CHAPITRE II

 

 

LES PREMIERS OUVRAGES

 

 

 

 

 

 

Aristote a écrit un certain nombre d'ouvrages sous la forme de dialogues. Les fragments qui en subsistent ne sont pas aussi étudiés qu'ils le devraient, en partie parce qu'il est plus facile de laisser un travail aussi pénible aux philologues, mais également à cause de la croyance, qui a depuis toujours prévalu dans les études aristotéliciennes, selon laquelle c'est dans les traités que se trouve le véritable Aristote. Cependant, même si nous voulons seulement comprendre les traités, les fragments des dialogues perdus peuvent nous apprendre beaucoup de choses. Si nous ne savions rien de plus au sujet de la relation entre les deux genres d'écrits, il serait de la plus haute importance d'être en mesure de déterminer avec certitude que les dialogues, qui sont imités de Platon, appartiennent presque en totalité aux premières années de l'activité d'Aristote, et que par la suite il a pratiquement abandonné toute activité littéraire (dans la mesure où les traités sont simplement la base écrite de son importante activité en tant que maître et conférencier). Il y a certes des exceptions. Alexandre ou la colonisation doit, à en juger par le titre, avoir été un dialogue appartenant au temps où la politique raciale d'Alexandre en Asie avait contraint Aristote à manifester publiquement son désaccord à l'ensemble de ceux qui lisaient le grec. Cette exception avait par conséquent une raison particulière dans la position politique d'Aristote. Mutatis mutandis, il en est de même de la collection des cent cinquante-huit constitutions, qui fut réunie en vue de la publication, et qui est écrite en un style clair et vivant, comme nous pouvons en juger en nous fondant sur la Constitution d'Athènes. Cependant, en dépit de ces exceptions, il est néanmoins vrai de dire qu'au cours de l'évolution de sa pensée, Aristote a modifié radicalement ses opinions au sujet de la nécessité de présenter la science sous une forme littéraire, et au sujet de la relation entre les ouvrages littéraires et les ouvrages de pensée véritablement créateurs.

Chez Platon, l'élan premier était originellement orienté vers la construction dramatique. Il n'a pas écrit dans le but d'exposer le contenu de son enseignement. Son désir était de montrer le philosophe dans l'instant dramatique de la recherche et de la découverte, et de rendre visibles le doute et le conflit ; et cela, non pas d'une manière purement intellectuelle, mais dans le combat contre la pseudo-science, le pouvoir politique, la société et son propre cœur ; car l'esprit de la philosophie de Platon heurtait nécessairement toutes ces puissances. Selon son opinion originelle, la philosophie n'est pas une sphère de découvertes théoriques mais une réorganisation de tous les éléments fondamentaux de la vie. Considérons, par exemple, le portrait paradoxal du philosophe dans le Théétète, ou le débat entre le Socrate du Gorgias et Calliclès, qui incarne l'opinion égoïste de l'État et de la société, justifiant la politique de la force. Ces dialogues n'ont que le nom en commun avec les conversations didactiques de Giordano Bruno, de Hume ou de Schopenhauer. Platon écrivait la tragédie du philosophe. Il n'a jamais présenté sous un masque stylistique, de simples divergences d'opinions théoriques, comme l'ont fait ses imitateurs.

Le Théétète, qui date de l'époque où Aristote est entré à l'Académie, est le premier d'un groupe de dialogues radicalement différents des précédents tant du point de vue de la forme que du contenu ; et il est le premier à manifester le passage des intérêts philosophiques principaux de Platon à des études méthodologiques, analytiques et abstraites1. Dans ce groupe de dialogues, l'équilibre entre les éléments artistique et philosophique dans l'esprit de Platon est rompu en faveur de l'élément philosophique. Les dissonances, clairement perceptibles aux oreilles sensibles, commencent à apparaître dans le Théétète. Elles ne viennent pas tellement du manque de poli extérieur de la forme que du fait que son intérêt abstrait pour la méthode triomphe désormais de l'élan dramatique de Platon, et que l'examen rigoureux d'une seule question se tient désormais sur un seul niveau de recherche. On peut certes retrouver encore ici le dramaturge, si l'on est en mesure de déceler les renversements (peripeteiai;) et les entrelacements (plokhv) même dans le développement de notions méthodiques et abstraites. Mais en dépit de l'art avec lequel il est construit, il est significatif que précisément ce dialogue paraisse aux yeux de la plupart des philosophes modernes comme « le chef d'œuvre scientifique » de Platon. Il s'agit en fait presque d'un traité, d'un exposé positif bien que critique ; et il n'est pas fortuit que dans l'introduction, Platon se réfère à la manière dont il écrivait auparavant les dialogues, et annonce des simplifications dont le but est de donner une clarté scientifique plus grande à l'exposé2.

Le Sophiste et le Politique montrent plus clairement la difficulté que ressent alors Platon avec la forme dialogue. L'application de la méthode de la division à un concept particulier, qui descend progressivement de l'universel au particulier, est une procédure tellement anti-dramatique et monotone qu'au commencement du Sophiste, celui qui mène le débat est contraint de dire à ses interlocuteurs de ne pas l'interrompre trop souvent, ou alors d'écouter un discours continu3. Cela revient à un abandon de la vieille méthode de discussion « maïeutique » de Socrate, et à indiquer que désormais la forme dialogue n'est plus qu'un ornement stylistique inessentiel. Le Timée et le Philèbe ne sont pas des exceptions ; ce qu'ils présentent au lecteur sous la forme d'un dialogue n'est que le voile transparent d'un contenu purement doctrinal. Ce qui donne au Timée son efficacité impressionnante ne tient aucunement au caractère vivant de la conversation. Le Philèbe pourrait sans difficulté être transformé en un traité méthodique et cohérent très semblable à l'Éthique d'Aristote. Dans les Lois, la dernière trace d'illusion dramatique a disparu. On a délibérément renoncé à la description des personnages (hj*opoii?a) ; et l'ensemble est un discours solennel proclamé non pas par Socrate, mais par Platon lui-même, l'étranger d'Athènes4.

Comme il était logique que cela arrivât, la figure de Socrate, après avoir été reléguée à des rôles mineurs depuis le Sophiste, est finalement abandonnée dans les Lois. Dans le Philèbe, il apparaît encore une fois, la dernière, parce que ce dialogue discute des questions qui avaient été posées par le Socrate réel (mais les réponses sont obtenues au moyen de procédures qu'il n'aurait jamais suivies). Dans cette dernière période, la séparation entre le Socrate historique et la manière de philosopher de Platon est totale. Et c'est là un autre signe du fait que sa tendance générale vers la science, la logique et le dogme, vise à s'affirmer. Les méthodes de division et d'abstraction, qui sont ce que Platon entendait par la dialectique au sens étroit de ses ouvrages tardifs, furent le fruit ultime de la théorie des Idées. Ces procédures avaient révolutionné la forme du dialogue en tant que débat, lequel était né de l'examen contradictoire propre à Socrate. Elles l'ont vidé de toute signification psychologique et l'ont presque transformé en traité. Aucun progrès ultérieur n'était plus possible dans cette direction. La mort du grand art des drames classiques de Platon n'était plus qu'une question de temps, car son fondement était déjà mort. C'est à cette époque que le jeune Aristote commença à écrire des dialogues5.

