CHAPITRE VII

 

LA PREMIÈRE MÉTAPHYSIQUE

 

 

 

 

 

1. LE PROBLÈME

 

La lumière que le dialogue Sur la Philosophie projette sur la période intermédiaire entre l'Académie et la fondation du Lycée n'épuise pas l'importance de ce dialogue. Il nous fournit également, pour la première fois, un point de repère fixe dans l'évolution des opinions d'Aristote et un point de départ historiquement précis à partir duquel analyser son traité de métaphysique. Les ouvrages antérieurs se situent manifestement sur un terrain entièrement différent. Mais quelle est la relation entre les enseignements de ce dialogue classique, dans lequel il rendit public ce qu'il avait jusqu'alors caché ­ à savoir le fait qu'il s'écartait des opinions de Platon ­, et la métaphysique de la tradition aristotélicienne? Naturellement, nous ne devons pas prendre ce que les fragments nous ont appris et le plaquer sur le texte du traité, lui aussi assurément fragmentaire, mais néanmoins incomparablement plus complet. Cependant, notre nouvelle représentation de l'ouvrage perdu deviendrait importante, si l'analyse de la Métaphysique devait elle-même nous conduire dans la même direction.

Il ne fait pas de doute que les concepts fondamentaux de la Métaphysique étaient déjà déterminés au moment où Aristote composa son dialogue. Même si nous savions seulement que ce dernier ouvrage contenait la doctrine du moteur immobile, nous serions par là assurés qu'il avait déjà solidement établi les concepts de matière et de forme, de puissance et d'acte, et le concept de substance qui lui est propre. En outre, les trois enquêtes distinctes qui composaient le dialogue, l'enquête historique, l'enquête critique et l'enquête théologique, ont des parties correspondantes dans la Métaphysique : la première dans le premier livre, la deuxième dans les derniers livres et en plusieurs endroits dans l'ensemble de l'ouvrage, la troisième dans le livre L. Une question plus épineuse est de savoir dans quelle mesure le dialogue contenait un équivalent quelconque des livres tenus pour centraux de la Métaphysique, qui développent la théorie de la substance et de la puissance et l'acte. Nous pouvons dire, ou bien qu'Aristote considérait ces recherches comme trop difficiles et trop ésotériques pour être rendues publiques, ou bien que le fait qu'aucun fragment de la partie du dialogue n'y soit consacré est tout simplement un accident. En tout cas, ces recherches ne sauraient avoir occupé dans le dialogue une place aussi importante que dans la Métaphysique, où elles prédominent sur tout autre sujet, en particulier si l'on ne tient pas compte de l'introduction (A-E). En revanche, la théologie y était développée bien plus complètement que dans le livre L, car les témoignages qui s'y réfèrent nous apprennent beaucoup de choses dont nous n'aurions aucune idée si nous ne connaissions que la Métaphysique. Avec la théorie des âmes des astres, nous sommes transportés à une époque nettement antérieure du développement d'Aristote, et de nombreux éléments nous indiquent que, si le dialogue était mieux conservé, la différence se manifesterait de manière encore plus notable. Cela semble une preuve de l'origine tardive de la Métaphysique, qu'il faudrait sans doute assigner à la dernière période d'Aristote ; et cela s'accorderait entièrement avec l'opinion qui a prévalu jusqu'à maintenant, car dès l'empire romain, l'opinion selon laquelle la Métaphysique avait été écrite tardivement et était restée inachevée, était largement répandue.

Néanmoins, l'image se modifie fondamentalement dès que nous envisageons les résultats de l'analyse de la Métaphysique. L'histoire de l'évolution du livre qui porte ce nom devient maintenant pleine de signification pour l'évolution même de la spéculation métaphysique d'Aristote1. Il est totalement inadmissible de traiter les différentes parties du corpus metaphysicum comme s'il s'agissait d'une unité, et de poser au fondement de leur réunion une catégorie commune, obtenue en faisant une moyenne entre des éléments effectivement hétérogènes. Comme je l'ai montré ailleurs, l'analyse interne nous conduit à l'opinion selon laquelle des périodes diverses du développement d'Aristote se retrouvent entremêlées dans cet ouvrage ; ce que confirme l'opinion traditionnelle selon laquelle l'ensemble connu sous le titre de Métaphysique n'a été constitué qu'après la mort du philosophe. Cependant, jusqu'à présent, les recherches n'ont porté que sur l'histoire du texte de la Métaphysique, tel qu'il avait été laissé après la mort d'Aristote, c'est-à-dire sur l'histoire de ce qui en subsistait. La première chose à faire consistait assurément à établir cette histoire. Mais cela n'avait d'importance immédiate que pour l'histoire de l'influence posthume d'Aristote ; et la peine considérable dépensée à ces recherches n'a guère permis d'avancer de manière significative dans la connaissance de la pensée et de la personnalité d'Aristote. Seule la tentative de comprendre l'état actuel du texte de la Métaphysique comme organiquement lié à sa forme interne donna au travail critique un sens et une importance nouvelle2. Mais cela conduit alors immédiatement du problème de l'unité littéraire extérieure des écrits qui nous sont parvenus sous le nom de Métaphysique à celui de leur unité philosophique interne, et ainsi à la chronologie et à l'analyse de l'évolution du penseur. J'ai accompli les premiers pas en ce sens dans mon Entstehungsgeschichte der Metaphysik des Aristoteles, mais j'étais alors bien trop sous l'influence de l'attitude philologique ancienne (qui se demande essentiellement si, dans la Métaphysique telle qu'elle nous est parvenue, nous pouvons justifier la division traditionnelle en livres et l'ordre entre les parties) pour pouvoir approfondir les résultats nouveaux et les poursuivre jusqu'à leurs conséquences les plus concrètes. La question de la chronologie, un point sur lequel j'étais déjà parvenu à un résultat solide à cette époque, doit maintenant être reposée à partir du point de vue de l'évolution philosophique d'Aristote. Cela nous contraindra à des répétitions sur des points particuliers, que le seul cours de la recherche doit justifier.

Avant de commencer l'examen de la chronologie, nous pouvons encore une fois nous rappeler brièvement ce qui, dans l'état actuel des écrits aristotéliciens, dépend du travail accompli par les éditeurs après sa mort. Il n'est plus besoin pour nous d'approfondir cette question. Je m'appuierai donc sur les résultats de ma recherche antérieure.

Les éditeurs antiques étaient très éloignés du point de vue philologique moderne, qui consiste à juxtaposer les textes chronologiquement proches, quitte à sacrifier l'impression de totalité effective de l'ouvrage considéré. Les gens qui se sont occupés de l'édition des écrits posthumes d'Aristote étaient des philosophes. Ils auraient donné beaucoup pour être en mesure de construire, à partir des précieux manuscrits qu'ils avaient sous leurs yeux, un tableau aussi fidèle que possible de l'ensemble de l'édifice intellectuel de «philosophie première» qu'Aristote avait tenté de construire ; mais leur désir ne put être satisfait à cause du caractère incomplet et disparate de leur matériau. Car une chose au moins est certaine : les éditeurs eux-mêmes ne croyaient pas que l'ordre qu'ils établissaient pût suffire à transmettre à la postérité le texte complet des leçons de métaphysique. Ils avaient bien conscience que leur solution était un compromis, imposé par l'état du matériau dont ils disposaient. L'appendice du livre introductif, dit livre a, ne vient à la suite du livre A, que parce qu'ils ne savaient pas où ils pourraient bien le mettre, si ce n'est à cet endroit. C'est un reliquat de notes prises lors d'un cours par Pasiclès, neveu d'Eudème de Rhodes, qui fut disciple d'Aristote3. Les livres A, B, G, vont ensemble ; le livre D, d'un autre côté, était encore considéré comme un ouvrage indépendant à l'époque alexandrine, ce que nous apprend une tradition bibliographique bien établie. Le livre E est un court passage de transition conduisant à l'ensemble Z-H-Q. Ces trois livres constituent un tout, mais leur liaison aux livres antérieurs semble problématique. Le livre I, qui examine les questions de l'être et de l'unité, est totalement indépendant ; et à partir de ce livre, toute liaison interne ou externe disparaît. Le livre K est simplement une autre version de B-G-E, à quoi s'ajoutent quelques extraits de la Physique, en eux-mêmes aussi aristotéliciens que n'importe quelle autre partie de cet ensemble de manuscrits, mais sans aucune relation à leur contexte. De la même manière, un passage de la Physique a été inséré dans le livre D. Le livre L est une leçon isolée, qui donne une vue générale de l'ensemble du système métaphysique, complète en elle-même, et ne manifestant aucune trace de liaison avec le reste. Les derniers livres M et N n'ont aucune relation avec ce qui précède; cela avait été remarqué dès l'Antiquité, ce qui avait conduit à les insérer, dans de nombreux manuscrits, avant les livres K et L, bien que la succession de pensées n'en est pas pour autant plus plausible. Plus que tous les autres livres, ils sont liés aux deux premiers.

