DEUXIÈME PARTIE

 

 

les années de voyage

 

 

 

 

CHAPITRE V

 

ARISTOTE À ASSOS ET EN MACÉDOINE

 

 

 

 

 

En 348-7, Platon meurt et presque au même moment Stagire est dévastée par les troupes de Philippe de Macédoine, en guerre contre les cités commerciales de la péninsule chalcidique. Ainsi, d'un seul coup, Aristote fut privé à la fois de sa patrie ancestrale et de sa patrie spirituelle, car Platon lui était devenu très proche. En dépit de son indépendance intellectuelle de plus en plus grande, il s'était refusé à quitter Platon, aussi longtemps que celui-ci vivrait ; mais les yeux du maître une fois clos pour toujours, les liens qui le rattachaient à ses condisciples se brisèrent rapidement. Immédiatement après, en fait la même année, il partit pour l'Asie mineure, abandonnant son cercle d'amis et le théâtre de vingt années d'expériences de la plus haute élévation et de travail en commun1. En l'absence de toute information sur la véritable raison de cette décision importante, qui était peut-être prise dès avant la mort de Platon, les hypothèses les plus diverses ont été avancées. Dans ses écrits, Aristote fait souvent preuve d'une attitude très critique envers les enseignements de Platon ; par suite, il n'a pas été difficile de trouver des partisans de la conjecture selon laquelle il avait rompu ses liens avec son maître, et que son départ d'Athènes a été l'expression de cette rupture. On a analysé son caractère dans l'espoir d'y trouver des raisons personnelles. Son attitude moqueuse heurta les sensibilités délicates. Alors qu'il manifeste toujours le plus grand respect lorsqu'il évoque Platon, il fut particulièrement détestable aux yeux de ceux qui considéraient son intelligence supérieure et son insistance sur la rigueur logique comme des signes d'un esprit destructeur. Il proteste lui-même contre l'insinuation selon laquelle une critique doit toujours avoir des motifs personnels, même si elle s'avère fondée. Dans l'antiquité tardive, une rumeur l'accuse ouvertement de méchanceté et d'ingratitude, et les motifs de son départ ont été enveloppés d'un épais brouillard de soupçon, dont la dissipation n'est pas inutile, même aujourd'hui -- bien que nous soyons devenus plus sceptiques en ce qui concerne les jugements moraux conventionnels --, et en particulier dans la mesure où les raisons effectives de son départ restent encore inexpliquées2.

Un savant intelligent et cultivé de l'époque impériale, Aristoclès de Messène, eut la force morale de déchirer ce voile de légende. Il mit un terme à la tradition qui persistait chez les compilateurs, en remontant aux sources primitives et en démontrant la pitoyable faiblesse des raisons sur lesquelles reposait la rumeur. Nous remercions le hasard qui nous a conservé la partie de son enquête critique dans laquelle, après avoir réduit totalement à néant ce pur tissu de mensonges, il montre que les rumeurs d'une rupture entre Platon et Aristote reposent sur une mauvaise interprétation patente d'un passage d'un élève d'Aristote, Aristoxène de Tarente3. En toute vraisemblance, ce fut Aristoclès qui, après avoir anéanti ces fables de mauvais aloi, remit en lumière le précieux document personnel qui, mieux que toutes les conjectures mal intentionnées, nous présente l'attitude réelle d'Aristote envers son maître, à savoir l'élégie de l'autel, dédiée par Aristote à Eudème4. L'affirmation selon laquelle l'homme à qui Aristote témoigne autant de respect passionné dans ce fragment n'est pas Platon mais Socrate -- qu'Aristote n'avait jamais vu de toute sa vie -- est psychologiquement invraisemblable et contradictoire en soi5. Elle n'aurait jamais été formulée si les savants avaient conservé fermement à l'esprit le fait que ce précieux joyau ne doit sa découverte qu'à la recherche critique d'une information de première main de la part d'un biographe, et par conséquent à la pensée qu'elle devait contenir un exposé explicite par Aristote de sa propre relation à Platon et une réponse aux critiques malveillantes dont il faisait l'objet. La recherche érudite concernant les rapports d'Aristote envers Platon, dans laquelle les néo-platoniciens tardifs ont découvert cette poésie, ne citait ces vers que dans la mesure où ils apportaient un éclairage nouveau sur cette question. Il est par conséquent clair que, dans cette élégie, par la phrase «[l'homme] dont les méchants n'ont même pas le droit de chanter les louanges », Aristote désigne évidemment Platon lui-même ; et que les « hommes méchants », dont Aristote pense que les éloges nuisent à son maître, ne sont pas seulement quelque misera plebs, mais ces admirateurs de Platon qui se trompent en pensant qu'il est de leur devoir de le défendre contre la critique de son enseignement par Aristote6. Nous pouvons en donner ici une traduction littérale :

 

Arrivant aux célèbres plaines de la Cécropie

Il éleva pieusement un autel à l'amitié sacrée

En pensant à l'homme dont les méchants n'ont

[même pas le droit de chanter les louanges,

Qui seul ou le premier des mortels a révélé,

Par sa propre vie et par la voie de ses discours,

Qu'un homme devient en même temps bon et heureux.

Et maintenant personne ne pourra jamais

[à nouveau atteindre ces sommets.