Tous les membres de l'Académie ont écrit des dialogues, mais aucun n'en a écrit de plus nombreux et de plus importants qu'Aristote. Ce fait est significatif de la relation de la nouvelle génération envers Platon. Tous ont utilisé le dialogue comme une forme déjà donnée, sans se demander jusqu'à quel point une imitation en était possible. Les Grecs avaient une tendance naturelle à imiter quelque chose après qu'elle eut été « découverte » ; et ils ne s'étaient pas encore rendus compte que le dialogue de Platon dans sa perfection classique était purement et simplement inimitable, qu'il était la fleur liée à une combinaison exceptionnelle de nécessité historique, de puissance créatrice individuelle et d'expérience personnelle. Les élèves de Platon considérèrent le dialogue comme la forme établie de communication visant à donner une forme vivante à la philosophie ésotérique, et par suite chacun désirait engendrer semblablement l'impression qu'il avait lui-même ressenti à la lecture de l'œuvre du maître. Mais plus ils se rendaient compte que Platon, à cause de l'unité intime de sa personnalité, de sa vie et de ses ouvrages, était d'une grandeur que l'on ne pouvait décomposer, que l'on ne pouvait reprendre telle quelle sans engendrer, ou bien une scolastique dépourvue de vie, ou bien un dilettantisme littéraire, plus ils recherchèrent consciemment des formes fondamentalement nouvelles pour ce qu'il y avait de scientifique et d'objectif en lui et qui pouvait ainsi en être détaché. Ces tentatives s'appuyèrent comme il convient non pas sur des dialogues mais sur l'enseignement oral de Platon. Il est significatif tant de l'attirance naturelle du jeune Aristote pour Platon que de son incapacité à le considérer avec impartialité, qu'il n'ait pas immédiatement emprunté cette voie, mais commencé par reprendre la forme du dialogue. Assurément, il trouvait le Platon essentiel plus vivant, plus puissant et plus objectif dans le dialogue que dans toute autre forme.

Les fragments qui subsistent de ses dialogues, ainsi que les témoignages de l'Antiquité et les imitations qu'en firent des écrivains ultérieurs (il eut une influence particulièrement forte sur Cicéron), nous permettent de conclure qu'Aristote inventa un nouveau genre de dialogue littéraire, à savoir le dialogue de la discussion scientifique. Il vit avec raison qu'il fallait en finir avec le fantôme des questions et réponses « maïeutiques », dans la mesure où leur fonction réelle avait disparu et où il ne s'agissait plus que d'un revêtement extérieur pour de « longs discours » ; mais, alors que Platon, à la fin de sa vie, avait tendance à remplacer le dialogue par la conférence dogmatique, Aristote fit répondre à un discours par un autre, reproduisant ainsi la vie effective de la recherche dans l'Académie d'alors. L'un des interlocuteurs prenait la direction des débats, fournissait le sujet et résumait les résultats à la fin. Cela imposa naturellement des limites étroites à la description des personnages. L'art d'écrire les discours était emprunté à la rhétorique et développé selon les exigences du Phèdre. L'efficacité du dialogue dépendait maintenant davantage du caractère du dialogue dans son ensemble que de l'hj*opoii?a [la création des caractères dramatiques] de personnages particuliers ; et alors qu'il perdait en réalité dramatique, il gagna probablement en unité d'atmosphère et d'orientation. Ce fut par conséquent la seule logique qui conduisit finalement Aristote à se mettre lui-même en scène comme personnage principal de ses propres dialogues.

Cette modification, si elle ne restaurait pas le but socratique originel du dialogue -- qui était irrémédiablement perdu --, lui donna une fois encore un contenu réel, qui correspondait à la nouvelle forme des conversations qui avaient toujours été son origine. Au lieu de la palestre des lovgoi, avec les bottes et les parades dramatiques des débats éristiques, c'étaient de longs examens théoriques et des démonstrations, conduites selon une méthode stricte. On peut regretter le changement ; mais il était inévitable, comme Platon l'avait reconnu lorsqu'il abandonna la conversation « maïeutique » et la description des caractères des personnages. Les historiens de la littérature, qui ne voient pas les forces intérieures ici à l'œuvre, prétendent avoir montré qu'Aristote a provoqué le déclin du dialogue. Au contraire, il a simplement accompli le passage à une nouvelle étape. Le dialogue de discussion scientifique est simplement l'expression du fait que l'élément scientifique dans Platon a finalement fait éclater la forme dialogue et l'a remodelée à ses fins propres. Ce n'était pas simplement une question esthétique ; c'était un développement de l'esprit philosophique, qui engendra nécessairement la forme nouvelle qui lui convenait.

On a coutume d'appliquer les remarques particulières des écrivains ultérieurs sur les caractéristiques de tel ou tel dialogue d'Aristote à l'ensemble des dialogues, mais leurs titres seuls montrent que cela n'est pas possible. L'Eudème ou Sur l'âme et le Gryllos ou Sur la rhétorique ne peuvent avoir été très différents du type des premiers dialogues de Platon, dont le Phédon et le Gorgias sont des exemples. L'un des fragments de l'Eudème conserve encore la technique socratique des questions-réponses6. On a toutes les raisons de douter qu'Aristote jouait dans de tels dialogues le rôle principal. Ceux dans lesquels on nous dit qu'il dirige le débat, le Politique en deux livres et Sur la Philosophie, en trois, étaient manifestement des ouvrages presque didactiques, et par conséquent d'un caractère entièrement différent7. L'exemple de Platon devrait suffire à nous retenir de penser qu'Aristote a utilisé une forme rigide et stable, établie une fois pour toutes. En fait, son évolution en tant qu'écrivain de dialogues comprend toutes les étapes, depuis la conversation « maïeutique » jusqu'au traité pur. Elle suit pas à pas son évolution de philosophe, ou plus exactement elle en est l'expression organique.

Il est souvent possible de montrer que certains dialogues d'Aristote ont eu pour modèle certains dialogues de Platon, spécialement quant à leur contenu. L'Eudème est ainsi lié au Phédon, le Gryllos au Gorgias, et les livres Sur la justice à la République8. Le Sophiste et le Politique, comme le Banquet et le Ménexène ont naturellement été suggérés par les dialogues de Platon portant le même nom. Le Protreptique, qui n'était pas un dialogue, trahit l'influence des passages protreptiques de l'Euthydème de Platon, jusque dans les termes utilisés. Il est également possible que Platon soit apparu comme un interlocuteur dans ces dialogues.

Leur style manifeste également une très grande dépendance par rapport aux dialogues de Platon. Certes, il semble qu'Aristote ait très tôt atteint son propre style, un style dont le seul but était d'être limpide et clair, comme il convient naturellement au pur savant9 ; Mais l'Eudème, par exemple, contient des mythes ; et il avait d'autres traits vivants et élégants, comme de fréquentes allégories, partiellement fondées sur des modèles bien connus de Platon, célèbres dans l'Antiquité. Dans l'allégorie des hommes nés de la terre, surgissant à la lumière et voyant le ciel, la puissance du langage est merveilleuse. Le mythe de Midas fait écho au style apocalyptique des paroles que prononcent les Parques dans le dernier livre de la République. Cicéron fait l'éloge de la limpidité merveilleuse de la prose dans les dialogues d'Aristote. Les affectations rhétoriques sont totalement absentes ; clairs et exacts dans la pensée, beaux et évocateurs, ces écrits ont exercé leur influence sur les plus accomplis des hommes de l'Antiquité tardive. C'est une preuve de leur puissance intellectuelle que des hommes comme Cratès le cynique et Philiscos le cordonnier ont lu ensemble le Protreptique dans l'échoppe, que Zénon et Chrysippe, Cléanthe, Posidonius, Cicéron et Philon furent grandement influencés dans le domaine religieux par ces ouvrages de jeunesse d'Aristote, et qu'Augustin, qui connut le Protreptique par l'intermédiaire de l'Hortensius de Cicéron, fut conduit par lui à la religion et au christianisme10. Les néo-platoniciens se sont nourris autant des dialogues d'Aristote que de ceux de Platon ; et la Consolatio de Boèce apparaît comme le dernier écho médiéval de leur élément religieux. L'Antiquité ne les mentionne pas comme des œuvres d'art au même titre que ceux de Platon, mais ils sont pourtant tenus en grande estime ; quant à leur influence religieuse sur l'époque hellénistique, elle fut presque plus importante que celle des dialogues de Platon, dont l'art objectif et hautain ne touchait nullement ni n'édifiait d'aucune manière.