Seule une recherche minutieuse peut déterminer précisément quand et à quelle occasion ce matériau est apparu, et comment il doit être utilisé pour reconstituer la philosophie d'Aristote. En tout cas, il est illégitime de partir du présupposé d'une homogénéité philosophique, pour mettre au second plan les problèmes que posent à chaque pas tant sa forme que son contenu. Il nous faut rejeter toute tentative de composer un ensemble unifié à partir du matériau qui subsiste, en déplaçant et en recomposant certains des livres, et il nous faut condamner la supposition qui postule avec trop de précipitation leur unité philosophique aux dépens de leurs traits particuliers individuels. Chacun de ces textes est le produit de dizaines d'années de réflexion incessante sur les mêmes questions; chacun est un moment fécond, un moment de l'évolution d'Aristote, une approche de la solution, un pas vers une nouvelle formulation. Certes, chaque élément singulier a surgi de l'unité en puissance de l'idée d'ensemble, qui affecte chaque propos particulier du philosophe ; mais celui qui s'en tient là n'a pas le droit de se prétendre familier de l'esprit aristotélicien en acte. La forme de la pensée d'Aristote est rude et aride : un esprit accoutumé à sentir avec facilité et douceur ou à survoler les choses de très haut n'est pas fait pour s'en approcher. Il est rare que cette pensée nous offre un ensemble sur lequel l'œil peut s'arrêter avec plaisir. On ne peut saisir sa nature propre que dans le singulier, dans le concret, et seulement avec une forte exigence d'aller au fond des choses, car hJ ga;r nou` ejnevrgeia zwhv « l'activité créatrice de l'esprit est la vie».

 

 

 

 

 

 

 

 

2. le projet le plus ancien de la critique des idées

et l'introduction à la métaphysique

 

 

La piété des éditeurs d'Aristote nous a conservé deux versions de la fameuse critique de la doctrine platonicienne des Idées. La première se trouve au chapitre 9 du livre A et la seconde aux chapitres 4-5 du livre M. Ces deux versions, qui se correspondent presque mot à mot, ne sauraient avoir été écrites pour le même manuscrit de la Métaphysique. Si la version du livre M, qui s'adapte parfaitement à l'argumentation d'ensemble de ce livre, devait rester à la place où elle se trouve, ce ne peut être que parce que l'intention d'Aristote était, soit d'écrire une nouvelle introduction, soit au moins d'omettre les chapitres partiellement repris à la fin de l'introduction, telle que nous la possédons (A 8-10). Or, le livre M se réfère souvent aux deux premiers livres4, ce qui montre que, d'une manière ou d'une autre, il était censé en être la suite. Par conséquent,Aristote a dû avoir l'intention de détruire les parties utilisées dans le livre A, qu'il devait considérer comme un simple matériau pour une réécriture ultérieure.

La conclusion selon laquelle les deux versions ont été écrites à des dates différentes est confirmée par le petit nombre de points sur lesquels leurs vocabulaires divergent. Si nous excluons un argument nouveau contre les Idées introduit par le dernier passage5, leur seule différence tient à l'élimination systématique de la première personne du pluriel, que la première version emploie constamment pour désigner les partisans de la théorie des Idées. Ce « nous » caractéristique montre que le premier livre fut écrit à une époque où Aristote pouvait encore dire de lui qu'il était platonicien et se considérer comme un partisan de la théorie6. Par suite, l'intervalle entre les deux livres doit avoir été significatif, car dans M, sa dissidence par rapport à la communauté platonicienne est un fait accompli. En outre, par opposition au traitement assez respectueux du premier livre, le ton de la dernière polémique est souvent dur ou clairement méprisant.

On ne peut suggérer comme date pour la première version qu'un moment très bref de la vie d'Aristote. Platon était déjà mort ; telle est la signification indubitable du temps imparfait employé en parlant de lui et ce à plusieurs reprises7. En général, cette critique ne donne pas l'impression d'être la première faite par Aristote sur ce point à l'Académie. Les moyens par lesquels il est ici fait allusion aux arguments de Platon en faveur de l'existence d'Idées «séparées», la plupart du temps sous la forme d'abréviations renvoyant à une terminologie technique, présupposent une longue familiarité chez les auditeurs. Aristote suppose même qu'ils connaissent les objections auxquelles la doctrine est exposée. Nous pourrions difficilement comprendre cette présentation, ou savoir exactement quel argument Aristote critique par ces mots, si le commentaire d'Alexandre d'Aphrodise ne nous avait pas conservé la signification de ces termes, qu'il tire de l'ouvrage perdu d'Aristote Sur les Idées8. Aristote emploie de simples formules conventionnelles lorsqu'il renvoie à l'«argument tiré des sciences» [lovgo" ejk tw`n ejpisthmw`n], «à l'argument de l'unité dans la multiplicité» [lovgo" kata; to; e}n ejpi; pollw`n], au «troisième homme» [trivto" a[n*rwpo"] (argument qu'il faut attribuer non pas à Aristote lui-même, mais à Polyxène le sophiste9, et que Platon avait combattu dans son Parménide); il en est de même pour ceux qui sont «plus exacts dans leurs arguments» [ajkribevsteroi tw`n lovgwn], dont certains supposaient l'existence d'Idées du relatif, et pour «l'argument concernant la pensée des choses détruites» [lovgo" kata; to; noei`n ti f*arevnto"]10. Ainsi, la forme originelle de la critique présuppose un groupe de philosophes platoniciens pour lesquels Aristote résume une fois encore, en un rapide survol, toutes les objections à la doctrine de leur maître, maintenant disparu, et qui avaient occupé l'Académie pendant des années, afin de montrer ainsi la nécessité d'une réorganisation totale du platonisme, fondée sur ces critiques. L'école orpheline se trouve alors à un moment décisif de son histoire. Un tel groupe de platoniciens n'a entouré Aristote en dehors d'Athènes -- qu'il avait quittée très tôt après la mort de Platon -- qu'à Assos, et cela ne s'est jamais reproduit par la suite. Il est difficile de supposer qu'il ait trouvé à Athènes, avant son départ, le calme intérieur nécessaire à l'élaboration d'un nouvel exposé, qui comprenne toutes les critiques de la doctrine de Platon et toutes ses réflexions personnelles sur les problèmes de la métaphysique. D'un autre côté, à Assos, il disposa non seulement du loisir nécessaire, mais également d'un auditoire au jugement philosophique solide, comprenant les plus connus des disciples de Platon. Ces hommes étaient, ou bien suffisamment objectifs pour pouvoir prêter l'oreille aux raisons d'un adversaire, comme Xénocrate, ou bien déjà sceptiques à l'égard de la doctrine de Platon, comme semblent l'avoir été Erastos, Coriscos et Hermias, le tyran qu'ils avaient converti. En tout cas Platon lui-même, dans la lettre qu'il leur avait adressée, a estimé nécessaire d'expliquer que «même dans son grand âge», il n'avait pu abandonner la théorie des Idées. Il suppose que les hommes d'Assos ont également leurs propres controverses au sujet de «cette belle sagesse» ; peut-être lui avaient-ils même demandé conseil sur quelque point. Il les exhorte à demander de l'aide à l'Académie pour toute difficulté qu'ils rencontreraient ; et si des dissensions menaçaient entre eux, il se disait prêt à les dissiper11. Après sa mort, les platoniciens d'Assos firent venir les deux représentants des deux tendances opposées à l'Académie -- la tendance conservatrice et la tendance critique --, et c'est devant un tel auditoire que fut exposée la première version de la Métaphysique, qui est contemporaine du dialogue Sur la Philosophie.

