Notre époque est celle des utopies. Elles sont nombreuses, de l'«american way of life» au communisme et aux «droits de l'homme», et elles possèdent toutes le pouvoir de mobiliser les foules. Mais, malgré ce pouvoir, elles ne sont pas «comprises» par leur partisans qui ne suivent, en leur nom, rien d'autre qu'une idée vague, non définie. Comment espérer alors que ces utopies deviennent réalité?

Mais il est important de souligner que ces utopies pourraient être réalisées. Les vraies utopies sont celles qui sont réalisables. Croire en une utopie et être, en même temps, réaliste, n'est pas une contradiction. Une utopie est, par excellence, réalisable.

 

1. Quand fabrique-t-on des utopies ?

Notre époque est grande productrice d'utopies. Il n'existe pas de période historique durant laquelle on en ait inventé autant, et avec autant de soins dans l'intention de les rendre accessibles au public. L'adoption du terme «utopie» ne s'est d'ailleurs généralisée que depuis relativement peu de temps.

Les utopies anciennes, jusqu'à la première utopie moderne ­ celle de Thomas More ­, n'ont pas été tenues pour «utopiques». L'utopie de Platon, les utopies chrétiennes sont considérées par leurs auteurs comme réalisables, sinon déjà réelles et existantes, dans ce monde ou dans l'autre. L'utopie, avant More, n'est pas encore réservée aux intellectuels.

En fait, les utopies existent depuis que le monde est monde, et les plus anciennes ne sont pas moins valables que les plus modernes. Il semble alors inutile de faire l'historique des utopies et d'essayer de prouver que l'utopie moderne intellectuelle s'est enrichie par rapport à l'utopie primitive; ce serait frôler la falsification. Platon n'est pas «primitif» et More n'est pas «développé» par rapport à Platon.

Il me semble que commencer ce livre, consacré aux utopies réalisables, par un survol historique des utopies, serait donc une erreur. D'ailleurs, nous ne disposons même pas de données suffisamment solides, puisque les utopies du passé que nous connaissons ne sont soit que des tentatives d'utopies, soit que des utopies littéraires.

Pour parler des utopies réalisables, il me semble beaucoup plus logique de construire, tout d'abord, une théorie cohérente, sur des axiomes a priori, puis de regarder si cette théorie peut s'appliquer à des faits réels, observables, et les expliquer.

Pour atteindre ce but, essayons tout d'abord de voir ce qu'est une utopie à l'aide d'une image très primitive: Monsieur X se sent terriblement insatisfait. Pour soulager son insatisfaction, il réfléchit et il imagine une amélioration de la situation qui est à l'origine de ce sentiment d'insatisfaction. Cette amélioration de la situation peut être obtenue par un changement de sa seule conduite, ou par le changement de conduite d'autres personnes (ou d'objets) avec lesquelles il est en relation.

Supposons maintenant que Monsieur X choisisse la première solution, c'est-à-dire que son utopie consistera à envisager de changer sa conduite personnelle, changement qu'il peut réaliser sans grande difficulté (puisqu'il n'implique que lui). Cette première solution, réalisable, ne sera donc finalement pour Monsieur X qu'un projet.

Examinons maintenant une autre possibilité: Monsieur X n'a pas assez de force de caractère pour changer sa conduite, bien qu'il se rende compte que ce changement éliminerait son insatisfaction. Il lui plaît donc de rêver à cette autre conduite possible et d'imaginer la satisfaction qu'il en retirerait s'il avait la force de se décider à agir. Ce changement de situation, qui semble réalisable, mais qui ne l'est pas (dans notre exemple, à cause du manque de caractère de monsieur X), ne sera rien d'autre qu'un rêve, ce que les Anglo-Saxons appellent du wishful thinking.

 

Une autre solution encore consistera, pour Monsieur X, à imaginer un changement de conduite des autres (qui, eux aussi, se trouvent dans une situation insatisfaisante), ce qui lui procurerait (en même temps qu'aux autres) une situation satisfaisante, en améliorant les conditions de la vie qui le font tant réfléchir. Mais convaincre les autres de changer leur conduite n'est pas toujours facile. Monsieur X le sait, donc il n'essaye même pas, bien que l'idée lui semble tout à fait raisonnable. Ce projet est une véritable utopie, au sens courant du mot, et cela à cause de la résignation préalable de Monsieur X.

 

Il reste une dernière solution: Monsieur X, avant de se proposer de changer la conduite des autres (comme dans la solution précédente), se mettra à réfléchir et étudiera quels aspects de la conduite des autres il peut réellement changer et de quels moyens il dispose. Si, finalement, il trouve une stratégie permettant d'obtenir le changement recherché, son utopie devient une utopie réalisable.

Le sujet de cet essai est l'utopie réalisable.

L'exemple de Monsieur X nous a permis de montrer que l'utopie réalisable était une intersection du projet et de l'utopie, mais qu'elle était, par contre, fort éloignée du rêve, du wishful thinking.

Nous sommes donc prêts à aborder la théorie dont j'ai parlé au début.

2. Esquisse de la théorie

L'exemple très simple de Monsieur X nous permet de comprendre comment on peut construire une théorie des utopies. En partant de constatations fondamentales, on arrive à la théorie axiomatique suivante:

a. les utopies naissent d'une insatisfaction collective;

b. elles ne peuvent naître qu'à condition qu'il existe un remède connu (une technique ou un changement de conduite), susceptible de mettre fin à cette insatisfaction;

c. une utopie ne peut devenir réalisable que si elle obtient un consentement collectif.

Si nous revenons maintenant à l'exemple de Monsieur X, il est évident, dans ce cas précis, que projet et utopie réalisable sont à peu près synonymes; pourtant il existe une différence non négligeable: le projet n'implique pas nécessairement le consentement, qui est considéré comme déjà accordé, alors que l'utopie réalisable nécessite un consentement qui n'a pas été accordé d'avance. Nous en arrivons là à formuler une constatation très importante: l'opération clé de l'utopie réalisable consiste à gagner le consentement; l'opération clé du projet est de savoir utiliser une technique, autrement dit l'utopie réalisable vient avant le projet (une fois l'idée de l'utopie réalisable acceptée, la réalité du projet lui succède grâce à la technique, sans laquelle, ajoutons-le et soulignons-le, l'idée de l'utopie réalisable n'aurait pas pu naître).