Mais quelle fut la relation philosophique d'Aristote envers Platon dans ces ouvrages ? Il serait étrange que l'influence de son modèle se soit confiné au choix du sujet, à des détails de style et de contenu, alors que l'attitude générale envers Platon allait vers la critique, comme ce fut le cas par la suite. Le Banquet, le Ménexène, le Sophiste, le Politique ont-ils été écrits pour supplanter les dialogues de Platon portant ces mêmes noms, et pour montrer comment il fallait traiter les questions qui y sont examinées? Le disciple a-t-il obstinément et avec une application scolaire suivi les pas de son maître dans le but de réduire à néant chacun de ses ouvrages? Avant de lui prêter une telle absence maladive de goût et de tact, on devrait attacher plus d'attention à une autre éventualité, celle que le dessein de ces dialogues était simplement et uniquement de suivre Platon, en philosophie comme dans les autres domaines.

La compréhension des dialogues a eu une destinée curieusement malheureuse à partir de la redécouverte des traités par Andronicos à l'époque de Sylla. Ils étaient alors encore beaucoup lus et tenus en haute estime ; mais ils perdirent rapidement de leur crédit à partir du moment où les savants péripatéticiens entreprirent d'interpréter exactement les traités, si longtemps négligés, et d'écrire sur eux commentaire sur commentaire. Les néo-platoniciens en firent quelque usage, pour s'opposer aux traités, en tant que sources d'un platonisme pur ; mais un rigoureux interprète d'Aristote comme le pénétrant Alexandre d'Aphrodise ne sait qu'en faire, bien qu'il a dû avoir lu la plupart d'entre eux. Plus naïf qu'il n'était nécessaire de l'être à l'époque dans les questions philologiques, il expliqua la relation des dialogues aux traités en disant que les derniers contenaient les véritables opinions d'Aristote, et les premiers les opinions fausses d'autres personnes11 ! On reconnaissait par conséquent à cette époque qu'il y avait des contradictions entre les deux genres. Les vains efforts des péripatéticiens ultérieurs pour expliquer ce troublant état de choses peuvent être décelés dans la tradition mal famée concernant la différence entre les écrits exotériques et ésotériques. On rechercha naturellement une explication des dialogues dans les traités. On la trouva dans l'expression ejxwterikoi; lovgoi [discours exotériques], qui se trouve plusieurs fois dans les traités et que l'on peut quelquefois facilement rapporter aux dialogues publiés. Par opposition à ces discours exotériques, qui étaient destinés au monde extérieur, ils considérèrent ensuite les traités comme un ensemble de doctrine secrète et ésotérique, bien qu'il n'y ait aucune allusion à aucune notion ou expression de ce genre chez Aristote. Ainsi, la relation entre le contenu des dialogues et celui des traités apparut comme la relation de l'opinion (dovxa) à la vérité (ajlhv*eia).

En certains passages, Aristote doit avoir délibérément mis la vérité de côté, parce qu'il pensait que le grand nombre était incapable de la saisir. Les difficultés mêmes des termes techniques des traités, qui ont donné bien du fil à retordre aux savants ultérieurs, furent enrôlées de force au service de cette interprétation mystique, et on inventa même une lettre dans laquelle Aristote écrivait à Alexandre que les termes en étaient délibérément obscurs dans le but de tromper les non-initiés.

La critique moderne s'est méfiée de cette mystification, qui est manifestement une invention tardive née dans l'esprit du néo-pythagorisme12. Néanmoins, elle n'a pas fait disparaître le préjugé contre les dialogues13. Cela est, bien sûr, plus difficile pour les Modernes que ce ne le fut pour les Anciens, parce que nous n'avons plus maintenant que des fragments à notre disposition. Par conséquent, plutôt que d'accorder foi à ces vestiges peu nombreux et précieux, les savants se sont fiés aux « autorités », et spécialement à deux propos, l'un de Plutarque et l'autre de Proclus, tirés l'un et l'autre de la même source, parlant des critiques de la théorie des Idées énoncées par Aristote dans son Éthique, dans sa Physique, dans sa Métaphysique et «dans ses dialogues exotériques »14. Ces passages semblent fournir une preuve incontestable que dans les dialogues Aristote avait déjà adopté la position qui est la sienne dans les ouvrages critiques. Il est par conséquent nécessaire, soit de dater sa « prise de distance » par rapport à Platon très tôt dans la période de son séjour à l'Académie, soit de situer les dialogues après ce séjour. Il n'a pas été difficile de trouver une autre « autorité » à l'appui de la première hypothèse. Diogène Laërce dit qu'Aristote prit ses distances alors que Platon était encore vivant, ce qui aurait suscité le mot de Platon: « Aristote m'a frappé du talon comme les poulains donnent une ruade à leur mère lorsqu'ils sont nés15.» Sous l'influence de ces passages, Bernays, dans son livre très vivant sur les dialogues d'Aristote, s'efforça d'écarter rigoureusement toutes les tournures platoniciennes des fragments en les interprétant comme des ornements lyriques. Au contraire, Valentin Rose s'est attaché avec ardeur à ces tournures en y voyant des preuves de son opinion chimérique selon laquelle tous les dialogues perdus étaient apocryphes16. Ce que ces deux savants avaient en commun était tout simplement la conviction intuitive qu'un homme à l'esprit aussi rigoureux et systématique qu'Aristote n'aurait jamais abandonné une opinion une fois qu'il l'aurait conçue. Ils supposaient que dès le commencement ses propres écrits était nettement critiques envers Platon, et la pensée qu'il ait traversé une phase platonicienne leur sembla contredire de façon intolérable la nature sobre, calme et critique de son entendement.

Ceci du moins est manifeste : si cette conviction générale, en elle-même rigoureuse, est insoutenable dans son ensemble, si Aristote a commencé par traverser une période platonicienne qui a duré bon nombre d'années, s'il écrivit des ouvrages dans l'esprit de Platon et partagea son opinion sur le cosmos, alors toute notre notion antérieure de la nature de ce penseur est anéantie, et il nous faut élaborer une nouvelle représentation tant de sa personnalité que de son histoire et des forces qui ont déterminé sa philosophie. En fait, ce mythe d'un Aristote froid, statique, immuable et purement critique, sans illusions, sans expérience ni histoire, s'évanouit devant des faits qui avaient été jusqu'à présent artificiellement supprimés pour la défendre. Il n'est pas réellement surprenant que les aristotéliciens anciens n'aient pas su quoi faire des dialogues, spécialement dans la mesure où ils avaient tout intérêt àtracer une ligne de démarcation claire entre Platon et Aristote, et de faire de l'enseignement de ce dernier un ensemble aussi cohérent que possible. Pour eux, l'ensemble des traités avait une unité systématique unique sans distinctions chronologiques. Ils n'avaient pas encore appris à appliquer la notion d'évolution, ce qu'Aristote lui-même aurait pu leur transmettre, à l'histoire d'une philosophie ou d'un individu. Aussi n'y avait-il rien d'autre à faire que d'écarter les dialogues comme véhiculant des opinions non aristotéliciennes, et de les considérer comme de méchants ouvrages d'écrivain populaire. En tout cas, même avant de commencer à les interpréter, il est certain que les dialogues contredisent les traités. Le fait que les néo-platoniciens et d'autres admirateurs de la religion et de la philosophie de Platon les ont loués et estimés à l'égal des propres écrits de Platon nous montre à quoi ils sont apparentés. On en donnera plus loin des exemples. Il reste seulement à examiner les témoignages de Plutarque et de Proclus qui firent que Bernays se sentit contraint de nier a priori toutes les traces de platonisme dans les dialogues.