Nous pouvons encore nous rendre compte que le premier livre de la Métaphysique est une improvisation élaborée à la hâte. Le célèbre premier chapitre est emprunté essentiellement au Protreptique, comme l'a montré notre examen de ce dernier ouvrage12 ; en d'autres termes, l'attitude fondamentale d'Aristote envers la connaissance n'avait pas changé. L'étiologie qui suit, la doctrine des quatre causes, est empruntée, ainsi que les autres concepts principaux, à la Physique : la forme, la matière, la puissance et l'acte; Aristote se réfère expressément à cet ouvrage comme au fondement de ce qu'il dit ici. Cependant, lorsqu'il expose sa doctrine des causes de manière génétique, à partir de l'histoire de la philosophie antérieure, par rapport à laquelle celle de Platon est, selon lui, à la fois un accomplissement et le commencement de quelque chose de nouveau, son attitude est nouvelle. La critique des Idées, elle aussi rassemblée à la hâte, ouvre ensuite la voie à sa propre formulation des problèmes dans le deuxième livre, qui est pareillement conditionné par la situation que nous avons décrite, et qui ne saurait être pleinement comprise indépendamment de cet arrière-plan historique. Ce résultat complète le tableau de la relation d'Aristote à Platon et à son école que nous avons pu dresser à partir du dialogue Sur la Philosophie. Il confirme l'opinion selon laquelle la publication de sa critique fut la toute dernière étape d'un long processus, dont les commencements se perdent dans l'obscurité des travaux ésotériques communs qui s'accomplissaient dans l'Académie. Il n'est plus possible de distinguer les objections particulières propres à Aristote de celles d'autres critiques, car ce qu'il nous donne dans la Métaphysique est manifestement un recueil de tous les arguments essentiels, indépendamment de leur origine. Alors même qu'il attaquait publiquement la doctrine officielle de l'Académie, il tenta, au moyen d'une conférence ésotérique sur la métaphysique faite à Assos, de convaincre ceux de ses condisciples qui étaient les plus favorables à son attitude critique, que l'essence de l'héritage de Platon ne pouvait être préservée que par l'abandon décisif du dualisme et du caractère « séparé » [cwrismov"] des Idées. Ce qu'il proposa alors lui paraissait du pur platonisme, et ne voulait pas être autre chose ; ce devait être l'accomplissement philosophique de ce que Platon avait cherché, mais à quoi il n'avait pu parvenir. La chose la plus remarquable au sujet de cette estimation de sa propre position, qui lui permit de conserver son respect malgré les altérations radicales qu'il apportait à la doctrine de Platon, est son sentiment qu'il porte la responsabilité du développement organique de la doctrine, ainsi que sa détermination à s'acquitter convenablement de cette tâche. Cependant, ses contemporains en jugèrent autrement. Derrière l'apparence conservatrice, ils reconnurent une attitude nouvelle et révolutionnaire envers le monde, et par suite, ils ne le considérèrent plus comme un platonicien. Cependant, lui-même n'était pas encore assez détaché de sa propre évolution pour apercevoir la vérité d'une telle opinion. C'est seulement dans sa dernière période qu'il deviendra totalement libre et indépendant. Selon que l'on gardera surtout présents à l'esprit les présupposés historiques de sa philosophie ou la forme individuelle de sa manière de voir et de penser les choses, on tiendra pour plus vraie la plus ancienne ou la plus tardive de ses estimations de lui-même. Il nous faut nous rappeler à quel point il fut difficile à Platon de se délivrer de sa propre identification à Socrate, si nous voulons comprendre, à partir de l'élément irrationnel de sa relation de disciple envers Platon, le refus modeste par Aristote de toute prétention à l'originalité.

La question suivante est celle de savoir jusqu'où s'étend cette première version de la Métaphysique et quelles en sont les parties. En premier lieu, elle inclut, en plus de la critique des Idées (dans laquelle le « nous » indique clairement la période de transition), le premier livre dans son entier ; car, dans la mesure où l'unité de ce livre est indubitable, les déductions chronologiques que l'on peut faire pour l'une de ses parties devront s'appliquer aussi à l'ensemble. Il apparaît que la fréquente référence d'Aristote au fait qu'il est un platonicien était déjà une pierre d'achoppement dans l'Antiquité. Alexandre d'Aphrodise et Syrianus nous apprennent que certains savants anciens avaient rejeté le livre. Selon une remarque d'Albert le Grand, le Moyen Âge l'a parfois attribué en partie à Théophrase, et apparemment, le livre manquait dans les traductions arabes13. Ces deux faits doivent être expliqués comme le produit d'une tradition répandue chez les savants dans l'Antiquité ; manifestement, un éditeur tardif quelconque a effectivement omis le livre sur la base d'une démonstration de son inauthenticité. Selon les remarques d'Alexandre sur le deuxième livre, il apparaît que l'une des raisons de l'athétèse touche à ce « nous » embarrassant, qui confèrait au premier livre une position singulière par rapport aux autres. Aristote dit (B 2, 997b 3): «On a expliqué dans l'introduction que nous soutenons (levgomen) que les Idées sont à la fois des causes et des substances existant par elles-mêmes ; parmi les multiples difficultés que cette théorie présente, notre thèse de l'existence de certaines réalités différentes de celles qui se trouvent dans le monde visible, est celle qui suscite le plus d'opposition, ainsi que l'affirmation de leur identité aux choses sensibles, mis à part le fait qu'elles sont éternelles, alors que les autres sont périssables.» Alexandre infère de ce passage qu'il est erroné de rejeter le premier livre, dans la mesure où Aristote s'y réfère explicitement, et dans la mesure où son h\*o", le caractère ou l'esprit de cette observation, s'accorde précisément avec celui du livre précédent ; dans les deux cas, Aristote traite la théorie des Idées comme la sienne propre. Cet argument présuppose que ce fut cet h\*o" qui avait fait douter de l'authenticité du premier livre. A cette époque, personne ne comprenait comment Aristote pouvait parler de la théorie des Idées comme de sa propre théorie, et Alexandre lui-même pouvait seulement supposer qu'il s'agissait d'un stratagème rhétorique pour rendre plus vivant son exposé14. L'athétèse doit par conséquent venir des érudits péripatéticiens orthodoxes de l'époque de l'Empire, qui firent disparaître tous les signes de liaison entre Aristote et Platon, parce que la théorie des Idées était une hérésie à laquelle le maître ne pouvait avoir aucunement participé. Pour nous, ce genre de critique montre simplement, une fois de plus, combien nous avons peu de raisons de nous fier à la tradition péripatéticienne en ce qui concerne la question de l'évolution d'Aristote. Le fait est que cette tradition, qui est notre source principale, est de part en part tendancieuse dans ses affirmations. Nous avons déjà vu (cf. supra, pp. 32 sq.) à quel point les dialogues, qui témoignent avec force contre cette déformation de la vérité, ont été réduits au silence. En réalité, le passage du deuxième livre qu'Alexandre utilise contre le rejet du premier livre montre que la relation génétique est étroite entre les deux philosophes. Il aurait pu ajouter à cette citation du début du deuxième livre une autre semblable, située à la fin, qui n'a pas non plus été utilisée encore dans les recherches concernant la chronologie, aussi incompréhensible que cela puisse paraître (B 6, 1002b 12) : «En général, on pourrait poser la question de savoir pourquoi après tout, à côté des choses sensibles et des intermédiaires, il faudrait rechercher une autre classe de choses, à savoir les Idées dont nous affirmons l'existence (oi|on a} tiv*emen ei[dh).» Ces deux passages nous permettent d'attribuer avec certitude l'ensemble du deuxième livre à la première version de la Métaphysique. Il a été écrit dans le même souffle que le premier. Nous tirerons également une conclusion semblable plus tard en ce qui concerne son contenu théorique.

 

 

 

3. la plus ancienne critique de la théorie

académique des nombres et la critique plus tardive.

 

Les livres M et N sont habituellement considérés comme un seul ensemble, principalement à cause de l'identité de leur contenu, à savoir la critique de la théorie platonicienne des Idées et des nombres. Dans le premier chapitre (M 1), Aristote explique le but de l'enquête. Il pose la question de savoir, s'il n'existe pas, à côté des choses du monde phénoménal, un autre genre d'être, immuable et éternel. Il propose de commencer par examiner les penseurs qui ont soutenu qu'un tel genre d'être existait, à savoir Platon et son école. Il établit un plan précis, qu'il a l'intention de suivre et dont la seule disposition méthodique présente déjà un très grand intérêt. Avant tout, il veut examiner les entités mathématiques dans leur pureté idéale, c'est-à-dire sans prendre en compte aucune des thèses métaphysiques qui leur ont été attachées, comme par exemple l'affirmation selon laquelle ces entités sont des Idées ou les principes et l'essence de toutes choses. En deuxième lieu, il faut examiner les Idées ; ici encore il s'agit de les envisager sous leur forme première et authentique et non par rapport à l'interprétation du dernier Platon qui les considère comme des nombres. En troisième lieu, il faudra s'occuper d'un examen critique de la philosophie mathématique de Speusippe et de Xénocrate.

Dans ce plan, les deux premières parties, la discussion de l'essence (oujsiva) des entités mathématiques et la critique de la première théorie des Idées -- et les dialogues de Platon nous ont familiarisés avec ces deux points -- ne peuvent pas réellement être distinguées. Il s'agit simplement d'étapes dans l'exposé méthodique par Aristote de ce qui fut leur suite historique, à savoir les doctrines de Speusippe et de Xénocrate. Ces dernières sont les thèmes principaux de l'enquête, comme le montre ne serait-ce que l'espace qui leur est consacré. Elles sont manifestement le problème propre à l'époque au cours de laquelle Aristote écrivit le livre M, tandis que les Idées platoniciennes ne sont ici évoquées que pour qu'il n'y ait pas de lacune dans l'organisation systématique de son exposé. Aristote nous le dit nettement dans le passage où il assigne sa place à la théorie des Idées dans le plan du livre : il n'en parle pas parce que cette théorie aurait encore des partisans dans l'Académie, mais simplement o{son novmou xavrin, «pour ainsi dire, pour la forme15». Speusippe avait totalement abandonné la théorie des Idées, et avait remplacé ces dernières, en tant que genre supérieur de réalité, par les nombres. Xénocrate, quant à lui, qui essayait par une attitude conservatrice de sauver la dernière théorie de Platon, identifiait les «essences» mathématiques aux Idées que Platon avait considérées comme des nombres ; c'est-à-dire qu'il faisait un compromis entre Speusippe et Platon. Aristote appelle cette forme de la doctrine sa «troisième forme» et, du point de vue chronologique, elle devait apparaître naturellement la dernière.