Cette théorie nous permet d'expliquer l'apparition périodique des utopies réalisables (et celle des utopies proprement dites). Pour qu'une utopie (réalisable ou non) apparaisse, il faut qu'une technique ou un comportement nouveau soient connus et assimilés. L'apport de celui qui propose une utopie consiste donc, en général, à chercher l'application d'une technique déjà connue, en remède à une situation qui provoque l'insatisfaction collective. Cette observation explique que, tout au long de l'histoire, ceux qui formulèrent des utopies étaient moins des inventeurs de nouvelles techniques ou de nouveaux comportements que des réalistes (aussi étrange que cela paraisse) qui essayaient d'appliquer des techniques ou des comportements déjà connus.

L'apparition d'une utopie a donc toujours été caractérisée par un décalage des connaissances: quand, face à une situation insatisfaisante, on pense mettre en application une nouvelle technique, celle-ci est déjà connue depuis au moins une génération. On pourrait même dire, pour être encore plus exact, que, bien souvent, c'est lorsque la nouvelle technique a été découverte et reconnue qu'une situation commence à apparaître comme insatisfaisante. Ainsi, il y a quelques siècles, certaines maladies étaient acceptées comme un simple état de fait et l'idée qu'il serait possible de les guérir n'est apparue qu'avec la découverte d'un traitement envisageable.

Cette loi des utopies: décalage entre la maladie et le remède est la première qui découle logiquement de la simple esquisse de la théorie axiomatique qui précède. Nous allons en trouver d'autres.

 

3. La nécessité du consentement

Le troisième axiome de notre théorie, celui qui concerne la condition du consentement massif et qui définit, de ce fait même, la possibilité de réalisation d'une utopie (parce qu'il la transforme en projet), est souvent l'axiome le plus négligé par les observateurs superficiels, bien qu'il soit extrêmement important.

Pourtant, même si nous revenons à notre exemple très simple de la maladie et de la guérison, nous rencontrons immédiatement ce critère: il ne suffit pas de découvrir un remède à une maladie, il faut que le malade consente à le prendre.

Si la première loi des utopies concerne, comme nous l'avons vu, le décalage entre insatisfaction (premier axiome), et technique applicable (deuxième axiome), la deuxième loi des utopies va concerner le décalage entre la technique applicable (premier axiome) et le consentement nécessaire pour l'application de cette technique (troisième axiome).

Ces deux lois de décalage ralentissent toujours (pour au moins deux générations) le développement (pour le meilleur ou pour le pire) de l'espèce humaine. Aucune situation insatisfaisante ne pourra donc rapidement disparaître puisqu'on est obligé de passer par ce mécanisme de freinage.

Ces deux lois de décalage impliquent également qu'une utopie ne peut jamais être l'invention d'une seule personne. L'utopie ressort nécessairement d'une invention collective, puisqu'elle se transformera continuellement, et par mini-apports individuels, durant la période des deux décalages (période qu'on pourrait appeler celle de la traversée du désert de deux générations, comme dans l'image de la Bible). Si les utopies littéraires les plus connues, depuis Platon jusqu'à nos jours, sont restées des utopies proprement dites (et non des utopies réalisables), c'est parce qu'elles n'étaient que les créations littéraires d'un seul et même individu et non l'œuvre lentement façonnée et assimilée par une chaîne d'individus consentants.

Notre examen, dans la suite de cet essai sur les utopies réalisables, sera donc toujours axé sur le consentement ou sur la possibilité de consentement à une proposition donnée.

4. Utopies «positives» et utopies «négatives»

Revenons encore une fois à notre exemple de la maladie. On peut dire que la maladie est déjà insupportable avant même qu'on ait découvert comment la guérir, et si on cherche à la guérir, c'est justement parce qu'elle est insupportable. Autrement dit, il semble que ce soit l'insatisfaction qui provoque la recherche de l'utopie réalisable.

Pourtant, ce n'est pas toujours exactement le cas. Un malade incurable, par exemple, trouve sa situation insatisfaisante et il fera tout ce qu'il est possible de faire pour sortir de cette situation, bien qu'on n'ait pas encore trouvé de technique positive (technique de guérison). Le malade, dans ce cas précis, essaiera d'améliorer sa situation en faisant une réévaluation, c'est-à-dire en considérant, par exemple, sa mort prochaine comme une entrée triomphale parmi ses ancêtres, ou au paradis, etc. Autrement dit, il mettra en pratique une technique négative, une technique de résignation qui rende sa situation acceptable.

Cette image permet de comprendre ce que j'entends par utopies positives ou utopies négatives. Les utopies positives et les utopies négatives répondent exactement à notre théorie axiomatique fondée sur les trois conditions préalables (insatisfaction, technique possible, consentement collectif), mais en introduisant une restriction dans le domaine du deuxième axiome (celui de la technique possible). Cette restriction précise que la technique applicable peut être:

a. soit une technique qui élimine la source de la situation insatisfaisante,

b. soit une technique qui permettra l'appréciation de cette situation, et qui amènera à l'estimer désirable et satisfaisante, au lieu de la considérer comme insatisfaisante.

La première technique (a) caractérisera les utopies positives (la plupart des utopies scientifiques et sociales modernes), la deuxième technique (b), les utopies négatives (certaines utopies religieuses et morales). Je n'établis pas ici de préférence entre ces deux techniques qui sont également valables dans les contextes appropriés.

