éditions de l'éclat, philosophie

WERNER JAEGER
ARISTOTE


Présentation
du traducteur

 

 

 

C'est à moins de trente-cinq ans que Werner Jaeger fit paraître cet ouvrage, qu'il avait conçu et en grande partie rédigé dès 19161. C'est donc l'ouvrage d'un jeune homme. Ce livre fit grand bruit dans le monde des études aristotéliciennes et plus largement dans le monde des études classiques. D'abord parce que son auteur manifestait encore par ce travail toute la connaissance qu'il avait des textes de l'Antiquité et toute la maîtrise philologique que l'on pouvait attendre du successeur de Wilamowitz à l'Université de Berlin. Le jeune Jaeger était un digne héritier de la science historique et philologique allemande, qui se caractérisait alors à la fois par le souci de l'exactitude historique et par une certaine « empathie » avec les textes étudiés. Cet ouvrage est plus que tout autre exemplaire de ces deux aspects. Assurément, Jaeger maîtrise parfaitement le corpus aristotélicien, qu'il avait déjà étudié pour sa thèse de 1912 sur l'origine des textes d'Aristote réunis sous le titre de Métaphysique. Et assurément encore, cet auteur fait preuve, envers Aristote, d'une empathie qui pourra étonner le lecteur français, plus habitué à une attitude plus « neutre » de la part d'un savant. C'est d'ailleurs un des caractères qui rendent encore lisible et agréablement lisible cet ouvrage ancien ou dépassé du strict point de vue « scientifique », c'est-à-dire de l'appareil critique. Il est rare d'avoir une présentation d'un philosophe aussi vivante, aussi « historique », non pas au sens d'une restitution d'un passé objectif, mais au sens d'une description vivante et personnelle de l'évolution intellectuelle et psychique d'un penseur tel qu'Aristote, comme Jaeger le souligne lui-même. Et ensuite parce que, précisément à l'encontre d'une tradition académique qui faisait d'Aristote un savant pur, un auteur «systématique», Jaeger montre de manière très persuasive que l'on peut faire l'hypothèse d'une évolution intellectuelle dans l'âme du Stagirite. Il souligne dans les premiers chapitres à quel point le monde académique avait du mal à envisager sérieusement une telle hypothèse. Il semblait impossible de considérer l'œuvre d'Aristote autrement que comme un tout indissociable, en dépit des problèmes évidents d'interprétation que posaient certains textes. Jaeger est celui par qui l'hypothèse d'une évolution intellectuelle a pénétré les études aristotéliciennes. Une telle hypothèse avait cependant été appliquée à l'étude de Platon dès la première moitié du XIXe siècle.

Aujourd'hui, plus de soixante-dix ans ont passé. Werner Jaeger est mort en 1961, après une carrière glorieuse et il est sans aucun doute considéré comme l'un des érudits classiques les plus importants de ce siècle. Dans la mesure où le lecteur français a quelque raison de ne pas le connaître2, retraçons brièvement les grandes lignes de sa vie.

 

Né en 1888, Jaeger s'est très tôt passionné pour les langues anciennes et la philosophie. En outre, tout aussi tôt, il s'est beaucoup intéressé à ce que l'on appelait depuis peu la « philosophie de la religion ». Ces deux intérêts détermineront toute sa carrière. Il se penchera en effet autant sur les œuvres philosophiques et « littéraires » de la Grèce («profanes») que sur les œuvres des pères grecs de l'Église. A bien des égards, Jaeger envisage la culture antique dans le cadre de la problématique de la «philosophie de la culture», qui fut l'une des conséquences, pas toujours clairement aperçue, de l'idéalisme allemand3. Après de très brillantes études (il est docteur en 1912, à l'âge de vingt-quatre ans), il entreprend des études conjointes sur la philosophie antique et sur Grégoire de Nysse, dont il commence la publication de l'œuvre dès 1912. Tout d'abord, dans la continuité de sa thèse, il travaille à une compréhension d'ensemble de l'évolution d'Aristote qui aboutira au présent ouvrage ainsi qu'à d'autres travaux d'histoire de la philosophie antique. En 1914, il publie son texte d'habilitation, Némésius d'Emèse, recherches sur le néo-platonisme et son origine chez Posidonius, et en 1921-22 le Contre Eunomius de Grégoire, sans parler de publications d'articles dans différentes revues. C'est donc un chercheur très actif, un auteur fécond et inspiré, qui verra assez vite affluer vers lui toutes sortes d'honneurs de la part du monde académique allemand, puis européen, puis américain. La publication en 1923 de l'Aristote, fondements pour une histoire de son évolution, fit une impression exceptionnellement forte. Cet ouvrage fit date dans les études aristotéliciennes et détermina une orientation qui, à bien des égards, persiste encore de nos jours. En 1921, Jaeger succéda à Wilamowitz à l'Université de Berlin. Nommé à l'Académie de Berlin en 1924, son activité fut considérable, à la fois sur le plan universitaire et sur le plan plus général de la défense de l'héritage de l'Antiquité.