Cela montre que le livre M a été écrit longtemps après les premiers livres. Il est vrai qu'Aristote évoque bien auparavant les théories s'occupant des nombres, dans le Protreptique ; mais pendant la période qui a immédiatement suivi la mort de Platon, au cours de laquelle la première Métaphysique prit forme, la manière dont il critiquait la théorie des Idées avait été totalement opposée. Dans les deux premiers livres, cette théorie est encore incontestablement au centre de l'intérêt philosophique ; il la considère alors comme le point de départ de toute spéculation métaphysique et logique. D'un autre côté, dans le livre M, nous pouvons déjà déceler des signes clairs de la réaction de l'Académie aux critiques d'Aristote. Ce dernier y peut traiter la forme classique de la métaphysique de Platon comme si tout le monde la tenait pour dépassée. Pour y faire allusion, il rappelle simplement sa propre critique antérieure, c'est-à-dire non pas celle du premier livre, mais celle de ses écrits exotériques, qu'il n'a pas besoin de répéter puisqu'ils sont largement connus16. Nous reconnaissons à cette référence le dialogue Sur la Philosophie qui n'était pas évoqué dans la critique du premier livre, et qui n'a sans doute vu le jour que peu après. Depuis lors, treize années ou davantage se sont écoulées. Conformément à la nouvelle situation, Aristote ne donne plus la première place à la critique des Idées, lesquelles avaient encore sans aucun doute de nombreux partisans pendant la période qui a immédiatement suivi la mort de Platon. C'est dans une telle situation que se trouve la raison la plus profonde du fait que, dans sa nouvelle élaboration, Aristote annule complètement la critique de Platon qu'il avait effectuée dans le premier livre, alors que cette critique était la question cruciale de sa première métaphysique. Avec les modifications nécessaires, qui dépendaient à leur tour de la nouvelle situation intérieure et extérieure17, il la transfère dans son nouveau traitement polémique contre la philosophie mathématique de Speusippe et de Xénocrate, en fonction de laquelle les Idées conservaient encore un intérêt historique pour la culture contemporaine, en tant qu'elles étaient la forme préliminaire de cette philosophie. Ses anciens compagnons sont maintenant durement attaqués ; leur théorie des nombres est déclarée être une hallucination.

Tout cela indique l'époque où l'école péripatéticienne s'opposait déjà, avec une hostilité claire, à l'école platonicienne. Il convient ici avant tout de présenter maintenant un plan de l'organisation du livre.

 

A. Introduction : M 1, 1076a 8-a 32.

 

B. Première partie : peri; tw`n ma*hmatikw`n [sur les entités mathématiques] (seulement en tant que telles), 1076a 32-1078b 9.

I. e[n ge toi`" aijs*htoi`" ei\nai ajduvnaton [il est impossible qu'elles se trouvent dans les choses sensibles], 1076a 33-b 11.

II. para; ta; aijs*hta; ei\nai cwrista; ajduvnaton [il est également impossible qu'elles soient séparées des choses sensibles], 1076b 12-1077b 11.

III. oJ trovpo" tou` ei\nai oJ tw`n ma*hmatikw`n i[diov" ti" (h|/ posav k.t.l.) [la manière dont les entités mathématiques existent est particulière (ce sont des choses sensibles en tant que quantitatives)], 1077b 12-1078b 9.

 

C. Deuxième partie : peri; tw`n ijdew`n [sur les Idées] (seulement en tant que telles, sans référence aux nombres), 1078b 9-1080a 11.

I. Analyse historique de la genèse de la doctrine des Idées, 1078b 12-b 32.

II. Réfutation dialectique, 1078b 32-1079b 11.

III. Réfutation par des considérations physiques, 1079b 12-1080a 11.

D. Troisième partie : peri; ajri*mw`n wJ" kecwrismevnh" oujsiva", [sur les nombres en tant qu'entités séparées], 1080a 12-1085b 34.

I. Discussion de tous les cas possibles, 1080a 12-b 36.

1. Trois formes sont possibles, 1080a 18-b 5.

a) oiJ ajri*moi; ajsuvmblhtoi [les nombres ne peuvent pas s'associer],

b) sumblhtoiv [ils peuvent s'associer],

c) oiJ me;n ajsuvmblhtoi, oiJ de; sumblhtoiv [les uns le peuvent, les autres non].

2. Chacune de ces trois conceptions (à l'exception de celle des nombres qui ne peuvent pas du tout s'associer [panelw`" ajsuvmblhtoiv]) a trouvé des partisans, 1080b 6-b 36.

a) Platon : nombre idéal et nombre mathématique.

b) Speusippe : le nombre mathématique seul.

c) Xénocrate (a[llo" ti" [un autre]) : oJ eijdhtiko;" kai; oJ ma*hmatiko;" ajri*mo;" oJ aujtov" ejsti [le nombre idéal et le nombre mathématique sont un seul et même nombre].

 

II. Réfutation de ces trois formes concevables, 1080b 37-1085b 34.

1. Réfutation de Platon, 1080b 37-1083a 17.

a) premier cas : pa`sai monavde" sumblhtaiv eijsi [toutes les unités peuvent s'associer], 1081a 5-17.

b) deuxième cas : pa`sai ajsuvmblhtoi [aucune unité ne peut être associée], 1081a 17-b 35.

c) troisième cas : aiJ me;n ejn a[llw/ diavforoi aiJ d ejn tw`/ aujtw`/ ajri*mw`/ monavde" ajdiavforoi [celles qui se trouvent dans des nombres différents sont différentes, mais celles qui se trouvent dans le même nombre ne le sont pas] 1081b 35-1082b 1.

d) toute forme de distinction entre les unités est inconcevable, et cela exclut la possibilité d'en faire des Idées, 1082b 2-1083a 17.

2. Réfutation des autres métaphysiciens des nombres, 1083a 20-1085b 34.

a) Distinction des trois cas possibles, 1083a 27-b 18.

a) Speusippe, 1083a 27-b 1.

b) Xénocrate (oJ trivto" trovpo"), 1083b 1-8.

g) Les pythagoriciens, 1083b 8-18.

b) Réfutation de ces doctrines, 1083b 19-1085b 34.

 

E. Conclusion : 1085b 35-1086a 20

I. L'opposition réciproque entre ces penseurs rend douteuses leurs doctrines.

II. Les partisans modernes de ce platonisme n'ont fait en réalité aucun progrès par rapport à Platon.

III. La raison de leur insuccès tient à l'inexactitude de leurs présupposés.

 

Le déroulement de cette argumentation manifeste une construction rigoureuse, que nous ne rencontrons pas souvent chez Aristote. Ses notes de cours sont habituellement trop susceptibles de modifications nouvelles pour pouvoir apparaître sous une forme accomplie et harmonieuse quelconque, mais ce livre est construit tout entier sur un plan unique, et il a manifestement été soigneusement élaboré. C'est un tout, avec un commencement, un milieu et une fin (ajrchv, mevson, tevlo"). Son originalité tient davantage à l'ensemble qu'aux détails. Aristote souhaite unifier dans un seul et ultime grand survol critique toutes ses réflexions sur les Idées et les nombres, c'est-à-dire sur le problème de la réalité du suprasensible. Il conçoit le plan, caractéristique de son génie logique, d'exposer et de réfuter systématiquement, non seulement les doctrines prédominantes à l'époque à l'Académie, mais toutes les formes possibles des plavsmata [fictions] académiciennes quelles qu'elles soient. Dans ce cadre, il insère les versions de la théorie qui avaient trouvé des représentants historiques, en les réduisant à un petit nombre de présuppositions fondamentales dont il démontre la fausseté. Dans l'introduction, et spécialement vers la fin, le style de l'écrit est très soigneux, et la froide langue scientifique revêt dans la conclusion une certaine coloration rhétorique. Du reste, la fin n'est pas située à la fin du livre, mais en M 9, 1086a 20. Les phrases suivantes sont le commencement d'un nouvel examen ; cela avait déjà été remarqué dans les temps anciens et, à la suite de Schwengler, je l'ai démontré dans le détail18. Cela est particulièrement clair si l'on s'attache aux phrases conclusives immédiatement antérieures (M 9, 1086a 15-20), qui ont effectivement le ton d'un épilogue. Aristote aime conclure une leçon par un vers, comme dans le livre L, ou dans les leçons sur l'amitié (peri; filiva") qui seront ensuite incorporées à l'Éthique à Nicomaque (livres viii et ix). Il conclut ici également par une citation d'Epicharme ; et au moment même où il prend congé de son auditoire à la fin des Réfutations sophistiques, ou lorsqu'il termine une leçon sur l'État idéal, en renvoyant à une autre occasion les auditeurs qui ne sont pas encore convaincus19, de même ici, il adresse quelques mots indiquant à ses auditeurs qu'il en a fini avec son sujet; et il devait apparemment y avoir parmi eux des adeptes de l'opinion opposée, dont la foi n'était pas encore ébranlée. « Celui qui est déjà convaincu pourrait bien être plus convaincu encore par une discussion plus approfondie, mais cette dernière ne persuaderait guère celui qui ne l'est pas encore. » Et ici le manuscrit s'interrompt.