5. Utopies «paternalistes» et utopies «non paternalistes»

Nous avons donc découvert deux lois de décalage, la première en examinant la relation entre les domaines du premier et du deuxième axiome (c'est-à-dire: insatisfaction et technique), puis la deuxième loi, en examinant la relation entre les domaines du deuxième axiome et du troisième (technique et consentement collectif). Nous allons maintenant découvrir une autre loi en examinant la relation entre les domaines du premier et du troisième axiome (insatisfaction et consentement collectif).

Ces deux axiomes, celui de l'insatisfaction et celui du consentement collectif, qui déterminent les conditions d'apparition des utopies, possèdent un facteur commun très important: tous deux concernent la collectivité. Le premier axiome exige la prise de conscience de l'insatisfaction collective, le troisième exige le consentement collectif sur les moyens d'éliminer cette insatisfaction. Remarquons en passant un autre fait très important: le deuxième axiome, celui de la connaissance d'une technique applicable, n'exigeait pas une connaissance technique collective: cette technique n'était nécessaire, évidemment, que pour un seul technicien-auteur-du-projet de l'utopie. Or nous avons vu qu'une utopie ne se rapportant qu'à la connaissance d'un ou de plusieurs techniciens (deuxième axiome) ne peut être une véritable utopie ni même un projet: il s'agit tout au plus d'une invention technique non appliquée et peut-être non applicable, tant qu'elle n'est pas suivie du consentement collectif (notre troisième axiome) et précédée par une insatisfaction consciente (suivant le premier axiome).

Cette réflexion montre bien que la relation existant entre l'axiome de l'insatisfaction collective et celui du consentement collectif est capitale pour une utopie réalisable, car c'est elle qui définit la collectivité pour laquelle l'utopie a été conçue.

Mais cette réflexion pose un autre problème: celui qui a conçu l'utopie au départ (le technicien-auteur-du-projet de notre deuxième axiome) appartient-il nécessairement à cette collectivité ou non?

Cette question introduit une nouvelle restriction qui permettra de préciser si celui qui doit opérer est ou n'est pas le même individu (ou la même collectivité) dans le cadre de nos trois axiomes. Nous avons deux réponses types à donner à cette question:

a. celui qui opère (individu ou collectivité) en concevant l'utopie ne fait pas partie de la collectivité consciente de son insatisfaction, et qui va devoir consentir à l'application de la proposition technique (ou du changement de conduite) susceptible de rendre sa situation acceptable;

b. celui qui opère (individu ou collectivité) en concevant l'utopie fait partie de la collectivité insatisfaite qui doit donner son consentement.

Dans le premier cas, nous nous trouvons en face d'une utopie paternaliste: un individu, ou un groupe, bienveillant et extérieur, essaie d'imposer une voie (choisie par cet individu ou ce groupe) à une collectivité que cet individu (ou groupe) considère comme malheureuse.

Quand je parle des utopies paternalistes, il doit être bien entendu que je ne parle pas uniquement des cas abusifs, tels que l'utopie soi-disant philanthropique des colonialistes, ou les utopies prêchées par certaines sectes ou religions, etc. Je donne une définition des utopies paternalistes dans leur totalité et indépendamment du fait qu'elles découlent de la bonne foi, de la bonne volonté ou de l'hypocrisie. Autrement dit: dans le cas de l'utopie paternaliste, la connaissance de la technique applicable appartient à une poignée d'individus dénommée l'élite, quelle que soit la qualification subjective, donnée à cette dernière.

Dans le deuxième cas, en revanche, nous nous trouvons en face d'une utopie non paternaliste: les mêmes connaissances sont détenues ou diffusées par tous et pour tous, et, par conséquent, nos trois axiomes concernent la même collectivité.

Les utopies réalisables de nos jours sont en général des utopies non paternalistes, même si elles n'existent à l'heure actuelle qu'à l'état latent et ne sont donc pas très bien connues. Elles ont probablement aussi existé dans le passé, mais nous les ignorons car elles n'ont pas laissé de traces littéraires (manifestes, slogans, théories, etc.).

Cela s'explique aisément: les utopies non paternalistes n'ont pas eu et n'ont pas de littérature. Il est évident que, dans le cas où l'auteur-du-projet est en même temps celui qui est insatisfait, il n'a pas besoin d'être convaincu et la propagande n'est pas nécessaire pour gagner son consentement à son propre projet. Seules les utopies paternalistes ont besoin de cette propagande (et on en trouvera des traces littéraires dans l'histoire), car c'est la propagande qui peut, et qui a pu, amener le consentement des paternalisés.

Il est bien évident aussi (et ceci fera l'objet d'un autre chapitre) que les utopies non paternalistes courent, malheureusement, très souvent le risque de se transformer en utopies paternalistes. Le but de ce livre est de servir d'avertissement contre ce danger qui n'est pas uniquement un danger moral, et qui menace directement notre survie.

6. Résumé du chapitre

Pour conclure ce chapitre je voudrais en faire le résumé:

Nous nous sommes rendus compte que l'examen purement historique des utopies ne nous mènerait pas loin et pour cette raison nous avons préféré construire une théorie axiomatique des utopies. Nos trois axiomes ont été:

1. les utopies naissent d'une insatisfaction collective,

2. les utopies supposent l'existence d'une technique ou d'une conduite, applicable pour:

a. soit éliminer la source de cette insatisfaction;

b. soit réévaluer cette insatisfaction en la considérant comme une ouverture vers une meilleure situation.

3. les utopies ne deviennent réalisables que si elles entraînent un consentement collectif.

Nous avons découvert deux lois de décalage constatant qu'une certaine durée doit séparer les trois stades décrits par les axiomes: le stade de l'insatisfaction, le stade de l'invention d'une technique applicable et le stade du consentement à cette application.

Nous avons aussi découvert que les utopies peuvent être paternalistes ou non paternalistes, suivant que la connaissance de la technique applicable est à la portée d'une élite ou à la portée de n'importe qui: autrement dit, suivant que le technicien-auteur-du-projet n'est pas celui-qui-doit-consentir, ou que l'auteur technicien et celui qui consent sont une seule et même personne.

