éditions de l'éclat, philosophie

WERNER JAEGER
ARISTOTE


CHAPITRE VIII

L'évolution de la
métaphysique

 

 

 

 

L'opinion en vigueur selon laquelle la Métaphysique est un ouvrage tardif est devenue insoutenable depuis que nous avons découvert qu'il contient de larges portions d'une version antérieure datant de la première moitié des années 340-330. À cette opinion, il faut substituer l'idée, d'ailleurs évidente en elle-même, que même au cours des années qui ont immédiatement précédé et suivi la mort de Platon, la métaphysique était le véritable centre des préoccupations critiques d'Aristote. D'un autre côté -- et ce résultat n'est pas moins important -- il revint à ces problèmes au cours de la dernière période de sa pensée et entreprit une réorganisation qui introduisit des conceptions nouvelles dans le contenu ancien, en en enlevant des parties et en en reformant d'autres pour les adapter au nouveau cadre. Les traces de ces modifications tardives nous permettent de deviner la direction dans laquelle il souhaitait développer sa philosophie. Naturellement, les traits particuliers individuels des parties anciennes et des parties tardives ne sauraient être saisis clairement sans la connaissance de leur harmonie nouvelle (palivntono" aJrmonivh) au sein de la construction définitive qui les contient et les encadre.

L'analyse doit partir de la partie centrale de la Métaphysique, dont la recherche critique concernant l'origine de l'ouvrage a bien déterminé les limites, et dont nous avons rendu plus visible la liaison interne, telle qu'Aristote l'a voulue, en écartant les passages indépendants ajoutés par les éditeurs. Cette partie est constituée du corps compact des livres A à I, en excluant a et D ; Bonitz lui-même avait dans l'ensemble bien isolé cette structure1. Il avait également montré clairement que la série est inachevée, en particulier que la théologie telle que nous la possédons (dans le livre L) n'est pas la conclusion voulue par Aristote, et cette affirmation doit être fortement soulignée étant donné les récentes tentatives visant à mettre en doute les arguments convaincants en sa faveur. C'est seulement dans sa présentation des deux derniers livres qu'il est nécessaire de compléter ce qu'a dit Bonitz ; manifestement il s'y est moins intéressé parce qu'il se souciait principalement de la doctrine de la substance. Nous avons montré que le livre M visait à remplacer N dans la dernière version ; par conséquent, il appartient au bloc défini par Bonitz. La métaphysique qu'Aristote nous offre ici à grands traits est la célèbre doctrine de la substance en général, c'est-à-dire la philosophie des formes substantielles, qui a joué pendant tant de siècles pour la spéculation le rôle d'armature et de soutien de ses intuitions de la nature et de l'être. Nous pouvons suivre les traces de l'évolution de cette puissante construction incomplète en partant de son centre : la théorie de la substance.

Dans le livre B, qui développe les problèmes liés à la « science recherchée », Aristote ne connaît le problème de la substance que sous la forme de la question particulière concernant la réalité du monde suprasensible. Après les quatre problèmes introductifs, qui touchent à la constitution de la nouvelle science, il évoque cette question comme thlauge;" provswpon [un visage brillant au loin] en tête des onze problèmes qui nous font pénétrer dans le véritable domaine de recherche propre à cette discipline. Il souligne ainsi son importance fondamentale par la place qu'il lui donne2. Dès l'époque de l'invention des Idées par Platon, ce problème avait été le problème propre de la philosophie. En formulant, comme il le fait, la tâche de la métaphysique, Aristote part donc directement de la question fondamentale de Platon. Il l'exprime en fait exactement comme le ferait un platonicien : les réalités transcendantes, dont nous croyons qu'elles existent séparées des phénomènes sensibles, comme les Idées et les objets de la pensée mathématique, existent-elles vraiment? Et si elles n'existent pas, pouvons-nous affirmer, en plus et au-dessus des choses sensibles, l'existence d'un autre genre de réalité suprasensible quelconque? Il ne dit rien du monde sensible (aijs*hth; oujsiva). La toute première phrase va droit à la question centrale, celle de la transcendance; les problèmes qui suivent se développent à partir de cette racine comme le tronc, les branches et les rameaux d'un même arbre. Un simple coup d'œil montrera qu'eux aussi ont tous sans exception leur origine dans une terre platonicienne. Quels sont les premiers principes? Sont-ce les genres, comme le soutient Platon, ou les éléments des choses visibles, comme l'enseignent les physiologues? Si ce sont les genres, sont-ce les genres les plus élevés ou les plus bas? Quelle est la relation entre l'universel, que Platon considère comme la substance (oujsiva) et l'Être ou la Réalité? Ce qui est «vraiment réel» est-ce la plus abstraite des abstractions, ou au contraire nous approchons-nous d'autant plus près du réel que nous descendons des hauteurs de l'abstraction vers le concret, le particulier, l'individuel? Chacun des premiers principes est-il un en nombre, en tant qu'individu, ou un en espèce, comme un genre? Les principes des choses périssables et ceux des choses impérissables sont-ils les mêmes? Pouvons-nous faire de l'être et de l'unité le principe et l'origine de toutes choses, comme le fait Platon, ou ne s'agit-il que de pures abstractions vides de tout contenu réel? Platon et ses disciples ont-ils raison en faisant des nombres, des lignes, des points, des plans et des solides, des substances (oujsivai)? Dans la mesure où l'abstrait n'est pas réel ou essentiel, mais seulement quelque chose de commun à beaucoup de choses, qu'est-ce qui a conduit les hommes à supposer l'existence des Idées? Faut-il concevoir les premiers principes à la façon d'une simple matière ou puissance, à la manière des enquêtes sur la nature (la physiologie), ou comme quelque chose qui est à l'œuvre et actif dès le début? Ce dernier problème avait suscité une controverse entre Platon et Speusippe et, comme nous l'avons déjà dit, Aristote se rangea alors du côté de Platon. Ainsi, le livre des problèmes (le livre B) ne développe que les problèmes de la doctrine platonicienne et eux seuls, et dans la période la plus ancienne de l'élaboration de la Métaphysique, Aristote apparaît comme cherchant à améliorer cette doctrine. Les questions posées ici se situent sans exception dans la sphère du suprasensible. Dans leur ensemble, elles dessinent une philosophie qui non seulement dérive entièrement de Platon, mais encore est platonicienne par sa nature même, en dépit du fait que son présupposé et son motif directeur sont constitués par une attitude caractérisée par le doute concernant l'existence des Idées. Tous les problèmes de cette «science que nous recherchons» naissent de la crise de la doctrine de Platon, et ils consistent en des efforts pour réhabiliter l'affirmation d'une réalité suprasensible.

Nous cherchons naturellement le traitement de ces problèmes dans les investigations de la partie principale, qui se trouvent, selon l'opinion courante, dans les livres Z-H-Q. Les quatre problèmes introductifs, qui déterminent le concept, le domaine et l'extension de la métaphysique, sont traités dans les livres immédiatement postérieurs à l'énumération (G et E). Nous devrions nous attendre à ce qu'Aristote s'y conforme par la suite, ce qui l'amènerait à poser la question de la réalité suprasensible dans le livre Z. Nous devrions également nous attendre à trouver, comme en G et E, quelque référence explicite au fait que nous approchons maintenant du problème central de la métaphysique. Cependant, au lieu de cela, à savoir la question de l'existence du suprasensible, le livre Z nous place de manière inattendue devant la théorie de la substance en général. Et dès lors, et tout au long des trois prochains livres, l'énumération des problèmes n'a plus aucune importance. Non seulement elle cesse d'être au principe de l'ordre de l'exposition, mais elle n'est même pas mentionnée une seule fois. Cette disparition simultanée à la fois des références à cette énumération et d'un examen réel de cette énumération prouve clairement ou bien qu'Aristote a abandonné au milieu de sa composition le plan originel tel qu'il l'avait envisagé dans le livre B -- ce qui, dans un ouvrage qui constituait une unité, tant dans le plan projeté que dans sa mise en œuvre, serait étrange et difficilement compréhensible --, ou bien que les livres sur la substance (Z-H-Q) ne suivent aucunement le plan originel, mais sont quelque chose de nouveau et d'ultérieur qui l'a remplacé, ou y a été rajouté.

Il n'est pas difficile de montrer qu'en fait le livre B n'appartient pas à une version nettement antérieure aux livres sur la substance. Comme nous l'avons montré plus haut (p. 172), il a été écrit à la même époque que le livre A, dans les années qui ont suivi immédiatement la mort de Platon. Or, le «nous», par lequel Aristote y indique qu'il est lui-même un platonicien, ne se retrouve plus lorsque nous rencontrons sa critique de la doctrine de Platon dans le livre Z3. D'un autre côté, nous avons retrouvé une grande partie de la Métaphysique la plus ancienne en M 9-10 et dans le livre N, et l'affirmation selon laquelle Z n'appartenait pas originellement à la Métaphysique, telle qu'elle est programmée en B, est démontrée de manière convaincante par les faits suivants : 1) la partie de la version la plus ancienne, qui se caractérise également par l'emploi de « nous » dans sa polémique, porte, comme on devait s'y attendre, exclusivement sur les problèmes énoncés en B, c'est-à-dire sur la question de la réalité du suprasensible ; 2) dès que nous réintégrons ce domaine, qui est le domaine de la métaphysique au sens plus strict, les références au livre B reprennent4.

Ce résultat, à savoir le fait que les livres sur la substance n'avaient pas leur place dans le plan originel, semble ébranler l'idée fondamentale de la métaphysique aristotélicienne. Il me faut par conséquent prendre en considération l'objection selon laquelle il est de l'essence de ce type de spéculation de ne pas saisir le suprasensible directement, mais de le révéler de manière indirecte -- de ne pas en faire le point de départ, mais le but de la démarche. La théorie de l'être du principe suprême, qu'aucune expérience ne peut permettre de saisir, ne doit-elle pas se fonder sur une théorie de la substance édifiée pas à pas, à l'aide des réalités que l'on peut saisir par l'expérience, et s'élevant régulièrement du connu à l'inconnu? Et les enquêtes sur la substance et l'acte (Z-H-Q) ne conduisent-elles pas expressément au seuil de la doctrine de l'être suprasensible? Il est certainement vrai que cette partie de la Métaphysique est préliminaire, et il est manifeste que, dans sa dernière version, Aristote lui a délibérément donné sa place actuelle. La théorie de la substance en général devait désormais constituer la porte d'entrée à la théorie de la substance immatérielle du premier moteur. Nous rechercherons plus tard comment le caractère spécifique de sa métaphysique lui a été donné avant son organisation ultime, mais il est essentiel ici d'établir le fait que la version présente fut précédée d'une autre version dans laquelle ne figurait pas cet exposé progressif du concept de l'être. L'énumération des problèmes de la métaphysique en B n'envisage pas de faire un excursus au sujet de la théorie générale de la substance et de l'acte en Z-H-Q, et ces trois livres révèlent eux-mêmes à chaque page qu'ils ne sauraient avoir été originellement écrits en vue du but systématique qu'ils se trouvent servir dans la structure finale telle qu'elle est parvenue jusqu'à nous.