Cet argument faiblit lui aussi dès qu'on l'examine avec attention. En premier lieu, il ne s'agit pas de deux témoignages ; la correspondance des termes atteste que les deux auteurs suivaient la même source, dans la mesure où Proclus ne semble pas avoir suivi Plutarque. Ce que le passage dit, c'est qu'Aristote s'est opposé à la théorie des Idées de Platon non seulement dans son Éthique, sa Physique et sa Métaphysique, mais également dans les dialogues exotériques. Comme preuve de cela, Plutarque et Proclus citent, tous deux d'une seule et même source, un passage de l'un des dialogues dans lesquels Aristote se met lui-même en scène en disant qu'il ne peut avoir de sympathie pour la doctrine des Idées, même s'il devait être soupçonné de ne s'y opposer que par esprit de contradiction17. Cela montre que ces deux témoignages se fondent sur la situation historique concrète d'un dialogue particulier (il s'agit très vraisemblablement du dialogue intitulé Sur la philosophie, dans lequel nous savons qu'Aristote a critiqué d'autres parties de la métaphysique de Platon). Il est contestable de généraliser cela et de l'appliquer à tous les dialogues. Tout ce que cela prouve, c'est ce que nous savions déjà, à savoir qu'il y avait un ou deux dialogues dans lesquels Aristote s'était opposé à Platon. Cela ne nous permet aucunement d'écarter les opinions platoniciennes que nous trouvons dans d'autres dialogues. Bien plutôt, il nous faut reconnaître que ces ouvrages manifestent une évolution dans les questions philosophiques, tout comme nous avons justement montré qu'ils le manifestent dans leur forme.

En fait, Plutarque lui-même, dont on a jusqu'ici supposé qu'il montrait qu'Aristote s'opposait totalement à Platon y compris dans ses dialogues, nous donne une preuve explicite et incontestable de la réalité de l'évolution philosophique d'Aristote. Dans un passage que l'on a jusqu'ici totalement négligé18, il mentionne effectivement Aristote comme un exemple remarquable du fait que le vrai philosophie modifie sans regret ses opinions et, en fait, avec joie, dès qu'il s'aperçoit de son erreur. Aristote, Démocrite et Chrysippe modifièrent tous trois leurs opinions philosophiques de cette manière ; et le terme que Plutarque emploie pour désigner le changement (metativ*es*ai) montre qu'il ne peut se référer à des questions d'importance mineure, dans la mesure où il s'agit d'un terme technique de la philosophie hellénistique pour désigner le passage d'une école à une autre. En outre, il doit nécessairement avoir su que les « opinions antérieures » concernées (ta; provs*en aujtw`/ ajrevskonta) sont exprimées dans les dialogues d'Aristote. Cela devient clair si nous revenons encore à l'autre passage et si nous l'examinons soigneusement. « Aristote critiqua Platon non seulement dans les traités, mais également dans les dialogues, comme il ressort de ce passage et de cet autre. » Le contraste affirmé ici implique manifestement la supposition tacite que nous sommes en présence de quelque chose de remarquable et de contraire à la règle ordinaire. En général, Plutarque doit avoir considéré à l'évidence les dialogues d'Aristote d'un point de vue platonicien ; cela est également suggéré par le fait qu'il en parle parfois comme « les ouvrages platoniciens d'Aristote »19.

Comme nous l'avons vu plus haut, ces faits n'étaient pas clairs pour tout le monde comme ils l'étaient pour Plutarque dans l'Antiquité. C'est ce que montre une phrase importante d'Eusèbe concernant le grand ouvrage polémique écrit contre Aristote par Céphisodore, l'élève d'Isocrate20. Cet ouvrage doit avoir été un produit de la compétition entre l'Académie et l'école d'Isocrate, en un temps où Aristote, alors jeune membre de l'école de Platon, y avait introduit l'étude de la rhétorique et fait ainsi éclater au grand jour la rivalité latente entre les deux institutions. Eusèbe nous dit que Céphisodore prit les armes contre la théorie des Idées de Platon et contre tous les autres enseignements de Platon, et il exprime sa surprise que Céphisodore ait pu mettre Aristote en liaison avec ces conceptions. Conformément à l'opinion prévalente, Eusèbe considérait Aristote comme l'adversaire naturel de Platon. Il ne savait pas (lui ou sa source Numénius), et aurait difficilement pu savoir à cette date, que l'Aristote auquel pensait Céphisodore était entièrement différent de celui que les traités, non encore publiés plusieurs siècles après, ont rendu familiers à l'époque de l'Empire. Céphisodore ne connaissait Aristote que par ses publications littéraires, c'est-à-dire par les dialogues qu'il avait écrit lorsqu'il était encore membre de l'Académie ; et dans la mesure où, en écrivant un livre contre Aristote, il attaque la théorie des Idées, il nous fait seulement prendre conscience que jusqu'alors tous les écrits d'Aristote étaient entièrement fondés sur la philosophie de Platon.

Notre interprétation des fragments qui nous restent des dialogues doit justifier cette opinion dans le détail ; et les questions que nous soulevons doivent concerner les fragments qui subsistent effectivement, et non pas se limiter à des généralités. Il nous faut prendre comme points de départ toutes les questions chronologiques et philosophiques que les fragments permettent de régler nettement. De même, seule l'interprétation séparée de chaque dialogue pourra prouver de manière suffisante que les dialogues sont bien des œuvres de jeunesse.

 

CHAPITRE III

 

 

L'EUDÈME

 

 

 

 

 

 

 

La date du dialogue intitulé Eudème, qui porte le nom d'un ami chypriote d'Aristote, nous est fournie par le motif de sa composition, que l'on peut aisément reconstituer à partir du récit par Cicéron du rêve d'Eudème1.

Cet élève de Platon, banni de son pays, tomba gravement malade au cours d'un voyage en Thessalie. Les médecins de Phères, où il se trouvait, désespéraient de le guérir, lorsqu'un beau jeune homme lui apparut en rêve et lui promit qu'il se rétablirait bientôt, que, peu après, le tyran Alexandre de Phères trouverait la mort, et que, cinq ans plus tard, Eudème retournerait dans son pays. Aristote raconta, dans son introduction, comment manifestement la première et la deuxième promesses se réalisèrent rapidement: Eudème recouvra la santé et peu après le tyran fut assassiné par les frères de sa femme (en 359). L'espoir de l'exilé en fut d'autant plus grand de voir après cinq années la troisième promesse se réaliser et de rentrer à Chypre. Pendant l'intervalle, Dion, qui avait été banni de Syracuse, se trouvait à Athènes. Avec le soutien de l'Académie, il réunit une compagnie de volontaires déterminés, prêts à risquer leurs vies pour la libération de sa cité. Pleins d'enthousiasme pour l'idéal politique de Platon, que Dion était censé devoir réaliser, quelques jeunes philosophes se joignirent à l'expédition. Eudème était de leur nombre; il fut tué au cours d'un des engagements qui eurent lieu en dehors de Syracuse, cinq ans exactement après le rêve (354). Cette réalisation inattendue de la vision du rêve fut interprétée dans l'Académie comme signifiant que ce que le dieu avait prédit, c'était le retour de l'âme, non pas dans sa patrie terrestre, mais dans sa demeure éternelle.