 

le schéma non paternaliste

 

Nous venons d'examiner ce qu'est une utopie et quelles sont celles que l'on peut qualifier de réalisables. Avant d'aller plus loin, je voudrais encore insister sur ce que j'appelle les utopies non paternalistes.

Tout d'abord, voyons ce qu'est le paternalisme. Nous allons, pour ce faire, prendre l'exemple le plus typique: celui du père de famille qui veut le bien de ses enfants et pense être seul capable de savoir ce qu'ils doivent faire ou ne pas faire; il prend alors les décisions qui engagent l'avenir de ses enfants. Pourtant, malgré toute sa bonne volonté, il n'est pas infaillible ­ il commet donc des erreurs, c'est inévitable ­ et certaines de ses décisions auront des conséquences fâcheuses; fâcheuses pour qui? Pour les enfants qui auront à supporter les conséquences des erreurs paternelles. Le comportement de ce père, plein de bonne volonté et qui se croit infaillible, est un comportement paternaliste. Je qualifie de paternaliste toute organisation au sein de laquelle quelqu'un est habilité à prendre des décisions pour les autres, décisions dont les conséquences, parfois catastrophiques, seront supportées uniquement par les autres et non par celui qui porte la responsabilité de la décision.

Un médecin, par exemple, est toujours paternaliste (le paternalisme est souvent bienveillant): ce n'est pas lui qui souffrira de ses éventuelles erreurs de diagnostic ou de traitement, mais son patient.

Non seulement les médecins, mais tous les experts sont paternalistes ­ par définition ­, ce sont des individus qui savent mieux que les autres ce qui est bon ou n'est pas bon pour ces autres.

Par contre, une organisation non paternaliste est une organisation au sein de laquelle ceux qui décident auront également à supporter les conséquences, quelles qu'elles soient, de leurs décisions. Ceux qui décident sont ceux qui prennent le risque; il n'y aura personne d'autre qu'eux-mêmes pour souffrir des retombées d'une éventuelle erreur de jugement dans les décisions prises.

Une démocratie parlementaire ou un despotisme éclairé, par exemple, sont des organisations paternalistes; une démocratie directe suit le schéma non paternaliste. Voyons maintenant comment peut être réalisée une utopie non paternaliste.

La clé du schéma non paternaliste sera, bien entendu, celle de l'information préalable, qui doit répondre aux impératifs suivants:

1. Apprendre à connaître les alternatives possibles qui permettent à Monsieur X de choisir parmi celles-ci la solution qui semble lui convenir le mieux (autrement dit établir un répertoire de toutes les solutions possibles).

2. Monsieur X devra connaître toutes les conséquences possibles qui peuvent découler de sa décision d'adopter une solution quelconque du répertoire (autrement dit, il s'agit d'établir l'avertissement quant aux retombées de toute décision, sur celui qui a décidé).

3. Il faut aussi connaître les règles particulières qui relèvent du contexte dans lequel la décision de Monsieur X va être appliquée (autrement dit, connaître l'infrastructure extérieure existante).

4. Il faut encore savoir calculer les conséquences entraînées par la décision de Monsieur X, sur les autres, ceux qui cohabitent avec lui à l'intérieur du même contexte (autrement dit, établir un avertissement quant aux retombées de la décision d'un individu sur les autres, retombées qui intéressent toute la collectivité).

Le petit croquis qui suit expliquera le schéma non paternaliste.

 

Notre définition du non-paternalisme montre combien il est nécessaire que ces informations soient mises à la portée de chaque membre, quel qu'il soit, d'une collectivité. Pour être compréhensibles par tous, les quatre groupes d'informations énumérés plus haut doivent être décrits et énoncés dans un langage suffisamment simple pour être accessible à chacun des membres de la collectivité.

C'est le but que nous rechercherons dans le chapitre suivant.

 

 

Une société est une utopie réalisée: c'est un friedman 08 projet d'organisation très complexe, accepté par un certain nombre d'individus qui, dans leur comportement quotidien, manifestent leur accord à ce projet verbalement non formulé.

En effet, l'espèce humaine est la seule espèce animale (autant que nous le sachions) dont le comportement social n'est pas «naturel», mais «inventé», réglé par la spéculation intellectuelle. Et ceci à tous les niveaux de civilisation.

L'invention «société» a un but utilitaire: faciliter la survie. Mais la survie de qui? de l'individu? de la collectivité?

C'est une question qui reste ouverte.

Personnellement, je pense à la primauté de l'individu. L'espèce n'est qu'une abstraction: elle n'a ni volonté, ni but, ni même un moyen de s'exprimer. Ce sont les individus qui veulent quelque chose, qui poursuivent un but et qui s'expriment. Ce n'est pas l'espèce qui a inventé l'individu, mais c'est l'individu qui a conçu l'abstraction «espèce».

Un collectif «espèce» s'est réalisé à l'aide de la communication: les individus, inventeurs de l'abstraction, ont réussi, bien ou mal, à communiquer, les uns aux autres, l'abstraction inventée.

 

 

1. Les utopies sociales impliquent un langage

Quand nous avons parlé des utopies dans le chapitre précédent, nous avons parlé des utopies en général: sociales, technologiques, biologiques, etc. Mais, de la définition de l'utopie dont nous avons trouvé qu'elle reposait sur un mécontentement ressenti par une collectivité, puis sur un consentement à l'application d'une méthode destinée à faire disparaître ce mécontentement, et enfin sur l'importance des moyens mis en œuvre pour obtenir le consentement, il ressort que toute utopie est, au moins partiellement, sociale.

friedman 09 Reconnaissant ce caractère essentiellement social, nous nous occuperons dans cet essai ­ surtout ­ des utopies sociales. Pour pouvoir les décrire autrement que sur le mode poétique, il nous faudra trouver un langage.