 

ejl*w;n d ej" kleino;n Kekropivh" davpedon

eujsebevw" semnh`" Filivh" iJdruvsato bwmovn

ajndro;" o{n oujd  aijnei`n toi`si kakoi`si *evmi",

o}" movno" h] prw`to" *nhtw`n katevdeixen ejnargw`"

oijkeivw/ te bivw/ kai; me*ovdoisi lovgwn,

wJ" ajga*ov" te kai; eujdaivmwn a{ma givnetai ajnhvr.

ouj nu`n d e[sti labei`n oujdeni; tau`ta potev.

 

Le donateur de l'autel, ici évoqué à la troisième personne, nous est inconnu. Le témoignage selon lequel le poème fut adressé à Eudème ne nous est d'aucun secours, parce que nous ne pouvons pas déterminer si l'on entend par là le Chypriote ou le Rhodien. Les néo-platoniciens tardifs, dans leur version confuse de la vie d'Aristote, ont prétendu être en mesure de caractériser l'inscription de l'autel ; et selon eux, le donateur fut Aristote lui-même. Fonder son interprétation sur ce fait est tout à fait hasardeux. Heureusement, les diverses versions qui nous restent de la tradition biographique nous permettent de suivre le développement des légendes avec suffisamment de clarté pour pouvoir détecter les étapes de l'histoire progressive de cette inscription7.

Bien qu'il y ait quelque obscurité dans la situation extérieure telle que la décrit Aristote, il n'y en a aucune en ce qui concerne le sens, et c'est de lui que nous nous occupons. La première ligne nous parle d'un homme, sans doute un élève de Platon, qui vint à Athènes et qui y éleva un autel. Que cet autel ait été adressé à Platon, c'est-à-dire qu'on ait accordé ainsi à ce dernier des honneurs divins me paraît inadmissible. À première vue, nous pouvons être troublés par le fait que le mot « autel » (bwmov") gouverne deux génitifs « amitié » (filivh") et « homme » (ajndrov") ; mais un Grec aurait certainement supposé sans se poser de question qu'on élevait là un autel à la Filiva, au plus haut point digne d'être honorée, en mémoire de l'amitié de l'homme que les méchants n'ont même pas le droit de louer8. L'adjectif « sacrée » (semnhv) met hors de doute que la divinité au nom de laquelle l'autel a été élevé était Filiva. D'un autre côté, le deuxième génitif rend également certain que cet autel à l'amitié devait être sacré, non pas à cause d'une allégorie rationaliste ni à cause d'une abstraction dépourvue de chair et de vie, mais à cause de l'homme en la personne et les actions de qui la divinité s'était révélée à ses disciples comme un secours très visible9. La déification de la personne humaine est chose impossible dans la conception platonicienne de la religion, et les exemples des déifications d'Alexandre, de Lysandre et d'Epicure ne peuvent s'appliquer ici. Seul ce qui est de la nature de l'Idée peut être pleinement divin10. Nous pouvons prendre comme exemple de ce sentiment religieux spécifiquement platonicien, l'hymne adressé par Aristote à Hermias (voir infra, p. 116). Là encore, nous voyons que le poème n'est pas adressé à l'être humain mort et que la notion abstraite de vertu n'est pas non plus personnifiée. La vertu désigne ici la forme divine (il emploie deux fois le mot morfhv) de la vertu humaine s'efforçant de remporter les plus hautes récompenses de l'existence, telle qu'Aristote et ses amis ont pu en constater la présence dans la vie et la mort de la personne d'Hermias ; et par conséquent, il s'agit là de « la vertu d'Hermias [Areta; ÔErmivou]». L'hymne chante les louanges d'une déesse invisible, jamais exposée aux yeux des hommes, mais il chante ses louanges pour honorer celui qui l'a incarnée dernièrement de manière visible sur la terre. Finalement, l'autel avait pour seule inscription « À l'Amitié » (Filiva") ; mais Aristote, qui interprète ici l'inscription à la manière d'un exégète (ejxhghthv") plein de piété devant un objet sacré, la rapporte justement à « l'Amitié de Platon » (Filiva Plavtwno"). Nous n'avons pas besoin d'un autre nom, bien que l'amitié implique deux personnes, parce que dans le groupe d'« amis » (fivloi, comme les membres de l'Académie s'appelaient entre eux), qui pourrait prétendre à l'exclusivité? L'amitié de Platon était sacrée pour eux tous, parce qu'elle était le lien le plus intime de leur communauté.

