PRÉFACE À L'ÉDITION ORIGINALE

(1923)

 

 

 

 

 

 

 

Le genre du livre présent, qui est à la fois une présentation d'ensemble et une recherche, a besoin d'un mot d'accompagnement.

Il ne vise pas à donner une exposition systématique, mais plutôt une analyse, qui s'appuie sur les écrits d'Aristote et qui s'efforce de suivre en eux les traces cachées de sa propre évolution intérieure. Le cadre biographique a pour but de rendre plus manifeste que cette masse d'écrits, jusqu'ici indifférenciée, correspond à trois époques distinctes de son évolution. Sans doute, la représentation ainsi obtenue reste-t-elle fragmentaire, du fait de la pauvreté des matériaux disponibles. Cependant, elle fait ressortir dans ses grandes lignes, une vision d'ensemble essentiellement plus claire de la forme d'esprit d'Aristote et des forces à l'œuvre dans sa pensée, et permet tout d'abord d'améliorer la recherche philosophique de l'histoire des problèmes et des principes. Cependant l'intention de l'auteur n'a pas été d'apporter sa contribution à la philosophie systématique, mais plutôt d'éclaircir la portion de l'histoire de l'esprit grec qui est attachée au nom d'Aristote.

J'ai exposé plusieurs fois depuis 1916 les résultats de ces recherches lors de conférences aux Universités de Kiel et de Berlin et la rédaction elle-même, à l'exception de la conclusion, date pour l'essentiel de cette époque. Je n'ai pris en compte la littérature parue depuis cette date, qui n'est, par ailleurs, pas très importante concernant Aristote lui-même, que lorsque j'y ai appris quelque chose de nouveau ou lorsque je me devais de la contester. On y cherchera vainement les résultats des recherches plus anciennes elles-mêmes, dans la mesure où ils ne concernent que des changements sans importance dans les opinions ou dans la forme d'exposition. Tout cela n'a rien à faire avec l'évolution. Mon propos a encore moins consisté à analyser tous les écrits d'Aristote comme une fin en soi, et à conduire une recherche microscopique de toutes leurs strates. Il s'est agi uniquement d'éclairer, dans sa signification objective et en me fondant sur des exemples précis, le phénomène spirituel de l'évolution d'Aristote en tant que tel.

En conclusion, je voudrais exprimer ma plus profonde reconnaissance à la maison d'édition qui a assumé avec un courage confiant, en dépit de la rigueur des temps, tout le risque de la publication de cet ouvrage.

 

W. J.

Pâques 1923

 

 

LE PROBLÈME

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Aristote a été le premier penseur à s'être efforcé de rendre compte, en même temps que de sa philosophie, de sa place propre dans l'histoire ; il a ainsi donné naissance à une forme nouvelle, intérieurement complexe et plus responsable de conscience philosophique. Il a été le créateur de la notion de développement intellectuel dans le temps, et il considère même ce qu'il a accompli lui-même comme le résultat d'une évolution dépendant uniquement de sa propre loi. Dans sa présentation, il fait apparaître partout ses propres pensées comme les conséquences directes de l'examen critique qu'il fait de ses prédécesseurs, en particulier de Platon et de son école. Par conséquent, lorsqu'on suit Aristote dans cette voie et qu'on cherche à le comprendre au moyen des présuppositions à partir desquelles il a élaboré ses propres théories, on suit un chemin de pensée à la fois philosophique et aristotélicien.

Cependant, de telles tentatives ne nous ont pas donné un aperçu clair de la nature particulière de sa philosophie ; et cela ne peut surprendre le philologue, qui n'est pas habitué à utiliser le jugement qu'un auteur porte sur lui-même comme un document objectif, ou à lui emprunter ses propres critères de jugement. Il fut particulièrement stérile de juger Aristote, comme on l'a effectivement fait, en se fondant sur la façon même dont il avait compris ses prédécesseurs, comme si un philosophe quel qu'il soit pouvait jamais comprendre en ce sens ses prédécesseurs. Assurément, il ne peut y avoir qu'un seul critère positif pour juger ce qu'a accompli Aristote, et ce n'est pas la manière dont il critique Platon, mais la manière dont il platonise lui-même (car c'est ce que signifie pour lui philosopher). L'histoire antérieure ne peut expliquer pourquoi il a donné cette orientation particulière à la connaissance ; seul son propre développement philosophique peut l'expliquer, tout comme lui-même n'explique pas la position de Platon dans l'histoire de la pensée grecque à partir des prédécesseurs de Platon, mais bien plutôt comme le résultat de la rencontre de ces influences historiques et de l'originalité créatrice de Platon. Dans le traitement du devenir intellectuel, si nous devons donner tout son poids à ce qui est créateur et non dérivé chez les grands individus, il nous faut compléter la présentation de la tendance générale des temps par celle du développement organique de la personnalité concernée. Aristote lui-même montre la relation étroite entre le développement et la forme; la conception fondamentale de sa philosophie est « la forme incarnée qui, en vivant pour lui, se développe » (Goethe). Le but est de connaître la forme ou l'entéléchie grâce à la connaissance des étapes de son évolution. C'est de cette seule manière que l'on peut saisir directement ce qui domine dans une « structure » intellectuelle. Comme il le dit au commencement de sa leçon sur les étapes préliminaires de la vie politique, «ici comme ailleurs, nous ne parviendrons pas à une vision exacte des choses tant que nous ne les regarderons pas se développer depuis leur origine».