Par ailleurs, si originale que soit cette leçon du point de vue du caractère méthodique de son traitement, ce n'est guère le cas du matériau qu'elle utilise. Aristote semble y avoir incorporé et élaboré tout ce qu'il avait auparavant observé sur le problème. Il n'est guère vraisemblable que seule la critique des Idées qui se trouve aux chapitres 4 et 5 ait été empruntée à la première version de la Métaphysique. L'ensemble du livre est une esquisse rapide qui porte partout les marques d'une élaboration inégale. Il est significatif que ce soit seulement dans l'introduction, la conclusion, le plan détaillé et les transitions -- c'est-à-dire dans tous les passages écrits spécialement pour cette formulation-ci et dont l'origine est nécessairement plus tardive -- qu'apparaisse un style aisé et sans défauts. Le style de la critique des Idées, laquelle vient de la première esquisse, est totalement différent de celui du cadre, et cela seul trahit son caractère hétérogène. Mais il est également tout à fait inconcevable que les longues séries d'arguments contraires, enchaînés de manière monotone par un e[ti [à nouveau] (D. II. 2. b), que je n'ai pas cherché à présenter avec une exactitude totale dans le schéma donné page 179, aient revêtu une telle forme stylistique en vue du traitement donné dans ce livre. Évidemment, ils ont été tirés sans modification d'une esquisse antérieure.

Une preuve évidente que telle est bien l'origine du livre nous est donnée par le passage qui lui est ajouté en appendice (M 9, de 1086a 21 jusqu'à la fin du livre). Certains commentateurs anciens voulaient inclure ce passage dans le livre suivant, car ils pensaient qu'il s'agissait d'un préambule, ce qu'il est effectivement20. Cependant, sa liaison avec le livre N aurait été très superficielle ; les éditeurs du manuscrit que la tradition nous a transmis ont fait preuve de plus de perspicacité. Ils ont reconnu l'absence de transition directe et ils ont par conséquent suivi la procédure qui fut la leur dans d'autres circonstances semblables, et ils ont inséré ce préambule isolé, à la fin du livre M, comme un simple appendice sans liaison très rigoureuse avec le reste. Ils manifestèrent ainsi leur croyance que ce passage était en rapport direct avec le livre auquel ils le rattachaient. Ce qu'est ce rapport nous devient clair si nous comparons ce préambule à celui qui se trouve au commencement du livre M.

 

Le sujet envisagé dans le préambule de M 9 est précisément ce qui a déjà été examiné dans la partie précédente du livre. La référence aux nombres en tant que « principes » (ajrcaiv) et « éléments» (stoicei`a) est caractéristique de la terminologie de l'Académie, dont la présence se manifeste chez Aristote jusqu'à l'époque du Protreptique. Il ne s'agit pas de comprendre cela au sens où, en M 1-9, il a traité les nombres comme des substances (oujsivai) indépendantes, et veut maintenant examiner la conception qui en fait des principes et des éléments de tout être21. La suite montre clairement qu'en M 9, il parle, exactement comme en M 1, de l'existence séparée (cwrismov") des Idées, des nombres et des autres quantités mathématiques comme les points, les lignes, les plans et les solides. En conservant cela à l'esprit, lisons ce qui suit (M 9, 1086a 26) : «Dans la mesure, par conséquent, où certains penseurs disent que les Idées et les nombres sont de telles substances, et que les éléments de ces substances sont les éléments et les principes des choses réelles, il nous faut rechercher au sujet de ces personnes, en premier lieu ce qu'ils disent, et en deuxième lieu, sous quelle forme particulière ils le disent.» C'est là exactement le contenu du livre M. Aristote n'aurait aucunement pu parler ainsi si M avait été antérieur ; il n'aurait aucunement pu recommencer à examiner les Idées et les nombres à nouveaux frais, comme s'il n'en avait rien dit jusque-là. En outre, il parle en M 9 de la «manière» (trovpo") et de la «difficulté» (ajporiva) de la doctrine de Platon, deux choses qu'il souhaite maintenir distinctes. Cette distinction repose sur la même méthode d'enquête critique sur les opinions des autres philosophes que celle utilisée en M 1-9. En premier lieu, la théorie elle-même est exposée ; puis une critique suit, dans laquelle ce sont les difficultés qui sont exposées. La correspondance va même jusqu'aux termes particuliers utilisés. Par exemple, chaque préface commence par rappeler la Physique en ce qui concerne la théorie des substances sensibles. Toutes les deux contiennent la phrase : il nous faut commencer par « envisager » les genres de substances supra-sensibles que les «autres» penseurs «affirment» (ta; para; tw`n a[llwn legovmena o{sa de; oiJ favskonte" ei\nai ktl., *ewrhtevon ä *ewrh`sai). Ainsi, tant le contenu que le vocabulaire utilisé montrent clairement que nous avons ici deux versions parallèles de la préface à un examen critique de la métaphysique de l'Académie.

Maintenant, quelle est la relation de ces deux versions dans le temps? Nous sommes tout d'abord tentés de supposer que M 9 est simplement une variante qu'Aristote aurait ensuite rejetée.

La possibilité d'une différence purement stylistique est cependant exclue par le fait que, en dépit de toutes leurs correspondances, les deux préfaces divergent sur un point décisif, à savoir sur le plan qu'elles se proposent de suivre pour traiter le thème de la recherche. En M 9, nous lisons : «Les philosophes qui hypostasient les nombres, et les nombres proprement mathématiques, doivent être examinés plus tard. Mais en ce qui concerne ceux qui croient aux Idées, nous pouvons examiner en même temps leur manière (trovpo") de penser et la difficulté (ajporiva) en laquelle il se trouvent22.» Le préambule de M 1 est bien plus précis dans l'énoncé du plan de la même question. Aristote y énumère non seulement les Idées et les nombres, mais également leurs subdivisions, et avant les unes et les autres, il place les grandeurs mathématiques en tant que telles ; ainsi, l'annonce du plan manifeste la même méthode progressive et prudente qui caractérise, nous l'avons vu, l'ensemble du livre. D'un autre côté, dans le préambule de M 9, l'enquête se trouve à une étape un peu moins élaborée de son évolution, et ce qui manque c'est précisément ce détail dans la distinction et la différenciation du problème.

Nous avons ici par conséquent, non seulement une simple variante verbale, mais l'introduction d'une critique antérieure de la métaphysique des nombres propre à l'Académie, une critique dans laquelle le sujet avait été traité selon une méthode essentiellement moins développée23. Comme je l'ai déjà suggéré, il y a sans doute d'autres parties de cet écrit plus ancien qui ont été incorporées comme une matière première dans la nouvelle élaboration, c'est-à-dire dans le livre M tel que nous le possédons, mais nous ne sommes plus en mesure de les distinguer.

Pour déterminer la date de la version plus ancienne, il nous faut faire un détour, qui impliquera l'interprétation d'un passage obscur qui n'a pas été jusqu'ici convenablement compris. En ce cas encore, on a négligé, aussi complètement que dans les parties décisives des livres A et B, l'occasion donnée par le passage et permettant de le dater avec exactitude.

En M 10, 1086b 14, Aristote commence sa réfutation de la théorie des Idées par une difficulté (ajporiva) qu'il avait formulée en B 6, 1003a 6.

o} de; kai; toi`" levgousi ta;" ijdeva" e[cei tina; ajporivan kai; toi`" mh; levgousin kai; kat ajrca;" ejn toi`" diporhvmasin ejlevcqh provteron, levgwmen nu`n. (I) eij me;n gavr ti" mh; *hvsei ta;" oujsiva" ei\nai kecwrismevna" kai; to;n trovpon tou`ton wJ" levgetai ta; ka* e{kasta tw`n o[ntwn, ajnairhvsei th;n oujsivan, wJ" boulovme*a levgein. (II) eja;n dev ti" *h`/ ta;" oujsiva" cwristav", pw`" *hvsei ta; stoicei`a kai; ta;" ajrca;" aujtw`n ...

(1) eij me;n ga;r ka* e{kaston kai; mh; ka*ovlou, tosau`t e[stai ta; o[nta, o{saper ta; stoicei`a, kai; oujk ejpisthta; ta; stoicei`a... (2) ajlla; mh;n ei[ ge ka*ovlou aiJ ajrcai; ªh] kai; aiJ ejk touvtwn oujsivai ka*ovlouº, e[stai mh;-oujsiva, provteron oujsiva": to; me;n ga;r ka*ovlou oujk oujsiva, to; dev stoicei`on kai; hJ ajrch; ka*ovlou, provteron de; to; stoicei`on kai; hJ ajrch; w|n ajrch; kai; stoicei`ovn evstin.

«Evoquons maintenant un point qui présente une difficulté, à la fois pour ceux qui affirment les Idées et pour ceux qui les nient, et que l'on a exposée auparavant, au début, parmi les problèmes à envisager. (I) Si nous ne supposons pas que les substances sont séparées, et cela à la manière dont les choses particulières sont dites séparées, nous réduirons à néant la substance, comme nous le disons pour justifier cet argument ; (II) mais si nous concevons les substances comme séparables, comment concevrons-nous leurs éléments et leurs principes ?