Il existe une liaison étroite entre la dédicace et les qualités que les dernières lignes attribuent à Platon à la manière d'un hymne. Le principe fondamental, tant de la théorie platonicienne de l'amitié que de la vie réelle de l'Académie, était que le véritable ami est purement et simplement l'homme parfaitement bon. Par suite, les dernières lignes louent Platon comme le mortel par l'intermédiaire duquel cette Idée transcendante a été réalisée11. Lui seul nous a montré, ou du moins il a montré le premier, que l'homme est le maître de sa propre vie et de son destin, s'il est bon ; et il ne s'est pas contenté d'enseigner cela en théorie, mais en était un vivant exemple pour ses amis. L'expression franche et nette : «Lui seul entre tous les mortels » nous oblige a conclure qu'au dire d'Aristote, personne ne pourra jamais faire cela à nouveau ; mais qui peut savoir ce que sera demain, ou dire ce qui sera possible à l'homme ? Aussi Aristote nuance-t-il «seul» (movno") par «ou le premier» (h] prw`to") ; et dans la dernière ligne «jamais plus» (ou[pote) par «maintenant» (nu`n) -- en tout cas il est impossible à la génération présente de prétendre l'égaler12. Dans cette opposition entre la génération présente et le guide surhumain se révèle une résignation tragique, en vertu de laquelle ce poème à la mémoire de Platon n'est pas seulement une louange passionnée mais une confession humaine et touchante. Comme on le sait, dans son Ethique, Aristote conteste la doctrine de Platon selon laquelle le bonheur de l'homme dépend uniquement de la puissance morale de son âme13 ; il exprime au contraire sa réserve devant les répétitions banales de cette affirmation sublime. Mais pour Platon, celui-là même qui l'affirmait, ce propos était une vérité pleine et entière. Qui sera, après lui, capable de le suivre dans cette voie escarpée ? Comme dans la dernière scène du Faust :

 

L'Inatteignable

est ici arrivé,

l'Inexprimable

est ici accompli.

 

Néanmoins, le départ d'Athènes fut pour Aristote la manifestation d'une crise dans sa vie intérieure. Le fait est qu'il n'est jamais revenu dans l'école où il avait été formé. Cet éloignement est certainement lié au problème de la succession de Platon, qui devait déterminer pour longtemps l'orientation spirituelle de l'Académie, problème dont la résolution ne pouvait certes pas convenir à Aristote. Le choix du successeur, qu'il ait été effectué par le maître ou par ses condisciples, tomba sur le neveu de Platon, Speusippe. L'âge de ce dernier rendit inévitable son élection, mais la supériorité d'Aristote pouvait apparaître indiscutable aux meilleurs. La considération décisive fut peut-être certaines circonstances extérieures, comme la difficulté de transmettre la direction de l'Académie à un métèque, bien que cette difficulté ait été surmontée par la suite. Le choix de Speusippe permettait de maintenir la propriété de l'Académie dans la famille de Platon. Il n'est plus possible de dire aujourd'hui si, en plus de ces raisons de commodité extérieure, des antipathies personnelles ont joué un rôle quelconque. C'est en soi une chose assez naturelle. Mais on peut affirmer un fait en toute sécurité : ce qui a empêché Aristote de succéder à Platon à la tête de l'Académie, était sans rapport direct avec sa critique des doctrines fondamentales de Platon. Du vivant même de celui-ci, Speusippe lui-même avait déclaré que la théorie des Idées était insoutenable, et il avait également abandonné les nombres-idéaux au sens que Platon leur avait donné dans la dernière période de sa vie ; et il divergeait également sur d'autres points fondamentaux particuliers. Le fait qu'Aristote fut accompagné de Xénocrate, un homme remarquable, entre tous les élèves de Platon, par ses scrupules et par son opposition à toute innovation dans la doctrine, montre en outre qu'il a quitté Athènes non pas en proscrit, mais au contraire hautement estimé dans son école. Le départ d'Aristote et de Xénocrate fut une sécession14. Ils partirent pour l'Asie mineure, persuadés que Speusippe n'avait hérité que de la fonction mais non de l'esprit de Platon. Cet esprit était devenu sans patrie, et ils se disposaient à lui construire une nouvelle résidence. Pendant les quelques années suivantes, la scène de leur activité fut Assos sur la côte de la Troade, où ils travaillèrent en commun avec deux autres platoniciens de Skepsis sur l'Ida, Erastos et Coriscos.

L'importance de cette période n'a pas été assez reconnue. La sixième Lettre de Platon, dont l'authenticité a été démontrée de manière convaincante par Brinckmann15, est adressée à Erastos et à Coriscos, deux anciens étudiants qui se trouvaient alors en Asie Mineure, et à leur ami Hermias, souverain d'Atarnée. Platon y exhorte les deux philosophes à se mettre sous la protection d'Hermias dans la mesure où, tout en étant d'un caractère excellent, ils étaient dépourvus d'expérience du monde ; et il souligne auprès d'Hermias la valeur de leur amitié ferme et constante. Cette relation remarquable entre les deux compagnons de Platon et le souverain d'Atarnée, a été éclairée par une inscription publiée pour la première fois par Boeckh16, dans laquelle « Hermias et les compagnons » (la formule ÔErmiva" kai; oiJ eJtai`roi; apparaît cinq fois dans le document) font alliance avec le peuple de la cité d'Erythrée. Le commentaire de Didyme sur les Philippiques de Démosthène, récemment découvert, ne laisse subsister aucun doute sur le fait que les compagnons qui apparaissent ici à côté d'Hermias en tant que parties prenantes du contrat, ne sont autres que les deux philosophes habitant la cité voisine de Skepsis, ce que laissait déjà présager la lettre de Platon.

Hermias était un homme d'origine modeste. En ce qui concerne sa condition d'eunuque, il n'y a rien pour la contester. Même l'histoire selon laquelle il avait été employé par une banque en tant que changeur repose sur un fond de vérité, bien qu'elle soit racontée par Théopompe, qui le décrit de la manière la plus odieuse17. Il commença par prendre possession de quelques villages de montagne dans le voisinage de l'Ida18. Ensuite, il obtint une reconnaissance publique de l'administration perse, et fut autorisé à prendre le titre de tyran, sans doute après le versement d'une somme conséquente. Sa résidence était Atarnée. Son influence politique régulièrement croissante étendit la zone sous son contrôle à des dimensions étonnantes. A la fin, il dut entretenir un contingent important de mercenaires, car il réussit à réduire à l'obéissance des localités rebelles grâce à des expéditions militaires, et plus tard il lui fallut soutenir le siège d'un satrape perse.