Dans ce dialogue, Aristote a immortalisé la mémoire de son ami et cherché une consolation à sa propre douleur. Il commença par raconter l'histoire du rêve d'Eudème, afin de montrer qu'en le réalisant, la divinité elle-même avait confirmé la vérité de l'enseignement de Platon sur l'origine céleste de l'âme et sur son retour à son lieu d'origine. Cela constituait le point de départ d'une conversation métaphysique «sur l'âme», au centre de laquelle se trouvait la question de l'immortalité. L'atmosphère du Phédon, la préparation à la mort et la fuite du monde sensible, sont fortement présentes dans cet ouvrage de jeunesse d'Aristote. La vie terrestre de l'âme dans les chaînes du corps, que le Phédon compare à une prison, devient pour lui un temps d'exil par rapport à une demeure éternelle. Dans le tableau de la fugitive en pays étranger, qui tourne obstinément ses regards vers la demeure dont elle a été chassée, on trouve une nostalgie fervente de la paix et de la sérénité des prairies célestes. L'Eudème était un ouvrage de consolation. Il n'est pas besoin d'insister sur l'étrange insensibilité qui ne veut y voir qu'un exercice de style glacé « à la manière » du Phédon. La seule chose à pouvoir donner un véritable réconfort était une foi vivante dans le renversement des valeurs de la vie et de la mort que Platon effectue dans le Phédon. L'auteur de l'Eudème adopte entièrement cette croyance à une autre vie, et les opinions qui y correspondent sur le monde et l'âme. Par suite, les néo-platoniciens utilisèrent l'Eudème et le Phédon comme des sources aussi bonnes l'une que l'autre de l'enseignement de Platon sur l'immortalité. Nous allons maintenant examiner les fragments de l'œuvre d'Aristote en nous fondant sur cet enseignement.

Comme Platon dans le Phédon, Aristote dans l'Eudème s'est attaqué à l'opinion matérialiste qui s'oppose à la doctrine de l'immortalité. Et il l'a attaquée sous la forme même qu'elle avait revêtue dans le Phédon, à savoir celle de l'opinion selon laquelle l'âme n'est pas autre chose que l'harmonie du corps ; autrement dit, tout en différant de la somme des éléments du corps, elle est le produit de leur bonne disposition -- telle est également l'explication matérialiste moderne de l'âme. De la critique de cette opinion dans l'Eudème, deux arguments subsistent. Le premier est le suivant : «L'harmonie a un contraire, la dysharmonie. Mais l'âme n'a pas de contraire. Donc l'âme n'est pas une harmonie2

Ici, la preuve de la non-identité de deux concepts est établie à partir de la non-identité de leurs caractères distinctifs. Par suite, Aristote présuppose la connaissance du fait important que l'identité entre des objets dépend de l'identité de leur qualité spécifique. Le caractère qu'il prend ici comme terme de comparaison est un caractère appartenant à la logique formelle -- la possibilité de produire un contraire des concepts qu'il s'agit d'examiner, à savoir l'âme et l'harmonie. Il trouve que c'est possible pour l'harmonie, mais que l'âme n'a pas un tel opposé. Aristote formule son syllogisme de façon concise et tranchante, et il trouve manifestement du plaisir à sa rigueur laconique. Ce qui l'a conduit à choisir précisément cette ligne d'argumentation pour démontrer la non-identité des deux concepts et de leurs contenus n'est pas immédiatement évident ; mais cela devient clair dès lors que nous considérons la proposition suivante tirée de sa doctrine des catégories : « La substance (oujsiva) n'a pas de contraire », c'est-à-dire qu'il n'est pas possible de concevoir pour elle un opposé quelconque3. Par conséquent, ce syllogisme ne contient pas simplement la preuve que l'âme n'est pas une harmonie ; il présuppose aussi tacitement -- et cela est très important au point de vue du contenu philosophique du dialogue -- que l'âme est une substance. Il est aisé de voir comment un penseur pour qui cela était un enseignement établi pouvait être conduit à utiliser le principe de logique formelle évoqué plus haut pour attaquer l'opinion matérialiste, et ce principe atteint assurément l'adversaire à son côté le plus faible.

Il est intéressant de remarquer la relation entre l'argument aristotélicien et celui de Platon dans le Phédon (93c sq). Le dernier argument est plus compliqué. Selon Platon, l'âme est, ou bien morale, rationnelle et bonne, ou bien immorale, irrationnelle et mauvaise. Il montre que ces états ou ces constitutions contraires, composent une sorte d'ordre et d'harmonie, ou de désordre et de dysharmonie, dans l'âme. Il peut y avoir différents degrés de ces caractères dans l'âme. Par conséquent l'harmonie elle-même, ou son contraire, peut être plus ou moins harmonieuse. Si la proposition de l'adversaire était vraie, et si l'âme n'était qu'une harmonie de certains états, il serait possible tout simplement de remplacer le concept de l'harmonie par le concept de l'âme, ce qui aboutirait à l'absurdité que l'âme pourrait être plus ou moins âme4. Par suite l'harmonie ne peut être qu'un attribut de l'âme et non pas l'âme elle-même. La modification aristotélicienne de la preuve -- car son argument n'est qu'une reformulation de celui de Platon -- montre clairement qu'en tant que logicien, il trouvait à redire à la première formulation. La démonstration du Phédon a pour fondement son propre principe logique, et il est formulé dans l'enseignement aristotélicien des catégories de la manière suivante : « La substance (oujsiva) ne semble pas admettre le plus et le moins (to; ma`llon kai; to h|tton). Je ne veux pas dire par là qu'une substance ne peut pas être plus ou moins véritablement substance qu'une autre, mais qu'aucune substance ne peut être plus ou moins ce qu'elle est. Par exemple, un homme ne peut être maintenant un homme au plus haut degré qu'il ne l'a été, mais il peut bien être plus pâle qu'il ne l'était. La catégorie de la qualité admet par sa nature un plus ou un moins, mais non celle de substance5.» Il suit de cette règle, si l'on croit avec Platon que l'âme est une substance, qu'il ne peut y avoir de différences de degrés dans l'âme, alors qu'il peut y en avoir pour l'harmonie et pour la dysharmonie, comme pour tous les relatifs qui ont des contraires, par exemple la vertu et le vice ou la connaissance et l'ignorance6. Ainsi Platon infère-t-il également la non-identité de l'âme et de l'harmonie de l'impossibilité d'appliquer à l'un et l'autre concepts un seul et même principe logique ; ou, en termes aristotéliciens, du fait qu'elles relèvent de catégories différentes.

Nous pouvons maintenant voir clairement pourquoi Aristote a modifié comme il l'a fait l'argument du Phédon. Selon l'opinion de Platon, « un plus ou un moins », une variation de degrés, ne peut exister que dans l'indéterminé (a[peiron), jamais dans une chose absolument déterminée (pevra"). Or, nous avons du plus et du moins, une échelle de degrés divers, un intermédiaire entre deux extrêmes, à chaque fois que nous avons des opposés. Ainsi la proposition que le Phédon utilise, à savoir que la substance n'admet pas de plus et de moins, est-elle rapportée par l'Eudème à la proposition antérieure dont elle dépend, à savoir la proposition selon laquelle la substance n'a pas de contraire. D'où la réduction de la preuve à un seul syllogisme simple par lequel Aristote arrive au même résultat.