Pendant les années vingt et le début des années trente, en effet, Jaeger se préoccupa particulièrement de la question de l'unité de la civilisation occidentale du point de vue de la source de cette unité dans l'Antiquité. A ses yeux, la civilisation occidentale avait déjà connu deux « renaissances », la Renaissance du xvie siècle puis celle du romantisme allemand, et chacune avait été liée à un « retour » à l'Antiquité. Jaeger espérait une « troisième » renaissance. Un tel souci devait sans doute à la fois le stimuler dans ses travaux érudits et le pousser à les faire partager à un public plus large. C'est alors qu'il dirigea une association pour la culture antique dont la revue Die Antike publiait des textes adressés au grand public cultivé, afin de faire connaître les grandes créations culturelles et artistiques des Grecs et des Romains. En outre, il créa, avec l'aide des nombreux élèves qui l'entouraient à l'Université, une nouvelle revue de philologie : Gnomon.

Mais ces années étaient également celles de la montée du nazisme en Allemagne et les perspectives d'une «troisième renaissance» devenaient de plus en plus manifestement problématiques à mesure que l'hitlérisme se développait. C'est alors que, comme bien d'autres savants de l'université allemande, au premier rang desquels Ernst Cassirer, lui aussi un « philosophe de la culture », il envisagea sérieusement d'émigrer aux Etats-Unis. En 1933, il fut invité à prononcer une série de conférences sur Démosthène à l'université de Stanford en Californie. Puis, en 1936, l'université de Chicago lui proposa un poste de professeur et il se décida alors à émigrer. Il enseigna à Chicago jusqu'en 1939, date à laquelle il fut appelé à Harvard.

Le produit de ces années actives et difficiles fut Paideia, la formation de l'homme grec, dont le premier tome parut en 1934, et les deux autres en 1943 et en 1944. Il publia également, en tant que directeur du corpus Medicorum Græcorum de l'Académie de Berlin son Dioclès de Karystos, la médecine grecque et l'école d'Aristote en 1938.

Jaeger put travailler à Harvard dans les meilleurs conditions4 et il y resta jusqu'à sa retraite. Il mourut en 1961.

 

Jaeger n'a guère profondément poursuivi ses études sur Aristote après la publication de son grand ouvrage et surtout après sa traduction anglaise. Ses recherches l'orientaient vers d'autres domaines, et par ailleurs, étant donné l'ampleur des réactions suscitées par son Aristote, il aurait fallu tout un ouvrage pour y répondre d'une manière satisfaisante5. En tout état de cause, Jaeger a délaissé les études aristotéliciennes, mise à part son édition de la Métaphysique en 1959. Jaeger n'est donc pas un de ces savants qui se sont penchés toute leur vie ou presque toute leur vie sur l'œuvre du Stagirite. Il n'est peut-être pas fortuit que l'on ne puisse le considérer totalement comme un spécialiste des études aristotéliciennes. Sa conception d'Aristote s'inscrivait dans une perspective plus large de réflexion sur l'héritage de l'Antiquité classique.