Compte-tenu de l'importance de ce point, je veux le montrer plus précisément encore. Il est vrai que le livre Z commence par souligner que la meilleure méthode sera de partir des substances perceptibles par les sens. Il est également vrai que ce passage est suivi par la digression admirable et justement célèbre portant sur la nature de la connaissance humaine et sur le caractère avisé de partir toujours de ce qui est connu «pour nous», à savoir de ce que la perception atteste, afin d'avancer ensuite vers ce qui est connaissable «par nature», à savoir vers l'objet de la pensée pure en tant que tel. Mais maintenant, cette explication des raisons qui ont conduit Aristote à préfacer son enseignement sur le suprasensible par une recherche portant sur la substance en général se trouve dans tous les manuscrits à une place erronée. Bonitz fut le premier à découvrir l'erreur de position (bien qu'il n'en ait tiré aucune conclusion), et depuis son époque nos éditions nous ont donné ce passage vagabond à l'endroit qui est le sien. L'erreur ne saurait être due à une confusion d'un manuscrit tardif, car elle se trouve dans les deux classes de la tradition manuscrite, et se retrouve par conséquent dans tous les manuscrits anciens. La seule explication possible est qu'il s'agissait d'une réflexion après-coup, écrite sur une feuille volante, et insérée dans la mauvaise partie du texte par le premier éditeur5. Il existe une seconde référence à la nature simplement préliminaire de l'enquête sur la réalité sensible, et elle est, elle aussi, reliée si vaguement avec les mots qui suivent qu'elle semble avoir été ajoutée ultérieurement par Aristote6.

Ce dont personne ne saurait douter, c'est que les livres Z et H ne traitent pas de la question de la substance comme on s'y attendrait, compte-tenu de leur position ; ils ne sont pas constamment orientés vers le but auquel ils devraient être attachés et qui devrait les conduire à la preuve de l'existence du suprasensible. Au contraire, ils donnent l'impression d'avoir été écrits seulement en vue de réfuter la conception platonicienne de l'être, selon laquelle l'être le plus élevé est l'universel le plus élevé, et en vue de confronter cet immatérialisme sans mesure à la preuve de la signification positive de la matière (u{lh) et du substrat (uJpokeivmenon) pour la saisie conceptuelle de la réalité effective. Le nouveau concept aristotélicien de la substance comme forme et entéléchie vient par conséquent de la coopération de la tendance matérialiste et de la tendance logique, sans que la question du caractère séparé (cwrismov"), par ailleurs décisive pour le métaphysicien quand il s'agit d'un tel concept, vienne particulièrement au premier plan. Au contraire, la tendance permanente de Platon à faire partout abstraction de la matière est ici rejetée comme unilatérale, et l'attention est attirée sur l'importance de la matière pour la saisie conceptuelle de l'essence7. En considération de tout cela, nous ne sommes pas étonnés que la notion de forme soit dérivée directement d'une analyse du concept du devenir, et que son importance fondamentale pour la juste compréhension de ce concept physique soit fortement mise en relief8. La manière dont le livre Z examine l'une après l'autre les différentes significations du concept de « substance », et le résultat de cet examen, font naître la suggestion que nous avons ici devant nous un écrit originellement indépendant portant sur le problème de la substance, dont l'importance décisive avait déjà été mise en lumière par la critique de la théorie des Idées, dès la première version de la Métaphysique (voir supra, p. 191). On ne peut naturellement pas nier qu'il soit nécessaire de présupposer son nouveau concept de substance, ou mieux, son nouveau concept de l'être, même dans la période la plus ancienne des spéculations physiques d'Aristote. Mais ce concept vient tout autant de la physique et de la logique9 que de la métaphysique, et il est parfaitement possible que la toute première version de la Métaphysique, qui ne consistait encore, comme le dialogue Sur la Philosophie nous l'a appris, qu'en une théologie, tout en utilisant avec beaucoup d'esprit le concept d'entéléchie et d'acte en abordant le problème de dieu, ne comprenait cependant aucun examen général de la question de la substance, sans parler de mettre un tel examen au centre de ses préoccupations.

Cette conjecture selon laquelle l'examen de la substance ne se trouvait pas originellement dans sa position actuelle peut encore être appuyée par nombre d'indications externes très sérieuses10. En premier lieu, il n'existe aucun renvoi à Z-H-Q dans les livres plus anciens. D'un autre côté, le livre I renvoie à Z-H et les caractérise comme «les discussions concernant la substance» [oiJ peri; th`" oujsiva" lovgoi]. Cela seul indique leur relative indépendance. Aristote fait mention des mêmes livres en Q 8, 1049b 27 : «On a dit dans les discussions sur la substance » [ei[rhtai dJ ejn toi`" peri; th`" oujsiva" lovgoi"]. Il en ressort que les deux livres Z et H, qui forment un tout -- H commence par une récapitulation de Z et donne une série de suppléments à cette recherche -- sont considérés à la fois en Q et en I comme un ensemble indépendant. Ce qui est encore plus important, c'est que l'introduction de Z est souvent évoquée comme le début, comme en Z 4, 1029b 1 : «Puisqu'au commencement nous avons distingué les différentes manières dont nous définissons la substance » [ejpei; d ejn ajrch`/ dieilovme*a povsoi" oJrivzomen th;n oujsivan]. En général, l'expression « au commencement» (ejn ajrch`/) désigne le début de l'ensemble des leçons, à savoir le livre A, comme c'est le cas par exemple en B et en M 9-10, des passages qui appartiennent à la Métaphysique primitive. Nous trouvons un exemple de l'emploi de ejn ajrch`/ dans un livre central et renvoyant au propre commencement de ce livre, dans l'examen de l'amitié dans l'Ethique à Nicomaque (viii-ix), et il ne fait aucun doute que cet ensemble constituait à l'origine un traité indépendant. Z fut également un jour le commencement d'un traité indépendant, en fait le premier de toute une série de leçons. Le fait est attesté par Q 1, 1045b 31 où, de manière semblable, les mots «au commencement de notre enquête » [ejn toi`" prw`toi" lovgoi"] ne désignent pas le début de A ni celui de Q, mais le début de Z. Par conséquent, le premier livre de cette série fut le livre Z, que suivit H, et ce dernier a dû être suivi de Q, comme c'est le cas aujourd'hui. Il est difficile de trancher la question de savoir si le livre I appartenait également à la série primitive, ou s'il a été ajouté plus tard, lorsqu'Aristote tira Z-H-Q de leur isolement et les introduisit dans la Métaphysique. Cependant, il semble qu'il ait été ajouté ultérieurement. I 2, 1053b 16 renvoie à Z 13-17 par les mots: «Si, par conséquent, aucun universel ne peut être une substance, comme cela a été dit dans notre examen de la substance et de l'être » (eij dh; mhde;n tw`n ka*ovlou dunato;n oujsivan ei\nai, ka*avper ejn toi`" peri; oujsiva" kai; peri; tou` o[nto" ei[rhtai lovgoi"). Ici, Z et H sont encore appréhendés comme indépendants, et il ne semble pas qu'ils se placent au début d'une série à laquelle le livre I appartiendrait également. Au contraire, un autre passage, dans lequel le livre I renvoie au livre B, s'y oppose : « Quant à la substance et à la nature de l'un, il nous faut reprendre la recherche que nous avons évoquée plus haut dans nos problèmes et nous demander ce qu'est l'un» (kata; de; th;n oujsivan kai; th;n fuvsin zhthtevon potevrw" e[cei, ka*avper ejn toi`" diaporhvmasin ejphvl*omen, tiv to; e{n ejsti...) (1053 b 9). Cela montre que l'ensemble primitif indépendant ne se composait que des livres Z H Q, et que le livre I a été ajouté lorsqu'Aristote travaillait à la version ultime de la Métaphysique. C'est la raison pour laquelle le livre I considère le livre B comme l'introduction.

Si nous examinons maintenant la relation du livre Z à ce qui le précède, nous voyons que cela confirme une fois de plus notre opinion selon laquelle il a été introduit à sa place actuelle après avoir été conçu primitivement comme un écrit indépendant. Comme nous l'avons vu, les livres G et E contiennent l'examen des quatre premiers problèmes concernant la nature de la science recherchée. Cet examen se termine en E 1. Ensuite, quelque chose de nouveau apparaît, c'est-à-dire la théorie des multiples significations de l'étant (o[n) et de la plus fondamentale d'entre elles, l'essence (oujsiva). C'est donc le commencement de la partie principale de la Métaphysique. Aristote commence par une énumération de toutes les significations de l'être au sens le plus large du mot. «L'être proprement dit se prend en plusieurs acceptions : nous avons vu qu'il y avait d'abord l'être par accident, ensuite l'être comme vrai, auquel le faux s'oppose comme non-être ; en outre, il y a les types de catégorie, à savoir la substance, la qualité, la quantité, le lieu, le temps et tous les autres modes de signification analogues de l'être. Enfin il y a, en dehors de toutes ces sortes d'êtres, l'être en puissance et l'être en acte. Puisque nous parlons des différentes acceptions de l'être, nous devons remarquer d'abord que l'être par accident n'est jamais objet de spéculation. Ce qui le montre bien, c'est qu'aucune science ne s'en préoccupe11.» Il examine ensuite l'accident, puis l'être au sens de vrai, c'est-à-dire la fausseté du jugement. Ce bref passage va jusqu'à la fin du livre E. Le livre Z commence l'examen de l'être au sens véritable, donc selon les catégories, et en particulier selon la catégorie de la substance (oujsiva), qui est l'objet principal de la science en question.

Assez étrangement, le nouveau livre commence presque par les mêmes mots que ceux qui précèdent immédiatement et par la même énumération des sens de l'être : « L'être se prend en plusieurs sens, suivant les distinctions que nous avons précédemment faites [ici nous nous attendons au moins à un renvoi à l'énumération faite en E 2, mais nous allons être surpris] dans notre livre sur les différents sens des mots ; en un sens, il signifie ce qu'est la chose, la substance, et, en un autre sens, il signifie une qualité, ou une quantité, ou l'une des autres catégories de cette sorte12

