éditions de l'éclat, philosophie

Yann Kassile
Penseurs japonais

 


Introduction

 

Nos regards et nos pensées sont faits de notre histoire. Que nous en ayons conscience ou non, Occidentaux, nous voyons le monde avec les yeux de Platon, Aristote, Epicure, Descartes, Spinoza, Rousseau, Hegel, Nietzsche et de tous ceux qui ont modelé notre histoire des idées. Nous le voyons aussi avec les yeux de Claude Lorrain, Rembrandt, David, Delacroix et de tous les grands peintres. Les idées et les visions traversent les individus. Nous regardons, pensons, ressentons les choses et les situations en étant traversés par cette histoire des idées et des visions.
Mais comment un penseur japonais intègre-t-il cette histoire occidentale des idées à celle de la civilisation japonaise et plus largement asiatique dans laquelle son développement intellectuel, affectif, perceptif, a pris racine? Avec quel art confronte-t-il ces deux histoires et les fait-il vivre en lui?
Telle était l’enquête que Jean d’Istria partit mener durant une demi-année au Japon avec l’objectif d’en faire un film. Il mena ainsi une expérience de dialogue avec une vingtaine de gens de pensée japonais, professeurs, philosophes, psychiatres, poètes.
Il avait établi ce constat premier: «La philosophie au Japon. Quasiment aucun livre, et strictement pas le moindre documentaire n’existe en français pour nous indiquer ce qu’il en est de la pensée actuelle au Japon; l’opinion cultivée européenne ne sait ni qui sont les penseurs japonais contemporains, ni, encore moins, ce qu’ils pensent, ni même s’il y en a. Il y a là une carence, un manquement, que le film que je projette contribuera, à sa manière, à réduire un peu.»
Ce qui l’intéressait était d’approcher et de faire connaître d’autres points de vue – des points de vue issus d’une autre histoire des idées – sur quelques-unes des questions essentielles de la philosophie. Il voulait entendre ce que pensent des penseurs, ignorés en Occident, sur la question de savoir par quoi l’on commence dans la pensée lorsqu’on décide de penser vraiment. Il voulait les entendre sur quelques-unes de ces questions centrales de la philosophie: sur le temps, l’infini, l’éternité; sur la réalité, sur la meilleure existence possible, sur la mort; sur le progrès, la rationalité; sur la pratique même de la pensée, sur ses exigences premières. Evidemment, aucune intention d’exhaustivité n’avait lieu d’être. Mais simplement, il avait l’ambition de «donner une idée», de lever un voile, de dé-couvrir le fait qu’il existe des penseurs japonais, de véritables penseurs originaux que la culture européenne néglige, de montrer ces penseurs, et, en quelque sorte, de les montrer en acte.
Il supposait que la manière dont les penseurs japonais lisent les auteurs de la tradition philosophique occidentale pouvait être un apport. Il pressentait que ces penseurs, avec leur regard propre, pouvaient subtilement indiquer des points d’approche légèrement décalés par rapport à ceux auxquels la pensée occidentale est habituée par son histoire. Il voulait vérifier cette hypothèse, voir si ces points de vue pouvaient offrir effectivement des perspectives renouvelées.
En outre, les questions qu’il se posait, il voulait savoir en quels termes d’autres se les posaient, comment elles s’agencent et s’organisent pour eux.
Il voulait interroger ses interlocuteurs pour que soit transmise l’énergie qui les anime dans leur pensée. Les interroger donc sur des questions essentielles afin de recueillir non pas tant des réponses, mais des forces.
«Je n’ai plus qu’une occupation, me refaire.» D’Istria avait toujours cette phrase d’Artaud à l’esprit. Souterrainement, elle était connectée à toutes ses pensées et questions. Et elle le fut plus encore lors de son voyage au Japon.