Nous ne devons pas attendre de miracles de ce langage. Il ne s'agit pas de faire une description minutieuse des sociétés, mais au contraire de chercher un vocabulaire succinct, facile à retenir, et qui décrive la structure d'une société avec suffisamment de précision pour que n'importe qui puisse reconnaître cette structure, ou comparer les structures de différentes sociétés, sans que cette comparaison implique un jugement autre que personnel et libre. Ainsi, notre langage ne sera pas fondé sur une échelle de valeurs (qui est différente suivant chaque individu), mais représentera les éléments invariants de chaque structure. Il doit, en outre, permettre de reconnaître certaines qualités des organisations sociales qui pourraient sembler importantes pour la prévision de ce que nous pourrons attendre d'elles.

2. Représentation de la société par des graphes

Nous appelons société un ensemble d'individus assez particulier qui ne contient que des individus entre lesquels existe obligatoirement une relation quelconque. Un individu qui n'a aucune relation avec au moins un autre individu appartenant à cette société peut être considéré comme un homme hors de la société.

Supposons maintenant que je veuille esquisser l'image d'une société. Je dessi friedman 10 nerai d'abord toutes les personnes qui lui appartiennent, puis je dessinerai les lignes reliant deux personnes entre lesquelles j'observerai une relation et ceci pour toutes les personnes appartenant à cette société. J'aurai alors représenté cette friedman 11-12 société par une figure et, dans cette figure, chaque individu sera relié par au moins une chaîne de lignes (relations passant par d'autres individus) à n'importe quel autre individu appartenant à cette société.

Si je remplace par des points les petits bonshommes de cette carte de la société, friedman 11-12 j'obtiendrai une figure composée de points et de lignes, dans laquelle un chemin au moins reliera n'importe quel couple de points arbitrairement choisis. Le mathématicien appelle cette figure un graphe connexe.

Bien entendu, ce graphe ne donne qu'une image extrêmement simplifiée de la société. Pour que cette image soit utilisable pour quiconque, nous devrons l'expliciter plus longuement.

Dans ce but, je vais réexaminer le concept des relations, relations que j'ai représentées par des lignes, et je vais chercher à savoir avant tout qui dessinera cette image? Autrement dit, il me faut savoir qui est l'observateur de cette société.

Remarquons tout de suite que différents observateurs verront différemment chaque société. Dans la plupart des cas, je ne trouverai pas facilement deux observateurs qui donneront la même importance à la même relation: donc l'importance de ces relations n'est pas observable sans erreur possible et nous ne chercherons pas à la considérer dans nos calculs.

Par contre, l'existence pure et simple d'une relation directe entre deux individus appartenant à une société est observable. Ce qui veut dire que l'existence ou la non-existence d'une ligne dans le graphe représentant une société peut être consi friedman 13-14 dérée de la même manière par un très grand nombre d'observateurs. Nous nous contenterons donc de noter l'existence friedman 13-14 de ces relations.

Une autre caractéristique de ces relations peut être également observable et friedman 14bis notée: la direction d'une relation. Expliquons maintenant ce terme.

Si nous observons deux personnes qui sont en communication (c'est-à-dire deux personnes entre lesquelles existe une relation), nous pouvons voir qu'une fois la communication terminée, l'un ou l'autre (ou les deux) individu changera son comportement préalable à la communication. Nous dirons, dans ce cas, que l'une de ces personnes (ou toutes les deux) a reçu une influence de l'autre.

Cette influence a une direction, une flèche qui part de celui qui exerce l'influence vers celui qui la reçoit.

Nous appellerons donc influence une relation entre deux individus quand cette relation a une direction (flèche) observable.

En conclusion, une société sera représentée par un graphe connexe orienté: c'est-à-dire par une figure composée de points et de lignes, dans laquelle il n'y a aucun point qui ne soit relié par au moins une ligne aux autres points et dans laquelle chaque ligne a une flèche qui représente la direction de la propagation de l'influence.

3. Les caractéristiques structurales des sociétés

Notre représentation d'une société nous permet de décrire, à l'aide de nos cartes de société, ses caractéristiques structurelles. Ces caractéristiques ne se référeront pas à des grandeurs mesurables car nous avons exclu plus haut et avant tout la possibilité d'observer les importances, les intensités, etc. des influences. Nous devrons donc nous contenter de certaines propriétés dites topologiques pour caractériser l'organisation d'une société. Ces propriétés topologiques indiqueront des caractéristiques découlant du mode de liaisons, Friedman 15-16 Friedman 15 de chemins et de circuits dans la carte d'une société, puisqu'elles correspondent au schéma de la propagation des influences dans un ensemble d'individus reliés entre eux.

Pour arriver à la description d'une caractéristique aussi importante, nous ferons appel à une image: l'image de la situation d'un individu dans une société. Cette situation sociale sera définie par les influences que cet individu recevra des autres et exercera sur eux. Par exemple, s'il exerce une influence sur quatre de ses voisins et s'il ne reçoit aucune influence des autres, il sera considéré comme plus puissant qu'un autre individu qui, lui aussi, exercera quatre influences mais recevra deux influences venant des autres.

Ainsi, la situation sociale d'un individu sera exprimée par la différence entre la somme des flèches (influences) qui partent de lui et la somme des flèches qui arrivent jusqu'à lui. Pratiquement, la situation sociale correspondra à un bilan d'influences de chaque individu. Mais ­ et c'est très important ­ dans ce bilan, nous sommes obligés de ne pas associer une grandeur différente à des flèches différentes car nous sommes convenus que la grandeur d'une influence n'est pas observable.

Nous considérons donc, par une simplification inévitable, chaque influence Friedman 15-16 directe (donc transmise directement d'un individu à autre) comme ayant la même importance aux yeux d'un observateur qui n'est pas relié à l'un de ces deux individus (c'est-à-dire à un observateur qui n'appartient pas à la même société).

Notons au passage que cette convention ne veut pas dire, bien entendu, que les deux individus reliés par cette influence n'associent pas une valeur, une importance quelconque à cette influence. Nous pouvons être sûrs qu'ils en associent une; il est même probable que cette importance est très différente pour l'un et pour l'autre: celui qui exerce l'influence pourra l'estimer très importante et celui qui la reçoit pourra aller jusqu'à l'ignorer; ou bien, inversement, quelqu'un peut ignorer l'influence qu'il exerce et celui qui la reçoit peut l'apprécier hautement.