(1) Si elles sont des individus et non des universels, les choses réelles seront exactement du même nombre que les éléments, et les éléments ne seront pas connaissables... (2) Mais si les principes sont universels, [ou bien les substances composées à partir d'eux sont également universelles ou bien] la non-substance sera antérieure à la substance ; car l'universel n'est pas une substance, mais l'élément ou le principe est universel, et l'élément ou le principe est antérieur aux choses dont ils sont le principe ou l'élément. »

Immédiatement avant ce passage, Aristote avait expliqué les difficultés impliquées par la théorie des Idées en montrant qu'elles dérivaient de la genèse de cette théorie (1086a 35-b 14). La difficulté principale naît du fait que les Idées sont considérées à la fois comme universelles (ka*ovlou) et en même temps comme existant indépendamment et par suite dans une certaine mesure comme une nouvelle espèce de chose singulière (tw`n ka* e{kaston). La cause de cette dualité particulière dans leur nature était que Platon avait affirmé le caractère irréel des choses phénoménales, parce qu'il avait été poussé par Héraclite à l'opinion selon laquelle toutes les choses sensibles, tous les particuliers sensibles, sont en flux continuel et n'ont pas d'existence permanente. D'un autre côté, les enquêtes éthiques de Socrate avaient indirectement donné naissance à la découverte nouvelle et importante que la science est seulement science de l'universel. Cependant Socrate n'avait pas considéré, en allant ainsi jusqu'au bout du processus d'abstraction, les concepts comme distincts des choses réelles. Platon alla ensuite plus loin -- selon le tableau rétrospectif établi par Aristote -- et il hypostasia les concepts universels en en faisant la véritable substance (oujsiva).

Nous nous trouvons ensuite devant un passage décisif: Aristote développe la question de savoir si les principes sont universels ou particuliers en un sens quelconque [cf. point II]. Ce point est difficile à la fois pour les partisans des Idées et pour leurs adversaires. Il tente de montrer que les deux réponses semblent conduire nécessairement à des absurdités. Si les principes sont particuliers, alors ils sont inconnaissables, dans la mesure où il ne peut y avoir de connaissance que de l'universel [II,1]. Si d'un autre côté, les principes sont universels, la non-substance sera antérieure à la substance et il nous faudra alors dériver la substance, dont ils sont les principes, de l'universel, ce qui est impossible puisque l'universel n'est jamais une substance [II,2]. Telles sont les conséquences logiques, poursuit Aristote, du fait de dériver les Idées d'éléments, et de supposer à côté des choses d'un genre donné une unité transcendante comme les Idées. Ce résumé suffirait à lui seul à montrer que ce qu'il a à l'esprit est réellement la théorie des Idées, et pas le moins du monde les adversaires de cette théorie, en dépit de ce qu'il dit en commençant ; toutefois, il a besoin de l'une et des autres pour formuler sa question sous la forme d'une antinomie. Il considère l'alternative ­ ou bien les éléments et les principes sont particuliers, ou bien ils sont universels ­ comme faisant partie d'une alternative plus générale, à savoir : Si nous ne supposons pas que les substances (ta;" oujsiva") existent séparément comme nous disons que c'est le cas des particuliers, nous réduisons à néant la substance (th;n oujsivan) ; si d'un autre côté, nous supposons qu'elles existent bien de manière séparée et indépendante, nous rencontrons la difficulté sus-mentionnée de savoir si leurs principes sont particuliers ou universels.

La première partie de l'opposition plus générale semble contenir une tautologie ; mais ce n'est là qu'une apparence. Le pluriel « les substances » (ta;" oujsiva") et le singulier « la substance » (th;n oujsivan) indiquent évidemment quelque différence de signification. Les « substances » auxquelles Aristote se rapporte ici ne peuvent pas être celles « que tout le monde reconnaît » (oJmologouvmenai oujsivai), c'est-à-dire les choses sensibles ; car alors il aurait été absurde d'ajouter «et à la manière dont ont dit que les choses particulières sont séparées» (kai; to;n trovpon tou`ton wJ" levgetai ta; ka* e{kasta tw`n o[ntwn). Au contraire, le mode particulier d'existence que manifestent les choses sensibles n'est utilisé ici que comme une analogie visant à éclairer la manière dont les substances (oujsivai) existent indépendamment. Or il s'agit là précisément de la manière habituelle chez Aristote de caractériser les Idées de Platon comme des essences réelles ; par suite, on ne saurait douter -- et telle est également l'opinion de Bonitz -- que derrière ces « substances » se trouvent les Idées, ou quelque réalité suprasensible analogue. Si nous refusons de suivre Platon et son école et d'affirmer l'existence de réalités permanentes, nous anéantissons toute « substance » (Aristote admet cela pour une fois) ; si d'un autre côté, nous supposons un être indépendant et séparé quelconque, nous sommes confrontés aux difficiles conséquences sus-mentionnées à propos de la dérivation de ses principes.

Jusqu'ici, nous n'avons pas examiné la proposition : « Comme on peut l'admettre pour justifier l'argument. » Telle est la traduction que donne Bonitz de wJ" boulovme*a levgein, et d'autres l'ont suivi dans cette voie, comme c'est l'habitude dans des circonstances difficiles24. Il fonde cette traduction sur l'opinion exacte que dans le premier terme de l'alternative, Aristote admet quelque chose qu'en fait il ne croit pas. C'est la forme habituelle des dilemmes aristotéliciens et, du point de vue conceptuel, elle ne présente pas d'autre difficulté. Mais avec toute la bonne volonté du monde, cette interprétation de Bonitz est insoutenable. La pensée « Comme on peut l'admettre pour une fois pour justifier l'argument » ne saurait être traduite en grec par les mots wJ" boulovme*a levgein. Le Pseudo-Alexandre, lui non plus, n'a manifestement pas compris cette phrase et sa paraphrase hâtive et stupide o{per ouj boulovme*a [que nous n'admettons pas], démontre seulement que son désarroi était à son comble. Il comprend presque le contraire du sens réel, et la suggestion que telle est la meilleure façon de comprendre ce texte a été justement rejetée par Bonitz.

Les commentateurs n'ont pas remarqué que wJ" boulovme*a est un idiotisme fréquent. En A 9, 990b 17, nous lisons : « Et en général les arguments en faveur des Formes anéantissent les choses dont nous [les platoniciens] pensons que l'existence est plus importante (ma`llon boulovme*a) que celle des Idées elles-mêmes » (o{lw" te ajnairou`sin oiJ peri; tw`n eijdw`n lovgoi a} ma`llon ei\nai boulovme*a ªoiJ levgonte" ei[dhº tou` ta;" ijdeva" ei\nai), à savoir les principes des Idées. Le manuscrit A dit: bouvlontai et ajoute oiJ levgonte" ei[dh («ceux qui croient aux Idées pensent » au lieu de « nous pensons»), et cet ajout vient lui-même de la version byzantine mixte E. Cette modification était suggérée par le passage parallèle de M 4, 1079a 14, où le contexte justifie cette leçon. Cependant, dans notre passage, le contexte va précisément dans le sens de la première personne du pluriel. La raison principale de la mauvaise interprétation de Bonitz de bouvles*ai était l'ajout dans ce passage de l'infinitif levgein, qui semble superflu dans cette traduction. Si le texte avait été wJ" boulovme*a ou wJ" levgomen, il aurait été plus difficile de le mal comprendre. Cependant, cette même expression bouvles*ai levgein n'est pas inhabituelle en tant qu'expression signifiant ce qu'un philosophe «comprend » par ses concepts propres. Ainsi, dans les Lois de Platon, x, 892 c, nous avons : fuvsin bouvlontai levgein gevnesin th;n peri; ta; prw`ta (« par nature les physiciens comprennent la génération en référence aux principes premiers»), où l'expression traduite par « comprennent » est bouvlome*a levgein.

Assez étrangement, cette expression courante a été souvent mal comprise chez Aristote. Dans la Métaphysique, N 2, 1089a 19, il parle de la signification du non-être dans le Sophiste de Platon : « Il entend (bouvletai levgein) par le non-être ... le faux et la nature du faux » (bouvletai me;n dh; to; yeu`do" kai; tauvthn th;n fuvsin levgein). Bonitz écrit levgei, conformément à l'interprétation du Pseudo-Alexandre, et W. Christ le suit. Il faut rétablir la leçon levgein, comme la seule leçon acceptable ; la leçon levgei vient d'une mauvaise conjecture du Pseudo-Alexandre, qui le rapporte par erreur à kai; tauvthn th;n fuvsin. La même interprétation vaut exactement pour N 4, 1091a 30 : e[cei d ajporivan kai; eujporhvsanti ejpitivmhsin, pw`" e[cei pro;" to; ajga*o;n kai; to; kalo;n ta; stoicei`a kai; aiJ ajrcaiv: ajporivan me;n tauvthn, povteron e[sti ti ejkeivnwn, oi|on boulovme*a levgein aujto; to; ajga*o;n kai; to; a[riston, h] ou[, ajll uJsterogenh` («Une difficulté et un reproche adressé à ceux qui n'y voient aucune difficulté, sont contenus dans la question de savoir comment les éléments et les principes sont liés au bien et au beau ; la difficulté est de savoir si aucun des éléments n'est une chose telle que nous entendons par (bouvlome*a levgein) le bien en soi et le meilleur, ou s'il n'en est pas ainsi, et que le bien est plutôt un produit de l'évolution qui a sa place à la fin.»). Ici encore, W. Christ soupçonne levgein d'être une addition apocryphe, parce qu'il n'a pas compris la formule.