Il est clair que Jaeger veut présenter une conception de la philosophie d'Aristote en rupture avec la représentation des savants de son temps. La philosophie d'Aristote est pour lui un système dynamique de concepts, ce qui implique évidemment la notion de l'évolution de la pensée du philosophe. Le principe de la présentation d'Aristote par Jaeger est cette notion d'évolution, c'est-à-dire l'opinion selon laquelle la succession des différentes étapes de son évolution intellectuelle est la clé de la compréhension des textes d'Aristote. Il affirme même qu'Aristote est le fondateur de l'opinion selon laquelle c'est l'histoire qui permet de comprendre une opinion et qu'ainsi, son hypothèse est l'application à Aristote lui-même de son opinion sur la manière de comprendre la philosophie6. Selon Jaeger, Aristote aurait connu une évolution en trois phases, correspondant aux trois parties de son livre, une période académicienne dans laquelle Aristote était profondément imbu de l'enseignement de Platon, une période intermédiaire, « de voyages », au cours de laquelle il aurait pris des distances à l'égard de son maître, et enfin une période essentiellement caractérisée par le souci des études particulières et précises, qui fait de lui le fondateur ou l'origine de la notion moderne de la science7. En outre, l'esprit d'Aristote aurait été le siège de tensions entre un sentiment religieux puissant et persistant et l'exigence logique et scientifique.

Très tôt, cette thèse fit l'objet de critiques multiples, mais bien peu s'attaquèrent au principe de l'interprétation de Jaeger, à savoir à l'opinion selon laquelle l'évolution intellectuelle propre à Aristote expliquerait les difficultés que l'on rencontre dans la lecture du corpus aristotélicien. C'est ainsi que, entre autres, I. Düring8 contesta la présentation de «l'évolution» de l'éthique d'Aristote, que F. Nuyens critica Jaeger pour avoir présupposé que l'évolution d'Aristote était allée de la métaphysique à la science exacte. Bien d'autres «évolutions» d'Aristote ont vu le jour sans que l'une ait semblé avancer des arguments décisifs en sa faveur. Mais il est incontestable que cet ouvrage a donné de nouvelles impulsions à la recherche. Rappelons ici le propos d'un maître reconnu en France des études aristotéliciennes.

On peut contester, il faut même contester certaines des thèses que W. Jaeger a soutenues dans son grand livre sur Aristote. Mais il n'est pas douteux que par son ouvrage, il a fait époque dans les recherches aristotéliciennes. Il n'a pas été assez prudent, et il se peut que la portée de certains textes lui ait échappé -- ce qui ne devrait pas faire oublier que, seulement depuis l'apparition de son travail, on s'est mis à la recherche de ces textes ou qu'on en a appris à en apprécier toute la valeur. Que néanmoins un danger soit inhérent à sa méthode, cela non plus ne devrait plus faire de doute : pour analyser l'œuvre du Stagirite du point de vue de son évolution, on est obligé de tourner son attention vers les contradictions que renferme cette œuvre. Or, ce qui est ou non contradiction n'est pas facile à déterminer ; cela suppose une interprétation philosophique, déterminée à réduire le nombre des contradiction apparentes dans toute la mesure du possible -- et le philologue-historien, en quête de renseignements sur la biographie intellectuelle d'Aristote, succombera souvent à la tentation de statuer des « contradictions » là où la pensée de l'auteur est compliquée, nuancée, en dehors du cadre du bon sens de tous les jours9.

Telle est également l'opinion de H. G. Gadamer qui, dès un compte-rendu critique de 1928, soulignait les difficultés auxquelles la thèse de Jaeger était exposée10. Dans un ouvrage plus récent11, Gadamer reconnaît que la recherche en philosophie ancienne avait reçue une impulsion déterminante du fait de la publication de l'ouvrage de Jaeger sur Aristote, tout en soulignant le caractère contestable de son évolutionnisme.

Il est donc assez clair que les études aristotéliciennes ont suivi leur cours depuis 1923 et que l'intérêt de cet ouvrage est aujourd'hui manifestement «historique». Cependant, nous voudrions suggérer qu'il présente à la fois un intérêt direct en tant que remarquable introduction aux textes du corpus, et un intérêt indirect, plus profond, plus «philosophique», dont nous allons tenter dire quelques mots rapides.