Pour éviter toute équivoque, nous avons donc considéré comme étalon l'observation d'un observateur extérieur à la société observée. Ajoutons encore une précision supplémentaire: si cet observateur considère toutes les influences directes comme égales entre elles, il pourra observer aussi qu'une influence indirecte (donc transmise par plusieurs personnes) s'affaiblit au cours des transmissions consécutives par suite du phénomène que la théorie d'information appelle le bruit: erreurs, mésinterprétations, omissions.

friedman 17 Imaginons, par exemple, qu'une influence, partant d'un individu, est transmise par un intermédiaire à un autre individu. La moindre erreur, commise par cet intermédiaire quant au contenu de cette influence, fera que le destinataire ne recevra qu'une partie de l'influence qui lui a été originellement envoyée; évidemment, cette partie arrivée à destination sera d'autant plus amoindrie qu'il y aura plus d'intermédiaires participant à son acheminement.

 

Nous utiliserons, pour décrire cette dégradation de l'influence au cours des transmissions, une règle simple: nous supposerons que l'intensité d'une influence se dégrade en proportion inverse du nombre des transmissions intermédiaires nécessaires à son acheminement.

friedman 18 Nous sommes maintenant préparés à définir la situation sociale de chaque personne dans une société, situation vue par un observateur extérieur. Elle sera représentée par la différence entre la somme de toutes les influences (directes ou indirectes) exercées par un individu déterminé sur tous les autres individus de cette société et la somme de toutes les influences exercées sur lui par les autres.

Cette formule qui peut, à première vue, sembler rébarbative, est en fait si simple qu'un enfant de douze ans, élève de cinquième, n'aurait pas besoin de plus d'une heure de cours pour la comprendre, y compris les deux matrices qui vont suivre.

Pour faire le calcul très simple qui découle de notre formule, il nous suffit de dresser ce qu'on appelle la matrice des chemins du graphe qui représente la carte d'une société donnée. À partir de ce graphe (ou matrice), nous pouvons obtenir les deux sommes nécessaires pour avoir le paramètre de la situation sociale.

À l'aide de ce calcul, ce n'est pas uniquement la situation sociale de chaque membre de la société de notre exemple (ici elle contient 7 personnes) que nous avons obtenue, mais également la hiérarchie réelle qui est établie (souvent tacitement) dans cette société.

Nous appellerons structure mathématique d'une société sa description soit par un graphe (carte de la propagation des influences), soit par la matrice des chemins (tableau de la dégradation des influences).

La structure sociale de cette même société, c'est la hiérarchie réelle des situations sociales dans la société.

Il est évident que la structure sociale d'une société est une sorte de fonction de la structure mathématique de cette même société. Ainsi, certaines propriétés (topologiques) de la structure mathématique influencent la structure sociale. Par exemple, un arbre comme celui de la figure suivante

correspondra toujours à un certain type de société (que nous appellerons hiérarchique, et un graphe du type de celui-ci

correspondra toujours à un autre type de société que nous appellerons hiérarchique, et égalitaire.

Bien entendu, la hiérarchie que nous voyons dans la figure ci-dessus nous servant d'exemple, n'est que la hiérarchie observable par l'observateur extérieur à cette société. On peut très bien imaginer que la hiérarchie observée par Monsieur A ou par Monsieur B diffère sensiblement de cette hiérarchie objective.

Dans notre carte de la hiérarchie réelle, établie par un observateur extérieur, c'est Monsieur F qui est le membre le plus influent de cette société; mais Monsieur B, par exemple, peut très bien imaginer que c'est lui-même le membre le plus influent du groupe. En effet (et nous le verrons dans un autre chapitre), la fidélité de la carte (graphe), quant à la description fiable de la structure d'une société, dépend de l'attention (souvent dirigée arbitrairement) de l'observateur. C'est pourquoi Monsieur B peut tracer une carte de la hiérarchie très différente de la nôtre, si, pour des raisons qui ne regardent que lui (aveuglement, vanité, optimisme), il considère comme négligeables les influences qu'il reçoit de Messieurs A et F.

Supposons maintenant qu'un des membres de cette société la quitte, pour une raison personnelle quelconque. Immédiatement, la hiérarchie se transformera par suite de cette défection. Certains membres de la société en bénéficieront (leur situation sociale s'améliorera à leurs yeux); à d'autres, par contre, cette défection portera préjudice. Ainsi, si nous supposons ­ pour la simplicité de l'exemple ­ que tous les membres de cette société sont intéressés à obtenir une place plus élevée dans la hiérarchie, ceux qui bénéficieraient de la défection de Monsieur X seront ses adversaires et ils essayeront de le chasser de la société; ceux qui, par contre, en seraient victimes, essayeront de retenir Monsieur X et d'empêcher son départ: ils seront ses «alliés».

Par une simple fonction, que j'appelle la dépendance d'un membre de la société au départ de Monsieur X, nous pouvons dresser un tableau d'alliances propre à cette société.

 

Mais expliquons d'abord ce qu'est la dépendance. Imaginons que Monsieur X fasse la grève (il est malade, il boude, il est furieux, etc.), en un mot qu'il devienne sourd et aveugle aux influences friedman A1 qu'il reçoit d'ordinaire et à celles qu'il exerce sur les autres. Ce nouveau comportement aura un effet sur les autres membres de la société et la dépendance l'indique. Par exemple, en regardant notre tableau, nous voyons que Monsieur C, dont la situation sociale était jusqu'alors la plus basse, perturberait gravement les autres par sa défection (les autres sont donc dépendants de lui); Messieurs F et G, par contre, hautement situés dans leur société, ne manqueraient guère au bon fonctionnement de la société, s'ils la quittaient. Monsieur B représente un cas très intéressant: bien que mal situé dans l'échelle sociale, sa défection aurait pour effet de débloquer, pour ainsi dire, la situation sociale de beaucoup d'autres.