Il est ici parfaitement clair que si E 2 avait existé avant, à l'époque où Aristote écrivait ce début du livre sur la substance, soit il aurait renvoyé ses lecteurs à l'énumération complète et précise des significations du mot « être » qui y est donnée, soit il n'aurait pas du tout énuméré ces significations, parce que tous auraient eu cette énumération à l'esprit. Si, d'un autre côté, le livre Z a été écrit indépendamment des autres livres de la Métaphysique comme une enquête sur la substance, nous pouvons tout de suite comprendre pourquoi il lui a fallu commencer par déterminer brièvement la relation de la substance aux autres significations possibles du mot «être», en prenant pour point de départ la table des catégories. A cette fin, il renvoya à la leçon sur les multiples acceptions des mots (Peri; tw`n pollakw`" legomevnwn), qu'il a certainement prononcée de nombreuses fois. Cette leçon ne faisait pas partie alors des leçons de métaphysique, mais constituait un mev*odo" [traité] indépendant. Il s'agit là de notre livre D, qui se vit attribuer sa place actuelle et inappropriée, non point par Aristote, mais par ses éditeurs. Lorsque, au cours de la réécriture tardive, le livre sur la substance et le traité sur la puissance et l'acte furent introduits aux places qu'ils occupent actuellement, cela provoqua une modification de l'ensemble de la structure de la Métaphysique ; plus exactement, Aristote introduisit ces livres dans le but de changer la structure d'une manière déterminée. Le modèle du projet nouveau était la méthode suivie pour les livres sur la substance Z-H, dans lesquels Aristote s'était servi des divers sens de l'oujsiva (u{lh, matière, ei|do", forme, ka*ovlou, universel, tiv h\n ei\nai, quiddité) comme autant de fils conducteurs, et avait ainsi présenté clairement, en une synthèse de strates hiérarchisées, les différentes étapes historiques et logiques de son concept de substance. Dans la deuxième version de la Métaphysique, il appliqua cette méthode au concept d'être (o[n) en son sens le plus large; et l'oujsiva devint alors seulement une signification parmi d'autres de l'«être» (entendu en ce sens large). Avant sa théorie de la forme pure et immatérielle, il plaça sa théorie de la forme en général comme véritable réalité et substance; et avant cette dernière encore, il plaça la doctrine des diverses acceptions de l'«être», de laquelle il tire la substance (oujsiva) comme la seule acception qui soit appropriée à la métaphysique. Cela fut effectué en partant des sens qui ne renvoient à rien de réel ou d'indépendant, mais seulement aux modifications accidentelles de l'être ou aux attitudes de la conscience envers l'être. Compte-tenu de sa nature simplement préliminaire, cette partie est présentée de manière très sommaire (E 2-4). Dans la version actuelle de la Métaphysique, elle fait le lien entre l'ancienne introduction (A-E 1) et la nouvelle partie principale (Z-H-Q-I-M). Conduisant à la discussion principale, et esquissant la structure de ce qui doit suivre, elle fut naturellement la dernière partie introduite. Son introduction transforma l'énumération des divers sens de l'être en synopsis de l'ensemble de la composition. Il nous faut cependant prendre conscience que cette composition est l'étape finale d'un long processus d'évolution, incomplet et provisoire, assurément, même dans cette version ultime, mais portant néanmoins tous les signes de la détermination à édifier une grande synthèse. Les ajouts, les insertions et les jonctions, qui ont pour la plupart leur origine dans cette étape ultime, témoignent d'une fin unitaire qui était totalement étrangère à la version primitive : construire une théorie des multiples sens de l'être, une sorte de phénoménologie ontologique, à l'intérieur de laquelle survivrait la vieille doctrine platonicienne de la forme transcendante et immatérielle comme un point culminant, mais sans que par ailleurs elle puisse prétendre concentrer sur elle l'intérêt principal du traité.

Je voudrais ici dire un mot du dernier chapitre du livre Q, dont j'ai déjà parlé en détail dans un travail antérieur13. Ce passage traite du double concept de la vérité : le premier est le concept de l'être vrai et faux que nous visons ordinairement lorsque nous disons qu'un jugement est vrai ou faux selon qu'il rapporte ou non le prédicat au bon sujet, et le deuxième est le concept de la vérité de l'affirmation métaphysique de l'être, qui ne vient pas de la pensée discursive, et qui par suite n'est jamais vrai ou faux, au sens où des jugements discursifs le sont. La vérité des affirmations métaphysiques désignant un être qui n'est pas un objet d'expérience repose, selon Aristote, sur une forme particulière et intuitive de connaissance qui ressemble à la perception sensible plus qu'à la pensée discursive, en ce qu'elle est une sorte de vision de l'esprit, où l'affirmation et le contact (*igei`n kai; favnai) coïncident. C'est là le seul vestige de la contemplation platonicienne des Idées qui a survécu dans la métaphysique d'Aristote. Il explique lui-même, en E 4, pourquoi il l'examine ici, alors qu'il est en train de montrer que l'être, au sens courant de la vérité ou de la fausseté d'une proposition, ne fait pas partie du problème métaphysique de l'être. Dans ce passage, il inséra un renvoi ultérieur, que l'on peut très simplement identifier par le bouleversement de la construction de la phrase qu'il a entraîné; il y a aussi, dit-il, un deuxième genre de vérité, la connaissance intuitive, sur laquelle reposent toutes les opinions générales sur le monde, et elle doit être examinée plus tard. L'examen se trouve dans le dernier chapitre du livre Q. J'ai montré précédemment, en suivant la voie empruntée par Schwegler, que ce chapitre était une annexe au livre Q, et que le renvoi qui y est fait à E 4 doit avoir été placé à l'époque où le chapitre lui-même a été introduit à la fin de ce livre. La recherche sur l'intuition intellectuelle et l'espèce métaphysique de la vérité (ajlhv*eia) est ainsi placée convenablement par Aristote à la fin de la doctrine de l'acte et au commencement de la théorie de la réalité du suprasensible, qui doit la suivre immédiatement. Dans cet ajout, qui doit également avoir été effectué de la même manière au moment de l'insertion des livres Z-H-Q, s'exprime donc très clairement l'intention de construire une progression uniforme de l'être jusqu'à la théorie de l'être immatériel et de donner de cette manière un caractère unitaire à l'ensemble, édifié avec le concours d'éléments totalement disparates. Tel est précisément le tendance de l'ultime réélaboration.

Par un hasard heureux, la confirmation d'une double rédaction du préambule de la théorie du suprasensible, celle, plus ancienne, de M 9 et celle, plus récente, de M 1, nous permet de montrer l'exactitude de notre hypothèse concernant l'existence d'une Métaphysique primitive qui ne comprenait pas la doctrine de la forme matérielle sensible14. Si cette hypothèse est juste, la version tardive doit présupposer les livres sur la substance, avec leur analyse précise de l'être sensible et de la forme immanente à la matière (e[nulon ei\do"), tandis que la version primitive doit passer directement au problème de l'être transcendant, comme nous nous y attendrions conformément au plan ancien qui se trouve dans le livre B, et considérer la réalité sensible (aijs*hth; oujsiva) comme n'étant aucunement un objet de la science recherchée. Il est nécessaire d'examiner les deux versions parallèles une fois encore de ce point de vue, et c'est pourquoi je les présente maintenant en vis-à-vis.

 

 

La version primitive, qui part de la définition de la métaphysique comme théorie des premiers principes et causes, définition habituelle dans les parties les plus anciennes de l'ouvrage, fait commencer la doctrine de la substance par la division platonicienne entre le sensible et le suprasensible. Comme en A et en B, la discussion part ici des opinions des autres penseurs. L'enseignement matérialiste de la philosophie de la nature présocratique (o{sa me;n levgousin oiJ peri; movnh" th`" aijs*hth`" oujsiva" diorivzonte" [les opinions exprimées par ceux qui n'examinent que la substance sensible]) est pour une part renvoyé à la Physique et pour une autre part considéré comme ne faisant pas partie de la présente enquête. Il est important ici de remarquer qu'Aristote ne parle pas de la substance sensible elle-même, comme il le fait en revanche dans la version tardive. L'opinion selon laquelle la substance sensible en tant que telle a quelque chose à voir avec la métaphysique lui est encore totalement étrangère. La réalité sensible relève de la physique; «les opinions exprimées par ceux n'examinent que la substance sensible ont été partiellement traitées dans nos leçons de physique.» De plus, les opinions de ces matérialistes «n'appartiennent pas à la présente étude» (ta; d oujk e[sti th`" me*ovdou th`" nu`n). Elles ont déjà été critiquées dans le livre A. Il est impossible de supposer qu'Aristote renvoie ici aux livres Z-H, car ces livres ne contiennent rien sur les penseurs qui n'admettent comme réel que ce qui est perceptible par les sens. Et, en outre, il ne faut pas supposer qu'Aristote se serait limité à une telle manière négative de s'exprimer, s'il avait effectivement donné auparavant un exposé détaillé de cette même réalité sensible en Z-H-Q. L'opinion implicite de cette version est plutôt l'alternative toute simple : ou bien il n'existe qu'une réalité sensible, et dans ce cas il n'y a pas de métaphysique et la science première est la physique ; ou bien il y a quelque chose de suprasensible, et dans ce cas il en existe également une science, à savoir la métaphysique. C'est pourquoi Aristote se tourne immédiatement vers les philosophes qui ont soutenu l'existence d'une réalité suprasensible, c'est-à-dire vers l'école de Platon.

Entre cette étape de son évolution, alors que le problème lui apparaissait encore comme dualiste, et l'étape représentée par la version qui se trouve en M 1, a eu lieu l'insertion des livres Z-H-Q, qui accordent une large place à la substance sensible (aijs*hth; oujsiva) dans la métaphysique, ainsi que l'élargissement du concept de cette dernière en science des différentes significations de l'être. Il est vrai qu'Aristote nous dit encore, en empruntant manifestement le langage de la version la plus ancienne, que la substance sensible a déjà été examinée dans la Physique ; mais il précise: «Dans le traité de physique sur la matière, puis dans le traité sur la substance en acte » (ei[rhtai ... ejn me;n th`/ me*ovdw th`/ tw`n fusikw`n peri; th`" u{lh", u{steron de; peri; th`" kat ejnevrgeian). L'ensemble théorique de la Physique, auquel il avait attribué, dans l'ancienne version, le traitement complet de la réalité sensible, est ici limité à la recherche concernant la matière : ce qui signifie que la forme et l'être en acte (hJ kat ejnevrgeian oujsiva) relève principalement de la compétence de la science envisagée par la présente recherche, c'est-à-dire la métaphysique. C'est pourquoi Aristote efface les mots ta; d oujk e[sti th``" me*ovdou th`" nu`n [et n'appartiennent pas à la présente enquête], et les remplace pas un renvoi aux discussions nouvellement introduites de Z-H-Q, qui portent précisément sur «l'être en acte» des choses perceptibles par les sens. Ce renvoi en arrière est le pendant du renvoi en avant, inséré en Z 11, 1037a 10 sq, qui attire l'attention sur la recherche concernant la réalité suprasensible qui doit être menée dans le livre M (cf. supra, p. 201 n. 6) plus loin dans l'ouvrage. Ces deux renvois ont été effectués dans la version tardive, et visent à unifier ce qui était à l'origine séparé. Cela montre également, bien qu'il ne soit guère besoin de le prouver, que la réélaboration de la recherche concernant le suprasensible (M 1-9) a été faite pour la Métaphysique tardive, élargie par l'introduction de Z-H-Q, de telle sorte que cette réélaboration comme cet élargissement sont liés à l'introduction du livre I.

Mais Aristote a-t-il seulement « inséré » ces nouvelles parties, et a-t-il pu construire sa théorie de la substance sensible en la fondant, d'une manière simplement extrinsèque, sur une introduction qui conduisait, à l'origine, à une théorie du suprasensible? D'insolubles contradictions ne devaient-elles pas nécessairement s'ensuivre? Et dans la mesure où, jusqu'à nos jours, la transition de l'introduction B-G-E à la partie «interpolée» a semblé facile, quel est le principe qui lui a permis de relier la métaphysique de l'être transcendant à la doctrine des entéléchies immanentes? Il y a bien en vérité un tel lien entre les deux étapes, et c'est le concept de l'être en tant qu'être (o]n hJ/ o[n), au moyen duquel il définit l'objet de la métaphysique dans l'introduction. Nous avons été accoutumés à considérer ce concept comme le germe à partir duquel les multiples sens de l'être se sont développés dans l'esprit d'Aristote, à la manière d'une fleur; car ce concept n'englobe-t-il pas à la fois l'acte pur de la pensée divine et les formes moins élevées de la nature changeante qui sont soumises au devenir et à la corruption? Et celui qui étudie l'être en tant que tel n'a pas besoin de se limiter à l'être absolu, et peut intégrer dans ses recherches l'être de toutes choses, y compris celui des abstractions de l'entendement. C'est bien là ce que fait la forme ultime de la Métaphysique. Et elle apparut ainsi comme l'unique réalisation possible d'un tel concept. Nous voyons maintenant, au contraire, que cette apparence était une illusion et l'on peut facilement le comprendre. Nous pouvons montrer effectivement, en nous fondant sur le seul texte de la Métaphysique, qu'il a existé une étape antérieure de son évolution, alors qu'Aristote n'avait pas encore tiré du concept de l'être en tant qu'être la conclusion qu'il fallait considérer la métaphysique comme l'exposé dialectique des divers sens de l'être, et qu'il pensait simplement et exclusivement l'impérissable et l'éternel comme son objet. Cette preuve se trouve en un passage (K 1-8) plusieurs fois considéré comme apocryphe, mais dont l'authenticité s'impose de manière éclatante par les résultats auxquels nous sommes parvenus.

