CHAPITRE IV

 

 

LE PROTREPTIQUE

 

 

 

 

 

1. la forme et l'orientation

 

 

Après l'Eudème, le Protreptique est à nos yeux l'ouvrage le plus important de tous ceux qui furent écrits avant la mort de Platon, à la fois du fait du nombre de pages qui nous en reste et du fait de sa signification réelle. Cependant, il nous faudra tout d'abord apporter la preuve qu'il date effectivement de cette période, ce que personne n'a été en mesure de faire jusqu'à présent. De plus, le problème de sa forme littéraire n'a pas non plus été complètement éclairci, bien qu'il ait fait l'objet de nombreux débats jusqu'à récemment. Encore moins a-t-on tenté en quoi que ce fût de déterminer ses contenus philosophiques.

Le Protreptique occupe une position exceptionnelle parmi les premiers écrits d'Aristote. Il est adressé à Thémison, un prince de Chypre. Bien que nous ne sachions rien de la personnalité de ce Thémison ni des circonstances de sa vie, il est facile d'imaginer le genre d'homme que pouvait être un petit despote éclairé du début de l'époque hellénistique. Nous connaissons deux autres princes chypriotes par le panégyrique d'Isocrate à Evagoras et par sa Lettre à Nicoclès, le fils d'Evagoras. La Lettre à Nicoclès est un protreptique ; elle prescrit au jeune gouvernant les premiers principes d'un gouvernement juste et intelligent. Au quatrième siècle, c'est ainsi que les écoles rivalisaient pour obtenir l'attention des grands de ce monde et exercer de la sorte une influence sur la politique. Nous ne savons pas si ce fut par l'intermédiaire de son ami chypriote, Eudème, qu'Aristote en vint à connaître Thémison. Il nous faut assurément supposer que la mission qu'il remplit avec cette lettre faisait partie des activités politiques aux ramifications multiples et lointaines de l'Académie à cette époque.

Aristote s'adresse à son destinataire dans l'introduction. Il lui dit que la richesse et la position de Thémison le rendent particulièrement apte à la philosophie1. Ce n'est pas une flatterie, comme on pourrait le croire à première vue. Il nous faut nous souvenir qu'aux yeux de Platon, les seules personnes qui peuvent espérer réaliser le plus grand bien dans l'État et apporter un remède aux maux du genre humain, sont les philosophes qui exercent le pouvoir politique, ou les rois qui se consacrent sérieusement à la philosophie. Ainsi Platon soutient-il lui aussi que la richesse et le pouvoir sont des instruments indispensables au service de l'Idée2. Thémison doit aider à réaliser la philosophie politique de l'Académie.

La forme de l'ouvrage est étroitement liée à cette fin, et c'est l'un des domaines où nous subissons les conséquences du fait d'avoir habituellement traité séparément les questions de la forme et du fond. La forme protreptique avait son origine dans la nouvelle méthode d'éducation des sophistes. Il ne s'agissait pas d'un développement de la méthode socratique. Elle n'exigeait en aucune manière le dialogue, bien que l'on ait souvent considéré cette forme comme une chose naturelle pour les écrits exotériques d'Aristote3. Lorsque dans son Hortensius, Cicéron mit les pensées du Protreptique d'Aristote sous une forme dialogique, il estima nécessaire d'indiquer déjà dans le titre la modification qu'il introduisait. Et la forme des protreptiques qui nous restent, bien qu'appartenant à l'époque impériale, nous permet d'en déduire qu'un tel écrit était une exhortation, quelque chose de semblable au sermon prosélyte de l'époque hellénistique, auquel il était lié par la forme et l'esprit, et que l'église chrétienne a repris. Il est probable que les pensées protreptiques ont souvent été transformées en dialogues, comme ce fut le cas du Tableau de Cébès. Il n'est pas certain qu'il en fût ainsi pour le Protreptique d'Antisthène, mais il est bien connu que Platon l'a fait avec des arguments socratiques dans l'Euthydème. Dans ce dialogue, Socrate donne aux sophistes qui participent à la conversation des exemples d'une discussion protreptique avec un disciple, sous la forme de questions et de réponses qui lui est propre, tout comme il se moque souvent des formes d'expression sophistiques. Aristote suit expressément cet exemple classique de protreptique platonicien -- mais seulement dans le contenu. Dans la forme, il suit pour une fois non pas Platon, mais Isocrate.

La forme d'une lettre personnelle n'est pas la seule chose qu'Aristote ait empruntée à Isocrate ; car l'exhortation (paraivnesi") faisait partie intégrante de sa méthode d'éducation. Le fait de s'adresser personnellement à un individu particulier est une technique stylistique très ancienne en toute espèce de formulation de maximes morales et de discours didactiques. Dans la période pendant laquelle le moyen courant d'exercer une influence spirituelle sur l'humanité était la poésie, nous pouvons voir un écrivain s'adresser à un individu, depuis les exhortations d'Hésiode à Persès jusqu'au poème didactique d'Empédocle et aux maximes adressées par Théognis à Cyrnos ; les écoles utilisaient encore ces dernières pour l'éducation morale des jeunes gens à l'époque de Socrate et des sophistes. Les sophistes ont remplacé cette antique poésie de maximes par une nouvelle forme prosaïque, qui commença à rivaliser avec succès avec la méthode traditionnelle4. Le miroir d'un prince que nous présente Isocrate dans son À Nicoclès est l'équivalent sophistique du modèle de la chevalerie chez Théognis. L'un et l'autre appartiennent au même genre. Le Protreptique d'Aristote est cependant plus qu'un miroir philosophique des princes. Il proclame l'idéal nouveau d'une vie purement philosophique, idéal que Platon avait également encouragé chez l'homme d'action. Car le fait de pousser un politicien en exercice à cultiver le bivo" *ewrhtikov" [la vie contemplative] est proprement platonicien et étranger à l'Aristote ultérieur. Entre parenthèses, cet ouvrage n'est pas, comme on le dit généralement, « dédié » à l'ami princier d'Aristote. Le fait de dédier des dialogues et des traités appartient aux usages littéraires de la civilisation hellénistique ; on ne connaissait aucune convention de ce genre dans la période classique. Chez Aristote, le fait de s'adresser à un individu particulier est encore l'expression vivante de l'attitude exhortatoire de l'éducateur moral. Il appartient de façon organique au style protreptique en tant que tel.

Il existe d'autres traces de l'imitation de l'exhortation ou de la paraivnesi" d'Isocrate. Il est vrai que nous y trouvons aussi déjà la forme particulière qui caractérise tout ce qui nous vient d'Aristote, à savoir la prédominance de la disposition de chaînes de pensées sous forme de syllogismes apodictiques. Cette forme précisément pouvait en effet y remporter de faciles et simples victoires. « Doit-on faire de la philosophie?»: telle était la question qui dominait toute exhortation à l'étude de la philosophie. La réponse d'Aristote était prompte : Ou bien nous devons philosopher, ou bien nous ne devons pas philosopher ; si nous le devons, alors soit ; si nous ne le devons pas, alors il nous faut encore philosopher (pour justifier cette opinion); par suite, en tous les cas, nous devons philosopher5. La plupart des fragments qui nous restent ont une forme syllogistique semblable. Néanmoins, les pensées des exhortations plus anciennes se laissent percevoir sous ce voile dialectique. Cette relation entre les pensées anciennes et la manière nouvelle et déroutante de les soutenir apparaît de manière particulièrement claire dans l'un des fragments les plus longs. Ce passage a survécu assez longtemps pour être repris dans les anthologies byzantines; sa forme première et intégrale a été retrouvée récemment sur un papyrus d'Oxyrhynque6 :

Crois bien que le bonheur d'un homme ne tient pas à l'amplitude de ses biens, mais à la condition convenable de son âme. Le corps lui-même n'est pas appelé heureux parce qu'il est magnifiquement vêtu, mais parce qu'il est en bonne santé et condition, même s'il est dépourvu de cet ornement. De la même manière, seule l'âme bien formée doit être appelée heureuse ; et seul l'homme qui l'est, et non pas celui qui est magnifiquement embelli par des biens extérieurs et qui n'a aucune valeur en lui-même. Un mauvais cheval ne sera pas appelé estimable parce que son mors est en or et son harnachement coûteux ; nous réservons nos éloges au cheval dont la condition est parfaite.

Ou encore :

Tout comme un homme serait ridicule s'il était intellectuellement et moralement inférieur à ses esclaves, ainsi il nous faut penser qu'un homme est misérable si ses biens ont plus de valeur que lui-même... La satiété engendre la licence, dit le proverbe. La vulgarité jointe au pouvoir et aux biens engendre la folie.

Ces pensées ne sont pas particulières à la sagesse platonicienne, mais la forme d'exposition apodictique en est nouvelle. Le fréquent « il nous faut penser » est l'un des procédés de l'exhortation sophistique. C'est de cette manière qu'Isocrate, dans sa lettre à Nicoclès, et l'auteur du protreptique à Démonicos, commencent leurs préceptes non moins de quinze fois. Notre analyse philosophique montrera qu'Aristote a effectivement transformé non seulement l'inépuisable fonds de sagesse proverbiale de la Grèce, mais également la morale et la métaphysique de Platon. Il combine le contenu exhortatoire du Gorgias et du Phédon et la prose linéaire du protreptique d'Isocrate. Cette synthèse est le fruit des efforts du jeune platonicien pour introduire la technique rhétorique dans l'Académie et pour la transformer en une discipline scientifique.

Ainsi le Protreptique devint-il un manifeste défendant l'école de Platon et sa conception du but de la vie et de l'éducation. Isocrate avait combiné la formation de l'esprit au moyen d'exercices formels d'écriture et de discours, et l'instruction des principes de la morale et de la pratique de l'homme politique. Un nouveau rival s'opposa alors publiquement à son cercle. Le Protreptique montra en action la capacité de l'Académie à se mouvoir dans le domaine de la rhétorique. Et son contenu doit avoir paru aux disciples d'Isocrate une attaque ouverte du but de leur éducation. Les remarques polémiques d'Isocrate sur l'Idéal platonicien de l'éducation des jeunes gens au moyen de la pure philosophie, et le fait qu'il recommande d'adopter le point de vue courant de l'utilité dans l'éducation, pour s'adapter à la psychologie du philistin moyen, exigeaient une réponse de la part de l'Académie. Dans le Protreptique, Aristote réfute la proposition rebattue selon laquelle la valeur de la connaissance doit être mesurée à l'aune de son utilité dans la vie pratique. Mais ce qui réfutait les esprits étroits de manière encore plus convaincante que la pénétration de ses syllogismes, ce fut la mise en évidence, visible à chaque ligne, de sa propre supériorité intellectuelle. Il montra que ni un bon style d'écriture, ni une saine organisation de la vie, ni un art politique fécond -- c'est-à-dire les buts mêmes vers lesquels Isocrate affirmait conduire -- ne sont possibles sans que les principes ultimes de la persuasion humaine soient solides.

Il semble que l'école d'Isocrate ne soit pas restée sans répondre, et un hasard de la tradition a permis que cette réponse nous fût conservée parmi les discours d'Isocrate. Il s'agit de l'exhortation anonyme, À Démonicos, écrit pitoyable d'un esprit médiocre, trahissant l'envie et le désir de l'emporter. On peut reconnaître l'auteur comme un élève d'Isocrate à l'arsenal dont il tire ses armes intellectuelles -- la disposition et les lieux communs du discours montrent qu'il ne saurait avoir été écrit beaucoup plus tard. On peut présumer qu'il nous a été conservé tout simplement parce que l'école l'avait commandé. Dans l'introduction, l'auteur explique ses intentions de la manière suivante7:

Les gens qui écrivent à l'adresse de leurs amis leurs discours en forme d'exhortation entreprennent sans doute une noble tâche ; cependant, ils ne se livrent pas à l'exercice le plus essentiel de la philosophie. Par contre, ceux qui expliquent aux jeunes gens non pas par quels procédés ils développeront leur habileté dans la simple dialectique (di w|n thJn deinovthta thJn ejn toi`" lovgoi" ajskhvsousin)8, mais comment ils montreront, dans leur façon de vivre, l'honnêteté de leur nature, ces maîtres rendent à leur auditoire un service dont la grandeur s'affirme d'autant plus que si l'autre école oriente uniquement vers l'art de la parole, eux par contre redressent et forment les caractères.

Cela semble dirigé contre un protreptique adressé à un ami d'un point de vue philosophique, consciemment théorique, et exigeant l'étude de la dialectique. Assurément, aucun ouvrage semblable ne peut être devenu assez fameux pour sembler dangereux au cercle d'Isocrate, si ce n'est le Protreptique d'Aristote. Cela s'accorde particulièrement bien avec ce que le disciple d'Isocrate dit sur l'attitude hostile de son adversaire envers la vie et le monde, telle qu'elle s'exprime dans son opinion sur la fin de l'éducation. L'ouvrage d'Aristote fut le premier protreptique philosophique, et à notre connaissance le seul, posant nettement la question controversée de savoir si nous devons réellement éduquer simplement en vue de la « vie ». Contre le monde bourgeois d'Isocrate, il exprime son exigence audacieuse du bivo" *ewrhtikov". Cependant, nous n'avons pas besoin de nous contenter de considérations générales ; il est possible de donner une preuve plus tangible de son influence sur le À Démonicos9.

La correspondance entre les deux passages ne saurait être fortuite, pour la raison que voici : chez Aristote, le tableau des navigateurs risquant tous les dangers dans leur soif de richesses constitue un très bon contraste avec les hommes qui doivent faire des sacrifices pour cultiver les plus grands biens (ejpimevleia tw`n kalw`n). L'élève d'Isocrate, en revanche, le présente sans précision, tout comme un rhéteur rassemblerait des tournures de style puisées dans ses lectures et les utiliserait ensuite. Il est incapable d'en obtenir l'effet approprié. Son opposition semble forcée et froide. A l'image des marchands affrétant des bateaux, il oppose le voyage sûr de l'étudiant loin de sa patrie, allant à Athènes pour assister aux cours d'un établissement d'enseignement supérieur. Son étonnante affirmation que « de nombreuses leçons » ont plus de valeur que « beaucoup d'argent » n'est pas pour une fois totalement dépourvue d'originalité, car dans l'école d'Isocrate, les frais d'instruction étaient élevés.