Appliquons maintenant cette connaissance au passage par lequel nous avons commencé, 1086b 18-19 : eij me;n gavr ti" mh; *hvsei ta;" oujsiva" ei\nai kecwrismevna" kai; to;n trovpon tou`ton wJ" levgetai ta; ka* e{kasta tw`n o[ntwn, ajnairhvsei th;n oujsivan, wJ" boulovme*a levgein [c'est-à-dire aujthvn]). La bonne traduction doit être : « Si nous ne supposons pas que les substances sont séparées, et cela à la manière dont les choses particulières sont dites être séparées [comme le fait Aristote lui-même], nous anéantirons la substance au sens où [nous autres platoniciens] nous l'entendons.» C'est seulement lorsque nous comprenons cela que nous sommes en mesure de comprendre pleinement le singulier «substance» (th;n oujsivan), qui est significatif de la terminologie de Platon. Dans le premier terme de l'alternative, Aristote montre les difficultés en lesquelles lui-même, en tant que platonicien, se trouve pris à cause de son rejet des Idées et de leur «caractère séparé» (cwrismov") ; le deuxième terme présente les difficultés impliquées dans la notion de la «séparation». Tant que nous ne nous rendons pas compte que dans le premier terme de l'alternative, les adversaires de la « séparation » sont jugés en fonction de la notion platonicienne de la substance, nous ne comprenons en rien le dilemme. Il est maintenant clair que les adversaires des Idées ne sont pas ici les porte-paroles du matérialisme ou du sens commun -- comment Aristote aurait-il pu jamais les réfuter avec une conception de la substance qu'il lui faudrait inévitablement rejeter comme étant une pétition de principe? Le dilemme n'est logiquement valable que pour ceux qui se placent sur un terrain platonicien. La vérité est qu'Aristote distingue ici deux sortes de platoniciens, ceux qui soutiennent les Idées, et les autres. Les uns et les autres sont pris dans des contradictions, parce que les uns et les autres présupposent la conception platonicienne de la substance. La conclusion est évidente : les contradictions ne peuvent être résolues que par une nouvelle conception de la substance. Aristote pense à la conception selon laquelle le réel est l'universel dans le particulier. Cependant, il ne peut pas exprimer ici cette pensée (le caractère problématique du passage le lui interdit formellement) ; il ne peut que faire allusion au fait qu'il ne suffit pas d'abandonner les Idées ; cette mise en cause des premiers principes de Platon entraîne l'obligation de reconstruire complètement l'ensemble de la conception de l'être sur laquelle repose la théorie du cwrismov" (caractère séparé).

Cela répond à la question concernant la datation ancienne du préambule M 9-10. Comme les deux premiers livres, il s'agit là d'une partie de la première Métaphysique, qui fut écrite à la même époque, c'est-à-dire au cours de la période critique d'Assos, alors qu'Aristote attaquait la théorie des Idées en tant que platonicien devant des platoniciens. Par suite, il n'est pas surprenant qu'il existe des relations encore plus étroites entre ces deux livres et la partie que nous venons de retrouver. Les livres centraux de la Métaphysique, Z-H-Q, assez étrangement, ne contiennent aucune citation des deux premiers livres, pas même des problèmes énumérés dans le deuxième. Il en est tout autrement de cette portion de ce qui suivait originellement les livres A et B. En dépit de sa brièveté, M 9-10 contient davantage de références à A et B que tous les livres Z-L ensemble25.

La question suivante est de savoir si nous ne possédons que le préambule à cette partie de la Métaphysique originelle, ou s'il existe quelque autre vestige de son argumentation propre. Cela nous conduit à l'examen du livre N. Ne peut-il y avoir du vrai au fond de l'opinion des critiques anciens qui avaient détaché M 9-10 de M 1-9, et qui en avaient fait le préambule du livre suivant ? Nous avons montré plus haut qu'on ne peut y voir une transition parfaite ; par suite, on ne peut répondre mécaniquement à la question en suivant l'usage conventionnel qui consiste à redécouper les livres. Néanmoins, ces critiques anciens de la division traditionnelle peuvent avoir fondé leur tentative sur un ensemble d'observations correctes, même si la manière dont ils les ont expliquées fut grossière et insuffisante. Et tel est bien le cas. De même que M 9-10 contient l'ancien préambule qui fut remplacé par M 1, dans le livre N, un hasard heureux a mis entre les mains des éditeurs des manuscrits d'Aristote précisément la partie de la première Métaphysique qu'il voulait remplacer, dans sa version ultime, par l'examen nettement amélioré et perfectionné de M 1-9.

Ici encore, nous pouvons prendre comme critère externe l'indication qui nous a correctement guidé auparavant. Comme dans A et B, nous trouvons en N une allusion au fait qu'Aristote, lorsqu'il concevait ces leçons, se considérait encore comme un membre de l'Académie. Le passage en question, qui n'a pas encore été examiné de ce point de vue, se trouve dans l'examen critique de la théorie de Speusippe (N 4, 1091a 30-33). «Une difficulté et un reproche adressé à ceux qui n'y voient aucune difficulté, sont contenus dans la question de savoir comment les éléments et les principes sont liés au bien et au beau ; la difficulté est de savoir si aucun des éléments n'est une chose telle que ce que nous entendons par le bien en soi et le meilleur, ou s'il n'en est pas ainsi, et que le bien est plutôt un produit de l'évolution qui a sa place à la fin» (e[cei d ajporivan kai; eujporhvsanti ejpitivmhsin, pw`" e[cei pro;" to; ajga*o;n kai; to; kalo;n ta; stoicei`a kai; aiJ ajrcaiv: ajporivan me;n tauvthn, povterovn ejstiv ti ejkeivnwn, oi|on boulovme*a levgein aujto; to; ajga*o;n kai; to; a[riston, h] ou[, ajll uJsterogenh`). Du point de vue de la langue, nous avons déjà éclairé ce passage. Par conséquent il ne nous reste plus qu'à retrouver, à propos de la date du livre N, la même conclusion que celle que nous avons tirée pour M 9-10. Non seulement l'expression est typiquement platonicienne, mais l'ensemble de l'attitude théorique correspond également avec exactitude à la situation délicate dans laquelle se trouvait Aristote à Assos. «Nous autres platoniciens», dit Aristote, nous mettons au sommet de la philosophie et au commencement du monde le Bien en soi (aujto; to; ajga*ovn) ou le Bien souverain (to; a[riston). Speusippe, d'un autre côté, voit le monde en supposant une évolution du bien et du parfait qui s'affirme de plus en plus à travers les étapes d'un processus, et se réalise seulement à la fin (uJsterogenev")26. Dans ce problème fondamental de la conception du monde, Aristote se sent le plus authentique des platoniciens parce qu'il met au commencement, non pas certes le bien en soi de Platon, mais l'ens perfectissimum, dont il fait le principe et le point de départ de tout mouvement. Par là, il préserve le principe fondamental de la pensée de Platon, tandis que Speusippe le renverse complètement27. Qui ne peut voir dans ces paroles un accent d'auto-justification?

Si ce livre a vraiment été écrit à Assos, comme A, B et M 9-10, on comprend pourquoi Aristote n'y a pas attaqué Xénocrate, qui l'y avait accompagné, comme il le fera plus tard avec aussi peu de ménagement que possible en M 1-9, après la consommation de sa rupture avec l'Académie. Il est vrai que là aussi, l'adversaire principal d'Aristote est Speusippe, mais c'est Xénocrate qui se voit infliger le traitement le plus dur ; avec un minimum d'égards, il y est dit que son compromis hybride est la pire (ceivrista) des trois versions. Cela a été écrit au Lycée, alors que Xénocrate avait accédé à la direction de l'Académie, et que ses opinions commençaient à exercer une influence plus large. D'un autre côté, la version première qui se trouve dans le préambule ne mentionne, à côté de la théorie des Idées, que celle de Speusippe ; et de manière correspondante, la discussion du livre N ne renvoie à l'opinion de Xénocrate qu'une seule fois, et de manière brève et respectueuse28. Ce respect très naturel pour l'opinion de son collègue à Assos est une confirmation bienvenue de notre datation.