C'est l'un des paradoxes presque incompréhensibles, dont l'histoire de la connaissance humaine est pleine, que le principe d'un développement organique n'a jamais été encore appliqué à son initiateur, si nous excluons quelques tentatives qui, bien que dignes d'éloges, ont été tout à fait partielles et par conséquent sans influence. Il n'est pas exagéré de dire que, alors que toute une littérature a été consacrée à l'évolution de Platon, seul un tout petit nombre d'écrits évoque l'évolution d'Aristote et presque personne ne sait quelque chose qui vaille à ce propos. Cette négligence persistante pour l'un des problèmes les plus essentiels de l'histoire de l'esprit antique a eu un tel effet suggestif que l'on a fini par prendre le fait qu'on ne lui applique pas le point de vue évolutionniste comme une marque de sa différence objective par rapport à Platon ! Alors que l'histoire de l'évolution de ce dernier menace peu à peu de rendre les observateurs incapables de sentir l'impulsion constructrice qui constitue l'un des éléments fondamentaux de sa pensée et qui le distingue de tous les philosophes antérieurs, nous nous sommes habitués à regarder presque comme un signe de stupidité philosophique que de s'enquérir de la chronologie et du développement de la doctrine d'Aristote et de ses sources. Car, avons-nous tendance à penser, l'unité de sa pensée qui porte perpétuellement en elle-même le germe de tous les aspects particuliers, est précisément le système lui-même.

La raison principale pour laquelle aucune tentative n'a encore été tentée pour décrire l'histoire de l'évolution d'Aristote est, pour parler bref, la conception scolaire de sa philosophie qui y voit un système statique de concepts. Ses commentateurs furent de fins connaisseurs de son dispositif dialectique, mais ils n'avaient pas d'expérience personnelle des forces qui donnèrent son impulsion à sa manière de conduire des recherches, ou de la liaison caractéristique d'Aristote entre la démonstration rigoureuse et abstraite et un sentiment vivant et organique de la forme. Le spiritualisme d'Aristote est tout imprégné d'une vision intuitive de la réalité. La rigueur pénible de ses argumentations est seulement l'heureuse chaîne que la vitalité puissante du IVe siècle s'est imposée à elle-même par auto-discipline. On ne s'en rend pas compte à cause de la séparation, accomplie à l'époque des péripatéticiens de la troisième génération, entre les parties les plus spécifiquement philosophiques de son enseignement, la logique et la métaphysique, et les études portant sur la réalité empirique. Le travail effectué ensuite par la lignée de commentateurs inaugurée par Andronicos (Ier siècle avant J.-C.), auquel nous devons la conservation des traités, fut considérable. En s'attachant à la lettre de la tradition, ils surpassèrent de loin les pitoyables successeurs de Théophraste et de Straton du point de vue de l'exactitude de la compréhension philosophique. Mais eux-mêmes ne purent retrouver l'esprit originel. Il n'y avait plus de progrès régulier de la science de la nature et de l'esprit pouvant servir de sol nourricier, et par conséquent rien de cette interaction féconde entre l'expérience et le concept, dont les notions spéculatives d'Aristote avaient tiré leur souplesse et leur pouvoir d'adaptation. Depuis lors, il n'y a pas eu de rupture dans la continuité de notre représentation d'Aristote ; la tradition orientale suit celle des commentateurs, et l'aristotélisme occidental suit l'aristotélisme oriental. L'un et l'autre eurent sur leur époque une influence pédagogique que l'on ne saurait surestimer, mais leur caractéristique propre est précisément cette scolastique purement conceptuelle qui avait déjà empêché le monde antique d'avoir une compréhension vivante d'Aristote. On fut incapable d'appréhender sa philosophie comme le produit de l'application de son génie spécifique aux problèmes que lui posait son époque, et l'attention se confina ainsi à la forme dans laquelle il s'exprimait, sans avoir aucune notion de la manière dont il avait évolué pour devenir ce qu'il était. Entre-temps, l'une des sources principales de l'étude de son évolution, à savoir les dialogues et les lettres, s'était perdue, et toute la responsabilité en incombait à l'attitude traditionnelle. Cette attitude empêchait tout accès à sa personnalité. Il arriva ainsi que l'amour nouveau que les humanistes firent naître pour l'Antiquité ne modifia pas grand-chose en ce qui concerne Aristote, spécialement dans la mesure où on le tenait pour le prince de la scolastique médiévale, laquelle fut entièrement discréditée, autant par Luther que par les humanistes eux-mêmes. Aristote est la seule grande figure de la philosophie et de la littérature antique qui n'ait jamais connu de renaissance. Tout le monde admettait, en fait, qu'il était une puissance dont il fallait tenir compte et l'un des piliers du monde moderne, mais la tradition demeura, pour la simple raison que même après les temps de l'humanisme et de la Réforme, les hommes avaient bien trop besoin du contenu de sa pensée. Mélanchton et les Jésuites édifièrent l'un et les autres leur théologie à partir de sa Métaphysique. Machiavel tira ses règles de la Politique ; les théoriciens de la littérature et les poètes français tirèrent les leurs de la Poétique. Les moralistes et les juristes se sont nourris des Éthiques, et tous les philosophes jusqu'à Kant et bien au-delà se sont nourris de la logique.