 

 

2. le destin du protreptique et sa reconstitution

 

 

Dans son ouvrage plein de finesse sur les dialogues d'Aristote, Bernays attire l'attention des philologues sur les écrits des néo-platoniciens, en donnant quelques exemples de leur dilection particulière pour ces dialogues.

Cela porta des fruits excellents en 1869, lorsque Ingram Bywater montra que de longs passages du Protreptique se retrouvent dans l'ouvrage de Jamblique qui porte le même nom, cachés derrière de nombreuses citations des dialogues de Platon10. Le destin voulut que, à cette époque, Bernays eut terminé ses recherches ; et sa conclusion selon laquelle Aristote n'avait jamais eu de période platonicienne, l'empêcha de comprendre cette nouvelle découverte. Bywater lui-même demeura entièrement convaincu par l'argumentation de Bernays. Le plaisir qu'il prit à sa découverte le poussa à la publier précipitemment, sans chercher aucunement à vérifier avec plus de soin ce qu'il avait trouvé, ou à établir les limites des nouveaux fragments.

Le Protreptique de Jamblique est une lecture destinée aux débutants en philosophie. Il est composé à partir de fragments d'ouvrages qui semblaient aux philosophes néo-platoniciens postérieurs à Porphyre de pure doctrine pythagoricienne. Ces ouvrages étaient 1) les leurs, 2) les écrits, pour la plupart apocryphes, des anciens pythagoriciens qu'ils citaient, et surtout 3) ceux de Platon et du premier Aristote, qui étaient considérés comme de véritables écrits ésotériques. La vénération de ces écrits, comme s'il s'agissait de textes sacrés, est un exemple de la puissance considérable exercée alors par la tradition déposée dans les livres ; elle se retrouve également dans le christianisme et dans le judaïsme de la même époque, et plus tard dans l'Islam. A partir de passages vaguement liés des dialogues de Platon, pour la plupart bien connus, Jamblique tisse une étoffe bariolée. Les transitions sont insuffisantes et stéréotypées, de sorte que les coutures sont partout visibles au premier coup d'œil. Les parties dialoguées sont transformées en prose continue, non sans de graves inexactitudes. Bien qu'il ne soit pas explicitement dit que l'on cite Platon et Aristote, il ne saurait être question d'une intention de tromper, car n'importe quel savant était familier de ces passages. Toujours est-il que l'ouvrage est bien médiocre, et nous confirme que la culture littéraire et l'indépendance scientifique déclinaient régulièrement à cette époque. Jamblique prit en compte le Protreptique d'Aristote parce qu'il était le modèle de cette forme d'écrit ; et il tira ses citations de sa propre lecture de l'ouvrage. Les néo-platoniciens étaient attirés par le caractère ascétique et religieux de l'ouvrage. Ils le tenaient pour une preuve du platonisme supposé d'Aristote ou, en tout cas, pour un moyen de concilier les contradictions entre Platon et la doctrine aristotélicienne. On peut aller jusqu'à dire que les néo-platoniciens suscitèrent une renaissance de l'ouvrage, car presque tous leurs écrits attestent qu'ils l'ont lu.

Venons-en maintenant, à la suite de Bywater, Hirzel et Hartlich11, à la détermination de l'étendue des extraits cités par Jamblique. La partie principale de l'ouvrage, les chapitres v-xix, est constituée de citations des dialogues de Platon. Dans les chapitres vi-xii ces citations sont entrecoupées de passages d'Aristote, qui viennent tous d'un ouvrage perdu, et Bywater reconnut le premier que cet ouvrage était le Protreptique. L'identification n'en fut pas difficile, dans la mesure où l'on trouve des parties de ces chapitres dans Cicéron, Augustin, Proclus et Boèce, reprises littéralement ou presque, soit attribuées à Aristote, soit dans des contextes manifestement protreptiques, et dans des écrits dont on peut prouver qu'ils s'appuient sur son Protreptique. Étonnés par le manque d'ordre de ces extraits, Hirzel et Hartlich ont affirmé que Jamblique devait avoir utilisé aussi d'autres écrits d'Aristote ; mais cela n'a pas été prouvé. En plus de Platon et d'Aristote, un autre auteur est mis à contribution dans le chapitre v, et c'est à lui que sont attribuées les parties du chapitre qui ne peuvent être rapportées à Platon. La fin du chapitre est généralement comptée parmi les passages dont on peut démontrer qu'ils sont aristotéliciens et qui commencent au chapitre vi (comme c'est également le cas dans la dernière édition de Pistelli), mais j'espère montrer ailleurs qu'elle a sa source chez Porphyre. Ce qui rendrait vraisemblable que Porphyre est également l'auteur des trois autres parties encore non identifiées du chapitre V, dans la mesure où elles sont clairement d'origine néo-platonicienne.

Les extraits d'Aristote commencent par quelques arguments vaguement reliés sur la valeur de la philosophie. Ils sont fondés sur l'Euthydème de Platon, reprenant plus ou moins littéralement la conversation protreptique de Socrate (278 e sq), un fait qui n'a pas été remarqué jusqu'ici. Ce qui est plus important, c'est que cette partie est précisément la partie de l'Euthydème que Jamblique utilise également comme le début de ses citations de Platon (p. 24, lignes 22 sq). Dans la mesure où il est invraisemblable que la répétition de ces lignes ici soit faite par inadvertance, et dans la mesure où les termes ne sont pas une citation manifeste de l'Euthydème, mais un condensé de l'exposé de Platon en plusieurs syllogismes assez longs, dans lesquels on trouve quelques termes aristotéliciens, il saute aux yeux que Jamblique n'utilise pas ici directement Platon, mais une source intermédiaire. Cette source est le Protreptique d'Aristote. De même que dans l'Eudème, Aristote prit le Phédon pour modèle, dans le Protreptique, il suivit souvent l'ouvrage de Platon qui contenait la critique de la protreptique sophistique, à savoir l'Euthydème.

Nous accomplissons ainsi un pas supplémentaire. Bywater compara les passages suivants :

Le fait que Cicéron a tiré profit du Protreptique d'Aristote dans son dialogue protreptique est tellement avéré par d'autres preuves qu'il n'est guère besoin d'un argument comme celui qu'offre la correspondance terme à terme entre les deux auteurs ultérieurs. Bywater supposait qu'Aristote était ici encore la source commune des deux passages. Cependant, le passage de Jamblique, ainsi que tout son contexte (p. 24, ligne 22-p. 27, ligne 10), fait partie d'une citation directe de l'Euthydème ; ce qui invalide l'affirmation de Bywater en ce qui concerne la source de Jamblique. D'autre part, l'opinion selon laquelle Cicéron utilisa lui aussi directement l'Euthydème pousse à lui attribuer une méthode de travail plus désordonnée que ce n'est le cas. La phrase qui nous avons citée, qui était le début d'un syllogisme, fut sans doute réellement tirée du Protreptique d'Aristote, et ce fut Aristote et non Cicéron, qui la tira de l'Euthydème, ainsi que tous les passages que nous avons retrouvés plus haut. Il ne voulait pas, semble-t-il, omettre la fameuse phrase par laquelle commençait la conversation protreptique de l'Euthydème. Jamblique, quant à lui, l'omet lorsqu'il cite Aristote, parce qu'il l'avait directement reprise de Platon quelques pages auparavant. C'est la méthode qu'il suit lorsqu'il fait des citations qui est à l'origine de l'absence complète de liaison dans la première série d'arguments (p. 37, lignes 3-22) qu'il tire du Protreptique.

Le passage suivant révèle encore plus nettement la méthode de Jamblique (Aristote, fragment 52).

Il consiste en une seule démonstration complète, s'étendant sur plusieurs pages (p. 37, ligne 22-p. 41, ligne 5). A première vue, elle semble d'une seule pièce. Dans la mesure où les lignes 15-24 de la page 40 sont également citées par Proclus, et attribuées expressément par lui à Aristote, on en a conclu que l'ensemble de la démonstration, et non seulement ces lignes, était emprunté au Protreptique. Cet ouvrage doit certainement avoir examiné la possibilité de la philosophie en tant que science, son importance pour la vie, et la rapidité de son progrès. En dehors de cela, l'ensemble de la démonstration réapparaît dans un autre livre de Jamblique, où elle est utilisée improprement pour défendre les mathématiques. Elle y est précédée d'une critique de la philosophie faite du point de vue de ses ennemis, ceux qui sont opposés par principe à toute théorie pure ; et ce passage porte également tous les signes d'une origine aristotélicienne. Rose relie par conséquent les deux versions (dans le fragment 52).

L'évidence interne montre qu'il ne saurait y avoir de doute quant à la justesse de cette attribution. La seule question est de savoir si Jamblique a repris la démonstration tout entière, ou s'il l'a rassemblée lui-même à partir de matériaux aristotéliciens. En premier lieu, alors que les extraits de Platon sont partout juxtaposés sans aucun lien, nous remarquons que ceux d'Aristote témoignent d'une liaison interne. Dans sa source aristotélicienne, Jamblique trouva une argumentation proptreptique serrée, qu'il désira naturellement imiter. Mais l'espoir qu'il nous ait conservé sans altération des enchaînements complets d'argumentations tirés du Protreptique d'Aristote se révèle malheureusement illusoire. Son modèle l'a certes poussé à tenter de donner une preuve cohérente de la valeur intrinsèque de la philosophie, mais les chapitres dans lesquels il a arrangé cet enchaînement de pensées, extérieurement harmonieux, il est vrai, sont une réunion assez grossière de matériaux aristotéliciens. Leur unité extérieure ne nous permet pas d'inférer qu'ils sont intacts, ni qu'ils étaient réellement liés à l'origine.

Le fragment 52 nous servira d'exemple. L'ensemble constitue une défense de la philosophie en trois parties. Les premiers et les derniers mots, et ceux du milieu, au moyen desquels les trois parties sont reliées, rappellent la manière d'Aristote dans ses traités. Mais si nous comparons l'autre version de cet extrait dans le Livre iii, nous voyons que Jamblique y omet entièrement l'introduction et donne la conclusion sous une autre forme. Il s'ensuit que c'est lui qui est l'auteur de la structure de la preuve et des mots qui l'indiquent. Il a utilisé les notions d'Aristote comme des éléments et les a contraint à entrer dans son propre cadre médiocre. Il ne reste aucune trace de l'architecture première. La même conclusion vaut pour les mots que Jamblique et Proclus ont conservés à la fin du fragment. Etant donné leur correspondance étroite et précise, il s'agit évidemment des propres mots d'Aristote. La seule différence réside dans le point de vue à partir duquel la citation est introduite dans chaque cas. Proclus l'utilise pour prouver que la philosophie est digne de choix pour elle-même (di jauJto; aiJretovn), et cette thèse a été traitée de manière exhaustive dans le Protreptique. Jamblique veut démontrer par ce moyen que la philosophie ne peut être d'une étude très difficile, ce qui n'était certainement pas l'intention d'Aristote. Cela fait naître le soupçon que le reste de l'édifice de la preuve est également étranger à Aristote. L'arrangement de ses matériaux par Jamblique est superficiel, et nous serions pareillement superficiels dans notre analyse si nous le divisions en chapitres, et plus encore si nous attribuions ces derniers à différents écrits d'Aristote. Il n'y a pas de raison de supposer qu'il a utilisé plus d'un ouvrage. On a affirmé que tel ou tel chapitre ne peut venir du Protreptique parce qu'il évoque des éléments qui ont déjà été examinés dans un autre. De tels arguments ne sont pas rigoureux. Les « chapitres » sont des édifices fantômes. Ils s'écroulent dès lors que l'on touche au mortier fragile qui fait tenir ensemble leurs parties. Seuls les membres eux-mêmes, hors de leur agencement, résisteront à l'examen sans éclater en morceaux. Leur contenu est maintenu par la logique en béton des syllogismes d'Aristote.

Des passages parallèles dans Cicéron, Augustin ou Boèce12 nous prouvent que les passages suivants sont des extraits du Protreptique : chapitre viii, p. 47, ligne 5-p. 48, ligne 21 (fragments 59, 60 et 61) ; et chapitre ix, p. 52, ligne 16-p. 54, ligne 5 (fragment 58). Il faut y ajouter le début du chapitre viii, p. 45, ligne 6-p. 47, ligne 4 (fragment 55). Tout cet ensemble provient d'une unique source. Il se caractérise par des inférences dialectiques (ajpo; tw`n ejnargw`" pa`si fainomevnwn [à partir des choses qui apparaissent clairement à tous]), qu'Aristote aime particulièrement tirer dans ses ouvrages littéraires, et par un emploi particulier du concept de frovnhsi" dont nous parlerons plus tard. Mais il y a encore d'autres extraits. Je commencerai par le chapitre vii, qui a une importance particulière et que l'on n'a pas jusqu'ici considéré comme issu du Protreptique.

Les premiers mots sont propres à Jamblique (p. 41, lignes 6-15). Il se propose de montrer 1) que le fronei`n -- ici un terme authentiquement platonicien désignant la philosophie pure elle-même -- a une grande importance en soi pour les hommes ; 2) qu'il est utile dans la vie, parce que sans pensée et sans raisonnement, l'homme ne peut atteindre quoi que ce soit de profitable ; 3) que la philosophie est essentielle à l'obtention du bonheur, quelle que soit la manière dont on considère la vie, et que l'on entende par le mot «bonheur» un maximum de sensations de plaisir (hJdonhv) ou une vie entièrement conforme aux principes éthiques et soucieuse de leur application (ajrethv), ou la pure vie de l'esprit (frovnhsi"). Ces trois points correspondent exactement à la succession des chapitres : 1) chapitres vii-ix, 2) chapitre x, et 3) chapitres xi-xii. Or, il est bien possible de douter de la mesure dans laquelle ces chapitres sont recopiés d'une source aristotélicienne (il sera montré plus loin qu'ils sont en fait tous extraits du Protreptique) ; mais personne ne peut croire que dans l'ordre que leur donne Jamblique, ils constituent un fragment unique et continu d'Aristote. Par conséquent, c'est Jamblique lui-même qui doit être l'auteur des mots introductifs par lesquels est annoncée la structure des six chapitres qui suivent. Il prend ce plan et le remplit de passages choisis dans sa source (bien qu'il ne fasse aucun doute que les trois divisions du plan sont elles-mêmes recopiées de la même source). Ce qui est clair d'emblée, c'est qu'après avoir annoncé son plan, il ne fait aucune tentative pour adoucir la transition à la citation littérale, mais il commence par l'expression type « et ainsi...» (e[ti toivnun) (p. 41, ligne 15). La démonstration ainsi introduite s'étend jusqu'à la p. 43, ligne 25, et forme dans l'ensemble un unique raisonnement, bien que le passage de la p. 42, ligne 5 soit indubitablement abrégé. A la ligne 25 de la p. 43, on note de nouvelles coupures, mais la conclusion de la partie précédente (p. 43, lignes 22-5) montre combien sa liaison était étroite avec l'argument qui suit (p. 43, ligne 27, jusqu'à la fin du chapitre vii). Il saute aux yeux que tout cela est constitué de citations sans lien d'un auteur antérieur, et le style et les pensées manifestent partout que cet auteur est Aristote. Ce fut une procédure bien peu méthodique que d'exclure ces pages simplement parce qu'elles semblaient ne fournir aucune évidence externe, alors qu'elles sont entourées de tous côtés par des passages dont on peut démontrer qu'ils sont d'Aristote.