Erastos et Coriscos avaient vécu longtemps à l'Académie, puis s'en étaient retournés à Skepsis. La première raison pour laquelle Hermias était entré en relation avec eux n'a certainement pas été un enthousiasme théorique pour la philosophie de Platon. Ils étaient certainement des notables dans cette petite cité. La communauté était fière de ses deux enfants bien doués. Il n'était pas rare que de petites cités grecques demandent des lois à des citoyens devenus célèbres. Le mathématicien Eudoxe, qui retourna à Cnide sous l'auréole d'un grand savant, y fut hautement respecté ; on lui vota un décret honorifique et on lui confia la tâche d'écrire de nouvelles lois pour la cité19. Erastos et Coriscos tentèrent sans aucun doute d'introduire à Skepsis des réformes politiques diverses qui avaient été proposées dans l'Académie, comme l'avaient fait ailleurs d'autres platoniciens, certains en tant que dictateurs ou conseillers de princes, d'autres en tant que communistes et tyrannicides. Sans doute Platon souhaita-t-il établir une amitié entre les deux compagnons et leur «voisin» Hermias, parce que, tout en reconnaissant leurs nobles dispositions, il craignait qu'ils ne deviennent quelque peu doctrinaires. La lettre que nous possédons est le témoignage solennel de ce mélange particulier de Realpolitik et de mesures théoriques réformatrices. L'esprit de Platon plane sur cette alliance, et, bien qu'il ne connaisse pas Hermias20, qu'il tient pour un homme non-philosophe et purement pratique, il exhorte les trois hommes à lire ensemble la lettre chaque fois qu'ils se retrouveront ; et si un différend quelconque surgissait entre eux, d'avoir recours à l'arbitrage de l'Académie à Athènes. Le mouvement de réforme apparaît donc comme l'effet d'un système politique philosophique, qui cherche à se réaliser en Grèce partout où l'occasion s'en présenterait, et dont l'Académie veut conserver la direction.

Lorsque cette oligarchie d'hommes sages fut établie, les philosophes ont naturellement exigé qu'Hermias étudiât la géométrie et la dialectique21, tout comme Platon l'avait exigé autrefois de Denys, comme son élève Euphreos l'avait exigé de Perdiccas, roi de Macédoine, et Aristote de Thémison de Chypre ; et, comme d'autres hommes assoiffés de connaissance de ce siècle agité et éclairé mais intérieurement ébranlé, Hermias s'est appliqué à l'étude avec un zèle croissant ; et, en outre, il a orienté sa vie sur des principes moraux, ce que Théopompe, peut-être non sans justification, déclare qu'il n'avait pas fait au cours des premières années de son ascension. Nous pouvons conclure des jugements contradictoires des habitants de Chios, qui le tenaient pour entièrement dénué de scrupules, et des platoniciens, dont leur admiration sincère pour lui est reflétée par Aristote et Callisthène22, qu'il n'était pas n'importe qui ; un mélange d'intelligence naturelle, d'énergie active et de grande volonté de pouvoir, mais en même temps un homme plein de contradictions non résolues. En tout cas, les bienfaits qu'il a reçus des hommes de Skepsis ne touchaient pas seulement à la santé de son âme ; nous savons maintenant par Didyme qu'ils lui ont donné un conseil politique avisé, dont il les a récompensé en leur faisant cadeau de la ville d'Assos. Sur leur recommandation, il modifia volontairement sa tyrannie «en une forme de constitution plus douce». Cette mesure lui concilia les populations éoliennes de la côte et la conséquence en fut que les territoires allant des monts Ida jusqu'à la côte d'Assos se rangèrent de leur plein gré sous son égide. Dans cette forme plus douce de constitution, nous pouvons encore retrouver la pensée de Platon et de Dion, qui avaient tenté de consolider la tyrannie de Syracuse par l'adoption d'une forme constitutionnelle, et ensuite d'unir les cités-Etats de Sicile, à des fins de politique étrangère, sous sa direction strictement monarchique. Ce qui n'avait pu être réalisé en Sicile le fut en Asie Mineure sur une plus petite échelle23.

Les réformes de Coriscos et d'Erastos ont dû avoir lieu avant la mort de Platon, car Aristote les a rejoint dès 347 à Assos et non à Skepsis -- ce cadeau que leur avait fait Hermias doit avoir été un fait accompli à cette époque. Didyme nous dit expressément, ce que nous ne savions pas auparavant, qu'Hermias avait écouté les conseils des philosophes et vécu avec eux pendant une très longue période ; et, en effet, Platon n'aurait pu évoquer dans sa sixième Lettre des questions aussi purement théoriques que la doctrine des Idées (322d) s'il n'avait pas su que chacun des trois destinataires s'y intéressait. Le langage de Didyme nous incite à nous représenter, non pas de simples discussions philosophiques purement occasionnelles, mais de véritables leçons. La direction de ce groupe incomba naturellement à Aristote, et le fait qu'Hermias lui a témoigné une reconnaissance particulière semble confirmer qu'il y a joué le rôle le plus important. Un satellite de l'Académie d'Athènes prenait forme alors à Assos, et c'est ainsi que furent posées les bases de l'école d'Aristote.