En même temps, il tire un deuxième contre-argument de ce qui reste de la preuve de Platon après l'extraction de son noyau. Il l'expose de la manière suivante: « Opposée à l'harmonie du corps est la dysharmonie du corps, mais la dysharmonie du corps vivant est maladie, faiblesse et laideur. Dans ces trois choses, la maladie consiste en un manque de symétrie dans les éléments, la faiblesse en un manque de symétrie dans les parties homogènes (oJmoiomerh`) et la laideur en un manque de symétrie dans les membres. Si par conséquent la dysharmonie est maladie, faiblesse et laideur, l'harmonie est santé, force et beauté. Mais je dis que l'âme n'est rien de tout cela, ni la santé, ni la force, ni la beauté. Car Thersite lui-même avait une âme en dépit de sa laideur. Par conséquent, l'âme n'est pas une harmonie7

Cette preuve vient directement de l'anthropologie de Platon. Platon distingue les vertus (ajretaiv) de l'âme et les vertus du corps. Celles de l'âme sont la sagesse, le courage, la justice et la tempérance ; celles du corps sont la santé, la force et la beauté. Un ensemble de qualités opposées y correspondent, qui sont les vices du corps et de l'âme. Les vertus (ajretaiv) dépendent de l'harmonie (symétrie), les vices (kakivai) de la dysharmonie (manque de symétrie) de l'âme ou du corps, selon le cas. Cette explication de la maladie, de la faiblesse et de la laideur comme un manque de symétrie dans le corps et dans ses parties ou dans leurs relations, avait été empruntée par Platon à la médecine contemporaine, sur laquelle il fondait toute sa science de l'éthique ou de la médecine de l'âme, et en laquelle il voyait le modèle de la vraie science et de la méthode rigoureuse. Son enseignement sur la vertu est un enseignement portant sur la maladie et la santé de l'âme, qui a son modèle dans la médecine et qui a pour principe le concept de mesure (mevtron), et de symétrie ou d'harmonie. Mais, s'il est établi que l'harmonie est le principe des vertus corporelles, la santé, la force et la beauté, il n'est pas possible d'expliquer semblablement l'âme comme une harmonie du corps. Cet argument a l'avantage d'attaquer l'adversaire matérialiste sur son propre terrain. On peut penser que l'explication de la santé comme symétrie du corps, et de la maladie comme absence de cette symétrie, a obtenu l'approbation des représentants de la science naturelle ; mais il n'en est pas de même pour l'explication de la vertu comme symétrie de l'âme, qui est le point de départ du Phédon. Cet enseignement platonicien des vertus de l'âme et du corps, que suit ici Aristote et qu'il développe en détail, est totalement étranger aux traités scientifiques. On y retrouve l'esprit des mathématiques pythagoriciennes. Selon Platon, l'état moral correct de l'âme, tout comme l'état naturel et normal du corps, est seulement un cas particulier de la loi cosmique universelle de symétrie, semblable à celle qui est développée dans le Philèbe en liaison avec la dernière conception du monde de Platon8.

L'analyse de ces deux preuves a abouti à un double résultat. En premier lieu, elle nous a montré que, dans l'Eudème, Aristote est encore complètement dépendant de Platon, non seulement dans le rejet du matérialisme en métaphysique, mais encore dans l'aspect positif de la doctrine. Si l'on n'a pas vu jusqu'ici que sa preuve repose sur la même base que la métaphysique de Platon et sa doctrine de l'immortalité de l'âme, c'est seulement parce que l'on n'a pas poussé l'interprétation jusqu'au bout. Le fait qu'Aristote y regarde encore l'âme purement et simplement comme une substance, est montré clairement par ses imitateurs ultérieurs. Par exemple, Olympiodore formule la première argumentation sous la forme suivante : « L'harmonie a un contraire ; mais l'âme n'en a pas, car elle est une substance » (Aristote, Fragment 45). L'affirmation selon laquelle il y a une petitio principii dans cette formulation est vraie ; mais cela est également vrai pour sa forme originelle, où la petitio est tranquillement présupposée9. Elle remonte à Platon lui-même, comme nous l'avons montré, car on trouve la même présupposition dans le Phédon. Le caractère dogmatique de la preuve est mis encore plus clairement en évidence par Platon, lorsqu'il dit tout simplement : « L'âme est une substance (oujsiva), l'harmonie ne l'est pas10

L'enseignement ultérieur d'Aristote est à mi-chemin entre l'opinion matérialiste selon laquelle l'âme est l'harmonie du corps, et l'opinion platonicienne de l'Eudème selon laquelle l'âme est en elle-même une substance. L'âme est substance seulement en tant qu'elle est ejntelevceia swvmato" fusikou` dunavmei zwh;n e[conto"11 [l'entéléchie d'un corps naturel qui a la vie en puissance]. Elle n'est pas séparable du corps et par conséquent elle n'est pas immortelle ; mais, liée au corps, elle est le principe informateur de l'organisme. Au contraire, dans l'Eudème, on peut appliquer à l'âme les remarques faites par Plotin d'un point de vue platonicien, lorsqu'il rejette l'âme-entéléchie d'Aristote. « L'âme n'a pas d'être parce qu'elle est la forme de quelque chose (ei\do" tinov") ; au contraire, elle est purement et simplement une réalité (oujsiva). Elle ne doit pas son existence au fait qu'elle est dans un corps ; elle existe avant même d'appartenir à un corps12.» Or, le fait que nous trouvons la doctrine de la pré-existence dans l'Eudème suffit à lui seul pour montrer que l'âme y est considérée comme une oujsiva ; et par suite, il n'est pas surprenant que Plotin, qui combat la conception aristotélicienne de l'âme, puisse néanmoins s'approprier entièrement l'argument de l'Eudème ; alors qu'inversement, les partisans du « vrai » Aristote, comme Alexandre et, après lui, Philopon, attaquent ce syllogisme. Selon ces derniers, l'âme a un contraire, à savoir la privation, et ainsi la preuve devient caduque. Cette opinion présuppose le concept d'entéléchie, et elle est une conséquence exacte de ce concept. En rejetant la conclusion du syllogisme, Alexandre la relie à l'argument du Phédon dont elle est le développement13. Ce qui distingue la première opinion d'Aristote sur l'âme est en fait que l'âme n'est pas encore la forme de quelque chose, mais une forme en elle-même (pas encore ei\do" tinov", mais ei\do" ti), une Idée, ou quelque chose comme une Idée. Cela nous est dit expressément et il nous est maintenant possible pour la première fois de le comprendre réellement14. Aristote lui-même nous a laissé un document important qui nous éclaire sur les faits de son évolution personnelle. Au moment où il attaque la théorie de l'harmonie dans son ouvrage sur l'âme, il cite son écrit de jeunesse. Il tire de l'Eudème, les deuxième et troisième arguments, qu'il développe quelque peu, mais il abandonne silencieusement l'argument tiré du caractère substantiel de l'âme15.

Le deuxième fait que nous découvrons par notre analyse est que le jeune Aristote était complètement indépendant de Platon dans le domaine de la logique et de la méthodologie. Tout en dépendant de lui pour la conception du monde, il est tout à fait libre dans le domaine logique, et peut-être même y éprouve-t-il un léger sentiment de supériorité. Sa résolution de la preuve de Platon en ses éléments, et l'excellence technique des deux preuves qu'il en tire, révèlent une longue expérience: et la connaissance mise en œuvre dans la doctrine des catégories constitue la présupposition de ses rectifications. Le fait que l'ouvrage dont nous disposons sur les catégories ne peut avoir été écrit avant l'époque du lycée et n'a pas été écrit par le seul Aristote (il est caractéristique de la période du naturalisme et de l'empirisme qui se développèrent dans son école après sa mort) n'y change rien. L'attitude fondamentale mise en œuvre dans la doctrine des catégories, et les parties principales de la doctrine elle-même, ont été développées avant qu'Aristote n'ait osé ébranler les fondements métaphysiques de la philosophie de Platon16.

Cela montre combien la liaison originelle était faible entre la logique et la métaphysique dans l'esprit d'Aristote, au contraire de Platon. Il est le vrai père de la logique et il y a consacré une quantité considérable de réflexions approfondies. Mais il n'a jamais reconnu la logique comme une partie de la philosophie et comme disposant d'un objet propre; il l'a toujours considérée comme simplement un art ou une puissance (duvnami"), avec ses propres règles formelles, plus ou moins comme la rhétorique. Il était déjà devenu le premier spécialiste de la logique avant de tirer de sa nouvelle doctrine de l'abstraction des conséquences qui s'opposaient à la théorie des Idées.