La pensée principale de la première partie (p. 41, ligne 15-p. 43, ligne 25) est spécifiquement aristotélicienne, ainsi que la manière dont elle est développée. Pour déterminer ce qui est favorable et avantageux à chaque nature, l'auteur utilise le concept de fin (tevlo"). La « fin » de chaque nature doit être recherchée dans une activité importante, une effectivité vivante qui lui est propre. Dans l'ensemble de ses effets ou fonctions (e[rgon), un seul apparaîtra comme sa puissance propre (oijkeiva ajrethv) par rapport à tous les autres individus ou espèces ; telle est l'œuvre qui lui est essentielle et qui constitue son tevlo". La tâche de chaque nature est déterminée par sa puissance native. La hiérarchie des fonctions est donnée par nature, car les fonctions subordonnées sont toujours en même temps biologiquement les plus basses, et les fonctions gouvernantes sont toujours en même temps les fonctions biologiques les plus élevées. Telle est, par exemple, la relation entre les fonctions du corps et les fonctions de l'âme. En ce sens, l'e[rgon des puissances de l'âme a plus de valeur que l'e[rgon des puissances du corps. La puissance la plus haute est la puissance de l'âme dont la valeur ne consiste pas dans l'effectuation d'une simple opération (e[rgon) distincte de son acte propre (ejnevrgeia). Cette puissance ne vise pas à la production d'un objet extérieur quelconque et, en elle, ejnevrgeia et e[rgon se confondent. Son nom est frovnhsi" (que l'on peut peut-être rendre par «raison pure»). La frovnhsi" n'a pour objet et pour fin qu'elle-même, et elle n'engendre rien d'autre qu'elle-même. Elle est pure contemplation (*ewriva). Dans le concept de contemplation, être, action et production deviennent une unité. La forme la plus haute de vie n'est ni la production ordinaire ni l'action ordinaire, mais la vision contemplative de l'intellect, qui est actif et productif en un sens supérieur. On peut voir au premier coup d'œil que les éléments suivants sont aristotéliciens : la comparaison des plaisirs de la contemplation avec ceux de l'utilisation désintéressée de la vue ; l'importance de la notion de fonction et d'œuvre (ejnevrgeia, e[rgon) ; la distinction entre les fonctions accomplies dans des activités et celles qui sont simplement produites grâce à elles ; la distinction entre les activités productives, pratiques et théoriques ; et l'identité du sujet et de l'objet dans l'intellect actif13. Dans la doctrine des niveaux de réalité, qui est ici présupposée et qui est expressément mentionnée un peu plus loin, nous avons le principe fondamental de la téléologie aristotélicienne, à savoir que dans chaque domaine de réalité les niveaux supérieurs incluent les inférieurs. Enfin, Aristote était familier de la division tripartite des formes de vie et des conceptions du monde selon les points de vue de l'hédoniste et sensualiste, de l'intérêt éthique et de l'intérêt intellectuel.

À part cette évidence interne, nous disposons d'une confirmation extérieure décisive. Dans le chapitre concernant la forme originelle de l'Éthique, nous montrerons que des parties importantes et bien reliées de l'Ethique à Eudème correspondent exactement, dans le contenu et dans la lettre, aux extraits que nous a conservés Jamblique. Certains de ces passages sont ceux dans lesquels l'auteur de l'Ethique à Eudème dit expressément qu'il les tire des « ouvrages exotériques ». Or si nous comparons ces passages aux extraits qui se trouvent dans Jamblique, nous constatons que ces derniers sont les modèles d'origine. Il s'ensuit que l'ouvrage d'où Jamblique a tiré ces citations fait partie des ouvrages perdus d'Aristote dont on a longtemps débattu s'il fallait les qualifier d'«exotériques », ce qui est hors de doute aujourd'hui. Or, le septième chapitre de Jamblique est l'un de ces extraits. Par conséquent, il doit être d'Aristote. Il est pareillement certain qu'il doit venir du Protreptique, dans la mesure où cela vaut pour les autres passages de l'Ethique à Eudème dont on sait qu'ils en sont tirés, et dans la mesure où l'ensemble du raisonnement a un ton protreptique.

Dans ses leçons ultérieures, Aristote évoqua souvent la question de la valeur des différents genres de vie, et il mit souvent ses auditeurs devant la nécessité de faire un choix. En de tels passages, il distingue invariablement la vie de plaisir et de profit, la vie de l'homme d'action et celle du chercheur et du philosophe. Le Protreptique est l'origine tant de la question que de la réponse, selon laquelle la vie vouée à la connaissance pure est préférable à tous les autres modes de la vie humaine, même du point de vue éthique.

Mais l'importance de la citation du chapitre vii de Jamblique est encore plus grande.

Tout lecteur de la Métaphysique ne peut manquer d'être toujours fortement impressionné par ses premières pages. Aristote y développe avec une puissance irrésistible l'opinion selon laquelle, loin qu'il soit contraire à la nature de l'homme de s'occuper d'études théoriques, le plaisir de voir, de comprendre et de connaître est profondément enraciné en lui, et s'exprime simplement de manière différente selon les niveaux de sa conscience et de sa formation. Cette activité est réellement l'accomplissement de la nature la plus haute de l'homme ; ce n'est pas un simple moyen de satisfaire aux modèles nouveaux de la vie civilisée, mais la valeur la plus haute en elle-même et le sommet de la culture ; et de toutes les études, la plus haute et la plus désirable est celle qui engendre la science la plus exacte, et qui réalise dans sa forme parfaite la contemplation désintéressée de la connaissance pure. Tous ceux qui ont appris, par expérience, la valeur suprême de cette activité lorsqu'elle est poursuivie pour elle-même, sentiront la puissance protreptique de ces pensées. Jamais la connaissance n'a été de façon aussi pure, aussi grave et aussi sublime, comprise et encouragée ; mais elle reste lettre morte pour ceux qui ne peuvent la rechercher dans cet esprit. Or, ce que cherchait à faire Aristote dans son Protreptique était de nous enseigner à la comprendre en ce sens profond, et l'introduction fameuse de la Métaphysique n'est rien d'autre, dans son essence, qu'une version abrégée de son exposition classique de la question. C'est ce qu'indique une comparaison du chapitre VII de Jamblique (p. 43, ligne 20), qui développe plus longuement la même pensée, et qui pousse l'argumentation davantage dans le détail. Nous trouvons que le passage introductif de la Métaphysique est simplement une réunion de matériaux extraits de cette source en vue d'une leçon, et qui ne sont même pas très solidement cousus ensemble.

 

La signification du mot ajgavphsi" dans la première phrase de la Métaphysique, à savoir « l'amour d'une activité pour elle-même », est exprimée de manière bien plus claire dans le passage correspondant de l'extrait du Protreptique, conformément aux exigences d'une présentation exotérique. Chaque mot est manifestement d'Aristote ; mais Jamblique a réuni plusieurs passages distincts du Protreptique à cause de la ressemblance de leurs contenus, et comme la couture est assez grossière, l'ensemble donne un effet de répétition. Il est cependant presque impossible de supposer que nous avons ici une simple paraphrase du passage de la Métaphysique. Ces extraits vont nettement au-delà de ce qui est dit dans cet ouvrage. Cela est particulièrement clair dans l'accent mis sur l'exactitude du raisonnement logique, qui correspond au tableau de la première manière d'Aristote que nous avons tiré de l'Eudème. Ainsi l'usage, comme prémisse, du principe topique selon lequel de deux objets celui qui possède à un plus haut degré une qualité estimable a lui-même une qualité estimable à un plus haut degré16. Ou encore, la déduction de la valeur de la frovnhsi" à partir du concept de la vie au moyen de la définition. Tant dans la Métaphysique que dans le Protreptique, la méthode d'argumentation est dialectique, ce qui s'accorde également avec ce que nous avons observé dans l'Eudème.

Les deux premiers chapitres ont de part en part cette même caractéristique, et dans la mesure où ils enseignent le même principe fondamental que le Protreptique, à savoir l'auto-suffisance de la science théorique pure, il est naturel de supposer qu'ils en sont tirés entièrement ou en très grande partie. Cela peut aisément être montré dans le détail. Dans les deux écrits, le concept de la science pure est développé en opposition à l'activité de l'homme pratique, qui repose sur la simple expérience ou sur l'habitude. Ce n'est pas l'homme empirique et pratique qui est placé au sommet, mais l'homme connaissant et théorique ; car la seule expérience ne permet jamais d'atteindre à la connaissance des causes et des raisons des phénomènes que possède l'homme théorique du fait de sa maîtrise de l'universel. Plus on s'appuie sur l'expérience, plus on s'aide de l'intuition sensible (provs*esi"), moins la connaissance est exacte. La seule connaissance vraiment exacte est la connaissance de ce qui est le plus connaissable, à savoir celle des principes les plus généraux (ta; prw`ta) qui constituent la matière des études théoriques les plus hautes. Il peut bien arriver qu'en pratique le simple empirique ait plus de succès qu'un théoricien qui ne dispose pas d'expérience effective, mais le premier ne parvient jamais à une action qui dépende réellement de principes solides et d'une pénétration des nécessités des circonstances ; il reste « terre à terre », un bavnauso". La critique dissimulée des personnes «terre à terre» et de leur mépris pour la théorie, qui est continue tout au long des premiers chapitres de la Métaphysique, a son modèle dans le Protreptique, dans lequel Aristote avait réfuté en détail les attaques des empiriques. Heureusement, nous disposons encore d'un fragment qui développe de manière approfondie les arguments des adversaires (fragment 52 ; Rose, p. 59, lignes 17 sq).

On peut s'apercevoir de la manière suivante que la philosophie est inutile dans la vie pratique. Le meilleur exemple à notre disposition est la relation entre les études théoriques ou pures (ejpisth`mai) et les disciplines appliquées qui leur sont subordonnées (uJpokeivmenai dovxai). Car nous remarquons que les géomètres sont tout à fait incapables d'appliquer leurs preuves scientifiques en pratique. Lorsqu'il s'agit de diviser une parcelle de terre, ou de tout autre opération sur les grandeurs et les espaces, les arpenteurs peuvent le faire à cause de leur expérience, mais ceux qui s'occupent de mathématiques et des raisons de ces choses, s'ils peuvent savoir comment cela doit être fait, ne peuvent le faire.

L'exigence de précision (ajkrivbeia) dans la connaissance scientifique est un autre point fortement souligné dans le Protreptique. Il y est mis en rapport avec la doctrine selon laquelle la science est la connaissance des raisons et des premiers principes, car seuls l'universel et les principes peuvent être connus avec précision. Dans certains passages, il y a même une correspondance littérale. Le parallèle entre les deux écrits est pareillement total en ce qui concerne la dérivation des niveaux de connaissance plus élevés et supérieurs à partir des niveaux inférieurs et naïfs. Mais on ne peut s'attendre à ce qu'Aristote se répète mécaniquement d'une page sur l'autre; les répétitions littérales demeurent naturellement l'exception. La considération la plus décisive est que ces pensées avaient originellement leur place dans le Protreptique ; elles appartiennent au Protreptique par toute leur orientation et ont été pensées en vue de cet ouvrage, tandis que, dans les leçons de métaphysique, ce sont des ajouts extérieurs, taillés arbitrairement pour s'adapter aux exigences d'une introduction.

Immédiatement après les longs passages du troisième livre de Jamblique que Rose attribue au Protreptique, apparaît une description, également tirée du Protreptique, du développement progressif de la philosophie à partir des autres « arts » (fragment 53). Cet ouvrage, qui présupposait la théorie platonicienne des catastrophes, enseignait qu'après les ravages du déluge, les hommes furent tout d'abord contraints de se consacrer à la recherche de la nourriture et de la survie (ta; peri; th;n trofh;n kai; to; zh`n prw`ton hjnagkavzonto filosofei`n). Lorsque par la suite les choses s'améliorèrent, ils inventèrent les arts subordonnés visant au divertissement, comme la musique et les arts semblables. Ce fut encore plus tard, lorsque leurs besoins des choses indispensables (ta; ajnagkai`a) furent pleinement satisfaits, qu'ils tournèrent leur attention vers les arts libéraux et la philosophie pure. Sans aucun doute, Aristote pensait spécialement aux disciplines mathématiques lorsqu'il parlait des progrès énormes accomplis récemment (c'est-à-dire au cours de la vie de Platon) par les sciences pures. La même observation réapparaît dans la Métaphysique (A 1, 981b 13-982a 2). Elle y est étrangement coupée de son contexte, tandis que, dans le Protreptique, elle cherchait à montrer qu'une fois l'impulsion donnée aux études philosophiques, elles exercent sur les esprits des hommes une attraction irrésistible. La référence première aux mathématiques vaut encore dans la Métaphysique, où les recherches mathématiques des prêtres égyptiens sont citées comme le début de la troisième étape. La distinction entre les arts nécessaires (ajnavgkai`a tevcnai) et les arts libéraux (ejleuv*erai tevcnai) vient également du Protreptique. tout comme la substance des deux premiers chapitres de la Métaphysique. Nous devons supposer que cela vaut également pour la partie remarquablement platonicienne consacrée à la théologie (982b 28-983a 11), bien que nous manquions ici de matériaux17.