Ce doit avoir été là que Callisthène bénéficia de l'enseignement de son oncle, car il ne l'avait pas entendu à Athènes. Nous devons en tout cas supposer qu'il connaissait personnellement Hermias, parce qu'il en écrivit un éloge. Plus tard, Nélée, le fils de Coriscos, fut l'un des aristotéliciens les plus actifs et les plus importants, avec Théophrase qui était originaire de la ville d'Erèse, dans l'île voisine de Lesbos. La décision d'Aristote de quitter Assos, au bout de trois années, et de s'installer dans cette même île, à Mytilène, est probablement dû à l'influence de Théophraste24. Ce fut également ce dernier, comme c'est bien connu, qui légua les manuscrits et la bibliothèque d'Aristote à Nélée, lequel quitta à son tour Athènes pour revenir dans sa famille à Skepsis. La liaison étroite entre Aristote et ses amis de Skepsis et d'Assos, en vue de l'étude de la philosophie, perdit finalement tout apparence romanesque avec l'histoire, souvent contestée, de la découverte des manuscrits d'Aristote à Skepsis dans le cellier des descendants de Nélée25 ; et il est aujourd'hui clair que l'emploi fréquent du nom de Coriscos comme exemple dans les leçons d'Aristote remonte à un temps où celui-ci se trouvait effectivement sur les bancs des auditeurs de la salle de cours d'Assos. Sur ce point, il est important de noter une tradition provenant de l'écrivain juif Flavius Josèphe (c. Apionem, 176), qui apparemment n'a jamais été remarquée. Celui-ci fait mention d'un ouvrage de Cléarque, l'un des mieux connus parmi les premiers péripatéticiens, intitulé Sur le sommeil. Aristote lui-même apparaissait comme un personnage de ce dialogue et parlait d'un juif parlant grec qui était venu le voir pendant son séjour en Asie Mineure afin d'étudier la philosophie « avec lui et quelques autres membres de l'école ». Que cette histoire soit une pure invention de Cléarque ou un témoignage authentique qu'il a utilisé pour son propre propos, il doit avoir été convaincu qu'il y eut un temps où Aristote enseignait en Asie Mineure avec d'autres platoniciens, et il ne peut s'agir que de la période du séjour à Assos. A tous égards, les expériences de son séjour en Asie Mineure furent décisives pour la vie ultérieure d'Aristote. Hermias lui donna pour épouse Pythias, sa nièce et fille adoptive. Nous ne savons rien du mariage d'Aristote et Pythias, sinon qu'ils eurent une fille, qu'ils nommèrent également Pythias. Dans son testament, Aristote ordonne que les restes de sa femme, morte avant lui, soient déposés auprès de sa dépouille, conformément aux dernières volontés de Pythias. Le récit de Strabon est comme toujours exagérément romanesque ; il raconte l'histoire extraordinaire de la fuite d'Aristote avec la fille du tyran, qu'il suppose avoir eu lieu après la capture d'Hermias. Ici comme ailleurs, le découverte récente de Didyme a rectifié et augmenté notre connaissance. Après trois années d'activité à Assos, Aristote vint à Mytilène sur l'île de Lesbos, où il enseigna jusqu'à 343-42. Il accepta ensuite l'invitation du roi Philippe de Macédoine, de venir à sa cour comme précepteur du prince26.

C'est peu après avoir commencé à exercer cette nouvelle fonction qu'il reçut la nouvelle du sort terrible d'Hermias. Mentor, un général du roi de Perse, après l'avoir enfermé dans Atarnée et n'être pas parvenu à investir la ville, l'avait attiré traîtreusement à des pourparlers, s'était emparé de lui et l'avait emmené prisonnier à Suse. Là, il fut soumis à la torture afin qu'il dévoile les traités secrets contractés avec le roi Philippe ; il garda fermement le silence et fut mis en croix. Sous la torture, le roi lui demanda quelle était la dernière grâce qu'il souhaitait. Il répondit : « Dis à mes amis et à mes compagnons (pro;" tou;" fivlou" te kai; eJtaivrou") que je n'ai rien fait qui fût indigne ou contraire à la philosophie. » Ce fut l'ultime signe qu'il adressa à Aristote et aux philosophes d'Assos27. L'attachement d'Aristote pour son ami, et l'émotion profonde qu'il ressentit à la nouvelle de sa mort, sont encore vivants aujourd'hui sur un cénotaphe de Delphes, pour lequel il composa lui-même l'épigramme votive, et dans le bel hymne à Hermias. Alors que le parti populaire à Athènes, conduit par Démosthène, noircissait la personne du défunt, que l'opinion publique en Grèce le regardait avec défiance et que les sentiments opposés à Philippe et à ses partisans atteignaient leur apogée dans tout le pays, Aristote rendait public son poème dans lequel il se déclarait passionnément du parti du défunt.