On peut également voir l'influence de ses études en logique dans certains autres fragments sur la preuve de l'immortalité qui se trouve dans l'Eudème, et spécialement dans son penchant pour ce qu'il appelait la dialectique. Aristote entend par ce mot, à la différence de l'usage qu'en fait Platon, tous les arguments qui reposent sur des prémisses simplement probables et qui n'ont qu'une cohérence subjective. Platon lui-même en fait grand usage dans ses dialogues. A côté des déductions rigoureusement apodictiques, ces arguments ont pour but de soutenir la preuve à la manière de peltastes au côté des hoplites -- il faut toujours garder à l'esprit la dimension éristique de la logique de Platon et d'Aristote. Elles n'ont pas une exactitude (ajkrivbeia) scientifique totale. Néanmoins, qui pourrait mépriser le poids des arguments en faveur d'une vie après la mort qu'Aristote tire des croyances religieuses des nations, des rites et des plus anciens mythes17? Même dans ses traités, il part ordinairement de l'opinion générale ou des opinions des hommes remarquables. Il tente de faire fusionner la connaissance rationnelle et purement philosophique avec le noyau de vérité de ces opinions. A cause de cela, les radicaux et les extrémistes l'ont accusé d'être attiré par le « sens commun » (et depuis la révolution romantique, radicaux et extrémistes sont considérés comme les cerveaux les plus profonds, du moins dans le monde intellectuel). En fait, cette dialectique recèle une théorie particulière de l'expérience, au sens historique et concret de ce mot. En attachant de l'importance, non seulement à sa propre raison, mais aussi à ce que l'on a effectivement pensé dans le temps, à l'expérience collective des hommes ou aux opinions d'individus célèbres, Aristote ne s'appuie pas tellement avec facilité sur l'opinion générale; il manifeste une intuition des limites de tout argument simplement intellectuel dans de telles questions.

Le mythe de Midas et de Silène nous mène aux profondeurs métaphysiques de l'Eudème. Lorsque le roi lui demande quel est le plus grand bien (to; pavntwn aiJretwvtaton), Silène révèle sans le vouloir la misère et l'infortune de la condition humaine. Le style manifeste l'influence du discours de la jeune Lachésis, fille d'Anankè, dans le dixième Livre de la République (617d sq). Par ses paroles et par son aspect extérieur, Silène exprime le tempérament mélancolique d'un être condamné à l'exil dans la nature terrestre. Dans une terminologie platonicienne habilement dissimulée, les principes de la philosophie dualiste sont proclamés. «Il est tout à fait impossible que les hommes puissent atteindre le souverain bien ; ils ne peuvent avoir part à ce qui est le plus élevé (metascei`n th`" tou` beltivstou fuvsew"). Car le plus grand bien pour tous les hommes et toutes les femmes est de n'être pas né (to; mh; genevs*ai). Mais, s'ils sont nés, le mieux -- et cela, les hommes peuvent y parvenir -- est de mourir le plus tôt possible18

L'attrait particulier de ces paroles, leur caractère oraculaire, tient à leur ambiguïté délibérée. La sagesse populaire recommandait une tristesse résignée : la meilleure des choses est de mourir au plus vite. Dans ce pessimisme naïf, il n'y a aucun espoir quelconque pour un monde autre et parfait, ou pour une existence plus élevée au-delà du tombeau. Aristote, au contraire, introduit dans les paroles de Silène la conception fondamentale de la métaphysique de Platon. to; mh; genevs*ai, ce n'est pas seulement « ne pas être né » ; cela signifie également « ne pas entrer dans le Devenir ». Au Devenir, le Philèbe (53c sq.) oppose l'Être pur du monde des Idées, comme son contraire absolu et son but le plus élevé. Tout ce qui a de la valeur, tout ce qui est parfait, tout ce qui est absolu, appartient à l'Être ; tout ce qui est mauvais, imparfait et relatif, appartient au Devenir. Tandis que, dans son éthique ultérieure, Aristote s'écarte de Platon, en ce qu'il ne recherche pas un bien absolu mais le meilleur pour l'homme (ajn*rwvpinon ajga*ovn), dans ce dialogue, il se situe entièrement sur un terrain platonicien. Il va encore de soi pour lui que lorsque nous examinons la valeur la plus haute, il nous faut penser à l'être transcendant ou au bien absolu, et non à ce que les Grecs appelaient le bonheur (eujdaimoniva). Aucune activité terrestre ne peut avoir part au bien absolu. Il nous faut retourner aussi vite que possible depuis le royaume du devenir et de l'imperfection jusqu'au royaume invisible de l'Être.

Le platonisme d'Aristote apparaît très clairement dans le sujet principal du dialogue, la doctrine de l'immortalité. Plus tard, il soutiendra que le problème essentiel de la psychologie est la liaison entre l'âme et l'organisme corporel, et il prétendra avoir été le premier à reconnaître la nature psycho-physique des phénomènes mentaux. Le premier résultat de la découverte de ces relations psycho-physiques fut inévitablement de saper la croyance platonicienne en la permanence de l'âme individuelle, et la seule partie de sa conviction première qu'Aristote pouvait conserver était la croyance que le pur nou`" est indépendant du corps. Toutes les autres fonctions de l'âme, comme la réflexion, l'amour et la haine, la crainte, la colère et la mémoire, impliquent l'unité psycho-physique comme leur substrat et disparaissent avec elle19. Le doute concernant l'immortalité de « l'âme tout entière » -- c'est la seule manière historiquement exacte de caractériser ce que les modernes appellent souvent, par anachronisme, l'immortalité individuelle -- apparaît relativement tôt chez Aristote. Parmi les traités, le Livre L de la Métaphysique tend à limiter la survie au nou`", et ce traité a été écrit peu après la mort de Platon20. Et jusque dans une citation du Protreptique faite par Jamblique, nous lisons: « Il n'y a rien qui soit divin ou heureux en l'homme, à part l'intellect et la raison, qui seul est vraiment digne d'intérêt. Cela seul, parmi ce qui est en nous, semble immortel et divin21.» Cette limite lui fait accorder d'autant plus de valeur au nou`" ; ce dernier est, en réalité, Dieu en nous -- ce qui rappelle la doctrine du nou`" *uvra*en eijsiwvn [«l'intellect venu du dehors»]. Sa doctrine morale du bonheur (eujdaimoniva) et sa doctrine théologique de la pensée de la pensée (novhsi" novhsew") dépendent de cette opinion. Il est par conséquent compréhensible que, dès les néo-platoniciens, la tentative ait été faite de rapporter les arguments de l'Eudème au seul nou`". Thémistius relie cette question difficile au problème de la manière de comprendre la conception de l'âme dans le Phédon, qui contient également certaines ambiguïtés.