J'ai montré, dans mon examen antérieur de ce précieux document que des particules minuscules, dont l'usage fréquent trahit une main étrangère, bien que le style soit par ailleurs parfaitement aristotélicien, sont des ajouts involontaires d'un disciple qui prenait en note les leçons de son maître. Cependant, en tant que source de la doctrine d'Aristote, ce livre est un document d'une pureté de cristal. Il reproduit point par point et presque mot pour mot les trois livres introductifs B-G-E, mais sous une forme très abrégée. On ne saurait comprendre ce passage ni comme une esquisse préliminaire de la version complète, ni comme un simple extrait de cette esquisse ; c'est un livre distinct et autonome. C'est manifestement une rédaction de la partie du cours de leçons de métaphysique qui remonte à une étape plus ancienne de son évolution, car en dépit d'une large concordance avec la version plus complète, elle en diffère de manière caractéristique sur différents points.

Si nous examinons tout d'abord le rapport de cette introduction plus ancienne à la partie principale, qui nous intéresse au premier chef ici, nous voyons tout de suite qu'elle remonte à une période au cours de laquelle les livres Z-H-Q sur la substance n'avaient pas encore été insérés et la théorie de l'être suprasensible suivait encore immédiatement l'introduction. Dans la forme tardive de la Métaphysique, nous avons un passage de transition (E 2-4) entre la fin de l'introduction (E 1) et le début de la partie principale (Z 1). Il en est de même du passage ancien (K 8, 1064b 15-1065a 26), mais le trait caractéristique de cette transition tardive, à savoir l'énumération des différents sens de l'être, qui fournit un cadre aux livres Z-H-Q, est absent ici. Il est vrai qu'Aristote examine encore ici, comme il le fait en E 2-4, les deux sens de l'être qu'il met de côté avant d'aborder le problème principal de la métaphysique, à savoir 1) l'être par accident, et 2) la vérité ou la fausseté des jugements ; le premier parce qu'il n'est nullement de l'être à strictement parler, le second parce qu'il s'agit seulement d'un acte de la conscience. Mais la partition qu'il annonce en E 2, et qu'il développe dans la version plus tardive de la Métaphysique, n'est en rien évoquée dans l'introduction plus ancienne. Nous sommes tentés en premier lieu d'expliquer cela par la brièveté du passage ; mais maintenant que nous avons découvert en M 9, 1086a 21 sq. la version la plus ancienne du préambule de la partie centrale de l'ouvrage, et que nous avons vu qu'elle présuppose une Métaphysique ne contenant pas les livres Z-H-Q, il n'est plus possible d'imaginer que nous nous trouvons ici simplement devant un pur jeu du hasard. De plus, il y a un autre signe indubitable d'une révision tardive conservé en E 2-4, qui manque dans le passage parallèle de la version plus ancienne : le renvoi que nous trouvons en E 4, 1027b 28 à l'introduction ultérieure de la recherche sur le concept métaphysique de la vérité (Q 10) ; ce renvoi ne se trouve naturellement pas dans le passage parallèle de K 8, 1065a 24, parce qu'il n'y avait pas de livre Q dans la Métaphysique primitive.

Paul Natorp considérait K 1-8 comme apocryphe, sous prétexte que la conception de la métaphysique qui se trouve dans ce passage ne se retrouve pas dans la partie principale de la Métaphysique traditionnelle15. Il va jusqu'à évoquer un auteur platonicien, ainsi que la tendance non aristotélicienne de cet écrit, pour exclure du champ de la recherche la matière et tout ce qui se rapporte à la matière. Étant donné les présupposés de l'époque, cette observation constituait pour lui un motif sérieux pour considérer le passage comme douteux. Pour nous, cette même observation constitue une preuve flagrante de son authenticité16. La métaphysique est ici considérée comme une science de l'immatériel, et nous avons montré en nous appuyant sur les traces de la version ancienne que telle était bien la conception originelle. Il ne saurait y avoir de preuve plus certaine de l'exactitude de notre critère de comparaison que celle qui découle de cette pleine réhabilitation des livres introductifs. Ainsi, les portes les plus mystérieuses du château enchanté, qui avaient pendant si longtemps résisté aux tentatives d'ouverture par effraction, s'ouvrent-elles toutes grandes spontanément, dès que l'on a trouvé enfin la clé: l'évolution d'Aristote.

Si nous comparons point par point K 1-8 avec la version tardive de B-G-E, nous voyons clairement que dans tous les changements qu'il introduisit en B-G-E, Aristote avait l'intention d'adapter l'introduction plus ancienne à la structure nouvelle de la Métaphysique, qui incluait l'étude de l'être matériel. Cette prise en considération du monde matériel se manifeste déjà dans la formulation du premier problème principal, le cinquième de l'ensemble de la série, qui concerne la réalité du suprasensible. Nous remarquons déjà comment l'impression d'archaïsme donnée par le livre des problèmes dérivait de la manière encore effectivement platonicienne de poser les questions : mais nous pouvons voir aujourd'hui que le livre K est de ce point de vue encore plus rigide et archaïque17. Alors que le livre B lui-même va au-delà des frontières du monde phénoménal dès le tout premier problème, en demandant s'il n'y a pas aussi, indépendamment de la substance sensible, une substance suprasensible du genre des Idées, la version du livre K est encore plus exclusive. Aristote y demande si «la science que nous recherchons» ne traite pas de substances sensibles, mais plutôt de celles qui ne le sont pas18. Ici, toute possibilité que la substance sensible relève du domaine de la métaphysique est totalement exclue. L'être sensible et l'être suprasensible sont au contraire encore opposés l'un à l'autre dans une simple alternative («ou bien A, ou bien B »)19. Dans la réélaboration ultérieure ce «ou bien, ou bien» devient un «non seulement, mais aussi», tel que nous le trouvons dans l'état ultime de la Métaphysique avec la coordination et la subordination des formes immanentes et des formes transcendantes.

Nous trouvons le même péremptoire « ou bien, ou bien » dans la partie du livre K dans laquelle Aristote examine le but de son enquête ontologique. « C'est en général un problème de savoir s'il n'existe pas, au-delà du monde phénoménal sensible, un autre genre d'être, ou si les choses sensibles constituent tout ce qui est réel et si la science la plus élevée doit porter sur elles. Il est évident que nous recherchons un autre genre de l'être, et que le but que nous visons est d'examiner s'il n'y a pas quelque chose d'existant en soi à part et qui ne relève d'aucune chose sensible20.» Par l'expression de «quelque chose d'existant en soi à part» (cwristo;n ka* eJautov), Aristote n'entend pas ici l'être en soi concret et particulier du monde phénoménal, qui avait déjà souvent été caractérisé comme «séparé». Il emploie ici cette expression au sens du cwrismov" [caractère séparé] platonicien, comme le montre l'ajout : il faut rechercher un être en soi qui ne relève d'aucune chose sensible (mhdeni; tw`n aijs*htw`n uJpavrcon). Par cet ajout, il écarte explicitement toute supposition qu'il pourrait s'agir de formes immanentes (e[nulon ei\do"). Il caractérise ces dernières dans le même contexte, pour autant qu'il s'agit de leur existence, comme corruptibles (f*artovn). D'un autre côté, en tant que platonicien, il est pour lui a priori certain que l'objet de la métaphysique, au cas où une telle science existe, doit être un être éternel, substantiel, transcendant et existant en soi à part (aji?dio" oujsiva cwristh; kai; ka* auJthvn). Il dit d'un tel être qu'il faut le penser par analogie avec l'Idée platonicienne et non par analogie avec les choses sensibles. S'il y a pas réellement quelque chose de ce genre, alors tout ce que les esprits les plus lettrés ont pensé n'est plus guère que du bruit et de la fumée. Comment pourrait-il y avoir un ordre quelconque dans le monde sans un tel être? Car l'ordre suppose un être éternel, transcendant et permanent21. Par leur fermeté, ces expressions se distinguent nettement de celles de la version ultérieure. Elles sont encore très proches du platonisme et l'exigence d'un monde suprasensible s'y exprime avec une passion qui a d'autant plus d'efficacité qu'elle surgit immédiatement de la conviction du caractère insoutenable de la métaphysique des Idées professée jusque-là22.

Sur la présupposition d'un être éternel et immuable et sur les lois cosmiques éternelles qui dépendent de lui se fonde, selon K 1, non seulement la possibilité de la science « recherchée », mais en général la possibilité d'une pensée logique dépourvue de contradictions et d'une vérité absolue et permanente. Et le monde sensible est en flux perpétuel et l'on ne peut rien y établir solidement23. Le principe de contradiction est ainsi fondé d'une manière essentiellement ontologique, qu'Aristote semble au contraire vouloir écarter le plus possible dans sa formulation ultérieure de ce même principe. En fait, ce qui est dit à la fin du livre G à propos du lien qui unit l'éternité et l'immuabilité de l'être et la possibilité de la connaissance d'une vérité durable, manquait dans certains des manuscrits anciens, et cela montre que nous sommes ici en présence d'un passage retiré par Aristote au cours de sa révision, mais qui a cependant été découvert parmi ses papiers par les éditeurs et publié avec le reste. En tout cas, ce passage montre par lui-même que la version originelle du livre G mettait davantage l'accent sur les fondements métaphysiques du principe de contradiction24. Tant la justification ontologique du principe lui-même que l'introduction de ces problèmes fondamentaux de la logique dans la sphère de la métaphysique appartenaient à la tradition platonicienne. Une aporie également née sur le seul terrain de la tradition platonicienne est la question concernant le lieu où il fallait traiter la matière des êtres mathématiques et si ces êtres relevaient de la philosophie première25. Cela se trouve dans le livre N, dont la liaison étroite avec K 1-8 constitue une nouvelle confirmation du caractère ancien de ces deux passages.