 

Areta; poluvmoc*e gevnei broteivw/,

*hvrama kavlliston bivw/,

sa`" pevri, par*evne, morfa`"

kai; *anei`n zhlwto;" ejn ÔEllavdi povtmo"

kai; povnou" tlh`nai malerou;" ajkavmanta":

toi`on ejpi; frevna bavllei"

karpo;n ijsa*avnaton crusou` te kreivssw

kai; gonevwn malakaughvtoiov * u{pnou.

sou` d e{nec ouJk Dio;" ÔHraklevh" Lhvda" te kou`roi

povll ajnevtlasan e[rgoi"

sa;n ajgreuvonte" duvnamin:

soi`" de; pov*oi" Acileu;" Ai[a" t Aivda dovmon h\l*on:

sa`" d e{neken filivou morfa`" kai; Atarnevo" e[ntrofo"

ajelivou chvrwsen aujgav":

toivgar ajoivdimo" e[rgoi"

aj*avnatovn tev min aujdhvsousi Mou`sai,

Mnamosuvna" *uvgatre",

Dio;" xenivou sevba" au[xousai filiva" te gevra" bebaivou.

 

O vertu, objet de tant de peines pour la race des mortels,

Toi la plus belle récompense de la vie,

Mourir pour ta beauté,

O vierge, est un sort envié en Hellade,

Et supporter de durs et d'incessants travaux.

Tu donnes un tel fruit à l'esprit,

Comme immortel, et meilleur que l'or,

Les ancêtres et le sommeil aux yeux si doux.

Pour toi, Hercule, le fils de Zeus, et les enfants de Léda

Ont enduré beaucoup dans leurs travaux,

En recherchant ta puissance.

Par amour pour toi, Achille et Ajax vinrent aux portes d'Hadès,

Par amour pour ta chère beauté, l'enfant d'Atarnée, lui aussi,

En vint à être privé de la lumière du soleil.

Aussi, ses actions seront célébrées par le chant,

Et il sera déclaré immortel par les Muses,

Filles de Mémoire,

Comme elles magnifient la grandeur d'une amitié solide

et le culte de Zeus Hospitalier.

 

La valeur exceptionnelle de ce poème pour notre connaissance de l'évolution philosophique d'Aristote n'a jamais été exploitée. Dans la plupart des cas, il a été considéré simplement comme un document personnel, mais il montre que lorsqu'Aristote avait effectué sa critique radicale de l'Idée de Platon, la pensée rigoureuse et le sentiment religieux suivirent en lui des voies séparées. Pour la partie scientifique de son âme, il n'existait plus rien qui ressemblât à une Idée lorsqu'il écrivit ces lignes, mais dans son cœur, une telle Idée vivait en tant que symbole religieux, en tant qu'idéal. Il lisait les ouvrages de Platon comme des ouvrages de poésie. Tout comme, dans la Métaphysique, il explique l'Idée, et la participation du monde sensible à son être, comme une image poétique créée par l'imagination contemplative, dans ce poème, l'Idée lui apparaît à nouveau, transfigurée en une vierge pour l'amour de laquelle il est encore délicieux de mourir en Hellade. Les mots « en Hellade » ne doivent pas être négligés. Callisthène, lui aussi, dans l'éloge qu'il écrivit à cette époque pour Hermias, utilise la mort courageuse de ce dernier comme un exemple de la vertu grecque (ajrethv), par opposition au comportement des barbares (oJ tw`n barbavrwn trovpo")28 ; et l'épigramme votive d'Aristote à Delphes révèle une haine et du mépris pour les « Mèdes », qui n'ont pas vaincu Hermias en combat ouvert, mais n'ont pas respecté leur parole et l'ont mis à mort avec cruauté. La juxtaposition d'Hermias, d'Hercule et des Dioscures, d'Achille et d'Ajax, n'est pas une figure de rhétorique du style panégyrique ; Aristote ne cherche pas à affubler son ami de tout l'appareil pathétique des héros homériques. Au contraire, tout l'héroïsme hellénique, depuis son genre naïf chez Homère jusqu'à l'héroïsme moral du philosophe, lui semblait l'expression d'une seule et même attitude devant la vie, d'une attitude qui n'atteint les hauteurs de l'existence qu'en ne craignant pas de la perdre. Il découvrit l'âme de la puissance des Grecs dans cette vertu platonicienne ou dans cet héroïsme, qu'il s'agisse de prouesses militaires ou du fait de garder le silence dans la souffrance ; et il transmis ce sens de la vertu à Alexandre, de sorte qu'au milieu d'un siècle de lumières, ce fier conquérant combattit longtemps et se comporta longtemps comme s'il était Achille. Sur son sarcophage, le sculpteur a représenté la bataille décisive entre les Grecs et les Asiatiques comme un exemple de la même opposition -- sur les visages des orientaux les signes d'une souffrance physique et spirituelle profonde, sur les formes des Grecs, intacte, la force mentale et physique originelle des héros.