Et effectivement, le livre N se manifeste dans son ensemble comme l'exécution du programme annoncé dans le premier préambule. En M 9, 1086a 29, il est dit : « Les philosophes qui posent comme des réalités les nombres, et les nombres proprement mathématiques (comme Speusippe) doivent être examinés ultérieurement.» La recherche qui suit immédiatement doit être en fait consacrée à la doctrine des Idées : elle commence tout de suite après et se clôt à la fin de M 10. Les premiers mots du livre suivant « au sujet de ce genre de substance, ce que nous avons dit doit être considéré comme suffisant », renvoient à la doctrine platonicienne de l'être suprasensible examinée jusqu'ici, car la partie suivante traite seulement des entités mathématiques et de leur dérivation. Il nous faut admettre cependant que la discussion des Idées qui se trouve en M 9-10 est assez brève, même en considérant que dans la première version de la Métaphysique la critique réelle de la théorie avait déjà été donnée dans le premier livre. Il semble également que nous manquions d'un passage faisant la transition ; les premiers mots sus-mentionnés du dernier livre donnent l'impression d'être une transition purement externe, introduite par un éditeur, faute d'autre chose. Par ailleurs, il est également vraisemblable que dans la version première de la critique, Aristote soumettait à un examen, non seulement la doctrine des Idées et l'admission par Speusippe des substances mathématiques, mais encore la position théorique intermédiaire, à savoir la théorie des nombres idéaux du dernier Platon. Cet examen pourrait bien avoir rempli le vide entre les deux livres, et vraisemblablement, il a été incorporé au livre M après que la Métaphysique a été réélaborée. Quoi qu'il en soit, il est impossible de douter que N soit lié au plus ancien préambule, dans la mesure où ce livre contient la réfutation détaillée de Speusippe qui y était annoncée. Tout comme dans le préambule, l'accent est mis sur la signification des Idées et des nombres en tant qu'éléments et principes (stoicei`a kai; ajrcaiv) de la réalité, ce même point de vue détermine l'ensemble de l'argumentation du livre N29.

Cela est lié historiquement à l'importance qu'avait pour la dernière pensée de Platon la question concernant les éléments et les principes des nombres idéaux. Ce qui s'accorde également avec la nature des deux premiers livres, dans lesquels la philosophie première est toujours définie comme la théorie des principes et des causes suprêmes de l'être. On peut dire ici, bien que l'on ne verra clairement le caractère inévitable de cette affirmation qu'après que nous aurons analysé les passages ultérieurs, que l'opinion selon laquelle la métaphysique est une étude des premiers principes, une étiologie du réel -- une opinion liée à la dernière étape de la pensée de Platon -- est un signe distinctif de la version première de la Métaphysique, tandis que la formulation ultérieure consacrera toujours plus d'attention au problème de la substance en tant que tel. Même dans la théorie de la réalité suprasensible (M 1-9), la réélaboration postérieure manifeste clairement comment la considération des principes cède toujours davantage le pas à la considération de la substance.

Il saute aux yeux que dans la Métaphysique originelle l'attaque était dirigée principalement contre Speusippe. A cette époque, ce dernier était le chef de l'école athénienne, et Aristote s'opposait de toutes ses forces à la fausse direction dans laquelle il cherchait une issue. Speusippe était pleinement convaincu de la nécessité de reconstruire la philosophie de Platon, mais il s'appuyait, selon Aristote, sur le seul point à partir duquel la théorie des Idées ne pouvait se développer de manière féconde. Il abandonnait la notion de forme et la relation au monde sensible ; il conservait la «séparation» insoutenable de l'universel, en remplaçant simplement les nombres idéaux de Platon par les entités mathématiques elles-mêmes, en tant que pure réalité. Aristote fait la même critique adressée à des «penseurs modernes» (c'est-à-dire Speusippe) dans le premier livre, lorsqu'il dit qu'ils ont remplacé la philosophie par les mathématiques30 ; et tandis que dans la critique postérieure de M, le ton est tranquille et froid, dans la version ancienne, il revêt souvent un aspect passionnel ou, comme dans le dialogue Sur la Philosophie, une âpreté mordante; comme lorsqu'il s'exclame, à propos de la doctrine platonicienne du Grand et du Petit: «Les éléments mêmes, le Grand et le Petit, semblent se récrier sous l'effet de la violence avec laquelle on les tire d'un côté et de l'autre ; car ils ne sont aucunement capables d'engendrer le nombre31

VII. LA PREMIÈRE MÉTAPHYSIQUE

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VII. LA PREMIÈRE MÉTAPHYSIQUE

VII. LA PREMIÈRE MÉTAPHYSIQUE

VII. LA PREMIÈRE MÉTAPHYSIQUE

Préambule M 1, 1076a 8 :

Peri; me;n ou\n th`" tw`n aijs*htw`n oujsiva" ei[rhtai tiv" ejstin ejn me;n th`/ me*ovdw/ th`/ tw`n fusikw`n peri; th`" u{lh", u{steron de; peri; th`" kat ejnevrgeian. ejpei; d hJ skevyi" ejsti; povteron e[sti ti" para; ta;" aijs*hta;" oujsiva" ajkivnhto" kai; aji?dio" h] oujk e[sti, kai; eij e[sti, tiv" ejsti, prw`ton ta; para; tw`n a[llwn legovmena *ewrhtevon ........................... duvo d eijsi; dovxai peri; touvtwn. ta; te ga;r ma*hmatikav fasin oujsiva" ei\naiv tine", oi|on ajri*mou;" kai; gramma;" kai; ta; suggenh` touvtoi", kai; pavlin ta;" ijdeva".

ejpei; de; oiJ me;n duvo tau`ta gevnh poiou`si, tav" t ijdeva" kai; tou;" ma*hmatikou;" ajri*mouv", oiJ de; mivan fuvsin ajmfotevrwn, e{teroi dev tine"ta;" maqhmatika;" movnon oujsiva" ei\nai fasi, skeptevon prw`ton me;n peri; tw`n maqhmatikw`n, mhdemivan prostiqevnta" fuvsin a[llhn aujtoi`" (oi|on povteron ijdevai tugcavnousin ou\sai h] ou[...) ... e[peita meta; tau`ta cwri;" peri; tw`n ijdew`n aujtw`n aJplw`" kai; o{son novmou cavrin.

Préambule, M 9, 1086a 21 :

Peri; de; tw`n prwvtwn ajrcw`n kai; tw`n prwvtwn aijtivwn kai; stoivceiwn o{sa me;n levgousin oiJ peri; movnh" th`" aijs*hth`" oujsiva" diorivzonte", ta; me;n ejn toi`" peri; fuvsew" ei[rhtai, ta; d oujk e[sti th`" me*ovdou th`" nu`n. o{sa de; oiJ favskonte" ei\nai para; ta;" aijs*hta;" eJtevra" oujsiva", ejcovmenovn ejsti *ewrh`sai tw`n eijrhmevnwn.

ejpei; ou\n levgousiv tine" toiauvta" ei\nai ta;" ijdeva" kai; tou;" ajri*mouv", kai; ta; touvtwn stoicei`a tw`n o[ntwn ei\nai stoicei`a kai; ajrcav", skeptevon peri; touvtwn tiv levgousi kai; pw`" levgousin.

oiJ me;n ou\n ajri*mou;" poiou`nte" movnon kai; touvtou" ma*hmatikouv", u{steron ejpiskeptevoi: tw`n de; ta;" ijdeva" legovntwn a{ma tovn te trovpon qeavsait a[n ti" kai; th;n ajporivan th;n peri; aujtw`n.

VII. LA PREMIÈRE MÉTAPHYSIQUE

Nous avons énoncé ce qu'est la substance des choses sensibles, d'abord dans notre traité sur la physique, sur la matière, et ensuite de la substance qui a une existence réelle. Maintenant, dans la mesure où notre enquête porte sur la question de savoir s'il existe ou non, à côté des substances sensibles, une substance quelconque qui soit immuable et éternelle, et, si elle existe, il nous faut en premier lieu examiner ce qui est dit par les autres...

Deux opinions sont partagées sur ce sujet ; on dit que les entités mathématiques -- c'est-à-dire les nombres, les lignes et choses semblables -- sont des substances, et on dit aussi que les Idées sont des substances. Et dans la mesure où 1) certains considèrent ces deux types d'êtres comme deux différentes classes -- les Idées et les nombres mathématiques, et où 2) certains les considèrent les unes et les autres comme ayant une seule et même nature, alors que 3) d'autres disent que les substances mathématiques sont les seules substances, il nous faut envisager en premier lieu les entités mathématiques, sans leur attribuer aucune autre caractéristique -- sans demander par exemple si elles sont ou non des Idées... Puis, après cela, il nous envisager séparément les Idées elles-mêmes d'une manière générale, et seulement pour autant que le mode de traitement que nous avons accepté l'exige.

En ce qui concerne les premiers principes et les causes premières et les éléments, les opinions exprimées par ceux qui n'examinent que la substance sensible ont été partiellement énoncées dans nos ouvrages de physique, et l'autre partie n'appartient pas à la présente enquête. Mais les opinions de ceux qui affirment qu'il existe d'autres substances en plus des sensibles doit être examinées ensuite après celles que nous venons de mentionner.

Dans la mesure par conséquent où certains disent que les Idées et les nombres sont de telles substances, et que leurs éléments sont les éléments et les principes des choses réelles, il nous faut rechercher ce qu'ils disent à leur propos et sous quelle forme particulière ils le disent.

Ceux qui n'affirment que l'existence des nombres, et des choses mathématiques, doivent être examinés ensuite ; mais en ce qui concerne ceux qui croient aux Idées, on pourrait observer en même temps leur mode de penser et la difficulté dans laquelle ils se trouvent pris.

VII. LA PREMIÈRE MÉTAPHYSIQUE

VII. LA PREMIÈRE MÉTAPHYSIQUE

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