En tout état de cause, la lecture de l'Aristote de Jaeger constitue peut-être, pour celui qui veut s'introduire efficacement à la pensée du Stagirite, un remarquable point de départ. D'abord par les extraordinaires qualités de l'auteur, que nous avons évoquées plus haut, ainsi que par l'ampleur de vues que manifeste l'ensemble de son œuvre. Ensuite, par les qualités de l'ouvrage en lui-même, qui présente des aperçus nouveaux dans une synthèse très claire et très agréable à lire, par la vivacité du tableau dressé, la pénétration philosophique de la pensée, la maîtrise des concepts fondamentaux et de leur histoire, la finesse psychologique dont il fait preuve à l'égard de la personnalité d'Aristote, enfin par la mise en évidence de « l'histoire des problèmes », qui permet de présenter de manière fort suggestive l'évolution intellectuelle du Stagirite. Tout cela fait que cet Aristote, en dépit de ses soixante-dix ans passés, porte bien son âge et peut encore prétendre constituer une excellence présentation de l'ensemble de l'œuvre et de la personnalité philosophique d'Aristote. À condition, sans doute, de ne pas totalement se laisser prendre au piège du plaisir, ou plutôt, à condition, après s'y être laissé prendre, de se demander les raisons du plaisir qu'on y a pris.

Car l'intérêt plus profond de cet ouvrage consiste à nos yeux à nous permettre de réfléchir à la question des stratégies de lecture d'un texte philosophique ancien, et même plus généralement de tout texte philosophique. En effet, toute stratégie interprétative implique des prises de position théoriques, même et surtout si le regard qu'elle porte sur les textes semble parfaitement innocent ou simple, ou même parfaitement «objectif». Lorsqu'une telle stratégie devient «évidente» ou, en langage husserlien, lorsqu'elle est «sédimentée», les prises de position et les présupposés sur lesquels elle s'appuie sont enterrés et dissimulés par l'évidence de son bien-fondé. C'est peut-être ce qui est arrivé pour la stratégie interprétative de Jaeger. La richesse de cet ouvrage tient aussi beaucoup à ce qu'il présente pour la première fois, de manière aussi synthétique, une stratégie interprétative qui est considérée aujourd'hui comme allant de soi. Il doit être clair que le problème n'est pas de savoir s'il est vraisemblable qu'Aristote ait évolué «comme tout le monde», mais de savoir si les textes qui nous restent ne peuvent être expliqués sans l'hypothèse d'une évolution d'Aristote. De ce point de vue, la naïveté, ou la témérité de l'écriture de l'ouvrage, ou simplement la jeunesse de son auteur, sont des éléments permettant de mieux comprendre cette stratégie de lecture. Au contraire, bien des commentaires d'Aristote, influencés de plus ou moins loin par cette stratégie, s'ils ont assurément leur intérêt intrinsèque, peuvent cacher davantage les principes de leurs interprétations. L'oubli de l'origine entraîne un appauvrissement des résultats, et un tel oubli semble incompatible avec l'esprit philosophique. Il est donc nécessaire de réfléchir longuement aux principes qui président à la stratégie de lecture d'un texte. Dans un texte philosophique, la forme importe autant que le contenu, elle est elle-même un contenu transmis par cette forme. Or, certains parti-pris de l'historiographie moderne, certaines prises de position des historiens de la philosophie grecque au XIXe siècle ont rendu opaque la question que Leo Strauss s'est efforcé de réactiver tout au long de sa vie, la question «littéraire». Laissons-lui la parole.