L'attitude agressive d'Aristote et de ses compagnons envers la Perse était générale à cette époque à la cour de Macédoine. Aujourd'hui, alors que le témoignage de Didyme a réhabilité la quatrième Philippique de Démosthène, nous savons avec certitude que, dès 342-41, Philippe pensait déjà sérieusement à un plan de guerre nationale contre l'ennemi héréditaire, une guerre conforme à celle que fomentait la propagande panhellénique d'Isocrate et de son cercle. Seul un tel projet pouvait donner une légitimité à la violence avec laquelle le roi de Macédoine gouvernait les cités grecques libres. Grâce à ses agents secrets, Démosthène savait qu'Hermias avait conclu des accords avec Philippe, et s'était ainsi mis dans une position difficile par rapport à la Perse. Ce traité militaire ouvrit la voie à une attaque macédonienne contre la Perse. Hermias, homme politique qui voyait loin, s'était bien rendu compte qu'il était temps de faire appel à la protection de Philippe pour garantir la position qu'il avait péniblement réussi à établir dans le nord-ouest de l'Asie Mineure. Le choc entre l'empire perse et la puissance militaire macédonienne lui semblait inéluctable, et il espérait préserver son indépendance en donnant à Philippe une tête de pont en Asie et en lui garantissant une base forte en Éolie. Nous ne savons pas qui dévoila ces plans aux Perses. Quoi qu'il en soit, lorsque le général perse eut capturé Hermias, Démosthène se réjouit de penser que le grand roi lui soutirerait bientôt, sous la torture, des aveux susceptibles de mettre en pleine lumière le complot de Philippe et de pousser la Perse à l'alliance avec Athènes qui faisait depuis longtemps l'objet des vains efforts de Démosthène29.

Il est difficilement concevable qu'Aristote ne connût rien des questions de haute politique que son ami et beau-père élaborait avec Philippe, à la cour duquel il se trouvait. Il partit pour Pella en 342 ; Hermias fut pris en 341. Nous ne savons pas si le traité secret fut signé cette année-là ou s'il existait déjà lorsqu'Aristote vint en Macédoine ; mais il est probable qu'il n'est pas resté secret longtemps, et par conséquent qu'il n'a pas été conclu longtemps avant la catastrophe. En tout cas, Aristote est venu à Pella avec l'approbation d'Hermias et non sans une sorte de mission politique. La version traditionnelle et prévalente actuellement présente les choses comme si le roi Philippe avait écumé le monde pour trouver un précepteur à son fils, et s'était tourné dans ce but vers le plus grand philosophe de l'époque ; mais au moment où Aristote enseignait à Assos et à Mytilène, il n'était pas encore la grande figure intellectuelle de la Grèce, et Alexandre n'était pas encore un personnage historique. Il est peu probable que le choix d'Aristote comme précepteur ait été influencé par le fait que son père, Nicomaque, avait été le médecin personnel d'Amyntas à la cour de Macédoine, dans la mesure où quatre décades s'étaient écoulées depuis lors. Tout indique que ce fut la liaison entre Hermias et Philippe qui fut la cause occasionnelle effective des relations du penseur avec le grand roi, relations qui se verraient attribuer une signification symbolique du point de vue de l'histoire universelle. Se contenter du rôle de précepteur privé n'aurait pas convenu au caractère viril d'Aristote, et par ailleurs il n'était guère envisageable pour lui de jouer un rôle semblable à celui de Platon à la cour de Denys, ou à celui qu'il avait joué lui-même auprès de son ami le tyran d'Atarnée. Par suite, nous devrons être attentifs, lorsque nous analyserons la Politique, au passage progressif du radicalisme moral de Platon et de sa spéculation sur l'État idéal, à la Realpolitik. Notre conclusion est que ce changement s'effectua principalement sous l'influence de l'homme politique expérimenté qu'était Hermias. Aristote n'a pas recommandé à Alexandre l'idéal platonicien de la petite cité-État, tel qu'on le retrouve dans les parties les plus anciennes de sa Politique ; bien que cet idéal ait eu encore de l'importance pour les cités grecques, qui étaient demeurées formellement autonomes, et bien qu'il s'y référera encore lorsqu'il enseignera à Athènes par la suite. Il avait bien conscience -- et le fait qu'il a entrepris cette tâche est plus significatif de son caractère que toutes ses théories politiques -- qu'il formait les pensées de l'héritier de l'État le plus important de la Grèce, du royaume européen le plus puissant de l'époque, et qu'il était en même temps un lien diplomatique entre Philippe et Hermias. La mort de ce dernier donna un tour inattendu à cet ensemble de choses, mais les sentiments anti-perses de la coalition ainsi anéantie devinrent une partie intégrante de la vie émotionnelle d'Aristote, et c'est dans cette atmosphère qu'Alexandre a grandi.

C'était pour Aristote un article de foi que la Grèce pourrait gouverner le monde si elle était politiquement unie. En tant que philosophe, il reconnaissait l'hégémonie culturelle du peuple grec, qui, où qu'il aille, pénétrait les peuples environnants avec une étonnante puissance d'expansion. Aucun peuple ne pouvait rivaliser avec la solidité et l'harmonie du citadin grec qui, à la guerre comme dans le commerce, parvenait à triompher par sa simple compétence supérieure et son indépendance personnelle. D'un autre côté, le philosophe né en Chalcidique ne pouvait pas sentir, avec la passion de la liberté du démocrate attique, enracinée dans la tradition historique, les obstacles que les limites traditionnelles de la vie politique dans la cité-État indépendante élevaient de l'intérieur à toute unification organique des Grecs. Fils d'une famille qui avait vécu à la cour macédonienne, il lui était facile de s'accoutumer à la pensée d'une Grèce unifiée sous l'égide de la Macédoine. L'antinomie entre la monarchie patriarcale et agricole et la liberté démocratique des cités, qui surgira toujours dans une telle forme d'État faible, suscitera nécessairement une désunion intérieure et ne pourra être surmontée que par la personnalité remarquable d'un roi véritable, en lequel la Grèce pourrait voir sa propre incarnation. Aristote savait qu'un tel homme était un don des dieux. Il n'était pas un partisan de la monarchie à tout prix ; en fait, la pensée grecque -- ou du moins la pensée grecque du quatrième siècle -- n'a jamais eu le sens juridique de la valeur de légitimité d'une succession héréditaire stable. Cependant, moins les Grecs considéraient un monarque comme un sujet de droit légitime au sens où nous l'entendons, plus ils étaient prêts, même au siècle des plus grandes lumières, à plier le genou devant la royauté naturelle d'un individu supérieur, s'il apparaissait comme un sauveur dans le chaos, et s'il imposait à leur monde aux formes politiques bien vieillies la loi d'une nécessité historique inexorable.