La dépendance se calcule donc simplement en obtenant la différence entre la situation sociale d'une personne appartenant à une société et la situation sociale de la même personne après le départ de Monsieur X. La première situation sociale se calcule donc sur le graphe qui représente la société dans sa totalité; la deuxième, par contre, doit être obtenue du sous-graphe de cette même société après le départ de Monsieur X (sous-graphe ne contenant pas X).

Nous avons obtenu ainsi, à l'aide d'une méthode tellement simple que n'importe quel enfant de douze ans peut l'utiliser, une description de la structure réelle de toute société imaginable.

N.B. -- En effet, la simplicité de la notation à l'aide de graphes, et la simplicité des opérations (qui restent très simples malgré l'écriture mathématique rébarbative), est voulue. Je crois qu'une étude sur la société n'est utile que si elle présente une méthode utilisable et applicable par le non-expert, c'est-à-dire par un individu quel qu'il soit. (C'est la raison pour laquelle la plus grande partie de ce livre a été traduite en un langage simple, celui des images, traduction qui a paru en 1974 sous le titre: Comment vivre entre les autres sans être chef et sans être esclave? aux éditions Jean-Jacques Pauvert, à Paris.)

4. La société «égalitaire» et la société «hiérarchique»

J'essaierai de définir, après ces explications préliminaires, deux concepts de la société que je trouve assez importants: la société égalitaire et la société hiérarchique.

Je peux considérer une société comme égalitaire si tous ses membres ont la même situation sociale. Autrement dit, dans une société égalitaire, la différence entre la totalité des influences exercées et la totalité des influences reçues sera la même pour tous. Cette société ne contient donc pas de notables ayant de l'influence.

Une société égalitaire est donc possible. Un grand nombre de graphes* peuvent satisfaire à la condition que nous venons d'énoncer (d'autres contraintes se manifesteront néanmoins, contraintes que nous allons examiner bientôt). Une société égalitaire sera considérée comme stable si la dépendance de chaque membre de cette société au départ de n'importe quel autre membre est la même.

L'autre type de société, qui est important car il en existe en très grand nombre, c'est la société hiérarchique: cette société est représentée par un arbre. Elle est caractérisée par une hiérarchie dégressive des situations sociales, qui part de la racine de cet arbre (la personne représentée par la racine est donc la plus puissante) et par une hiérarchie progressive des alliances, progression qui part de la même racine (la dépendance au départ d'un autre sera donc souvent moindre pour les individus situés en bas de la hiérarchie).

Nous avons déjà vu ailleurs que notre système de représentation des sociétés repose sur la propagation de l'influence dans un ensemble d'individus. Les deux sociétés que nous avons esquissées ici sont pratiquement deux schémas de propagation diamétralement opposés: dans la société égalitaire, cette propagation pouvant partir de n'importe quel membre de la société, arrivera à tous les autres, relativement lentement, mais avec une très grande certitude. Par contre, dans la société hiérarchique, il n'y a qu'un seul membre qui puisse assurer qu'une influence arrive à tous les autres, et cela avec une vitesse très grande, mais la certitude que l'influence arrive réellement est extrêmement réduite (car la défection d'un seul membre de cette société produit déjà un barrage, infranchissable à un certain nombre d'acheminements).

Bien entendu, ces deux types de société ne sont pas les seuls possibles; nous en trouverons d'autres plus tard; je les mentionne ici à cause de leur importance particulière. En effet, toutes nos utopies actuelles ont pour but la société égalitaire et toutes nos organisations techniques sont fondées sur la société hiérarchique. Évidemment, ces deux types de société n'existent pas à l'état pur, mais il ne manque pas d'organisations qui se rapprochent de l'un ou de l'autre de ces modèles.

5. La société contient des hommes et des objets

Je voudrais corriger une simplification que j'ai commise (entre autres) au commencement de ce chapitre. J'ai défini la société comme un ensemble de personnes humaines qui sont reliées entre elles par un système d'influences. En réalité, ce n'est pas aux hommes seuls à qui chacun de nous est relié par un système d'influences, mais aussi à des objets.

Je serai donc obligé d'utiliser une nouvelle définition suivant laquelle une société est un ensemble de personnes humaines et d'objets, reliés par un système d'influences. Ainsi donc la société peut être considérée comme ayant un mécanisme mixte réunissant personnes et objets.

Pour plus de précision, je dois souligner la différence entre personnes humaines et objets, du point de vue de cette étude. Cette différence tient au fait qu'un homme se préoccupe de sa situation dans une société alors qu'un objet, par contre, n'en est pas conscient.

Cette définition nous permettra d'imaginer d'autres alternatives sociales, plus facilement réalisables que les utopies sociales actuelles (même si ces alternatives, elles aussi, sont soumises aux contraintes que nous traiterons plus tard). Une telle alternative pourrait être, entre autres, une société égalitaire par rapport aux hommes qui en font partie, et hiérarchique par rapport aux objets qui lui appartiennent. Nous allons d'ailleurs revoir tout cela, plus en détail, un peu plus loin.

6. «Société» et «environnement» sont friedman 19 des synonymes

Le premier résultat important que nous allons obtenir dans l'application de notre nouveau langage (celui de la définition de la société et de sa représentation par des graphes) sera l'équivalence des termes société et environnement.

Cette équivalence est pratiquement comprise dans la définition: ensemble contenant des personnes humaines et des objets. En fait, la définition généralement utilisée pour l'environnement qui est la suivante: ensemble des objets influencés et influençant les hommes, est insuffisante. En effet, pourquoi pas objets et hommes? Quant à la définition de la société, nous avons déjà fait la remarque correspondante précédemment.