En fait Thémistius, ou sa source, attribuait au Phédon l'intention secrète de n'accorder l'éternité qu'au nou`", mais il confond ici l'intention des arguments de Platon avec leurs conséquences22. Les mythes du châtiment des fautes et de la récompense des âmes dans la vie après la mort impliquent inévitablement la survie de « l'âme tout entière », et ils perdent toute signification si on les applique au nou`" d'Aristote. Néanmoins, on ne peut nier que les plus « sérieuses » des preuves du Phédon (pour employer l'expression de Thémistius), par exemple la preuve par la réminiscence et celle par la parenté de l'âme avec Dieu, prouvent uniquement l'éternité de l'intellect. Le fait est que Platon n'a pas clairement distingué les deux problèmes dans ses dialogues ; ils ne furent approfondis que dans les discussions de l'Académie, qui suscitèrent la prudente formule ultérieure d'Aristote. Dans le Phédon, nous pouvons encore clairement discerner les premiers courants de pensée qui s'unirent dans la doctrine platonicienne religieuse sur l'immortalité. L'un de ces courants vient des spéculations d'Anaxagore sur le pur nou`" ; il reposait sur une divinisation de la raison scientifique et était le point culminant du rationalisme du Ve siècle en philosophie. L'autre courant est d'origine opposée. Il vient de la croyance orphique en une autre vie, de la religion purificatrice qui prêche le repentir et la purification afin que l'âme (yuchv) ne souffre pas les plus horribles tourments dans l'autre monde. Ici, il n'y a pas de spéculation : il s'agit simplement de l'expression du sentiment moral et religieux de l'indépendance et de l'indestructibilité de l'essence de l'âme. Chez Platon, ces deux courants se sont fondus en une apparente unité. Cependant, cette unité n'était pas fondée sur une parenté réelle entre ses éléments, mais sur une merveilleuse combinaison de clarté rationnelle et d'aspirations religieuses ferventes dans l'âme de Platon. Sous les coups de sonde de l'entendement analytique d'Aristote, cette création éclate à nouveau en ses éléments originels.

Après tout cela, nous ne saurions être surpris que dans l'Eudème, Aristote suive l'opinion du Phédon même lorsque ce dialogue soutient que «l'âme tout entière» est immortelle23. Cette conception réaliste est la seule qui puisse apporter un réconfort religieux au cœur de l'homme, lequel ne se soucie en rien de l'éternité de l'intellect pensant et impersonnel, sans amour et sans mémoire de cette vie-ci. Mais Aristote a été assailli par le doute et ce doute a laissé des traces dans son opinion sur la réminiscence platonicienne. Nous savons que dans sa psychologie il rejette la réminiscence en même temps que la théorie des Idées et celle de la survie de «l'âme tout entière»24. L'Eudème est encore fondé sur cette théorie. Mais au moment où Aristote écrivait ce dialogue, il s'était déjà posé la question psychologique de savoir si la conscience est continue dans la vie après la mort et avait tenté d'y répondre par des moyens platoniciens. Et c'est cette question qui fit que l'immortalité, au sens du Phédon, lui sembla par la suite s'écrouler. La continuité de la conscience est liée à la mémoire. Alors qu'il niera plus tard que le nou`" possède la mémoire, dans l'Eudème, il tente de la sauver pour l'âme qui est retournée dans l'autre monde. Il le fait en élargissant la doctrine de la réminiscence de Platon en une doctrine de la continuité de la conscience dans les trois phases de l'existence de l'âme -- son existence première, sa vie sur cette terre, et sa vie après la mort. A côté de l'opinion platonicienne selon laquelle l'âme se souvient de l'autre monde, il pose que l'âme se souvient de ce monde-ci. Il appuie sa thèse par une analogie. Lorsque les hommes tombent malades, ils perdent parfois la mémoire, jusqu'à oublier même la lecture et l'écriture ; alors que d'un autre côté, ceux qui sont revenus de la maladie à la santé n'oublient pas ce qu'ils ont souffert lorsqu'ils étaient malades. De la même manière, l'âme qui est descendue dans un corps oublie les impressions reçues pendant sa première existence, alors que l'âme que la mort a rendue à sa patrie dans l'autre monde se souvient de ses expériences et de ses souffrances (pa*hvmata) dans ce monde-ci25. La vie sans le corps est l'état naturel de l'âme (kata; fuvsin) ; son séjour dans le corps est une maladie grave. Notre oubli (lhv*h;) de ce que nous avons vu dans nos vies antérieures n'est qu'une interruption et un obscurcissement momentanés de nos mémoires et de la continuité de notre conscience. Dans la mesure où nous n'avons rien à craindre de ce genre lorsque nous guérirons à nouveau, c'est-à-dire lorsque nos âmes seront délivrées de leurs corps, cette opinion semble garantir l'immortalité de «l'âme tout entière». La validité de la preuve dépend de l'exactitude de sa présupposition selon laquelle la connaissance de l'homme est un souvenir de «ce que nous avons vu là-bas» (ta; ejkei` *eavmata). L'immortalité personnelle que l'Eudème enseigne ne vaut nécessairement que ce que vaut ce dogme platonicien. Platon avait soutenu sa grande découverte logique, celle de l'a priori, par le mythe de la réminiscence. Le jeune Aristote a tout d'abord suivi ce mythe, et nous aurions tort de considérer cette manière de penser, qui est un dogme fondamental du Ménon et du Phédon de Platon, comme une simple métaphore chez son disciple. Mais lorsqu'il eut clairement saisi la nature spécifiquement logique de la pensée pure, et compris que la mémoire est un phénomène psycho-physique, il nia que le nou`" fût capable de mémoire et abandonna la pré-existence et l'immortalité. Dans l'Eudème, cependant, il n'avait pas encore atteint le moment où le mythe réaliste de Platon devait éclater en ses deux éléments, la poésie et le concept.

Il ne reste maintenant, dans le cercle clos des opinions platoniciennes qui entoure le sort de l'âme dans l'Eudème, que le dernier maillon, à savoir les Idées. Un critique sobre et sans préjugé pensera certainement qu'il serait déraisonnable de négliger la présentation de Proclus, caractérisant comme une doctrine authentiquement aristotélicienne, précisément ce maillon dans l'enchaînement des concepts qui seul donne un sens et une liaison logique à l'ensemble de l'exposé, ou de le considérer comme un ajout propre à Proclus. Ce maillon est bien la théorie des Idées. Ce sont précisément les Idées du Phédon qui sont cachées ici derrière ejkei` *eavmata [les visions de là-bas]. En laissant de côté la terminologie, qui est purement platonicienne, Aristote n'aurait pu avoir parlé de cette manière en se fondant sur sa psychologie et son épistémologie ultérieures. Et même si la citation de Proclus ne garantissait pas explicitement la présence des Idées dans l'Eudème, l'adoption des doctrines de la pré-existence et de la réminiscence suffirait en elle-même à les rendre nécessaires. Comme le dit Platon dans le Phédon, on peut admettre ou nier les Idées, mais on ne peut les séparer de la réminiscence et de la pré-existence. Ces doctrines sont inséparables, et la nécessité de l'une et des autres est une seule et même nécessité26. Plus tard, lorsqu'Aristote abandonna la théorie des Idées, il abandonna avec elle inévitablement la théorie de la réminiscence.

Telle est donc la relation d'Aristote à Platon autour de l'année 354-53, après au moins treize années d'études sous sa direction. Sa période platonicienne s'étend jusque peu avant la mort de son maître. Dans la mesure où les œuvres de jeunesse d'un écrivain nous donnent assurément une certaine information sur sa nature, il est tout à fait possible de tirer de l'Eudème quelques caractéristiques propres à Aristote. La chose importante est qu'il était déjà passé maître dans le domaine de la méthode et de la technique logique alors qu'il dépendait encore de Platon en métaphysique. Cette dépendance était manifestement enracinée dans les profondeurs de sentiments personnels et religieux non réfléchis. Les corrections qu'il entreprit d'introduire dans le modèle platonicien sont prudentes et conservatrices. Il tenta même de suivre la voie la plus spécifique de Platon, dans le domaine du mythe du progrès de l'âme. C'est le domaine où s'exprime l'une des plus grandes forces philosophiques de Platon, la capacité à élaborer une conception du monde. Dans l'Eudème, il est déjà clair que la capacité d'Aristote dans ce domaine est moindre, en dépit de l'intensité de son besoin intérieur, que son génie dans le domaine scientifique au sens étroit du terme.

III. L'EUDÈME

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