Dans le livre B encore, comme nous l'avons vu auparavant, l'orientation des apories est conditionnée par la position des problèmes et le contenu de la métaphysique platonicienne. La réélaboration de cette partie fut assez extérieure et ne parvint par conséquent pas à effacer son caractère fondamentalement platonicien. Même en faisant abstraction du fait qu'en deux endroits l'ancienne première personne du pluriel caractéristique de l'Aristote platonicien26, qui a été par ailleurs éliminée dans la nouvelle élaboration, seuls ont été modifiés ou atténués les passages qui excluaient expressément et directement la nouvelle conception de la métaphysique. Le nombre et le choix des apories restent identiques dans l'ensemble, Aristote n'introduisant un nouveau problème qu'en un seul endroit. Et cet ajout est caractéristique : il porte sur le contenu des livres rajoutés Z-H-Q. Juste avant la dernière aporie (B 6, 1002b 33), il pose la question de la matière et du caractère en acte ou en puissance des principes, et là aussi il prend en considération la réalité sensible. Or, dans la mesure où cette question n'apparaît pas en K 1-8, comme l'avait déjà remarqué Natorp, la seule conclusion possible est qu'Aristote a inséré le nouveau problème pendant qu'il modifiait les trois livres introductifs afin de les faire déboucher sur la théorie de la forme immanente et de la puissance et de l'acte. Le livre K au contraire est encore strictement platonicien dans la mesure où il sépare nettement le pur concept de l'être de toute matière d'une manière strictement platonicienne et où il l'identifie à l'être en soi immuable et transcendant. En outre, tandis que dans la réélaboration ultime la critique des Idées passe du livre A 9 au nouveau livre M, la forme la plus ancienne de l'introduction présuppose l'état de choses originel, dans lequel la critique se trouvait encore dans le premier livre, puisqu'elle nous renvoie à ce qui précède pour la réfutation des Idées27! Cela prouve également que les trois livres introductifs B-G-E ont fait l'objet d'une réélaboration et qu'une nouvelle conception de la métaphysique a été introduite, et confirme à nouveau l'existence de deux versions de la Métaphysique, une ancienne et une ultime, pour presque tout l'ensemble de l'ouvrage.

Il est cependant possible de montrer que la version la plus ancienne de l'introduction elle-même (K 1-8) n'est même pas encore la forme originaire de la Métaphysique. Nous avons vu qu'en K 1-8, la métaphysique est caractérisée comme la science de l'immuable, éternel et transcendant. Mais nous y trouvons également la définition de la métaphysique comme science de l'être en tant qu'être (o]n h|/ o[n), qui n'est cependant pas ici ce qu'elle deviendra dans la réélaboration tardive, la science des multiples significations de l'être, y compris l'être sensible de la nature mouvante. Cette réunion des deux définitions en K 1-8 pose un problème sérieux et ne devient que plus difficilement évident dans la version tardive de E qui, sous sa forme réélaborée actuelle, vise à introduire la science des multiples significations de l'être. Dans la mesure où la version ancienne et la version tardive ne diffèrent pas sur ce point, mais seulement du point de vue de l'extension qu'elles attribuent au concept de l'être, nous pouvons dans la suite, sans nous tromper, nous appuyer aussi bien sur l'une que sur l'autre.

En E 1 (= K 7), Aristote explique ce qu'il entend par une science de l'être en tant qu'être. Toutes les sciences recherchent certaines causes et certains principes des objets. Il cite comme exemples la médecine et la gymnastique, et comme exemple des sciences situées sur un plan supérieur du point de vue de la méthode, la mathématique, c'est-à-dire les sciences mêmes qui sont utilisées comme modèles dans la théorie de la science et de la méthode chez Platon. Toutes ces sciences délimitent méthodiquement un champ déterminé de la réalité (o[n ti) et un genre déterminé (gevno" ti) et s'occupent de cet ensemble limité de faits. Elles ne traitent cependant pas de l'être de leurs objets, mais au contraire elles le présupposent, soit en se fondant sur l'expérience sensible, comme c'est le cas de la science de la nature et de la médecine, soit en procédant à partir de définitions déterminées, comme les axiomes d'où partent les mathématiques. Leurs démonstrations, qui ne se distinguent que par le degré d'exactitude, n'ont toujours pour objets que les propriétés et les fonctions qui dérivent de telles définitions ou de faits sensibles évidents. Le métaphysicien au contraire ne s'enquiert que de l'être, en tant qu'être précisément. Il recherche les présupposés de ces sciences, que ces dernières ne veulent pas expliquer et qu'elles ne sont pas en position d'expliquer.

Ces éclaircissements sont complétés au début du livre G (= K 3). Là, le caractère de la philosophie première en tant que science universelle est opposé d'une manière encore plus claire et pénétrante à celui des sciences particulières, et l'être en tant qu'être est opposé à l'être des domaines particuliers de l'être. Là, l'être n'est pas considéré comme un objet plus ou moins distinct et séparé des autres objets, mais au contraire comme le point de référence commun de toutes les conditions, propriétés et relations conceptuelles qui entourent le problème de la réalité. Comme le mathématicien envisage, selon Aristote, toutes les choses du seul point de vue de la quantité, le philosophe recherche tout ce qui est propre à l'être en tant que tel, tandis que par exemple le physicien n'étudie l'être qu'en tant qu'il est mû. Beaucoup de choses ne «sont» que parce qu'elles sont des affections, des états, des mouvements ou des relations d'un être particulier, et dérivent ainsi d'une manière quelconque de quelque chose qui «est» purement et simplement. La réduction (ajnagwghv) de toutes les affections (pav*h) de l'être à une unité commune (e{n ti kai; koinovn) était effectuée dans l'école platonicienne par la méthode de la division en tant que distinction des opposés (ejnantiwvsei"), que l'on faisait remonter à certaines différences très générales ou «premières» de l'être. Aristote présuppose bien connus le travail partculier accompli par l'école dans ce domaine et la littérature à laquelle il a abouti. Ce sont les oppositions de l'un et du multiple, de l'identique et du différent, du semblable et du dissemblable, bref, l'ensemble du champ de la dialectique platonicienne, telle qu'elle se présente dans la recherche sur l'être et l'un (o[n kai; e{n) du livre I qu'il évoque ainsi ; et c'est aussi une recherche du genre de celle qui concerne les principes ultimes de la pensée, les principes de contradiction et du tiers exclu, qu'il mène dans le livre G. Ces questions ne s'accordent qu'indirectement avec la théorie aristotélicienne de la substance, mais manifestement le but de l'auteur est de trouver une définition de la métaphysique qui fasse encore une place à la dialectique traditionnelle. Pour Platon, la dialectique était immédiatement ontologie; mais pour Aristote c'est une question plus pratique et historique que de décider si l'on doit abriter dans la philosophie première, comme par le passé, l'ensemble de cette logique de l'être. Sa métaphysique primitive est une théologie, en tant que théorie de l'être le plus parfait, et la dialectique abstraite, après l'élimination des Idées, est difficilement compatible avec elle. Néanmoins, il a fait la tentative de les relier au moyen de leur relation commune à l'être en tant qu'être (o]n h/| o[n).

Alors que, dans ce contexte, la plus haute philosophie se présente comme la science universelle, en E 1 (= K 7), où Aristote cherche à distinguer la métaphysique, la physique et les mathématiques en fonction de leurs objets, elle se présente immédiatement après sous un tout autre aspect. Aristote y divise les sciences en théoriques, pratiques et poïétiques. La physique est une science théorique : elle recherche l'être susceptible de se mouvoir, et n'envisage pour cela l'essence et la forme conceptuelle que dans son lien avec la matière. Toute abstraction de la matière constituerait une erreur pour le physicien. L'étude de la psychologie elle-même doit être conduite de cette manière, dans la mesure où elle appartient au domaine psychophysique. La mathématique est également une science théorique. Certes, Aristote met en doute que ses objets possèdent une essence immobile et une existence en soi indépendante, comme l'enseignait l'Académie, qu'il discute ici tout en adoptant en même temps la division tripartite de la philosophie théorique dans l'Académie et l'attribution aux objets mathématiques d'une position intermédiaire entre l'objet de l'ontologie et ceux de la physique ; mais en tout cas, la mathématique envisage ses objets comme s'ils étaient immobiles et séparés (h|/ ajkivnhta kai; h|/ cwrista; *ewrei`). La recherche d'un être immobile et transcendant, au cas où il en existerait un dans la réalité, relève par conséquent à plus forte raison d'une science théorique. Mais quelle est donc cette science? Ce ne peut être la physique, parce que si ses objets sont séparés (cwristav), ils ne sont pas immobiles; et ce ne peut être encore moins la mathématique, parce que si l'être de son objet est bien en partie immobile, il n'existe pas pour soi d'une manière séparée. La plus haute philosophie recherche, quant à elle, un être qui à la fois existe pour soi de manière séparée et est immobile28. On devrait conclure de cette seule définition qu'Aristote pense ici au moteur immobile. Mais il dit, dès la phrase suivante, que les principes dont il parle sont les causes des choses visibles divines (ai[tia toi`" faneroi`" tw`n *eivwn), et il donne là-dessus directement à la métaphysique le nom de théologie (*eologikhv).

Cette détermination de l'essence de la métaphysique effectuée simplement au moyen de son objet, l'être immobile et transcendant, en fait cependant seulement une science particulière parmi les autres. Alors qu'elle est ailleurs considérée comme la science universelle de l'être en tant que tel, et qu'elle est nettement opposée aux sciences qui ne s'occupent que d'un genre particulier de l'être (o[n ti kai; gevno" ti)29, elle n'est ici que la connaissance du genre le plus excellent de l'être (peri; to; timiwvtaton gevno"). Son objet est nommé un être de ce genre (toiauvth fuvsi") et il faut le chercher dans un genre déterminé de réalité, c'est-à-dire dans la région cosmique de la réalité visible mais impérissable. La contradiction est indéniable, et Aristote lui-même l'avait déjà remarquée. Dans une note, visiblement détachée du contexte et manifestant ainsi clairement son caractère d'ajout ultérieur à ce passage, qui constitue le point culminant et la conclusion de l'introduction, il fait les remarques suivantes: «On pourrait douter que la philosophie première soit une science universelle et qu'elle porte sur un genre déterminé de réalité (peri; ti gevno") et sur un être singulier et déterminé (fuvsin tina; mivan). Cependant, il y a là quelque chose de bien différent, comme c'est le cas par exemple dans la mathématique. La géométrie et l'astronomie ont à faire avec un genre déterminé, tandis que la mathématique générale se rapporte à toutes les disciplines ensemble. Or, s'il n'y avait pas un autre être transcendant au-delà des choses naturelles, alors la physique serait la science première. Mais comme il y a un être immobile, alors cet être est "antérieur" aux choses sensibles du monde des phénomènes, et la métaphysique est la première des sciences. Et elle est universelle, parce qu'elle est la première. Et la tâche de cette science sera de considérer l'être en tant que tel et le concept et les qualités qui lui reviennent en tant qu'être30

La note marginale n'élimine pas la contradiction, et la rend au contraire encore plus manifeste. Dans la tentative d'unifier les deux définitions, qu'il fait avec son ajout, Aristote entend par science universelle la science de l'objet «premier», qui est principe en un sens plus général que les autres genres de l'être qui le suivent. Mais en G 1 et au commencement du livre E, «universel» signifiait ce qui en général ne renvoie aucunement à un être déterminé, c'est-à-dire à un domaine particulier de l'être. Or, que les moteurs immatériels, qui guident le mouvement des astres, ne soient ni un o[n ti ni une fuvsi" ti" miva tou` o[nto", est une affirmation qu'Aristote ne peut soutenir, et effectivement, il ne la soutient pas. On pourrait alors soupçonner que la difficulté (ajporia) et sa résolution (luvsi"), qui ressemble tellement à une remarque faite en passant, ne soient pas d'Aristote lui-même, s'ils ne se retrouvaient pas dans la version de K 8 et s'ils ne correspondaient pas au fait de la contradiction qui s'y trouve. Il ne reste plus par conséquent qu'à admettre que le philosophe n'a pu résoudre la difficulté et que de toutes manières celle-ci ne s'est présentée à lui qu'après qu'il avait déjà mêlé les deux versions.

