté le trésor de la tolérance ? Hé ! comment, dans une autre hypothèse, pratiquer la tolérance envers de vils adorateurs de l’erreur qui iraient jusqu’à traiter d’erreur, non pas seulement ce que l’on croirait être la vérité, mais ce que l’on saurait, soi, infailliblement, qui l’est en effet et qu’ils pourraient savoir de même ? Encore s’ils avaient l’excuse d’une sincérité entière, d’une conviction profonde ! Mais tant s’en faut, dans l’hypothèse, puisque la science est devant eux quand on la leur explique et qu’ils ferment les yeux, aveugles volontaires, à l’évidence qui les poursuit : pour que l’erreur pût revendiquer l’avantage d’une si forte excuse, il faudrait essentiellement que la sincérité de la croyance n’eût pas sa mesure dans la vérité de la doctrine. Or, si la vérité de la doctrine n’en est pas la mesure, réciproquement la sincérité de la croyance n’est pas la sienne non plus ; je ne suis donc pas sûr de ne me tromper pas, moi dont la sincérité est entière et la conviction profonde. Il faudrait une mesure à part pour moi sans que je fusse à part : être à part, c’est n’être plus homme. Si elle me manque, remercions la science de m’apprendre, toute frivole qu’elle semble au premier coup d’œil, une vérité supérieure à toutes les imaginations et à toutes les idoles humaines Que lorsque l’on croit de la foi la plus ferme que l’on possède la vérité, on doit savoir qu’on le croit, non pas croire qu’on le sait ; que l’on doit prendre garde, avant de blâmer absolument son adversaire, que si l’erreur est de son côté, la croyance qu’elle n’y est pas s’y trouve aussi, et qu’au-dessus de leurs différences respectives, toutes les doctrines humaines, toutes les doctrines, dis-je, professées par l’homme ont cela d’égal : une commune infériorité dans une commune incertitude. Horrible conséquence ! Mais les doctrines aboutissent à des actions ; il y a du bien, il y a du mal, du bien issu de vrai, et du mal issu de l’erreur. Moi, homme de bonne foi qui pratique ma croyance, ma croyance c’est moi : elle est ce par quoi j’ambitionne l’estime, et, avant tout, l’applaudissement de ma conscience ; la justice demande que je te reconnaisse le droit de dire la même chose, ô toi qui en pratiques une différente ! L’un de nous pourtant fait le mal, et le fait doublement, par son dogme et par son scandale. Qu’allons-nous être l’un pour l’autre, mon frère ou mon ennemi ? Lequel s’avilit et blasphème ? Sans doute celui-là qui pratique son blasphème. Mais lequel s’avilit parce qu’il blasphème ? Celui-là qui blasphème. Mais lequel donc blasphème ? Cachons-le nous, pensons que ce n’est ni toi ni moi, et consentant à former nos sentiments sur nos pensées et nos pensées sur notre langage, nous pourrons encore nous aimer ; ou découvrant le secret de nos cœurs, disons hautement que cette fausse tolérance n’est que la tolérance d’une hypocrisie consommée, qui se trompe en ne trompant personne et se juge finalement quelque chose de bon, la tolérance d’un mépris mutuel et universel que chacun applique à soi et qu’il subit de tous les autres ; mais la coutume le leur a rendu supportable.

Ne nous étonnons pas, ne nous alarmons pas : ce n’est qu’une hypothèse au sein du doute universel. J’ai fait ce que j’ai dit j’ai douté. Il fallait passer par le doute, mais je ne doute qu’en passant, et si mon doute m’enferme, il n’enferme pas l’évidente certitude que je n’en puisse sortir.

Ma situation est si étrange, elle est une telle exception dans le cours de mes pensées ordinaires, que c’est tout au plus si j’en imagine une impossible qui lui ressemble. Me voilà comme un prisonnier qui aurait fait ce songe : il a dit à la chaîne de fer scellée dans la muraille de son cachot : je te brise ; et elle s’est brisée : il peut marcher, il va marcher ; cependant, il fait réflexion que pour sortir de son cachot et se sauver, où ? dans la campagne, dans un précipice, il ne sait pas, il l’apprendra, il aurait besoin d’une corde qu’il tresserait s’il avait du chanvre ; du chanvre, mais en voici ; c’est, quoi ? son ancienne chaîne transformée en un puissant câble qui tient ses bras garrottés. Je suis ce prisonnier. Cela qui empêche tous mes mouvements est cela qui me rendra libre. Qu’est-ce donc qui soutient mon espérance, si ce n’est la colère de l’espérance ?

J’entends un doute forcé ! Un doute contre nature, un état violent, imaginaire, l’exaspération d’un esprit exigeant et blasé que rien ne contente. Un doute forcé, je crois bien cela ; un doute contre nature, je le crois encore, et un état si violent qu’on n’y peut penser sans souffrir. Modérons ce doute excessif et hâtons-nous d’apprendre de la saine raison, premièrement le degré juste où il a cessé d’être possible, s’il est impossible ; où il cesse d’être légitime, si au contraire il est possible ; c’est-à-dire où il est évident qu’il est absurde, où il est évident qu’il ne l’est pas ; deuxièmement, comment il se fait qu’il ne soit tout d’abord ni évidemment possible ni évidemment impossible, quand il est si évident qu’il faut bien qu’il soit l’un ou l’autre. Résolu à ne plus douter de tout, de quoi douterai-je, et de quoi ne douterai-je pas ? Question grave, question digne de l’homme et qui intéresse à un haut degré sa destinée ; c’est toujours la question, mais ce n’est jamais la réponse, et c’est la réponse à cette question dont j’avais entrepris la recherche. Renoncerai-je à mon entreprise ?

Pensons-y encore, examinons. Examinons de sang-froid, comme il convient d’examiner ; examinons jusqu’à ce que la lumière se fasse. Ah ! que dis-je ! préparons la lumière, qui ne se fera pas d’elle-même.

Que s’est-il passé en moi ? Que va-t-il se passer ?

Je peux bien, et sans effort, dédaigner les livres, ces ouvrages d’autrui : également inutiles à moi, soit que je les surpasse, soit qu’ils me surpassent ; je peux plus, et prendre en pitié les idoles de ma pensée qui fascinaient ses fantaisies ; je peux faire enfin ce que j’ai fait, mettre à part, pour un temps, mes croyances : à coup sûr je le peux, puisque d’autres fois je les violai. mais ce n’est pas assez. Dans ces ténèbres uniformes que j’ai laissées s’étendre autour de moi, resté seul avec ma pensée dont je me défie, au moins pour tous les usages auxquels je l’ai employée jusqu’à cette heure, vais-je, pour m’en servir d’une manière merveilleuse, infaillible, la réduire d’abord à une possibilité pure de penser qui peut-être n’est pas, ou, si elle est, est de nul usage ? Devant moi est le vide : ai-je donc supprimé jusqu’au dernier mes derniers points d’appui : les préjugés, comme je les appelle, qu’avaient formés dans mon esprit cette lumière naturelle, ces impressions, ces puissances quelconques dont j’ai supposé suspendre l’action en doutant qu’elle fût légitime ? Qui suis-je, que suis-je sans ces préjugés ? Comment, sans l’aide de quelques-uns, me défaire des autres ? Les abandonner tous ? Il ne me reste rien, rien pour féconder...


NOTES

[1] Ailleurs Lequier écrit : « J’avoue que me décider pour la croyance, si elle est répudiée par l’intelligence, me paraît un triste parti et une bien humiliante misère. » (Note de l’Éditeur.)

 

 

 

 

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