La fin du neuvième chapitre de Jamblique (p. 52, ligne 16-p. 54, ligne 5, fragment 58) est considérée comme faisant certainement partie du Protreptique. Du point de vue du contenu, elle fait partie de la réponse d'Aristote à l'objection selon laquelle la philosophie est inutile pour la vie. Nous connaissons par Cicéron l'origine aristotélicienne de la classification des biens en nécessaires et désirables en eux-mêmes (ajnavgkai`a et di auJta; agapwvmena ou ejleuv*era), ainsi que de la belle description des îles des Bienheureux, dont les habitants, délivrés des besoins terrestres, se consacrent entièrement à la pure contemplation18. Néanmoins, Jamblique a grandement édulcoré la puissance du passage. Aristote ne peignait pas seulement un tableau agréable. Il visait également à montrer l'homme pour ainsi dire coupé des besoins (creiva) de la vie. En utilisant une telle image pour une telle fin, il suivait le Platon de la République, où l'histoire de Gygès est utilisée pour observer le comportement d'un homme qui peut faire tout ce qu'il veut, sans aucunement avoir à prendre en compte les autres hommes et leurs jugements. On soutient communément que Jamblique nous donne l'original plus véritablement que Cicéron. Cela est faux. Cicéron dit : Si nous étions dans les îles des Bienheureux, quel besoin aurions-nous de l'art oratoire, puisqu'il n'y a pas là de procédures judiciaires ? Quel besoin aurions-nous des vertus de justice, de courage, de maîtrise de soi, et même de l'intelligence éthique (prudentia) ? Seule la connaissance et la contemplation pure seraient encore désirables. Il s'ensuit que nous aimons la connaissance pour elle-même, et non pas parce qu'elle nous est utile ou nécessaire d'une manière ou d'une autre. Jamblique omet tout cela, et ainsi il obscurcit le sens rigoureux de l'image. Cicéron a dans l'ensemble conservé assez exactement le contenu de l'original. Sa seule altération est l'ajout de l'éloquence aux quatre vertus cardinales mentionnées dans le Protreptique. Cela tient manifestement au personnage d'Hortensius, qui considérait l'éloquence et non la philosophie comme le plus grand bien.

Le dixième Livre de l'Ethique à Nicomaque confirme que Cicéron est plus proche de l'original que Jamblique. Ici encore, une réminiscence de son ouvrage antérieur a influencé la plume d'Aristote19. Le sujet est le même que celui du Protreptique, à savoir la contemplation pure. Il l'oppose à la vie active. Cette dernière exige bien des secours extérieurs pour la réalisation de la disposition morale (hJ ejktov" corhgiva hJ hj*ikhv). La libéralité exige de l'argent. De même la justice, si l'on veut rendre autant que l'on a reçu. Le courage exige la force. La maîtrise de soi ne peut être mesurée que lorsque l'on a l'occasion de se laisser aller. Comment autrement une bonne disposition peut-elle s'exercer ? Et sans exercice, elle ne parvient jamais à son plein épanouissement. D'un autre côté, celui qui connaît n'a besoin d'aucune aide extérieure pour exercer sa vertu (ajrethv) ; au contraire, de tels secours pourraient être un obstacle pour lui. Là, en outre, Aristote représente la contemplation (*ewriva) comme coupée et indépendante des nécessités de la vie. La pensée est tournée un peu différemment ; la doctrine platonicienne des quatre vertus est consciemment rejetée par l'inclusion de la libéralité ; l'ensemble retrouve en efficacité ce qu'elle perd en enthousiasme par la suppression des îles des Bienheureux. Cependant, en dépit de la modification, le tableau original est encore reconnaissable, parce que l'ancienne méthode d'exposition de la pensée est conservée. Le point essentiel, tant ici que chez Cicéron, c'est la disparition des « vertus éthiques » dans l'état de pure félicité propre à la contemplation intellectuelle. Cela montre que la version de Cicéron est la plus complète.

La première partie du neuvième chapitre vient également du Protreptique. Cela est aussi évident par le contenu que par le style. Aristote commence par diviser les causes du devenir en nature, art et hasard, une distinction qu'il fait également ailleurs, mais nulle part aussi vigoureusement20. C'est une opinion caractéristique d'Aristote que la nature poursuit des fins à un plus haut degré que l'art lui-même, et que la finalité qui règne dans le travail manuel, qu'il soit art ou technique, n'est qu'une imitation de la finalité de la nature. La même opinion sur la relation entre ces deux choses est souvent brièvement exprimée dans le deuxième Livre de la Physique, qui est l'un des premiers écrits d'Aristote. Il y est fait également allusion en d'autres endroits à l'occasion, mais jamais de manière aussi développée et bien formulée qu'ici. mimei`tai ga;r ouj th;n tevcnhn hJ fusi", ajlla; aujth; th;n fuvsin, kai; e[stin ejpi; tw/` boh*ei`n kai; ta; paraleipovmena th`" fuvsew" ajnaplhrou`n [La nature n'imite pas l'art21, mais l'art imite la nature ; et l'art existe afin de secourir et de parfaire ce que la nature laisse inachevé] (p. 49, ligne 28) : l'expression est d'une originalité frappante. Les moyens choisi pour recommander cette opinion sont à nouveau indubitablement aristotéliciens. Les exemples sont tirés de l'agriculture et du soin dont les organismes supérieurs ont besoin avant et après leur naissance. Aristote fonde l'affirmation selon laquelle il existe une finalité universelle dans la nature organique sur des exemples tirés de la mécanique du corps humain et de ses organes de défense22. Tout vient à l'existence en vue d'une fin. Une fin est ce qui apparaît toujours comme le résultat final d'un développement, conformément à une loi naturelle et selon un processus continu, et elle est ce en quoi le processus atteint sa perfection. Ainsi, dans le processus du devenir, le psychique est postérieur au physique, et dans le domaine psychique l'élément intellectuel sous sa forme pure est encore postérieur. Par conséquent, Pythagore avait raison d'appeler la pure *ewriva, la fin de l'homme, c'est-à-dire la perfection de la nature humaine. À la question de savoir en vue de quoi nous sommes nés, il répondait : « Pour contempler les cieux. » Anaxagore s'est exprimé lui aussi dans le même sens.

L'apophtegme d'Anaxagore réapparaît dans l'Ethique à Eudème, et la correspondance littérale est telle que Jamblique a dû ou bien le trouver là, ou bien doit nous avoir conservé la source d'où il parvint à l'Ethique à Eudème. Plus loin, lorsque nous analyserons tout le raisonnement de l'Ethique, il apparaîtra que la deuxième solution est la bonne. Ici encore, par conséquent, l'Ethique à Eudème reproduit le Protreptique, ce qui prouve que ce dernier est la source dont Jamblique a tiré non seulement l'apophtegme d'Anaxagore, mais toute l'argumentation à laquelle il appartient.

Nous en avons une confirmation indirecte. L'opinion selon laquelle l'art imite la nature est développée davantage par Posidonius dans sa théorie de l'origine de la civilisation. Nous connaissons les grandes lignes de cette dernière par la lettre xc de Sénèque à Lucilius ; Posidonius soutenait que les progrès de la civilisation sont des inventions de la philosophie. Il fit beaucoup pour répandre dans l'antiquité tardive l'opinion aristotélicienne selon laquelle les arts sont apparus par étapes: d'abord ceux qui sont nécessaires à la vie, puis les arts visant au plaisir, et enfin ceux visant à la pure contemplation (*ewriva). On a suggéré avec vraisemblance qu'il a exposé cette opinion dans son Protreptique23. Si cette hypothèse est exacte, nous avons ici un des nombreux points par lesquels il se rattachait à l'opinion de l'ouvrage d'Aristote qui porte le même titre. Quant à la nuance particulière qu'il introduit dans l'opinion d'Aristote, elle ne nous intéresse pas ici ; il nous importe bien davantage que l'attribution au Protreptique de l'opinion de Posidonius, qui s'appuyait sur un modèle aristotélicien, selon laquelle les progrès de la civilisation viennent des inventions de la philosophie, soit soutenue par les textes.

La démonstration du fait que le reste des extraits d'Aristote dans Jamblique (chapitres x-xii) viennent également du Protreptique ne sera plus bien longue. Le chapitre x commence par la proposition selon laquelle l'art (tevcnh) est une imitation de la nature (fuvsi"), dont on a déjà montré qu'elle vient du Protreptique. Il en déduit que même la science politique a besoin d'un fondement philosophique, puisqu'elle requiert, plus encore que la médecine et les arts similaires, de partir de la nature au sens strict du terme, c'est-à-dire de l'être véritable. Seule la connaissance de l'être véritable peut donner à l'homme d'État une compréhension des normes dernières (o{roi) conformément auxquelles il lui faut orienter son activité. La politique ne peut devenir une tevcnh précise que si elle devient philosophie de part en part. Comme nous l'avons remarqué plus haut (p. 72), ce passage sur l'idéal de précision de la science pure est l'une des parties du Protreptique reproduites dans l'introduction du premier livre de la Métaphysique. Sa coloration platonicienne chez Jamblique, qui est intentionnellement omise dans la Métaphysique, convient fort bien au Protreptique, comme le montrera en détail l'interprétation philosophique des fragments (infra, p. 91). Hirzel et Diels reconnaissaient que cette coloration ne constitue pas une raison pour attribuer le passage au compilateur néo-platonicien ; les pensées en sont trop originales. Aristote souligne que c'est seulement lorsqu'on étudie la politique avec des principes scientifiques et qu'on la considère comme une discipline normative qu'elle est délivrée de sa stérilité et de son instabilité présentes -- une remarque particulièrement adaptée dans un ouvrage adressé à un homme politique en exercice. Ce raisonnement atteint son point culminant dans la démonstration qu'en dernière analyse la politique a un caractère théorique. Le seul fondement d'un art politique créatif est, non pas les simples analogies de l'expérience, mais la connaissance théorique des normes les plus hautes. Ici encore, le but principal d'Aristote est de réfuter les simples empiriques, qui ne connaissent rien d'autre que les prétendues constitutions modèles (eujnomivai) de Sparte et de la Crète -- il semble ici viser Isocrate et la théorie sophistique de l'État. Cela nous apprend que l'examen critique des trois constitutions idéales (Sparte, la Crète, Carthage), qui constitue aujourd'hui le deuxième livre de la Politique, remonte, en ce qui concerne son contenu, à la période académique d'Aristote. Nous obtenons ainsi un fragment très intéressant de ses premières opinions sur la politique. En dépit de tous ses présupposés platoniciens, il n'aurait pu être écrit par aucun autre platonicien, à cause de ses soucis principalement méthodiques. Il montre que le Protreptique prenait directement en considération les fins politiques de l'Académie. On a supposé que le fait que le chapitre x soit « politique » du point de vue de son contenu montrait qu'il devait être tiré de quelque ouvrage purement politique d'Aristote. Or le point décisif n'est pas le contenu, mais le point de vue à partir duquel il est exposé ; et le point de vue de ce fragment -- l'accent sur le caractère théorique de la politique normative -- montre qu'il appartient à l'éloge de la pure *ewriva qui se trouve dans le Protreptique.

Le chapitre xi porte sur la relation entre la frovnhsi" et le plaisir (hJdonhv). On a soutenu qu'un tel traitement n'était pas à sa place dans un protreptique, sous prétexte qu'il n'apparaît pas dans les protreptiques ultérieurs. Mais une telle méthode d'argumentation est fondamentalement erronée. On ne peut mécaniquement réduire ce qui convenait dans un protreptique émanant de l'école de Platon aux lieux communs des protreptiques ultérieurs de l'époque impériale. Cette méthode n'a été que trop florissante dans la recherche littéraire ; mais elle ne saurait s'appliquer avec profit à des auteurs comme Platon ou Aristote, dont la forme d'écriture est le résultat particulier et organique des nécessités de leur matière. Il est en fait de soi évident que le conflit entre la connaissance platonicienne (frovnhsi") et le plaisir (hJdonhv), sujet traditionnel d'examen dans l'Académie, est à sa place dans un protreptique qui tente de montrer que le vrai bonheur consiste dans la connaissance platonicienne, car on ne peut le démontrer d'une autre manière. Aristote, quant à lui, ne pouvait se représenter le bonheur indépendamment du plaisir ; il lui fut par conséquent nécessaire de rechercher le genre de plaisir que donne la frovnhsi". Si l'on voulait établir solidement l'idéal de la contemplation pure, il fallait affronter ce problème. Il est examiné dès la République24, puis de manière plus complète dans le Philèbe. L'Ethique à Nicomaque à son tour, dont le dixième Livre montre que le bivo" *ewrhtiko;" (la vie contemplative) est le vrai bonheur, examine à la fois la relation du plaisir à l'activité parfaite et en particulier la sensation de pur plaisir qui accompagne la connaissance. Nous avons déjà montré que cette partie du dixième livre dépend en partie du Protreptique pour son contenu et qu'elle porte sur le même sujet. Par suite, le plaisir de la *ewriva faisait partie intégrante du sujet du Protreptique, comme on le verra encore lorsque nous montrerons que l'Ethique à Eudème utilise le Protreptique. Tant dans le Protreptique que dans l'Ethique, frovnhsi", hJdonhv, et ajrethv sont énumérés comme les trois genres possibles de bonheur. Dans le Protreptique, la démonstration atteint son point culminant dans la preuve que la vie de pure contemplation offre la satisfaction la plus complète des exigences de l'ensemble de ces trois idéals. La contemplation y est considérée non seulement comme le sommet de la connaissance philosophique, mais également comme l'accomplissement du développement moral de l'homme et le pur bonheur d'une joie intellectuelle ininterrompue. On ne saurait enlever aucun élément de cette construction sans détruire l'ensemble. Cela prouve que la première partie du douzième chapitre est également extraite de l'ouvrage d'Aristote.