Sans aucun doute, les deux déductions du concept de la métaphysique n'ont pas été engendrées par un seul et même acte de création intellectuelle. Deux lignes de pensée fondamentalement différentes sont ici entremêlées. On voit tout de suite que la ligne la plus primitive et ancienne est la ligne théologique et platonicienne, et ce non seulement pour des considérations historiques, mais aussi parce qu'elle est de loin la moins développée et la plus schématique. Elle vient de la tendance de ce platonicien à distinguer nettement le règne des choses sensibles et le domaine suprasensible, tandis que la définition de l'être en tant qu'être (o]n h|/ o[n) inclut tous les êtres dans une grandiose construction hiérarchique. De ces deux lignes, cette dernière est par conséquent la plus aristotélicienne -- en ce qu'elle est plus conforme à l'étape ultime et la plus caractéristique de l'évolution du Stagirite. A l'origine, Aristote a suivi strictement la voie frayée par Platon en maintenant, comme nous le montre l'écrit programmatique Sur la Philosophie, le monde suprasensible comme objet de la plus haute philosophie, et en remplaçant simplement les Idées transcendantes par le premier moteur, lequel se voit octroyé les caractères d'immuabilité, d'éternité et de transcendance propres à l'être platonicien. Cette métaphysique plus ancienne était exclusivement la science de l'être immobile et transcendant, c'est-à-dire une théologie et non pas une science de l'être en tant que tel.

Ce résultat est confirmé encore une fois par le traité que nous avons coutume d'appeler tout simplement la théologie, c'est-à-dire par le livre L de la Métaphysique. Déjà Bonitz avait relevé que ce livre n'avait aucune relation avec les autres livres, alors que l'on devrait plutôt s'attendre à ce qu'il constitue la conclusion des livres A-Q. Le fait que ce petit écrit ne se rapporte pas à ce qui précède s'explique par son caractère indépendant. Comme le montrent le style et le choix des concepts, ce texte constitue une unique leçon ou conférence, composée en vue d'une occasion déterminée, qui ne présente pas seulement la partie de l'ensemble de la science métaphysique appelée théologie, mais encore quelque chose de bien plus général : un système complet de métaphysique in nuce. Aristote nous donne ici, en résumé compact, un panorama complet de toute sa philosophie théorique, commençant par la doctrine de la substance et se terminant par la doctrine de dieu. Son intention n'est évidemment pas de présenter des recherches méthodiques, mais plutôt d'entraîner avec lui ses auditeurs par la puissance serrée de sa grandiose vision d'ensemble. Par des coups de marteau assurés, il découpe au burin des phrases solennelles, qu'aujourd'hui encore le lecteur se surprend à lire à haute voix, dans la mesure où il ne s'agit que de notes ébauchées en vue d'un exposé oral. «L'activité créatrice de l'esprit pensant est la vie». «Tout dans le monde est orienté vers une fin.» «Le ciel et la nature dépendent de ce principe.» La conclusion dans laquelle il adresse aux platoniciens dualistes les paroles d'Agamemnon : oujk ajga*o;n polukoiranivh, ei|" koivrano" e[stw («Le gouvernement de plusieurs n'est pas bon ; qu'il n'y ait qu'un seul gouvernant!») est d'une efficacité éclatante. C'est là un document unique en son genre, parce que le philosophe dresse ici, avec une audace sans équivalent dans aucun de ses autres traités doctrinaux, le tableau d'ensemble de sa conception du monde, sans souci aucun d'une question particulière quelconque. Il s'agit en même temps d'un document inestimable de l'histoire de son évolution, car il appartient chronologiquement à la période théologique dont nous avons déduit l'existence. Il donne une représentation de ce que fut la relation de la théorie des formes immanentes à la doctrine du moteur transcendant, avant qu'Aristote n'introduise la première dans la Métaphysique elle-même.

La leçon se divise en deux parties inégales. La première (chapitres 1-5) discute de la théorie de la réalité sensible et parvient par son analyse aux concepts de matière, de forme, de puissance et d'acte. La seconde (chapitres 6-10) commence immédiatement par la notion spéculative du moteur immobile et par l'affirmation d'une réalité suprasensible. La première partie n'est pas une fin en soi, comme la première, mais elle n'a de sens que par rapport à la deuxième, à laquelle elle sert de fondement. Du monde mouvant des choses conçues comme des formes se développant et se réalisant dans la matière, Aristote passe au but et au principe immobile de leur mouvement, à la forme de toutes les formes, à l'acte pur, à la force de la forme effectivement créatrice, dépourvue de toute matière. Il consacre ainsi à cet objet presque deux fois plus de place qu'il n'en a consacré à la première partie. A première vue, la construction semble identique à celle exposée lors de la réélaboration plus tardive de la Métaphysique. Là aussi, la théorie de la substance et de l'acte précède la théologie, et la première partie du livre L correspond substantiellement au contenu des livres Z-H-Q. Mais la distinction essentielle tient à ce que dans le livre L, le concept de la métaphysique est limité à la deuxième partie, la première partie n'étant plus considérée comme relevant de la métaphysique. Les derniers mots31 de la première partie sont les suivants: «Nous avons ainsi déterminé les principes du monde sensible et leur nombre.» Et la deuxième partie commence par les mots suivants: «Dans la mesure où nous avons distingués pour commencer trois genres de l'être, deux qui relèvent de la physique et un qui est immobile, nous devons maintenant traiter de ce dernier. Nous affirmons qu'il doit exister un être (oujsiva) éternel et immobile.» Aristote ne désigne pas, comme il le fera ultérieurement32, les deux espèces de la réalité sensible comme relevant «d'une certaine manière» de la physique, mais au contraire il les caractérise tout simplement comme physiques. D'un autre côté, l'immobile et éternel semble purement et simplement l'objet de la métaphysique, comme c'est le cas également dans la version plus ancienne de l'introduction et dans le livre N, dont nous avons établi l'ancienneté33. Exactement de la même manière, il caractérise la réalité sensible simplement comme périssable, et il en conclut que s'il n'existe rien à part la forme immanente des choses sensibles, tout dans le monde serait nécessairement emporté par le flux héraclitéen34. Le livre K et le livre L coïncident en outre encore en ce qu'ils reconnaissent l'un et l'autre comme objet de la science en question la seule réalité transcendante, qui n'existe dans aucune chose sensible35. Les trois genres d'être distingués au commencement sont simplement partagés entre la physique et la métaphysique : les deux genres appartenant au monde sensible, la substance (oujsiva) incorruptible des corps célestes et la substance corruptible des plantes, des animaux etc., sont assignés sans réserves à la physique, parce qu'ils sont liés au mouvement et à la matière, tandis que l'essence immuable est l'objet d'«une autre science », la métaphysique36.

Si nous réunissons toutes ces observations, nous voyons que le livre L représente l'étape de l'évolution d'Aristote antérieure à celle de la Métaphysique transmise par la tradition, étape dont nous avons déjà déduit l'existence, et dans laquelle le philosophe était encore un platonicien pur et n'admettait encore aucunement sa théorie de la substance sensible en tant que partie intégrante de la philosophie première. Dans le langage d'Aristote : la métaphysique, au sens que lui donne le livre L, n'examine pas l'ensemble de la catégorie de la substance (oujsiva), mais n'en considère plutôt qu'une partie déterminée. Seul le parfait et le bien (ajga*ovn) dans la catégorie de l'oujsiva est l'objet de la métaphysique: le dieu (*eov") et l'esprit (nou~")37. La métaphysique recherche un être transcendant au sens de la transcendance de l'Idée de Platon, qui réunit en soi la réalité absolue (oujsiva) et la valeur absolue (ajga*ovn). Selon le livre L, les ajga*av et les o[nta constituent deux séries ascendantes distinctes, qui convergent vers le haut. Ces deux séries s'unissent au point où la valeur la plus élevée (a[riston) coïncide avec l'être le plus pur (oujsiva). C'est là le concept platonisant de l'a[riston (ens perfectissimum) tel que nous l'avons déjà vu développé dans la preuve de l'existence de dieu contenue dans le dialogue Sur la Philosophie.

La deuxième observation, encore plus importante, concerne la position de la théorie des formes immanentes. C'est seulement grâce au livre L que devient claire la manière dont cette partie vitale de la philosophie aristotélicienne a été liée à la théologie pendant tout le temps où elle a appartenu à la physique. L'édifice hiérarchisé qui s'élève depuis la forme sensible jusqu'à la forme pure et suprasensible, se trouve dans le livre L encore dans la forme primitive dans laquelle la métaphysique, en tant que science de l'immobile et du transcendant, se fonde d'une manière purement extérieure sur la physique, science de ce qui est mû et de l'immanent. La physique fournit ainsi à la métaphysique, grâce à l'élaboration logique des objets de l'expérience sensible, le concept de la forme et de l'entéléchie, qu'elle distingue de la matière et de la puissance et dont elle examine la relation à ces derniers concepts. Elle les transmet ensuite à la métaphysique. Mais tandis que la physique ne peut jamais s'abstraire du moment, du mouvement et de la matière, qui sont toujours donnés dans l'expérience en liaison avec la forme, la métaphysique s'élance, debout sur les épaules de la physique, jusqu'au concept d'une forme cosmique suprême et immatérielle, à laquelle toute la nature est «suspendue» et en laquelle la physique trouve enfin sa conclusion. En considération de sa fonction de sommet du système physique du mouvement, cette forme est appelée le premier moteur. Nous nous trouvons ici devant la conception la plus ancienne de la théologie aristotélicienne : la doctrine qui achève la physique grâce à la fin (tevlo") transcendante de tout mouvement visible du monde, qui «sauve» ainsi les phénomènes de la nature.

La garantie interne de l'origine ancienne38 du livre L se trouve dans sa forme, ce qui correspond exactement aux résultats de nos analyses des autres livres ; mais cette opinion est encore confirmée par certains renvois externes des autres livres au livre L. Tandis que la relation du livre L avec la réélaboration ultime de la Métaphysique, telle que nous la possédons, est exclusivement négative, ce livre manifeste la plus étroite parenté avec les vestiges encore conservés de la métaphysique primitive qui en est proche chronologiquement, et en particulier avec le livre N. Cette relation a échappé à Bonitz parce qu'il cherchait seulement à retrouver la liaison du livre L avec la série cohérente des livres qui le précèdent. Or cette série, et son plan d'ensemble, sont chronologiquement postérieurs au livre L, alors que le livre N, qui est situé après lui, fait partie, comme nous l'avons montré, de l'ensemble le plus ancien de la Métaphysique, et précède chronologiquement à l'évidence le livre L. Il ne serait pas exagéré de conjecturer que le philosophe, à l'occasion d'une simple leçon, qui devait seulement exposer un résumé bref de l'ensemble de sa conception métaphysique, se soit appuyé sur ses notes de cours. Et en fait, le livre L n'est guère qu'un extrait de son cours ésotérique, naturellement bien plus approfondi, comme ce qui nous reste de la métaphysique primitive nous permet de le montrer, du moins dans la mesure où leur pauvreté nous y autorise. La partie proprement positive de la philosophie du suprasensible, c'est-à-dire la théorie de dieu, manque malheureusement, tant dans la version ancienne que dans la réélaboration plus récente ; mais la partie critique qui la précède et qui est dirigée contre la métaphysique des autres membres de l'Académie a amplement servi à Aristote comme source de sa leçon, et vraisemblablement la partie positive de la théologie du livre L avait exactement la même relation par rapport à la théologie de la métaphysique primitive, qui n'existe plus : en d'autres termes, il ne s'agit là que d'un extrait. En premier lieu, la relation qui relie le livre L au livre N deviendra peut-être plus évidente si nous mettons côte à côte les passages dépendants l'un de l'autre.