En ce qui concerne les philologues, ce qui les empêcha de pénétrer jusqu'à la forme intérieure des pensées d'Aristote n'était pas tant un intérêt particulièrement grand pour le contenu que l'étroitesse et le caractère superficiel de la conception de l'écriture littéraire antique réintroduite par les humanistes. Ils ont fait des études précises des écrits d'Aristote qui nous restent, et ils ont tenté d'en établir précisément le texte. Mais du fait de l'intérêt nouveau pour le style, l'état d'inachèvement dans lequel ces ouvrages nous sont parvenus était esthétiquement peu attrayant. Ces textes furent jugés à l'aune des écrits littéraires dont ils se sont toujours moqués et qui est totalement étrangère à leur nature. On a naïvement comparé le style des traités avec les dialogues de Platon, et l'on s'est éperdu d'enthousiasme pour l'art merveilleux de ce dernier. En revanche, au moyen de toutes sortes de rationalisations, en considérant comme douteux les passages troublants et en déplaçant des phrases ou des livres tout entiers, les philologues tentèrent de transformer les écrits aristotéliciens en manuels aisément lisibles. La raison de ce genre de critique des textes était l'incapacité à comprendre la forme provisoire qui, étant tout à fait caractéristique de la philosophie d'Aristote, constitue le point de départ nécessaire de la compréhension historique de son évolution. Même dans le cas de Platon, l'importance de la forme pour la compréhension de sa pensée propre a été négligée pendant longtemps et elle l'est toujours; les philosophes en chaires et les philologues de la littérature en particulier, sont toujours enclins à considérer la forme comme quelque chose de purement littéraire, qui n'a aucune importance pour le contenu de la pensée de Platon, en dépit du fait que cette liaison intime de la pensée avec cette forme est un phénomène unique dans l'histoire de la philosophie. Aujourd'hui cependant, la plupart des gens savent que l'étude de l'évolution de la forme de ses écrits est l'une des clés principales pour en avoir une compréhension philosophique. D'autre part, avec Aristote, ils se consacrent encore exclusivement au contenu, d'autant plus qu'ils supposent qu'il «n'a tout simplement aucune forme». La conception étroite des rhéteurs hellénistiques sur ce qui constitue la forme littéraire a presque failli nous faire perdre ses traités, et elle est en fait responsable de la disparition des écrits stoïciens et épicuriens. Dès que nous nous en débarrassons, la question du développement historique surgit naturellement, car il est totalement impossible d'expliquer l'état particulier des écrits subsistants sans supposer qu'ils contiennent les traces d'étapes différentes de son évolution. L'analyse des traités nous conduit naturellement à cette conclusion, et les fragments de ses ouvrages littéraires perdus la confirme. C'est bien pourquoi une tâche première et indispensable de cet ouvrage devra être de montrer pour la première fois, au moyen des fragments des ouvrages perdus et par l'analyse des traités les plus importants, qu'ils sont enracinés dans un processus de développement. C'est en fait à partir de l'interprétation de ces documents, en vue d'une édition de la Métaphysique, que le présent ouvrage est né. Cependant, la critique philologique est ici directement au service de l'enquête philosophique, dans la mesure où nous nous soucions non seulement de l'état matériel des écrits en tant que tels, mais encore de ce que cet état nous révèle sur la force qui fait avancer la pensée d'Aristote.

X aristote

X ARISTOTE

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