On ne peut séparer la compréhension de l'enseignement de Platon de la compréhension de la forme sous laquelle il se présente. On doit prêter attention autant au « comment » qu'à ce dont il est question. En tout cas, on doit même, dès l'abord, attacher une plus grande importance à la « forme » qu'au « contenu », parce que la signification du contenu dépend de la « forme ». On doit remettre à plus tard son intérêt pour les questions les plus sérieuses (les questions philosophiques) pour s'absorber dans l'étude d'une question purement littéraire. Toutefois, il y a un rapport entre la question littéraire et la question philosophique. La question littéraire, la question de la présentation, s'occupe d'une espèce de communication. La communication peut être un moyen de vivre ensemble ; sous sa forme la plus élevée, la communication est vivre ensemble. L'étude de la question littéraire est par conséquent une partie importante de l'étude de la société. En outre, la recherche de la vérité est nécessairement, sinon à tous les égards, une recherche commune, une recherche qui a lieu par la communication. C'est pourquoi l'étude de la question littéraire est une partie importante de ce qu'est la philosophie. Convenablement entendue, la question littéraire est la question du rapport entre la société et la philosophie12.

Parce que la compréhension de la philosophie implique la compréhension de son rapport problématique avec la société, l'étude de la forme des écrits philosophiques constitue une partie intégrante de la compréhension de ce qu'est la philosophie.

Or ce problème, dont on peut montrer qu'il était considéré comme sérieux par les plus grands penseurs du passé13 est aujourd'hui négligé ou en tout cas n'est pas considéré comme important. Depuis la naissance de l'historiographie moderne, depuis la liaison de la philosophie et de l'histoire, depuis que l'histoire de la philosophie est devenue une discipline « philosophique », les stratégies d'interprétations des textes, et en particulier des textes anciens, ont profondément changé. Dans les textes des auteurs anciens en effet, les difficultés, les contradictions, les désordres de toutes espèces, abondaient. Et alors que, auparavant, dans la période pré-moderne et dans la première modernité, il était courant d'évoquer l'existence d'un enseignement « caché », « ésotérique », derrière la lettre d'un enseignement superficiel, ou derrière son désordre ou ses « contradictions », d'un côté l'exigence de clarté et d'univocité des textes, et de l'autre la difficulté à envisager l'existence d'un enseignement caché -- moralement scandaleuse à des honnêtes hommes modernes soucieux de progrès et de diffusion des lumières --, font que les savants contemporains soutiennent qu'on ne peut considérer comme une opinion d'un auteur qu'une opinion qu'il exprime de manière explicite14. Ainsi, la «question littéraire», le problème de la forme, et donc le souci de prendre en compte la forme comme élément de compréhension d'un texte, ont-ils été négligés ou ignorés, oubliés.

Pour réduire les difficultés de la lecture des textes anciens, les historiens de la philosophie antique ont eu recours à deux instruments, la philologie et la notion de l'évolution de la pensée d'un auteur. La philologie permettait d'effectuer des analyses des textes et des styles, d'identifier les erreurs des copistes de l'Antiquité ou du Moyen Âge, et de proposer des leçons plus compatibles avec la notion que l'on se faisait de l'unité d'une œuvre ou d'une pensée. La notion d'évolution permettait de périodiser les œuvres, en particulier les dialogues de Platon. Toutes les œuvres de l'Antiquité furent ainsi « relues » dans cette perspective.

L'œuvre d'Aristote présentait des difficultés particulières. En effet, le corpus aristotélicien se compose de traités, ou plus exactement, de notes d'Aristote en vue de ses cours, relativement organisées en ensembles plus ou moins clairs, mais réservées par Aristote à son activité d'enseignement, et d'extraits de dialogues publiés par Aristote lui-même. L'œuvre d'Aristote présente donc le caractère paradoxal que les œuvres publiées par Aristote sont perdues, tandis que nous conservons celles qu'il n'a pas publiées mais qu'il destinait à l'enseignement de ses élèves, et qui n'ont été publiées que plusieurs générations après sa mort, avec scrupules certes, mais non par lui. Rien n'indique que le philosophe ait souhaité une telle publication, tandis que ce n'est évidemment pas le cas de ses dialogues qui sont aujourd'hui perdus. Que faire, par conséquent, avec un tel corpus ? La tradition a immédiatement répondu à cette question en se plongeant dans son étude et en travaillant à sa compréhension et à sa transmission. Grâce à cette tradition, nous disposons encore de ces œuvres, qui ont fécondé, et même structuré, toute la philosophie occidentale. En outre, quel que soit le degré de cohérence ou d'incohérence qui se trouve dans les écrits d'Aristote, ils sont écrits dans un même langage et dans un même style de pensée, qui donnent assurément une unité indéniable au corpus. La tradition, qui n'a pas ignoré les problèmes touchant à l'authenticité de certains écrits, a cependant dans l'ensemble considéré que la pensée d'Aristote était une, et elle ne s'est jamais souciée de périodiser sa pensée, et l'idée d'une « évolution d'Aristote », sans parler de la préoccupation d'une compréhension psychologique de l'homme lui-même, ne lui était jamais venue à l'esprit. Réfléchir à de tels faits ne saurait être anodin ni stérile. Il est important de les conserver à l'esprit si l'on veut bien comprendre ce qui distingue la stratégie interprétative propre à Jaeger. La notion d'évolution, la notion d'histoire au sens moderne qui en fait une dimension de la réalité même, sont, comme nous l'avons déjà dit, étrangères au monde antérieur à la Renaissance. Pourquoi alors cette notion est-elle si présente et si prégnante à notre époque ?