Il saute aux yeux dès le premier regard que l'un de ces deux passage doit avoir été écrit sous l'influence de l'autre. Si le livre L nomme explicitement Speusippe, alors que le livre N polémique contre lui sans le nommer, on ne peut douter un seul instant que la version donnée en N soit la plus complète et la plus ancienne. Elle est essentiellement plus précise. Elle montre plus clairement que les principes des animaux et des plantes (ajrcai; tw`n zw/vwn kai; futw`n), dont parlent les deux passages, devaient fournir, selon Speusippe, une analogie des principes du tout (ajrcai; tou` o{lou), et qu'il ne s'agissait pas là d'une déduction rigoureuse mais seulement d'une comparaison (pareikavzein). L'argumentation passant de l'évolution ascendante des êtres organisés à une évolution correspondante de la totalité cosmique apparaît aux yeux d'Aristote comme un saut d'un genre à un autre (metavbasi" eij" a[llo gevno"). L'exposé du livre L ne fait même pas allusion au caractère douteux de cette argumentation, et dit seulement en passant : «Parce que les principes des plantes et des animaux » (dia; to; kai; tw`n futw`n kai` tw`n zwv/wn ta;" ajrca;" ktl). Mais également pour les êtres organisés l'opinion de ceux qui soutiennent cette théorie de l'évolution ne convient pas, dit l'exposé dans la deuxième partie, parce que la réalité première n'est pas la semence, mais l'homme vivant réel, qui préexiste à la semence. Au commencement est donc la pure actualité et non pas la puissance ou la matière. Nous retrouvons la même influence de N à la fin de la leçon.

 

L'ensemble de la partie conclusive du livre L est écrite, comme c'est ici évident, sous l'impression de la polémique menée contre Speusippe en N 3. Quand Aristote écrivait ces mots dans son esquisse, il avait sous les yeux son travail spécialisé plus ancien, ou du moins celui-ci était encore vivant et présent à son esprit. Ici non plus, il ne fait pas de doute que le texte premier est celui du livre N et non pas celui du passage plus succinct du livre L. Le livre N s'exprime plus clairement lorsqu'il dit : «Les éléments antérieurs et les éléments postérieurs n'ont pas la moindre influence les uns sur les autres» (ta; provtera toi`" uJstevroi" oujde;n sumbavlletai), alors que dans le livre L les expressions presque imagées des différents niveaux de l'être théorisés par Speusippe sont obscurcies de la manière suivante : «Puisqu'aucune substance, qu'elle soit ou ne soit pas, ne peut avoir la moindre influence sur une autre» (oujde;n ga;r hJ eJtevra/ th`/ ejtevra/ sumbavlletai ou\sa h] mh; ou\sa). Comme on le sait, Speussipe admettait pour chaque genre d'être (oujsiva) des principes particuliers, un pour les nombres, un pour les grandeurs, un autre pour l'âme, etc., mais sans qu'il y ait d'autres liaisons entre eux39. Ces distinctions plus subtiles apparaissent avec clarté encore dans le livre N : selon la conception de Speusippe, les nombres, en dépit de leur nature de principe suprême, pourraient totalement disparaître, sans pour cela affecter l'existence des grandeurs, qui suivent les nombres, et à leur tour les grandeurs pourraient manquer, sans pour autant altérer en rien l'existence de la conscience ou celle du monde étendu corporellement. Aristote affirme avec raison que, dans cette théorie, la nature, faite de scènes sans liens entre elles, compose une mauvaise tragédie. L'omission des derniers mots rend obscure, au point de la rendre incompréhensible, l'image d'une nature faite de scènes coupées les unes des autres. A sa place, Aristote fait ici surgir l'image grandiose du gouvernant unique et de la multiplicité des gouvernants (polukoiranivh), qui illustre de manière non moins frappante l'absence anarchique de structure de la doctrine speusippienne des principes. Précisément le fait qu'il ne se soit pas accroché à sa première image montre qu'il ne la trouvait plus assez concrète pour lui rendre pleinement justice. Il la tire de son stock comme un instrument déjà là et habituel pour lui.

Les chapitre 1 et 2 du livre N ont également été utilisés par Aristote dans le texte du livre L. Le mot d'ordre de N 1 est le même que celui du dernier chapitre du livre L : guerre à Platon et à son dualisme des principes! Le reste apparaîtra par la juxtaposition des deux textes.

 

L'exposé des erreurs qui découlent du dualisme tel qu'il était professé dans l'Académie est utilisé avec profit dans le livre L pour conclure la leçon : il sert à mettre en évidence l'esprit rigoureusement unitaire et, selon les termes d'Aristote, monarchique, propre à la doctrine de l'esprit qui se pense lui-même. Cette partie du livre L est une mosaïque composée de phrases singulières et de pensées empruntées à N 1. Certes, les argumentations très précises du livre N sont ici vulgarisées et simplifiées, mais l'argument principal de ce livre contre la théorie dualiste des principes reste partout visible : les contraires doivent être inhérents à un troisième terme leur servant de substrat, conformément à la doctrine aristotélicienne de la forme et de la privation, qui exigent la présence de la matière pour passer de l'une à l'autre. Le tertium dabitur est brièvement affirmé dans le livre L, il est expliqué dans le livre N. Pour nous, s'exclame triomphalement Aristote, ce problème se résout sans difficulté, car il y a un troisième terme : et ce troisième terme n'est pas la matière, qui est le support des qualités contraires, mais bien plutôt l'esprit absolu, c'est-à-dire la forme dépourvue de toute matière et par conséquent sans lien avec un devenir ou un contraire quelconques. Ce n'est pas le matérialisme qui est la suite nécessaire de la critique du dualisme, mais bien plutôt la souveraineté monarchique du seul l'esprit.

Rédaction tardive (M 1)

 

Peri; me;n ou\n th`" tw`n aijsqhtw`n oujsiva" ei[rhtai tiv" ejstin ejn me;n th`/ meqovdw/ th`/ tw`n fusikw`n peri;;;; th`" u{lh", u{steron de; peri; th`" kat
Rédaction primitive (M 9, 1086a 21)

 

Peri; de; tw`n prwvtwn ajrcw`n kai;; tw`n prwvtwn aijtivwn kai; stoiceivwn o{sa me;n levgousin oiJ peri; movnh" th`" aijsqhth`" oujsiva" diorivzonte", ta; me;n ejn toi`" peri; fuvsew" ei[rhtai, ta; d oujk e[sti th`" meqovdou th`" nu`n: o{sa de; oiJ favskonte" ei\nai para; ta;" aijsqhta;" eJtevra" oujsiva", ejcovmenovn ejsti qewrh`sai tw`n eijrhmevnwn.

 

Quant aux principes premiers, aux causes premières et aux éléments, et aux opinions de ceux qui se sont exclusivement intéressés à la substance sensible, nous avons traité quelques-unes de ces questions dans nos leçons de physique, et le reste n'appartient pas à la présente étude. Mais une suite toute simple de nos recherches consiste à examiner les opinions de ceux qui reconnaissent d'autres substances en dehors des substances sensibles.

ejnevrgeian. ejpei; d hJ skevyi" ejsti povteron e[sti ti" para; ta;" aijsqhta;" oujsiva" ajkivnhto" kai;; aji?dio" h] oujk e[sti, kai; eij e[sti, tiv" ejsti, prw`ton ta; para; tw`n a[llwn legovmena qewrhtevon.

 

Sur ce qu'est la substance des choses sensibles, nous en avons parlé dans notre traité de physique portant sur la matière, puis dans notre traité sur la substance en acte. La recherche doit porter maintenant sur la question de savoir s'il existe ou non, en dehors des choses sensibles, une substance immobile et éternelle, et s'il en existe une, de connaître quelle est sa nature, et nous ferons bien d'examiner d'abord les opinions que d'autres ont émises avant nous.

ta; me;n ejn toi`" peri; fuvsew" ei[rhtai, ta; d oujk e[sti th`" meqovdou th`" nu`n: o{sa de; oiJJ favskonte" ei\nai para; ta;" aijsqhta;" eJtevra" oujsiva", ejcovmenovn ejsti qewrh`sai tw`n eijrhmevnwn.

 

Quant aux principes premiers, aux causes premières et aux éléments, et aux opinions exprimées par ceux qui n'examinent que la substance sensible, nous avons traité quelques-unes de ces questions dans nos leçons de physique, et le reste n'appartient pas à la présente étude. Mais une suite naturelle de nos recherches consiste à examiner les opinions de ceux qui reconnaissent d'autres substances en dehors des substances sensibles.

N 4, 1092a 9

 

eij ou\n kai; to; mh; tiqevnai to; ajgaqo;n ejn tai`" ajrcai`" kai; to; tiqevnai ou{tw" ajduvnaton, dh`lon o{ti aiJ ajrcai; oujk ojrqw`" ajpodivdontai ... oujk ojrqw`" d uJpolambavnei oujd ei[ ti" pareikavzei ta;" tou` o{lou ajrca;" th`/ tw`n zw/vwn kai; futw`n, o{ti ejx ajorivstwn ajtelw`n de; aijei; ta; teleiovtera, dio; kai; ejpi; tw`n prwvtwn ou{tw" e[cein fhsivn, w{ste mhde; o[n ti ei\nai to; e}n aujtov. eijsi; ga;r kai; ejntau`qa tevleiai aiJ ajrcai; ejx w|n tau`ta: a[nqrwpo" ga;r a[nqrwpon genna`/, kai; oujk e[sti to; spevrma prw`ton.

 

Si l'on ne peut s'empêcher de compter le bien parmi les principes,


L 7, 1072b 30

 

o{soi de; uJpolambavnousin, w{sper oiJ Puqagovreioi kai; Speuvsippo", to; kavlliston kai; a[riston mh; ejn ajrch`/ ei\nai, dia; to; kai; tw`n futw`n kai; tw`n zw/vwn ta;" ajrca;" ai[tia me;n ei\nai, to; de; kalo;n kai; tevleion ejn toi`" ejk touvtwn, oujk ojrqw`" oi[ontai. to; ga;r spevrma ejx eJtevrwn ejsti; proterw`n teleivwn, kai; to; prw`ton ouj spevrma ejstivn, ajlla; to; tevleion: oi|on provteron a[nqrwpon a]n faivh ti" ei\nai tou` spevrmato", ouj to;n ejk touvtou genovmenon, ajll e{teron ejx ou| to; spevrma.