Aristote chercha une telle royauté par nature chez Alexandre, et c'est de lui que vient le fait que le jeune monarque, tout en se fondant toujours, avec réalisme politique, sur la solidité de la force de son armée macédonienne, sur sa propre nature d'Héraclide et sur sa position de général en chef, ressentit néanmoins sincèrement en plus d'une occasion sa propre mission historique comme une entreprise qui intéressait l'ensemble du monde hellénique. L'énorme différence qui le distingue de Philippe se manifeste de la manière la plus claire dans leurs positions respectives par rapport aux Grecs. Philippe savait comment utiliser intelligemment la civilisation grecque, comme le montre, par exemple, son invitation d'Aristote ; et il ne pouvait imaginer un État moderne sans l'habileté technique et la science militaire des Grecs, ou sans la diplomatie grecque et la rhétorique. Mais, en son for intérieur, il demeurait néanmoins un barbare astucieux. Son génie propre et sa force se manifestaient seulement sous des formes très grossières et insultantes. Par sa nature, Alexandre était certainement le descendant de cette souche violente; et ses contemporains grecs qui furent trompés par son excellente éducation au point de supposer qu'il pourrait être mesuré selon des normes grecques, ne purent jamais comprendre le mélange qui le caractérisait, de grandes qualités et d'une imprévisibilité diabolique, d'une soif inextinguible de plaisirs, et d'explosions, toujours plus fréquentes, de brutalité et de cruauté. Néanmoins, le degré remarquablement élevé de conscience personnelle et historique dont il fait preuve est un signe clair de l'influence d'Aristote. Le projet qui lui tenait le plus à cœur -- partir pour l'Asie comme un second Achille -- est caractéristique du mélange singulier des éléments qui coexistaient en lui, et de la clarté avec laquelle lui-même l'appréhendait. Il était grec du point de vue de son instruction scolaire littéraire et morale. Il était grec dans son effort vers la «vertu» (ajrethv), c'est-à-dire pour parvenir à une individualité plus haute et plus harmonieuse. Mais sa volonté téméraire d'imiter Achille exprime sa conviction romantique et passionnée qu'il existait une opposition entre lui et la culture et la politique trop raffinées du quatrième siècle, et exprime également peut-être certain sentiment de chevalerie à moitié barbare, qui lui rendit impossible de se pénétrer des lumières grecques. Il marche sur l'Asie entouré d'historiens et de savants ; à Troie, il recherche la tombe d'Achille et le juge heureux d'avoir trouvé un Homère pour chanter ses exploits. D'un tel jeune homme, il se peut qu'Aristote ait espéré qu'il conduise les Grecs à l'unité et établisse leur domination en Orient sur les ruines de l'empire perse (les deux choses étaient évidemment liées dans son esprit). La communauté d'idées entre les deux hommes était manifestement très étroite, non seulement lorsqu'Aristote vivait en Macédoine, mais jusque longtemps après le début des guerres contre les Perses. C'est seulement lorsque l'expédition d'Asie eut démesurément étendu l'horizon du paysage héroïque de l'Iliade qu'Alexandre commença à abandonner son attachement pour Achille pour revêtir d'autres masques, plus orientaux. Alors, sa mission grecque céda le pas à la nouvelle entreprise de concilier des peuples et d'égaliser des races, et Aristote s'opposa alors fermement à lui. Mais cette fin de leurs relations intimes ne peut jeter aucune ombre sur l'époque où Alexandre, héritier du trône de Macédoine, établit les fondements de sa pensée politique sous l'égide d'Aristote, lequel fut uni avec Antipater d'une amitié étroite qui, à certains égards, se substitua à celle qui l'avait lié à Hermias, et qui dura même jusqu'après la mort du philosophe. Lorsque Philippe mourut, Alexandre satisfit le vœu le plus cher de son maître en reconstruisant sa ville natale Stagire, qui avait été dévastée par les troupes de Philippe pendant la guerre de Chalcidique. La cité natale de Théophraste, Erèse en Lesbos, fut également épargnée lorsque les Macédoniens prirent l'île. Callisthène accompagna Alexandre en Asie en tant qu'historien.

V. ARISTOTE À ASSOS ET EN MACÉDOINE

V. ARISTOTE À ASSOS ET EN MACÉDOINE

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V. ARISTOTE À ASSOS ET EN MACÉDOINE

V. ARISTOTE À ASSOS ET EN MACÉDOINE

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