Il n'est certainement pas trop audacieux d'imaginer que le Protreptique, à l'instar des derniers exemplaires de ce genre littéraire, culminait dans une description de la vita beata. Tant son sujet que sa forme exigent une telle disposition, de sorte que l'on peut sans risque conclure des derniers représentants de cette forme aux premiers. Que ne donnerions-nous pas pour avoir l'épilogue, dans lequel Aristote atteignait les sommets de ses convictions ultimes ! Mais suggérer qu'il est bien l'auteur de la conclusion que nous trouvons effectivement dans Jamblique (p. 60, ligne 7-p. 61, ligne 4) reviendrait à laisser le désir étouffer en nous la vigilance critique25. Ces dernières phrases sont certes enthousiastes et même inspirées ; mais ce n'est pas là le mouvement contrôlé d'Aristote, qui n'oublie jamais le rythme régulier du progrès de sa démonstration, et place la rigueur à un rang plus élevé que la plus haute inspiration, qui cependant déborde nettement de ses arguments. La plupart des traits particuliers des passages de Jamblique pourraient bien certes avoir été empruntés au Protreptique, et il se peut que tel ait été le cas. Ainsi pour le caractère non naturel de notre existence terrestre et corporelle, l'étroitesse de notre connaissance et de notre savoir, le contraste entre notre demeure présente et instable et le lieu d'où nous venons et auquel nous aspirons, et la disproportion entre la peine requise pour obtenir les simples nécessités de la vie et le temps que nous sommes en mesure de consacrer à ce qui seul est digne de notre attention, à savoir les choses éternelles. Mais la combinaison peu serrée de ces notions en un appel édifiant vers l'autre monde, la confusion des idées que l'on peut y déceler, l'onction sacerdotale avec laquelle l'écrivain introduit certains des mots sacrés de Platon, la présence de certaines expressions nettement néo-platoniciennes comme « le chemin céleste » et « le domaine des dieux », et enfin la prolixité excessive de la conclusion, avec son incapacité à parvenir au terme, trahissent la main de Jamblique. Suivent ensuite des extraits de Platon.

 

 

3. la philosophie du protreptique

 

 

Le Protreptique ne traite d'aucun problème particulier ; sa signification va au-delà des limites de la philosophie comme discipline particulière et tient à l'universalité de la question qu'il pose sur la conduite de la vie -- la question de la signification et de la justification de la philosophie et de sa place dans la vie humaine dans son ensemble26. Non point que ce fût la philosophie de Platon qui ait mis les hommes pour la première fois devant ce problème ; il apparaît de façon constamment récurrente dans les légendes concernant Thalès, Anaxagore, Pythagore et Démocrite. Mais chaque nouvelle génération de véritables chercheurs lui redonne vie et s'oppose avec passion à la masse de l'humanité à son propos ; car, sous sa forme la plus accomplie, le bivo" *ewrh;tiko;", « la vie contemplative », reste un postulat de chercheur-né qui, bien que sa justesse soit toujours à nouveau ré-expérimentée, ne peut jamais sans doute paraître justifiable à l'entendement courant de la généralité des hommes. Il demande une foi puissante et surabondante en la capacité de la connaissance à élever celui qui la découvre au-delà de ce qu'il est permis aux autres hommes d'atteindre. Le Protreptique d'Aristote est écrit avec cette foi, qui se distingue totalement de l'orgueil intellectuel du pédant. L'expérience que donne cette foi n'est en rien le tableau idyllique d'un autre monde bien connu chez les érudits, mais bien plutôt la béatitude de celui qui a appris à voir le monde avec les yeux de Platon. Il est ainsi un manifeste de la vie platonicienne, et de philosophie platonicienne en tant que moyen de cette vie. Il a pour nous l'avantage d'être la profession de foi que nous recherchions, exprimée de la bouche même d'Aristote.

Il n'était pas fortuit que l'un des représentants de la plus jeune génération de l'Académie ait entrepris de justifier l'idéal de la vie scientifique au yeux du monde extérieur. Cette génération avait vécu le vieux conflit entre la recherche et la pratique avec une intensité renouvelée. Platon lui-même n'avait jamais nié, même dans ses périodes les plus théoriques, qu'il avait été l'élève de Socrate, lequel adressa, par conscience et poussé par la nécessité de la vie, ses questions embarrassantes à ses semblables. La propre philosophie de Platon était pareillement enracinée dans les mêmes nécessités de l'époque et de la vie pratique ; seul son point le plus élevé, la connaissance des Idées, atteint la région de la connaissance théorique pure. Sous sa plume, l'exigence socratique de connaître la vertu devient une doctrine de la primauté de l'intellect créateur, qui contemple l'être pur et transforme la vie en fonction de cette norme. Il conteste cette position à tout autre forme de vie. Il ne s'agit pas en cela de prouver à ceux qui s'accrochent à la vie pratique que le « don » pour la théorie a un certain droit à l'existence à côté d'autres activités parce qu'il ne fait de mal à personne, mais bien plutôt de la croyance audacieuse selon laquelle seule la connaissance de la plus haute vérité peut constituer le fondement d'une vie digne de ce nom. Platon n'a jamais atténué cette prétention, même lorsqu'il a abandonné l'espoir de transformer la réalité et s'est consacré exclusivement à la recherche ; mais la plus jeune génération fut contrainte de se poser la question à nouveaux frais, précisément parce qu'elle avait grandi dans cette «vie théorique»; et elle dut trouver la valeur de cette vie dans l'homme intérieur, dans le pur bonheur de la contemplation, et dans l'union de l'intellect avec l'éternel. Ainsi l'idéal platonicien, à l'origine tellement rempli de zèle réformateur, prit-il un tournant contemplatif et religieux.

Le concept qui désigne l'unité de la conduite de la vie et de la connaissance théorique qui peut seule justifier cet idéal scientifique enthousiaste est celui de frovnhsi". La frovnhsi" est centrale dans le Protreptique, qui s'attache à la possibilité, à l'objet, à l'usage, au développement de cette manière de connaître et au bonheur qu'elle entraîne. On peut l'interpréter comme la connaissance créatrice du bien pur par l'intuition interne de l'âme et en même temps comme une appréhension de l'être pur, et également comme la dérivation de l'activité valable et de la vraie connaissance à partir d'une seule et même puissance fondamentale de l'esprit. Il s'agit de l'une des « idées innées » de l'esprit grec. Elle est apparue au cours d'un long développement, mais aucune époque ne l'a portée plus près de sa perfection que celle allant de Socrate à Aristote. Dans le Protreptique, son sens est purement platonicien. Pendant longtemps, elle a été coupée en deux noyaux complexes, l'un principalement pratique et économique, l'autre moral et religieux. Cette division même lui a permis d'être le point de cristallisation de la pensée de Socrate. Elle fut ensuite reprise par Platon, qui souligna avec force en elle le moment intellectuel du savoir et qui fit des recherches sur la nature particulière de ce « savoir ». La frovnhsi" se pose maintenant en face de l'Idée, la forme normative objective. Ainsi apparaît en elle l'intuition intellectuelle du bien et du beau en soi. En étendant toujours davantage le domaine de l'Idée au-delà des limites de la sphère morale, dans laquelle elle s'était originellement présentée à Platon à partir des questions socratiques, elle devint finalement le principe général de tout étant, et la frovnhsi" fut chargée d'un contenu de plus en plus large. Elle devint la science de l'être des Eléates. Elle devint le nou`" d'Anaxagore. En un mot, elle devint la pure raison théorique, l'opposé de ce qu'elle avait été dans la sphère pratique de Socrate. Alors Platon divisa son système en dialectique, éthique et physique. Dès lors, il y eut plusieurs frovnhsei". Souvent, le mot ne signifiait rien d'autre que « science particulière » ; la gymnastique ou la médecine, et n'importe quelle autre discipline, étaient des frovnhsei". On ne peut comprendre ce développement qu'en prenant en compte l'évolution de la philosophie de Platon dans son ensemble et sa division ultime en trois philosophies. En même temps, une évolution eut lieu dans la théorie des premiers principes, au cours de laquelle l'Idée devint mathématique, et aboutit à une théologie et une doctrine de l'Un. Dans le Protreptique, frovnhsi" a presque exclusivement cette signification. Elle est le nou`", la spéculation métaphysique, ce qui est véritablement divin en nous, une puissance totalement distincte des autres facultés de l'âme ; ce qu'elle est dans le Timée et le Philèbe, dans les Lois ou l'Epinomis.

Tandis que le Protreptique comprend frovnhsi" au plein sens platonicien, comme équivalent à la connaissance philosophique en tant que telle, le concept a disparu lorsque nous passons à la Métaphysique. L'Ethique à Nicomaque nous présente également un tableau entièrement différent. Dans cet ouvrage, la frovnhsi" du Protreptique est nettement rejetée. Dans le livre vi, un espace considérable est consacré à la question de la place de la frovnhsi" parmi les puissances dianoétiques fondamentales. Partout une intention polémique se fait sentir entre les lignes. Aristote réduit le mot à sa signification de l'usage ordinaire, c'est-à-dire au sens qu'il avait avant Platon. Il le prive de toute sa signification théorique et distingue très nettement son domaine de celui de la sofiva et du nou`"27. Dans l'usage courant, il s'agit d'un pouvoir pratique, traitant à la fois du choix de ce qui est moralement désirable et de la saisie prudente de son propre avantage. Telle est la terminologie tardive d'Aristote. Il est ainsi aux antipodes de l'attitude qui fut la sienne pendant sa première période où il accordait la frovnhsi" aux animaux28. Rattachée à l'éthique, la frovnhsi" désigne maintenant une disposition habituelle de l'esprit à délibérer sur tout ce qui concerne le bien et le mal de l'homme29 (e{xi" praktikhv). Il insiste sur le fait qu'il ne s'agit pas de spéculation mais de délibération, qu'elle ne s'occupe pas de l'universel mais des détails mouvants de la vie, et que, par conséquent, elle n'a pas pour objets les choses les plus élevées et les plus précieuses de l'univers, et qu'il ne s'agit aucunement d'une science30. Ce qui revient à une abjuration publique des opinions platoniciennes professées dans le Protreptique. Tandis qu'il caractérisait, dans ce dernier ouvrage, la métaphysique comme « la frovnhsi" du genre de vérité qu'Anaxagore et Parménide et leurs disciples ont introduite » (th`" toiauvth" ajlh*eiva" frovnhsi" oi{an oi{ te peri; Anaxagovran kai; Parmenivdhn eijshghjsanto), il dit expressément maintenant que des personnes comme Anaxagore et Parménide ne sont pas appelés frovnimoi mais sofoiv, précisément parce qu'ils n'ont pas recherché leur propre avantage, mais bien plutôt les lois éternelles du Tout31.

Derrière ce changement de vocabulaire se cache un changement dans les principes fondamentaux de la métaphysique et de l'éthique d'Aristote. Pour Socrate, frovnhsi" avait signifié la puissance éthique de la raison, un sens dont le modèle était l'usage courant et auquel Aristote redonne tout ses droits dans l'Ethique à Nicomaque. Platon, quant à lui, avait analysé plus exactement la nature de cette pénétration éthique, et l'avait fait dériver de la contemplation (*ewriva) de normes éternelles et, en dernier ressort, du bien (ajga*ovn). Cela transforma la frovnhsi" en connaissance scientifique d'objets indépendants ; mais Platon avait raison de conserver le terme de frovnhsi" dans la mesure où la connaissance de l'être véritable était en fait une connaissance des normes pures par référence auxquelles l'homme devait ordonner sa vie. Dans la contemplation des Idées, l'être et la valeur, la connaissance et l'action s'unissaient. Lorsque la théorie des Idées fut abandonnée, l'être et la valeur se séparèrent, et la dialectique perdit alors son importance directe pour la vie humaine, ce qui était pour Platon un de ses traits essentiels. La distinction entre la métaphysique et l'éthique se fit plus nette qu'auparavant32. Pour qui regarde en arrière à partir de là, Platon apparaît comme un « intellectualiste », parce qu'il fondait entièrement l'action morale sur la connaissance de l'être. Aristote traça une ligne de démarcation entre les deux domaines. Il découvrit les racines psychologiques de l'action et de l'évaluation morales dans le caractère (h|*o") et dès lors, l'examen de l'h|*o" prit la première place dans ce qui vint à être appelé pensée éthique, supprimant la frovnhsi" transcendante. Le résultat en fut la distinction féconde entre la raison théorique et la raison pratique, qui étaient restées liées jusque-là dans la frovnhsi".

Il suit nécessairement de ce tableau de l'évolution historique que, dans le Protreptique, Aristote s'appuyait sur une métaphysique différente. Ce fut l'abandon de la théorie des Idées qui conduisit à la rupture avec la doctrine platonicienne de la primauté de la frovnhsi" et avec sa justification unilatéralement théorique de la vie éthique. Par conséquent, le Protreptique, qui est encore complètement dominé par le concept de frovnhsi" au sens ancien, doit avoir été fondé sur la métaphysique éthique de Platon, c'est-à-dire sur l'unité de l'être et de la valeur. Toutes ses parties essentielles sont en fait platoniciennes, non seulement du point de vue du vocabulaire, mais également du point de vue du contenu. Nulle part ailleurs Aristote ne reprend la division académicienne de la philosophie en dialectique, physique et éthique (sauf dans les Topiques, mais elle y est simplement mentionnée en passant, et les Topiques constituent sans doute l'un de ses premiers efforts pour s'en distinguer)33. De la doctrine des vertus élaborée à partir de l'analyse psychologique que nous trouvons dans l'Ethique, et qui constitue une première phénoménologie de la morale, il n'y a aucune trace ; on trouve à sa place la doctrine systématique des quatre vertus34 de Platon. Le point décisif cependant est ce que dit le Protreptique au sujet de la méthode de l'éthique et de la politique.

Les adversaires de la philosophie qui apparaissent dans cet ouvrage emploient le nom d'éthique conformément à la notion platonicienne, comme si cette notion était évidente, qui en fait la science du juste et de l'injuste, du bon et du mauvais, à la manière de la géométrie et des sciences qui lui sont apparentées35. Aristote attire ici l'attention sur un point qui avait manifestement suscité une critique sévère, l'opinion selon laquelle l'éthique est une science exacte. Dans un autre passage, il caractérise la politique (qu'il tient pour inséparable de l'éthique) comme une science qui recherche des normes absolues (o{roi). À la politique philosophique, il oppose les « arts » (tevcnai), qui utilisent simplement une connaissance de seconde main. Il range la politique empirique ordinaire parmi eux, parce que les décisions qu'elle prend ne sont fondées que sur les analogies de l'expérience et qu'elle est par conséquent incapable de susciter jamais une action créatrice. La politique philosophique a pour objet « l'exact en soi ». C'est une science purement théorique36.