 

Ceux qui supposent, comme les Pythagoriciens et Speusippe, que le

et s'il est impossible également de l'y comprendre comme on l'a fait, il est clair que cette double impossibilité tient à ce qu'on a mal déterminé les principes... On n'est pas plus dans le juste, quand on assimile les principes de l'univers à l'organisation des animaux et des plantes, et que, voyant que, dans ces derniers êtres, les plus parfaits viennent toujours d'êtres indéterminés et incomplets, on croit pouvoir affirmer qu'il en est de même des premiers principes ; ce qui ôterait toute existence réelle à l'un en soi. Mais les principes, aussi, d'où viennent les animaux et les plantes, sont complets, quoi qu'on en dise ; car c'est l'homme qui engendre l'homme, et ce n'est pas la semence qui est antérieure.

 

bien et le beau parfaits ne sont pas dans le principe des choses, par cette raison que, si, dans les plantes et les animaux, les principes aussi sont des causes, le beau et le parfait ne se trouvent, cependant, que dans les êtres qui proviennent de ces principes, ne pensent pas juste. C'est là une erreur, puisque la semence provient elle-même d'êtres parfaits qui lui sont antérieurs ; car l'antérieur, ce n'est pas la semence, c'est l'être complet. Sans doute peut-on bien dire que l'homme est antérieur à la semence ; mais l'homme antérieur n'est pas l'homme qui est venu de la semence, c'est au contraire, cet autre homme dont la semence est issue.

N 3, 1090b 13

 

e[ti de; epizhthvseien a[n ti" mh; livan eujcerh;" w]n peri; me;n tou` ajriqmou` panto;" kai; tw`n maqhmatikw`n to; mhde;n sumbavllesqai ajllhvloi" ta; provtera toi`" u{steron: mh; o[nto" ga;r tou` ajriqmou` oujde;n h|tton ta; megevqh e[stai toi`" ta; maqhmatika; movnon ei\nai famevnoi", kai; touvtwn mh; o[ntwn hJ yuch; kai; ta; swvmata ta; aijsqhtav. oujk e[oike de; hJ fuvsi" ejpeisodiwvdh" ou\sa ejk tw`n fainomevnwn w{sper mocqhra; tragw/diva.

 

On pourrait encore insister, à moins que l'on ne soit de trop bonne composition, et demander : pourquoi, dans tout nombre, quel qu'il soit, et dans les entités mathématiques, les éléments antérieurs et les éléments postérieurs n'ont-ils pas la moindre influence les uns sur les autres ? Ainsi, en supposant même qu'il n'existe pas de nombre, les grandeurs n'en doivent pas moins exister, pour ceux qui ne croient qu'aux êtres mathématiques ; et en supposant encore que ces êtres n'existent pas non plus, il reste
L 10, 1075b 37

 

oiJ de; levgonte" to;n ajriqmo;n prw`ton to;n maqhmatiko;n kai; ou{tw" aijei; a[llhn ejcomevnhn oujsivan kai; ajrca;" eJkavsth" a[lla", ejpeisodiwvdh th;n tou` panto;" oujsivan poiou`sin (oujde;n ga;r hJ eJtevra th`/ eJtevra/ sumbavlletai ou\sa h] mh; ou\sa) kai; ajrca;" pollav", ta; de; o[nta ouj bouvletai politeuvesqai kakw`". Ôoujk ajgaqo;n polukoiranivh, ei\" koivrano" .

 

 

 

 

Quant à ceux qui prennent le nombre mathématique pour principe premier, et qui composent toujours de cette manière toute autre substance venant à la suite de ce premier principe, en donnant à chacune des principes différents, ils ne font de la substance de l'univers entier qu'une succession d'épisodes, puisque aucune substance, qu'elle soit ou qu'elle ne soit pas, ne peut avoir la moindre influence sur une autre, et ils reconnaissent par là plusieurs principes différents. Mais les choses ne veulent pas être mal gouvernées : « Le gouvernement gouvernants est un mal ; qu'il n'y en ait qu'un seul! »

du moins l'esprit qui les conçoit, et les corps sensibles qui les contiennent. Cependant, d'après tout ce que nous voyons, la nature ne montre pas à nos yeux une succession de vains épisodes, comme on en trouve dans une mauvaise tragédie.

de plusieurs n'est pas bon ; qu'il n'y ait qu'un seul gouvernant! »

N 1, 1087a 29

pavnte" de; poiou`si ta;" ajrca;" ejnantiva" ... eij de; th`" tw`n aJpavntwn ajrch`" mh; ejndevcetai provterovn ti ei\nai, ajduvnaton a]n ei[h th;n ajrch;n e{terovn ti ou\san ei\nai ajrchvn, oi|on ei[ ti" levgoi to; leuko;n ajrch;n ei\nai oujc h|/ e{teron all h|/ leukovn, ei\nai mevntoi kaq uJpokeimevnou, kai; e{terovn ti o]n leuko;n ei\nai: ejkei`no ga;r provteron e[stai. ajlla; mh;n givgnetai pavnta ejx ejnantivwn wJ'" uJpokeimevnou tinov": ajnavgkh a[ra mavlista toi`" ejnantivoi" tou`q uJpavrcein. aijei; a[ra pavnta ta;nantiva kaq uJpokeimevnou kai; oujde;n cwristovn ... oiJ de; to; e{teron tw`n ejnantivwn u{lhn poiou`sin, oiJ me;n ªtw`/ eJni;º tw`/ i[sw/ to; a[nison, wJ" tou`to th;n tou` plhvqou" ou\san fuvsin, oiJ de; tw`/ eJni; to; plh`qo".

 

Mais tous les philosophes s'accordent à reconnaître que les principes sont contraires, et que, de même qu'ils le sont dans la nature, il le sont aussi
L 10, 1075a 25

o{sa de; ajduvnata sumbaivnei h] a[topa toi`" a[llw" levgousi kai; poi`a oiJ cariestevrw" levgonte" kai; ejpi; poivwn ejlavcistai ajporivai, dei` mh; lanqavnein. pavnte" ga;r ejx enantivwn poiou`si pavnta. ou[te de; to; pavnta ou[te to; ejx ejnantivwn ojrqw`": ou[t ejn o{soi" ta; ejnantiva uJpavrcei, pw`" ejk tw`n ejnantivwn e[stai, ouj levgousin : ajpaqh` ga;r ta; ejnantiva uJp ajllhvlwn: hJmi`n de; luvetai tou`to eujlovgw" tw`/ trivton ti ei\nai. oiJ de; to; e{teron tw`n ejnantivwn u{lhn poiou`sin, w{sper oiJ to; a[nison tw`/ i[sw/ h] tw``/ eJni; ta; pollav.

 

 

 

 

 

Toute autre conception mène à des erreurs et à des impossibilités, dont il est bon de se rendre compte, afin de voir quelles sont, dans tout ceci, les théories les plus acceptables, et celles qui prêtent le moins à la critique. Ainsi, tous les philosophes s'accordent à faire naître toutes les choses de leurs contraires. Toutes les choses, ce n'est pas exacte ; « des contraires », ce ne l'est pas davantage ; et pour les cas même où il y a réellement des contraires, on ne nous explique pas comment c'est des contraires que les choses peuvent venir, puisque les contraires ne sauraient agir les uns sur les autres. Pour nous, la solution est toute simple, parce que nous admettons un troisième terme. Certains philosophes prétendent que la matière est l'un des contraires, ainsi que d'autres soutiennent que l'inégal est le contraire de l'égal, et que la pluralité est le contraire de l'unité.

 

N 4, 1091b 35

sumbainei dh panta ta onta metecein tou kakou exw eno" autou tou enos... (b 30) tauta te dh sumbainei atopa, kai to enantion stoiceion... to kakon auto.

Il s'ensuit donc que toutes choses participent au mal, une exceptée, l'un lui-même... (b 30) Ces absurdités suivent, et il s'ensuit encore que l'élément contraire... est le mal lui-même.

 

L 10, 1075a 34

eti apanta tou faulou meqexei exw tou eno" to gar kakon auto qateron twn stoiceiwn.

En outre, selon cette opinion, toutes les choses, l'un excepté, auront part au mal ; car le mal lui-même est l'un des deux éléments.

 

pour les substances immobiles. Cependant, s'il ne peut y avoir au monde quoi que ce soit d'antérieur au principe de toutes choses, il s'ensuit qu'il est impossible qu'un principe, qui serait encore quelqu'autre chose que principe, soit un principe véritable. Ce serait aussi faux que si, par exemple, prenant le blanc pour principe et le posant comme principe, non pas en tant qu'il est autre chose que blanc, mais en tant qu'il est essentiellement blanc, on allait dire en même temps que le blanc est un attribut, et que, tout en étant aussi autre chose que blanc, il reste blanc néanmoins. Alors c'est cette autre chose qui serait antérieure au blanc. Sans doute, toutes les choses viennent des contraires ; mais c'est à la condition d'un sujet préalable. C'est même surtout dans les contraires que cette condition (à savoir l'existence d'un sujet) doit être remplie. Toujours les contraires, quels qu'ils soient, se rapportent à un sujet ; et il n'est pas un contraire qui existe séparément. Or, comme le plus simple regard jeté sur les choses, la raison nous atteste, de même, qu'il n'y a rien de contraire à la substance. Donc, il n'y a pas de contraire qui puisse être, à proprement parler, le principe de toutes choses ; et le principe vrai est tout autre chose que cela. Parmi les philosophes, il y en a qui font de l'un des deux contraires, un principe matériel. Les uns opposent ce
les théories les plus acceptables, et celles qui prêtent le moins à la critique. Ainsi, tous les philosophes s'accordent à faire naître toutes les choses de leurs contraires. Toutes les choses, ce n'est pas exact ; « des contraires », ce ne l'est pas davantage ; et pour les cas même où il y a réellement des contraires, on ne nous explique pas comment c'est des contraires que les choses peuvent venir, puisque les contraires ne sauraient agir les uns sur les autres. Pour nous, la solution est toute simple, parce que nous admettons un troisième terme. Certains philosophes prétendent que la matière est l'un des contraires, ainsi que d'autres soutiennent que l'inégal est le contraire de l'égal, et que la pluralité est le contraire de l'unité.

contraire (l'inégal) à l'un, c'est-à-dire à l'égal, regardant l'inégal comme la nature de la pluralité. Mais d'autres opposent la pluralité à l'unité.

 

N 4, 1091b 35

 

sumbaivnei dh; pavnta ta; o[nta metevcein tou` kakou` e[xw eJno;" aujtou` tou` eJnov" ... (b 30) tau`tav te dh; sumbaivnei a[topa, kai; to; ejnantivon stoicei`on ... to; kako;n aujto;.

 

Il s'ensuit donc que toutes choses participent au mal, une exceptée, l'un lui-même... (b 30) Ces absurdités suivent, et il s'ensuit encore que l'élément contraire... est le mal lui-même.

 

 

 

 

 

L 10, 1075a 34

 

e[ti a{panta tou` fauvlou meqevxei e[xw tou` eJnov": to; ga;r kako;n aujto; qavteron tw`n stoiceivwn.

 

 

 

En outre, selon cette opinion, toutes les choses, l'un excepté, auront part au mal ; car le mal lui-même est l'un des deux éléments.

 

...       ...


SOMMAIRE