 

Nous ne pouvons dans les limites de cette présentation développer cette question, mais on aura compris que la richesse philosophique de cet ouvrage tient beaucoup à nos yeux à ce qu'il nous présente en quelque sorte la «première mouture»15 d'une stratégie interprétative qui est devenue aujourd'hui évidente et dont le caractère même d'évidence conduit à oublier son origine et ainsi à méconnaître son caractère « historique».

 

 

 

 

 

Note sur la traduction

 

 

 

Nous étions partis tout d'abord du texte de la deuxième édition anglaise (Oxford, 1948), qui fait autorité dans la mesure où Jaeger l'a modifiée directement (alors qu'il s'est contenté d'ajouter, dans les éditions allemandes ultérieures, quelques pages indiquant ses modifications). Mais il s'est très vite révélé que nous devions nous fonder d'abord sur le texte original (Berlin 1923), ce qui a considérablement allongé le temps de notre traduction, car il nous fallait sans cesse passer d'un texte à l'autre. En ce qui concerne les traductions des ouvrages anciens, nous avons utilisé, chaque fois que cela n'exigeait pas une « traduction de la traduction » de Jaeger, les traductions existantes et disponibles, que nous avons alors indiquées. Nous exprimons nos remerciements à notre ami et ancien condisciple Jean-Louis Labarrière, aujourd'hui chercheur au C.N.R.S., qui a bien voulu relire l'ensemble de la traduction et proposer des modifications bienvenues. Et nous exprimons notre gratitude à Michel Valensi, qui eut le premier l'idée de nous proposer, il y a de cela quelques années, la traduction de cet ouvrage et qui s'est chargé, entre autres choses, de la constitution des index. Naturellement, les défauts de cette traduction ne sont imputables qu'à nous.

 

O. S.





1. Cf. la préface de l'édition originale.

2. Les ouvrages de W. Jaeger n'ont guère été traduits en France, alors qu'ils le sont en anglais, en italien, en espagnol, depuis fort longtemps. Il n'est que juste de rendre hommage au travail de Simone et André Devyver, qui ont publié chez Gallimard, avec une remarquable introduction, une partie de son Paideia, la formation de l'homme grec, en 1964. Signalons également les traductions depuis longtemps épuisées de Humanism and Theology (Marquette U. P., 1943) et de The Theology of the early greek Philosophers (Oxford U. P., 1947), aux éditions du Cerf, respectivement en 1956 (Humanisme et Théologie) et 1966 (A la Naissance de la Théologie [sic!]). En 1948, les Lettres d'humanité VIII avaient publié la traduction d'un essai en l'honneur de Roscoe Pound intitulé : « Éloge de la loi ».