Cet idéal d'exactitude mathématique est contraire à tout ce qu'enseignera Aristote dans son Ethique et dans sa Politique au sujet de la méthode qui caractérise ces études. Dans l'Ethique à Nicomaque, il s'opposera explicitement à l'exigence d'une méthode précise, comme incompatible avec la nature de l'objet. De ce point de vue, il rapproche davantage l'éthique et la politique de la rhétorique que des mathématiques37. Ces sciences ne peuvent parvenir qu'au général, jamais à l'universel ; leurs inférences valent au mieux comme des règles générales, qui connaissent des exceptions. Les propositions éthiques les plus générales sont aussi les plus vides et les plus inefficaces38 : tel est le jugement de l'éthique aristotélicienne plus tardive sur l'idéal de la méthode qu'il défendait encore dans le Protreptique. Pratiquement chaque mot de l'Ethique à Nicomaque sur ce sujet est écrit avec une implication polémique, et il nous faut apprendre à la lire en conservant cela à l'esprit. Dans le Protreptique, il était affirmé que l'homme politique philosophique se distinguait du courant des politiciens par l'exactitude de sa connaissance des normes ; il contemplait les choses elles-mêmes et ne se satisfaisait pas de leurs reproductions diverses dans la réalité empirique. On trouve une reprise intentionnelle de ce passage, presque dans les mêmes termes, dans l'Ethique à Nicomaque ; mais là l'opinion est transformée en son contraire exact. Nous y lisons qu'il faut distinguer entre les manières dont un géomètre et un menuisier (c'est-à-dire un empirique) mesurent le même angle droit. Le premier contemple la vérité elle-même ; le dernier ne s'inquiète de la nature de l'angle droit que dans la mesure où cela est indispensable pour ses fins pratiques. Et c'est avec le dernier, non avec le géomètre, qu'Aristote compare la science de l'éthique et de la politique ! L'idéal platonicien d'une éthique procédant more geometrico est ici très nettement rejeté, tandis que, dans le Protreptique, il règne encore sans partage39 ; et lorsqu'Aristote souligne que pour l'homme d'État, et même pour l'auditeur de leçons sur l'éthique, l'expérience pratique est bien plus importante que le bagage théorique, c'est encore une polémique contre sa propre opinion platonicienne antérieure40. La déclaration selon laquelle la philosophie n'est pas nécessaire pour un roi, mais constitue même un obstacle, est encore une opinion tardive ; le roi devrait cependant prêter l'oreille à des conseillers véritablement philosophiques. Cela semble tiré d'un livre destiné à Alexandre et renvoyer à une situation particulière, que l'on peut dater de l'expédition d'Asie41. Entre la notion de ce conseil et cette lettre à Thémison, qui l'avait fait venir pour réaliser une politique théorique fondée sur les Idées, une transformation des principes fondamentaux de la pensée d'Aristote a eu lieu.

L'idéal d'une éthique géométrique n'était pensable que dans le cadre de la dernière théorie des Idées. Pour Platon, la connaissance était mesure. Il entendait par science exacte une science qui mesure les chose conformément à une mesure absolue et parfaitement déterminée. Par suite, l'indéterminé (a[peiron), la multiplicité du monde sensible, n'est jamais objet de pure science. Le Philèbe montre comment, dans sa vieillesse, Platon a tenté de faire de l'éthique une science exacte sur le modèle mathématique, au moyen des principes de la limite (pevra") et de la mesure (mevtron). Dans ce dialogue, la notion de mesure revient constamment ; c'est la marque de l'étape mathématique de la théorie des Idées. Puisque tout ce qui est bien est mesurable et déterminé, alors que tout ce qui est mauvais est immesurable et indéterminé, dans le cosmos comme dans l'âme, la politique et l'éthique ultimes de Platon ne sont en réalité qu'une science théorique de la mesure et de la norme. Dans le deuxième livre de son Politique perdu, Aristote écrivait : « Le bien est la mesure la plus précise de toutes42. » Le platonicien Syrianus cite ces mots à la charge d'Aristote, et veut montrer ainsi que le Stagirite avait eu, en d'autres temps, une meilleure compréhension de la doctrine de Platon. Aristote voulait précisément dire la même chose dans le Protreptique lorsqu'il exigeait la précision et caractérisait la politique comme une science des normes pures. Telle est la philosophie du Philèbe, qui donne la première place dans le tableau des biens à la mesure (mevtron), la deuxième à ce qui est en quelque façon mesurable (suvmmetron), et la troisième à la raison qui connaît la mesure (frovnhsi")43. Dans la République, l'Idée du Bien était le fondement de l'être et de la connaissabilité de l'ensemble du monde réel. Selon le Philèbe et le Politique d'Aristote, la raison pour laquelle il en est ainsi est que le Bien est la mesure la plus élevée et la mesure universelle, l'unité absolue qui fait du monde des Idées un monde déterminé, « symétrique » et, par là, réel, bon et connaissable. Toute indétermination en est exclue. Il n'est pas nécessaire ici pour nous de rechercher le rôle que doit jouer dans cette doctrine l'opinion ultérieure de Platon selon laquelle les Idées sont des nombres. Aristote fait souvent mention de cette opinion dans le Protreptique. Sa dernière éthique est en contradiction délibérée avec l'opinion présentée dans ces ouvrages et dans son Politique ; dans sa dernière éthique, il n'y a pas de normes universelles, il n'y a pas de mesure, excepté la mesure vivante et individuelle de la personne morale autonome, et la frovnhsi" ne porte pas sur l'universel (ka*ovlou) mais sur le particulier (ka* e{kaston)44. La phrase: «Le bien est la mesure la plus précise de toutes » signifie exactement la même chose que le mot de Platon dans les Lois : «Dieu est la mesure de toutes choses.» Cette attaque claire du propos de Protagoras selon lequel l'homme est la mesure de toutes choses avait pour but de placer la norme absolue sur le trône de l'univers45 ; Dieu est le bien en soi, la pure unité, la mesure des mesures. Ainsi, la politique et l'éthique se transforment en théologie et se placent au somment de la philosophie théorique ; ce qui est et ce qui doit être sont identiques au sens absolu ; et l'action humaine s'effectue en référence immédiate à la plus haute valeur et signification du monde. Conformément à ses propres principes, l'Ethique à Nicomaque nie que la politique ait cette position suprême ; la politique n'est pas plus la plus haute sagesse que les buts de la vie humaine ne peuvent atteindre au bien suprême, que l'homme sage peut seulement entrevoir dans son intuition du divin46.

L'exigence du Philèbe selon laquelle on doit faire de la philosophie une science précise et mathématique47 n'a pas simplement influencé le Protreptique en ce qui concerne la nature de l'éthique et de la politique. Elle est également la raison de l'explication qui y est donnée de la relation entre la science pure et la science empirique. L'opinion ultime de Platon dérivait des mathématiques non seulement le concept de mesure et l'idéal de précision, mais également le problème de la ligne de démarcation entre science pure et science appliquée. Dans le Protreptique, les adversaires de la philosophie et de la science pure sont représentés en train de comparer la géométrie et l'arpentage, la théorie de l'harmonie et la musique, l'astronomie et la connaissance du temps et du ciel dont fait preuve un marin, dans le but de prouver que la théorie est effectivement un handicap dans tous les domaines de l'activité pratique, parce qu'elle empêche celui qui l'étudie d'avoir une expérience pratique et altère même la certitude de son instinct naturel48. Nous aimerions bien savoir comment Aristote a répondu à cette critique, mais malheureusement, sa réponse est perdue. L'idée de constituer des couples composés d'une science pure et d'une science empirique ne fut naturellement pas inventée par ses adversaires ; elle avait déjà été utilisée par Platon. Le Philèbe distingue l'arithmétique des philosophes de l'arithmétique du grand nombre49 ; elle est plus ou moins science selon que les unités avec lesquelles elle opère sont semblables ou dissemblables. De manière similaire, il existe deux « arts » de calculer et deux « arts » de la mesure ; en fait, il existe de nombreux « arts » où se trouve un tel jumelage, sans que la distinction soit sanctionnée par un nom différent50. Ceux dont s'occupe le véritable philosophe sont incomparablement supérieurs aux autres à cause de leur précision et de leur vérité dans la mesure et le nombre. On peut présumer que la réponse d'Aristote aux défenseurs des empiriques était semblable à celle de Platon dans le Philèbe : peu importe de savoir quel « art » est le plus utile et lequel a le plus grand usage ; seul compte la supériorité en exactitude, clarté et vérité. « Un peu de blanc pur est plus blanc et plus juste et plus vrai qu'une grande quantité de mélange », et l'amoureux des couleurs pures le préférera par conséquent sans réserve51. Cette opinion, selon laquelle la connaissance doit être exacte même si elle en devient par là même inutile, est également la conviction du Protreptique. Elle vient du sentiment artistique pour les mathématiques qui est caractéristique de la dernière théorie platonicienne des Idées ; et on ne peut concevoir Aristote dépourvu de ce sentiment artistique pour la méthode.

Le Protreptique donne ainsi une expression claire non seulement aux conséquences de la théorie des Idées, mais également à ses contenus effectifs52. Tout comme, dans les arts et métiers, les meilleurs outils de l'homme, grâce auxquels il mesure et contrôle le caractère droit ou lisse des choses perceptibles, sont imités de la nature, de même également l'homme politique selon Aristote a des normes définies (o{roi) qu'il reçoit « de la nature elle-même et de la vérité » (ajpo; th;" fuvsew" aujth`" kai; th`" ajlh*eiva"), et à l'aune desquelles il juge ce qui est juste, noble, bon et avantageux. Tout comme les outils tirés de la nature sont supérieurs à tous les autres, la meilleure loi est celle qui s'accorde le plus à la nature. Il est cependant impossible de produire cette loi sans avoir auparavant appris à connaître l'être et la vérité grâce à la philosophie. Ni les outils des autres arts, ni leurs calculs les plus précis ne sont directement dérivés des principes les plus élevés (oujk ajp aujtw`n tw`n prwvtwn) ; ils viennent de sources éloignées de deux ou de trois degrés, et leurs règles sont tirées de la simple expérience. Seule l'imitation (mivmhsi") du philosophe s'exerce directement sur l'exact en soi (ajp aujtw`n tw`n ajkribw`n) ; car il contemple les choses en soi et non des imitations (aujtw`n ga;r ejsti *eathv", all ou| mimhvmatwn).

Tant le langage que le contenu philosophique de ce passage sont du pur Platon, un fait qui avait déjà été remarqué aux jours où l'opinion selon laquelle Aristote avait eu une période platonicienne était inconcevable53. Tant qu'on le considérait isolément, il a pu sembler une explication suffisante de dire qu'il s'agissait d'une imitation du style de Platon, et que l'opinion propre du disciple était discrètement et soigneusement cachée ; mais la signification de ces mots ne peut être véritablement comprise qu'en référence à leur liaison organique à la philosophie du Protreptique, et cette philosophie requiert la métaphysique dualiste des Idées en tant que fondement théorique de la doctrine des valeurs exposée plus haut. Les choses premières (prw`ta) qui sont ici évoquées ne sont pas les mêmes que celles dont parle Aristote dans sa Métaphysique et ses Analytiques. Il est vrai que dans la Métaphysique, comme ici, nous lisons que le philosophe appréhende les principes les plus élevés, les choses qui sont les plus universelles (prw`ta)54 ; mais nous avons montré que les deux premiers chapitres de la Métaphysique dépendent étroitement de l'ensemble du Protreptique ; et cela rend seulement d'autant plus significatif qu'Aristote y évite délibérément l'expression platonicienne « les choses premières elles-mêmes » (aujta; ta; prw`ta) en faisant disparaître le « elles-mêmes » (aujta;) -- c'est-à-dire en enlevant le mot même qui fait de l'expression « les choses premières » dans le Protreptique une expression du vocabulaire spécifiquement platonicien. Cela mis à part, l'expression « les choses premières » ne peut pas ici renvoyer à l'universel abstrait au sens de l'Aristote ultérieur, parce que l'universel abstrait n'est pas, quant à lui, opposé à des « imitations » (mimhvmata) quelles qu'elles soient. Le mot mimhvmata est à nouveau un terme spécifiquement platonicien, et il ne peut être employé de manière significative en dehors de la doctrine selon laquelle les Idées sont les archétypes (paradeivgmata) dont les choses sensibles participent. Supposer qu'un logicien et un styliste aussi pénétrant et précis qu'Aristote pourrait employer le mot «imitation» simplement au sens affaibli de «choses sensibles» est tout simplement impossible55.

Cette tentative désespérée de trouver une issue aux contradictions que rencontrerait toute interprétation aristotélisante du passage en question est du reste infirmée encore par le fait que ces expressions platoniciennes signifient la même chose que «la nature elle-même et la vérité (hJ fuvsi" aujth; kai; hJ ajlhv*eia)». Or cela ne saurait valoir pour la conception aristotélicienne de la nature. En premier lieu, l'ajout de «elle-même» (aujth;) ne pourrait être justifié. En deuxième lieu, cette nature-ci est la source de modèles absolus et précis pour la politique et l'éthique, ce qui n'est pas le cas de la nature d'Aristote56. Enfin, on ne pouvait pas dire du philosophe qui fait des recherches sur la nature aristotélicienne, qu'il recherche «les choses premières elles-mêmes », alors que les autres arts, dont les instruments et les règles sont pareillement tirés de la nature visible, ne portent que sur des copies éloignées de deux ou trois degrés ou davantage de leur original; car si l'un et les autres ont pour matière de leur imitation la nature entendue au même sens, qu'est-ce qui distingue sur ce point la philosophie des autres arts? Cette opposition entre la philosophie, qui contemple les choses en elles-mêmes, et les arts, qui se contentent d'imiter des copies de copies, nous mène un peu plus loin. Cette comparaison vient de l'exposé de la théorie des Idées du Livre x de la République57. Le tertium comparationis est le fait que la philosophie et les arts ont leurs modèles dans quelque chose d'objectif et d'extérieur à eux, et sur lequel ils lisent pour ainsi dire la loi de leur matière. Pour les arts et les métiers, le modèle est la nature sensible. Pour les philosophes, c'est la «nature elle-même», qui ne peut être saisie que par la pensée pure. Elle est un être réel et on peut également la caractériser comme «les choses premières elles-mêmes» (aujta; ta; prw`ta)58. Il s'ensuit que ces «choses premières » ne peuvent aucunement être les universels les plus élevés, parce que, tandis que leur assimilation à la «nature elle-même» leur donne une réalité objective, Aristote a nié dans sa maturité que les universels aient une réalité objective. La seule inférence possible de ces faits est que dans ce passage, les universels les plus élevés et les choses les plus logiquement exactes sont encore considérés comme identiques à ce qui est essentiellement réel -- et cela n'est vrai que pour l'Idée platonicienne. C'est seulement de l'Idée que l'on pouvait dire qu'elle est la nature elle-même, le divin, le constant, le permanent et l'éternel, sur la contemplation de quoi le politique philosophe oriente sa vie et à quoi, comme un bon pilote, il amarre son navire59.

La fonction principale des Idées dans le Protreptique est de soutenir la théorie de la connaissance qui s'y trouve, en fournissant un objet exact à la connaissance pure, et secondairement de fournir des normes éthiques. Telle est la direction dans laquelle s'est orientée finalement l'évolution de Platon, et Aristote le suit ici. Elle conduit à insister davantage sur la méthode et à supprimer, sinon à nier, le caractère ontologique des Idées. La preuve même qu'elles possèdent effectivement une existence réelle repose maintenant principalement sur les exigences et les présuppositions de la connaissance conceptuelle. Si les seuls objets réels étaient les phénomènes sensibles, la pensée conceptuelle, qui seule est précise, n'aurait aucun objet réel ; et, en ce cas, ce ne serait pas du tout une connaissance pour les Grecs de ce temps. L'opinion selon laquelle la connaissance pure est exacte devient ainsi réellement le point fondamental dans la pensée tardive de Platon. L'Idée est le pur objet révélé par la pensée exacte. Il s'agit là de l'un des arguments principaux de l'Académie. Aristote l'a repris dans son ouvrage perdu Peri; ijdew`n, Sur les Idées, et Alexandre d'Aphrodise nous l'a conservé60. Il explique pourquoi le Protreptique appelle les Idées « l'exact en soi ». Même le terme technique qui était utilisé dans la preuve de l'Académie réapparaît ici, à savoir « le déterminé tout court » (ta; wJrismevna)61. Alors que plus tard, l'un des problèmes les plus difficiles d'Aristote fut de décider si nous pouvons avoir une connaissance scientifique quelconque du suprasensible ; si les Idées de Platon n'existent pas, il n'est pas évident que les essences des choses puissent être saisies par des concepts généraux. Le Protreptique, d'un autre côté, argumente avec une détermination remarquable, et manifestement à partir de présupposés tout à fait différents, qu'il est possible d'avoir une science du juste et du bien, de la nature et du « reste de la vérité » (c'est-à-dire le «réellement réel» : o[ntw" o[n). Pour l'auteur du Protreptique, ce qui est premier dans l'ordre de l'être coïncide avec ce qui est premier dans l'ordre de la connaissance ; et ce qui est premier dans l'ordre de la connaissance, qui est également appelé le parfaitement déterminé et l'ordonné, coïncide avec le bien et la cause62. Il est vrai que des expressions comme provteron fuvsei [premier par nature] et provteron pro;" hJma`" [premier pour nous], et prw`ta [choses premières] au sens de « principes ultimes », se retrouvent également ailleurs dans la philosophie d'Aristote. Mais il n'y a aucun doute qu'elles sont apparues pour la première fois dans les démonstrations platoniciennes de l'existence des Idées. Ces expressions s'y adaptent parfaitement et doivent nécessairement avoir été forgées en premier pour les Idées. Leur signification n'est claire que tant qu'elles sont appliquées à une réalité transcendante telle que celle à laquelle croyait Platon ; elles deviennent ambiguës si on les rapporte à l'essence immanente. Par suite, Aristote est contraint de différencier leur signification, d'ajouter des précisions (comme fuvsei [par nature] et pro;" hJma`" [pour nous]). Elles ne peuvent être employées de manière absolue, comme elles le sont dans le Protreptique, si la vérité et l'être et la valeur ne coïncident pas dans le plus parfait objet de connaissance, comme c'est le cas dans la théorie des Idées. La fusion de l'éthique et de l'ontologie, qui est également effectuée dans cette argumentation, n'est explicable que si l'on suppose que les mots provtera [premières] et ajga*ovn [bien], renvoient aux Idées.

La preuve ultime est fournie par l'opinion exprimée dans le Protreptique sur les éléments (stoicei`a) de l'être, une opinion que la Métaphysique réfute en détail63. Dans l'ouvrage de jeunesse, Aristote écrit : « L'antérieur est cause à un plus haut degré que le postérieur ; car lorsqu'il disparaît, les choses qui reçoivent de lui leur substance (th;n oujsivan) disparaissent également, les lignes avec les nombres, les plans avec les lignes et les solides avec les plans. » D'un autre côté, la Métaphysique ôte toute réalité substantielle aux objets mathématiques, nombres, points, lignes, plans et solides, mais elle mentionne que l'opinion des platoniciens était justement de leur attribuer une existence réelle. Nous y lisons encore : « Nous appelons être (oujsiva) ... également ce par la destruction de quoi l'ensemble est détruit, comme le corps est détruit par la destruction du plan, comme le disent certains, et le plan est détruit par la destruction de la ligne ; et en outre certains pensent que le nombre est une chose de ce genre. » Dans les parties les plus anciennes de la Métaphysique, la critique du platonisme est principalement orientée contre cette forme ultime de la théorie des Idées, selon laquelle les Idées, ou bien ont des objets mathématiques existant comme des substances à côté d'elles, ou bien sont en fait elles-mêmes des nombres. Aristote caractérise cela comme « un argument remarquablement faible (lovgo" livan malakov")». Cela ne fait que donner plus d'importance au fait qu'il avait lui-même soutenu auparavant la doctrine qu'il attaque maintenant. Cette doctrine repose entièrement sur la conception platonicienne de la substance et sur la doctrine selon laquelle les Idées et les objets mathématiques ont une réalité transcendante.

Aristote laisse entrevoir qu'il existait une controverse dans l'Académie au sujet des éléments de l'être. « Il est impossible de savoir quoi que ce soit d'autre tant que nous ne connaîtrons pas les causes et les principes des choses, si c'est le feu ou l'air (c'est-à-dire les éléments des philosophes de la nature) ou le nombre ou certaines autres natures (fuvsei", c'est-à-dire les Idées)64. » Platon fait lui-même de semblables allusions dans ses derniers dialogues, sans réellement lever le voile. Dans le Philèbe, il parle ouvertement du « sentiment fort » (pollh; spoudhv) concernant la théorie des Idées et de la « controverse sur la division » (meta; diairevsew" ajmfisbhvthsi") à leur propos65. Aristote prit activement part à ces discussions, ce qui donne d'autant plus d'importance au fait que dans le Protreptique il subordonne son opinion privée à la doctrine dominante de l'Académie. On peut en tirer deux conclusions avec certitude. D'abord, même en ces premiers temps, il ne soutenait pas la théorie des Idées comme un dogme statique ; il y adhérait, mais il en parlait avec une pleine conscience de ses difficultés. Cependant, ces difficultés -- et c'est la deuxième conclusion -- ne lui semblaient pas alors suffisamment fondamentales pour lui permettre nettement de réfuter la doctrine de Platon, comme il le fit dans son ouvrage Sur la Philosophie et dans la Métaphysique, dès après 348. Et ainsi peut-être pouvons-nous dire que ni dans le Protreptique ni dans les derniers dialogues de Platon, l'Académie, en exposant sous la forme de livres son propre travail scientifique, ne révèlait nullement le véritable état de ses discussions ésotériques. Il est significatif que la chose la plus intéressante dans les premiers ouvrages d'Aristote et dans les derniers dialogues de son maître soit souvent justement ce qui n'est pas dit.

Cela donne d'autant plus de valeur à la profession de foi de ce représentant de la jeune génération, au regard de ce qui, de l'esprit de l'Académie, s'est exprimé dans les propres écrits de Platon. Nous y expérimentons ce qui était pour lui essentiel dans le travail de l'Académie.

Lorsqu'il évoque avec enthousiasme le récent progrès rapide (epivdosi") de la philosophie sur le chemin de la science exacte, nous nous sentons transportés directement au milieu de la communauté des élèves de Platon. Dans l'Académie, on avait l'impression d'être plongé dans un puissant courant d'évolution, par rapport auquel le progrès des autres « arts » paraissait une pure stagnation. Aristote parle de la vitesse de l'évolution, et il pense que la science se rapproche de la réalisation de sa perfection. Il partage la confiance que sa génération tirait de la conviction de la force de sa puissance créatrice et de la certitude qu'elle avait accompli un progrès sans exemple. Ces hommes croyaient que la recherche véritable peut rendre les hommes heureux, et cette croyance n'était pas née d'arguments artificiels, mais d'une réelle bonne fortune et d'une expérience profonde ; si cela avait jamais été vrai, cela l'a été à ce moment. Celui qui y est étranger peut penser qu'il s'agit là d'un travail ingrat, s'exclame Aristote, mais celui qui y a goûté un jour ne peut en être rassasié66. C'est la seule forme d'activité humaine qui n'est pas limitée à un temps, un lieu ou à un instrument. Elle n'a pas besoin d'être confortée par le mirage d'une récompense extérieure. Qui la conquiert, en est conquis, et ne connaît plus rien d'aussi beau que de « se placer devant » (prosedreiva). C'est cette communauté de recherches qui donna naissance à l'idéal aristotélicien du bivo" *ewrhtiko;" [vie contemplative] -- et non par conséquent la palestre turbulente du Lysis et du Charmide, mais le cabinet de travail (kaluvbh) dans le jardin retiré de l'Académie. La tranquillité de ce lieu est le véritable modèle des îles des bienheureux du Protreptique, cette terre rêvée d'un autre monde philosophique67. Le nouveau type de philosophe prend son modèle, non chez Socrate, mais chez Pythagore ou Anaxagore ou Parménide. Le Protreptique évoque ces trois noms comme des fondateurs.

Ce changement est assez important pour exiger un peu plus longuement notre attention.

Ce moment semble avoir été celui où l'Académie posa pour la première fois le problème de la différence entre le Socrate historique et le Socrate de Platon, parce que ses membres étaient devenus de plus en plus conscients de leur éloignement du modèle socratique. Dans leurs toutes premières tentatives pour distinguer la contribution de Socrate de celle de Platon, ils nièrent naturellement au Socrate historique toutes les connaissances philosophiques qui lui sont attribuées dans les dialogues de Platon. Plus tard, ce radicalisme fut suivi d'une réaction, de sorte qu'Aristote vit le résultat suivant : « Deux choses doivent en toute justice être attribuées à Socrate: les arguments par induction et la définition universelle68. » En tout cas, il n'y a aucune liaison entre Socrate et la philosophie théorique du Protreptique. Dans cet ouvrage, la métaphysique, qui n'a pas encore reçu le nom de prwvth filosofiva [philosophie première], est caractérisée comme « une spéculation du type introduit par Anaxagore et Parménide », et Pythagore est considéré comme l'ancêtre de la philosophie de Platon69. Même dans le premier livre de la Métaphysique, Aristote soutient encore que la doctrine de Platon était essentiellement pythagoricienne d'origine, bien qu'il y ait ajouté « quelques particularités de son crû »70. Cette opinion, qui doit nécessairement avoir souvent étonné son lecteur, ne cherche pas à diminuer Platon. C'était l'opinion officielle de l'Académie ; et Aristote la soutenait encore lorsqu'il écrivit ces mots aux environs de 348-7. Le Socrate platonicien avait été le produit de l'impulsion créatrice et innovatrice du fondateur de l'Académie ; le culte de Pythagore dans l'Académie, un des exemples les plus remarquables d'auto-suggestion religieuse qui aient jamais été, fut une projection de l'Académie elle-même et de sa métaphysique du nombre sur la personne quasi mythique de Pythagore, que les platoniciens vénéraient comme le fondateur du bivo" *ewrhtiko;", et auquel ils attribuèrent bientôt librement les opinions de leur propre temps et de leur école.

Le récit mettant en scène Pythagore dans le Protreptique, si insignifiant qu'il soit, nous permet de voir de nos propres yeux le processus de formation d'une légende qui devait se révéler fatale pour la tradition de l'histoire de la philosophie grecque. On demande à Pythagore quel est le but de la vie humaine. Il répond : « De contempler les cieux71. » En réponse à une deuxième question, il se caractérise comme un tel contemplateur (*ewrov"). Comparons avec cette histoire l'exposé classique de l'origine du mot « philosophe » dans les Tusculanes de Cicéron, qui remonte à Héraclide du Pont, un condisciple d'Aristote72. Ici encore, Pythagore est interrogé. Il se nomme lui-même un philosophe, et pour expliquer ce nouveau nom, il raconte l'histoire suivante. Il compare la vie humaine aux grands jeux d'Olympie, où tout le monde se rassemble en une foule bariolée. Certains sont là pour faire des courses à la foire et pour s'amuser ; d'autres souhaitent remporter la palme au concours ; d'autres ne sont que spectateurs. Ces derniers sont les philosophes, qui ne sont qu'un petit nombre. Après avoir lu le Protreptique, on reconnaît dans les deux premiers groupes, les représentants du plaisir (hJdonhv) et de la vertu (ajrethv), c'est-à-dire de la vie dont on peut jouir (bivo" apolaustikov") et de la vie pratique (bivo" praktikov"). Le philosophe, lui, vit entièrement pour la *ewriva, pour la pure frovnhsi". Si agréable que soit cette histoire, elle n'est ni exceptionnelle, ni originale. Héraclide, le plus fervent pythagoricien parmi les platoniciens, a manifestement été influencé par le Protreptique. Il projette la distinction des trois vies dans le passé lointain. Le noyau de l'histoire se trouve dans le mot *ewriva, qui suggère inévitablement une double signification. Le Protreptique avait déjà fait un parallèle entre la contemplation de l'être par le philosophe et le spectacle sacré d'Olympie, et l'avait fait dans un passage proche de celui décrivant les réponses de Pythagore73. Héraclide s'est contenté de combiner ces deux éléments en une petite histoire en l'ornementant quelque peu. Ce qui, pour Aristote, n'était qu'un stratagème stylistique, devient maintenant une allégorie des trois vies (car tous ceux qui vont à Olympie ne sont pas des spectateurs), et est attribué à Pythagore en personne (aujto;" e[fa). En réalité, cette histoire présuppose les notions fondamentales de l'éthique et de la métaphysique tardives de Platon.

Enfin, il nous faut examiner ce que le Protreptique peut nous dire au sujet du sentiment moral et des opinions religieuses du jeune Aristote. Sur ce point, il complète l'Eudème ; Aristote montre que l'opinion qu'il avait soutenue dans ce dernier dialogue au sujet de l'autre monde modifie essentiellement l'attitude à adopter envers ce monde-ci. Dans les deux ouvrages, il est totalement pessimiste en ce qui concerne la vie terrestre et les biens et les intérêts temporels. Il nous exhorte à rejeter les valeurs de la vie pour obtenir en échange un bien plus élevé et plus pur. Mais tandis que l'Eudème, avec sa doctrine de l'âme et de l'immortalité, est principalement spéculatif, le Protreptique nous présente une atmosphère plus personnelle.