3. Le terme de « culture » implique une distinction entre la culture comprise comme le domaine de la liberté et de la créativité humaine et la nature entendue comme le domaine de la nécessité. Cette expression suppose donc la solution de continuité introduite entre l'homme et la nature par l'apparition de la modernité et en particulier de la science moderne de la nature. Elle suppose tacitement une négation de l'existence de normes « naturelles » de l'activité culturelle. Le fondement historique de la conception contemporaine de la culture est le changement de sens du mot nature, qui intervint au xviie siècle en liaison avec la science moderne de la nature. Or, pour les Anciens, philosophes et sophistes confondus, le « naturel » désignait l'essentiel ; pour les Modernes, le « naturel » désigne bien plutôt ce contre quoi les efforts rationnels de l'homme doivent être dirigés.

 

4. L'Université créa un Institut de recherches sur l'Antiquité classique, dont elle lui confia la direction.

5. Ce sont les propres termes qu'il emploie dans la préface à la traduction italienne de son ouvrage (traduit par Guido Calogero, La Nuova Italia, Firenze, 1935). Il faut noter que cette traduction, qui suit d'un an la première traduction anglaise, est la première à intégrer des modifications et des ajouts par rapport à l'édition allemande, comme Jaeger le dit lui-même (p. x-xi).

6. Il est assez difficile de le suivre sur ce point. Sans parler de la phrase fameuse de la Poétique sur la poésie et l'histoire, on peut dire, en reprenant un mot de H. Dörrie (Reallexicon für Antike und Christentum, article « Entwicklung », V, coll. 476-504), que « la notion d'évolution est demeurée étrangère à la pensée antique ».

7. Cf. infra, chapitre XV, p. 419 sq.

8. Aristotle in the Ancient Biographical Tradition, Göteborg, 1957, et surtout Aristotle's Protrepticus, An Attempt at Reconstruction, Göteborg, 1961.

9. Eric Weil, « Aristotelica », Revue de Métaphysique et de Morale, octobre-décembre 1952, pp. 446-466.

10. Logos, 17 (1928), pp. 132-140.

11. Die Idee des Guten zwischen Platon une Aristoteles, Carl Winter Verlag/J. C. B. Mohr, 1978 (traduction française par Pascal David et Dominique Saatdjian, Vrin, 1994), surtout la préface et le premier chapitre.

12. Leo Strauss, La Cité et l'Homme, Agora Presses-Pocket, 1987, pp. 71-72 (c'est nous qui soulignons).

13. Cf. en particulier, du même, La Persécution et l'art d'écrire, Agora, Presses-Pocket, 1989, et la remarquable recension critique de son édition originale (1952) par Yvon Belaval « Pour une sociologie de la philosophie » dans Critique, oct. 1953.

14. Cf. L. Strauss, La Persécution et l'art d'écrire, cit., chap. 1-2. Au sujet de l'hypothèse d'un enseignement ésotérique, Jaeger soutient d'ailleurs lui-même que cette opinion est manifestement née dans l'esprit des néo-pythagoriciens (cf. infra, p. 31).

15. En fait, Jaeger n'est assurément pas le premier à utiliser le principe évolutionniste pour comprendre un auteur de l'Antiquité. Cela avait été effectué dès la première moitié du XIXe siècle. Mais il est celui qui osa le premier et qui parvint à l'appliquer avec succès au philosophe de Stagire. Il ne fut pas celui par qui le scandale arrive, mais celui grâce auquel on put enfin faire cesser le scandale consistant en la résistance du « système » aristotélicien à toute prise génétique. Or il semble aujourd'hui que l'on doive admettre l'impossibilité où nous nous trouvons, compte tenu 1/ de la multiplicité des schémas d'évolution d'Aristote qui se sont succédés et qui se sont opposés depuis la parution du livre de Jaeger, 2/ de l'absence d'évidence interne permettant de conclure avec une certitude parfaite à une évolution, 3/ de l'absence d'évidence externe permettant de faire la même conclusion, et enfin 4/ du caractère historiquement relatif de la notion d'évolution et de son application, d'expliquer les difficultés que l'on rencontre dans le texte par le ravaudage (par Aristote lui-même ou par ses éditeurs) de textes datant d'époques différentes. Sur toutes ces questions, nous nous permettons de renvoyer à la très remarquable étude du regretté David R. Lachterman parue en 1990 dans la Revue de Philosophie Ancienne, pp. 3-40, à laquelle nous devons beaucoup.

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