Suivant l'exemple et la doctrine de Platon, Aristote est convaincu qu'il existe des valeurs supérieures et impérissables, et qu'il existe un monde plus vrai, vers lequel nous conduit la véritable connaissance. Pour ce bien-là, il abandonne tous les biens apparents du pouvoir, des possessions et de la beauté74. L'absence de valeur de toutes choses terrestres n'a jamais été dénoncée avec plus de mépris. Le Protreptique n'éprouve que le plus profond dégoût pour la Grèce rêvée -- l'harmonie, la sérénité limpide et la jouissance du beau -- du xviiie siècle esthétisant. L'esprit grec n'a d'ailleurs sans doute jamais été attiré par un tel idéal. S'il y eut des moments, comme au ive siècle, où l'attitude esthétique a semblé triompher dans la vie et dans l'art, cela n'a pas duré longtemps ; « la force, la beauté et la stature sont des choses ridicules, sans aucune valeur ». Lorsque ces mots furent écrits, la beauté du corps dans sa plus grande force avait depuis longtemps cessé de paraître divine ; et l'art qui l'avait interprétée ne reposait que sur une pure apparence, le culte vide de la forme. Dans le Protreptique, Aristote s'en prend au bel Alcibiade, qui fut l'idole de cette époque, et en qui ce temps se réjouissait de trouver sa propre image. Il met le doigt sur la faiblesse de l'époque lorsqu'il dit que si un homme pouvait voir l'intérieur de ce corps tellement adulé « avec les yeux de Lyncée », il tomberait sur une image horrible et répugnante75. Il utilise lui-même cet œil de Lyncée se tournant vers une autre attitude envers la vie, lorsqu'il traverse la paroi matérielle des choses visibles qui l'entourent et découvre, derrière les apparences, un monde nouveau et jusque-là invisible, le monde de Platon.

De ce point de vue, la perfection de toutes les imperfections de la vie humaine doivent nécessairement se trouver dans le monde transcendant. Ainsi, la vie devient la mort de l'âme, et la mort l'issue vers une vie plus haute. Aristote prend le langage du Phédon et déclare que la vie du vrai philosophe doit être une pratique continuelle du mourir76. Il n'y trouvera rien de rebutant, car pour lui l'emprisonnement de l'âme dans le corps est un état contre-nature plein de souffrances inexprimables77. Cela est représenté avec des couleurs horribles dans l'image des pirates étrusques. Pour faire souffrir leurs prisonniers, ces pirates attachaient leurs corps vivants face contre face à des cadavres et les laissaient périr lentement, contraignant ainsi la vie et la putréfaction à une union contre-nature. En dépit de l'horreur de cette image, elle porte les marques d'une expérience personnelle authentique et d'une émotion vive. Le jeune Aristote avait réellement quitté les douleurs de l'existence dualiste de l'homme, comme Platon et les Orphiques les avaient quittées avant lui. C'est une pensée totalement insupportable et blasphématoire que de voir dans cette image platonicienne un masque conventionnel, qui cacherait en réalité un esprit enjoué et insouciant. Il suffit simplement de réapprendre notre histoire. Le fait est qu'il y eut un temps où ces pensées semblaient à Aristote une partie inséparable de son propre moi. Il emploie toutes les sortes de phrases et de métaphores pour les inculquer. Il aime emprunter des termes au vocabulaire des mystères, parce qu'il ne peut comprendre et surmonter les contraintes de l'existence dualiste de l'homme qu'au moyen de la religion. Comme le murmurent les doctrines mystiques antiques, toute la vie humaine est un châtiment pour quelque lourde faute commise par l'âme dans une existence antérieure.

Le processus suprasensible du retour de l'âme à sa demeure originelle implique également les exigences morales de l'homme. L'éthique est ainsi privée de sa valeur indépendante et de son autonomie propre. Cependant, Aristote est très loin de réduire les divers aspects de la vie morale réelle au simple regard de la vision mystique, ou d'avoir recours à l'extase, mais cependant, il subordonne sans réserves le domaine de la volonté et de l'action à la contemplation du bien éternel.

Le philosophie doit rester aussi libre que possible par rapport aux distractions de la vie pratique. Le Protreptique nous avertit de ne pas nous impliquer trop profondément dans les affaires mortelles, et de ne pas nous perdre dans les voies trompeuses que suit le genre humain. Tout cela ne fait que nous empêcher de revenir à dieu. Notre seule aspiration doit être de pouvoir mourir un jour en paix, et de revenir ainsi de cette étroite prison à notre demeure originelle. Nous devons, ou bien rechercher la vérité et nous y consacrer, ou bien rejeter entièrement cette vie; tout autre chose n'est que folie et bavardage78.

X PREMIÈRE PARTIE : L'ACADÉMIE

IV. LE PROTREPTIQUE

X PREMIÈRE PARTIE : L'ACADÉMIE

IV. LE PROTREPTIQUE

X PREMIÈRE PARTIE : L'ACADÉMIE

IV. LE PROTREPTIQUE

A Démonicos, 19 : mh; katovknei makra;n oJdo;n poreuves*ai pro;" tou;" didavskein ti crhvsimon ejpaggellomevnou": aijscro;n ga;r tou;" me;n ejmpovrou" thlikau`ta melavgh diapera`n e{neka tou` pleivw poih`sai th;n uJpavrcousan oujsivan, tou;" de; newtevrou" mhde; ta;" kata; gh`n poreiva" uJpomevnein ejpi tw`/ beltivw katasth`sai th;n aujtw`n diavnoian. [N'hésite pas à faire un long voyage pour parvenir à ceux qui affirment offrir une instruction utile ; car ce serait honteux, alors que les marchands traversent de vastes mers pour augmenter leur richesse, que les jeunes gens ne supportent même pas un voyage sur terre pour améliorer leur propre réflexion.]

 

Cf. le début de ce paragraphe : hJgou`tw`n ajkousmavtwn polla; polw`n ei\nai crhmavtwn kreivttw: ta; me;n ga;r tacevw" ajpoleivpei, ta; de; pavnta to;n xrovnon paramevvei. sofiva ga;r movnon tw`n kthmavtwn aj*avnaton.

[Crois que de nombreux préceptes sont meilleurs que beaucoup de richesse ; car la richesse nous manque rapidement, mais les préceptes valent pour tous les temps ; car, de toutes les possessions, la sagesse seule est impérissable.]

 

Aristote, fragment 52 (Ross, pp. 30 sq.) : ouj dh; dei` feuvgein filosofivan, ei[per ejsti;n hJ me;n filosofiva ka*avper oijovme*a kth`siv" te kai; crh`si" sofiva", hJ de; sofiva tw`n megivstwn ajga*w`n: oujde; dei` crhmavtwn me;n e{neka plei`n ejf ÔHraklevou" sthvla" kai; pollavki" kinduneuvein, dia; de; frovnhsin mhde;n ponei`n mhde; dapanta`n. h\ mh;n ajndrapodw`dev" ge tou` zh`n, ajlla; mh; tou`zh`n eu\ glivces*ai, kai; tai`" tw`n pollw`n aujto;n ajkolou*ei`n dovxai", ajlla; mh; tou;" pollou;" ajxiou`n tai`" auJtou`, kai; ta; me;n crhvmata zhtei`n, tw`n de; kalw`n mhdemivan ejpimevleian poiei`s*ai to; paravpan.

[Nous ne devons pas nous éloigner de la philosophie, si la philosophie est, comme nous le pensons, la possession et l'usage de la sagesse, et la sagesse est l'un des plus grands biens. Nous ne devons pas naviguer jusqu'aux colonnes d'Hercule et courir bien des dangers en vue de la richesse, alors que nous ne dépensons ni labeur ni argent en vue de la sagesse. Il est vraiment servile d'aspirer à la seule vie et non à la vie bonne, et de suivre les opinions du grand nombre au lieu d'exiger que le grand nombre suive notre propre opinion, et de rechercher l'argent sans accorder aucune attention à ce qui est noble.]

X PREMIÈRE PARTIE : L'ACADÉMIE

IV. LE PROTREPTIQUE

X PREMIÈRE PARTIE : L'ACADÉMIE

Cicéron, Hortensius (éd. Baiter), frg. 26 ; (éd. Mueller, frg. 36) :

Beati certe omnes esse volumus.

 

[Nous voulons tous être heureux]

 

Jamblique, Protreptique, (éd. Pistelli), p. 24, l. 22) :

pavnte" a[n*rwpoi boulovme*a eu\ pravttein

[Nous autres hommes voulons tous agir bien.]

IV. LE PROTREPTIQUE

X PREMIÈRE PARTIE : L'ACADÉMIE

IV. LE PROTREPTIQUE

X PREMIÈRE PARTIE : L'ACADÉMIE

IV. LE PROTREPTIQUE

X PREMIÈRE PARTIE : L'ACADÉMIE

IV. LE PROTREPTIQUE

Protreptique, p. 43, l. 20

 

to; fronei`n a[ra kai; to; qewrei`n ... pajntwn ejsti;n aiJretwvtaton toi`" ajnqrwvpoi", w{sper oi\mai kai; to; toi`" o[mmasin oJra`n, o} kai; e{loitov ti" a]n e[cein, eij kai; mhv ti mevlloi givgnesqai di aujto; par aujth;n th;n o[yin e{teron.

 

Métaphysique, A, 1, 980a 21

 

pavnte" a[nqrwpoi tou`eijdevnai ojrevgontai fuvsei. shmei`on d hJ tw`n aijsqhvsewn ajgavphsi": kai; ga;r cwri;" th`" creiva" ajgapw`ntai di eJautav", kai; mavlista tw`n a[llwn hj dia; tw`n ojmmavtwn. ouj ga;r movnon i{nna pravttwmen, ajlla; kai; mhde;n mevllonte" pravttein to; oJra`n aiJrouvmeqa. ajnti; pavntwn wJ" eijpei`n tw`n a[llwn. ai[tion d o{ti mavlista poiei`gnwrivzein hJma`" au{th tw`n aijsqhvsewn kai; polla;" dhloi`diaforav". fuvsei me;n ou\n ai[sqhsin e[conta givgnetai ta; zw/`a ... [Tous les hommes par nature désirent connaître. Un témoignage nous en est donné par le plaisir que nous avons par les sens ; car en dehors même de leur utilité, ils sont aimés pour eux-mêmes ; et avant tous les autres sens, celui de la vue. Car non seulement en vue de l'action, mais même lorsque nous n'allons pas faire quelque chose, nous préférons voir (si l'on peut dire) à tout le reste. La raison en est que ce sens, plus que tous les autres, nous fait connaître et nous révèle les nombreuses différences qu'il y a entre les choses. Par nature, les animaux sont nés avec la faculté de sentir...

X PREMIÈRE PARTIE : L'ACADÉMIE

e[ti eij to; oJra`n ajgapw`men di eJautov, iJkanw`" marturei`tou`to o{ti pavnte" to; fronei`n kai; to; gignwvskein ejscavtw" ajgapw`sin. ... ajlla; mh;n to; ge zh`n tw`/ safestavth ei\nai kai; dia; tou`to kai`mavlista aiJrouvmeqa aujthvn. ... oujkou`n eij to; zh`n mevn ejstin aiJreto;n dia; th;n ai[sqhsin, hJ d ai[sqhsi" gnw`siv" ti" kai; dia; to; gnwrivzein aujth`/ duvnasqai th;n yuch; naiJrouvmeqa, pavlai de; ei[pomen o{ti ªperº duoi`n ajei; ma`llon aiJreto;n w/| ma`llon uJpavrcei taujtovn, tw`n me;n aijsqhvsewn th;n o[yin ajnavgkh mavlista aiJreth;n ei\nai kai; timivan, tauvth" de; kai; tw`n a[llwn aJpasw`n aiJretwtevra kai; tou` zh`n ejsti;n hJ frovnhsi", kuriwtevra <ou\sa> th`" ajlhqeiva". w{ste pavnte" a[nqrwpoi to; fronei`n mavlista diwvkousi: to; ga;r zh`n ajgapw`nte" to; fronei`n kai; to; gnwrivzein ajgapw`si.

[La pensée et la contemplation... sont la chose la plus désirable entre toutes pour les hommes, comme (je pense), le sens de la vue, qu'un homme choisirait de posséder même si rien ne devait en résulter sinon la vue elle-même.

De plus, si nous aimons la vue pour elle-même, c'est une preuve suffisante que tous les hommes aiment la pensée et la connaissance extrêmement... Mais ce qui distingue la vie de la non-vie est la perception, et la vie est déterminée par la présence de cette faculté... La puissance de la vue diffère de celle des autres sens en ce qu'elle est la plus claire, et telle est la raison pour laquelle nous la préférons à toutes les autres. S'il faut donc choisir la vie à

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[Tous les hommes par nature désirent connaître. Un témoignage nous en est donné par le plaisir [ajgavphsi"] que nous avons par les sens ; car en dehors même de leur utilité, ils sont aimés pour eux-mêmes ; et avant tous les autres sens, celui de la vue. Car non seulement en vue de l'action, mais même lorsque nous n'allons pas faire quelque chose, nous préférons voir (si l'on peut dire) à tout le reste. La raison en est que ce sens, plus que tous les autres, nous fait connaître et nous révèle les nombreuses différences qu'il y a entre les choses. Par nature, les animaux sont nés avec la faculté de sentir...

 

IV. LE PROTREPTIQUE

cause de la sensation, et si la sensation est un genre de connaissance que nous choisissons parce qu'elle permet à l'âme de connaître, et si comme nous l'avons dit plus haut, de deux choses, la plus préférable est celle qui a plus de la même chose14, il s'ensuit nécessairement que la vue est le plus désirable et le plus honorable de nos sens, mais que la sagesse est plus désirable que la vue et que tous les autres sens, et même que la vie elle-même, dans la mesure où elle a une meilleure compréhension de la vérité15. Par conséquent, tous les hommes recherchent la sagesse avant toute chose ; car ils aiment la sagesse et la connaissance parce qu'ils aiment la vie.

X PREMIÈRE PARTIE : L'ACADÉMIE

IV. LE PROTREPTIQUE

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