Société et environnement signifient donc la même chose. C'est cette même chose que je préfère appeler les autres. Je n'ai pas trouvé, de terme plus exact pour indiquer à quel point l'environnement dépend de «celui» qui en parle. En effet, si Monsieur X parle de la société ou de son environnement et qu'il dit «les autres», il y comprendra Monsieur Y et sa maison, etc. mais il s'en exclura lui-même. Par contre, Monsieur Y y inclura Monsieur X, un arbre, etc., et tout le système auquel il est relié, à l'exception de lui-même.

Les autres sont différents pour chacun de nous.

 

 

 

La société s'est constituée par le biais de la communication: les abstractions inventées par un individu et transférées à d'autres individus, deviennent, de ce fait, des biens en commun. Ce transfert des pensées, des abstractions est terriblement compliqué et aléatoire, mais, par miracle, il réussit assez souvent. Si le transfert de pensée d'une personne à une autre est déjà très difficile, à l'intérieur d'un groupe d'individus, il devient plus difficile encore, plus lent et plus sujet à des malentendus. Ces difficultés augmentent encore si le groupe devient plus grand; ceci jusqu'à une limite au-delà de laquelle toute communication s'avère pratiquement impossible. Cette limite implicite aux difficultés de la communication est peut-être la contrainte la plus fondamentale, la plus naturelle, à la formation des sociétés, humaines ou autres.

 

1. L'impossibilité de «l'utopie universaliste»

Nous avons vu (p. 18) que la condition sine qua non de toute utopie réalisable était, soit la persuasion, à laquelle doit avoir recours l'auteur de l'utopie pour convaincre ceux qui pourraient avoir un rôle à remplir dans la réalisation du projet de l'utopie, soit une communication directe entre ceux-là mêmes, communication qui leur permettrait de comprendre la nécessité de réaliser ce projet. Il s'agit donc, dans le cas d'une utopie sociale, soit de la persuasion venant d'un individu, soit d'un commun accord entre tous les membres d'une société.

Évidemment, cette condition n'est pas trop difficile à remplir, tant que l'utopie ne concerne qu'un groupe relativement restreint. S'il s'agissait de groupes beaucoup plus grands, nous pourrions observer qu'au-delà de certaines dimensions, ces groupes ne seraient capables d'arriver à l'accord commun nécessaire à la réalisation d'une utopie que très lentement ou même jamais (la persuasion et la communication directe sont devenues impossibles). Une certaine grandeur fonctionnelle du groupe ou de la communauté représente ainsi un seuil très important quant aux utopies sociales.

Ce fait ­ que nous allons examiner plus loin et plus en détail ­ nous permet de réaliser une vérité évidente qui, malgré sa simplicité, est rarement reconnue. Il s'agit de l'impossibilité des utopies universalistes, c'est-à-dire, de l'impossibilité des projets qui ne sont réalisables qu'en fonction d'un consensus universel.

Étrangement, l'histoire de l'humanité fourmille d'utopies universalistes qui, bien entendu, n'ont jamais pu arriver au terme de leur réalisation: la paix mondiale, la croissance zéro, la justice sociale (donc les grands principes moraux) en font partie.

On se plaît souvent à dire que ces utopies sont irréalisables, car la nature humaine ne peut s'y adapter. À mon avis, c'est faux, et cette critique ne fait pas autre chose que de remplacer un grand principe moral par un grand principe cynique, ce qui ne fait toujours qu'un peu plus de paroles vides de sens.

En effet, si nous examinons les choses de plus près, nous pouvons voir que si ­ par exemple ­ la paix mondiale est difficile à réaliser, par contre la paix intérieure à une société de dimension limitée existe un peu partout. La même observation est valable pour les autres grands principes moraux, qui sont tous réalisables au sein d'un groupe plus restreint.

Si notre raisonnement n'est pas faux, les utopies sociales fondées sur les grands principes moraux sont réalisables quand elles ne concernent qu'un groupe de dimension réduite, à l'intérieur duquel la persuasion entraînant le consensus reste possible.

Donc, les utopies universalistes sont irréalisables, mais elles ne l'ont pas toujours été nécessairement. En fait, pour une humanité plus réduite en nombre, répartie en groupes qui ne savent rien de l'existence les uns des autres, cette situation de paix plus ou moins généralisée, de justice sociale, etc., semble être plus réalisable.

2. «Valence» et «dégradation de l'influence»

En réalité, l'impossibilité des utopies sociales universalistes (donc des utopies qui semblent établir des règles de conduite valables, par exemple, pour toute l'humanité, ou pour une part très nombreuse de cette dernière) est la conséquence de certaines propriétés animales de l'homme; animales en ce sens qu'elles résultent de la structure physiologique de l'être humain. Je pense ici surtout à certaines limitations actuellement inhérentes à son cerveau.

Dans le chapitre consacré au langage, nous avons examiné deux facteurs: la structure mathématique des sociétés (exprimée à l'aide des graphes) et la structure sociale, fonction de la structure mathématique (telles la société égalitaire, hiérarchique, etc.). Si nous nous contentions de cette représentation, nous pourrions, par exemple, imaginer une société de dix millions d'individus dans laquelle chacun pourrait influencer directement tout autre individu, ce qui est impossible dans la réalité, mais admis suivant la première formulation de notre langage. En effet, un graphe (donc une structure mathématique) de dix millions de points complètement reliés entre eux est possible mathématiquement.

Nous allons donc devoir rajouter des contraintes à notre langage de base et ces contraintes seront d'ordre biologique: ce seront les limitations de l'animal humain. Regardons donc les concepts qui expliquent ces limitations biologiques.

Le premier concept à examiner sera celui que j'appelle la valence: il représente une propriété (observable et biologiquement déterminée) de l'animal homme. Cette propriété définit le nombre de centres d'intérêts sur lesquels un homme peut concentrer son attention consciente. Par exemple, je peux lire à la fois deux textes (même avec difficulté), peut-être même trois, mais je ne pourrai sûrement pas comprendre dix textes lus simultanément. Dans ce cas, ma valence sera peut-être de trois, ou plus, mais sûrement inférieure à dix.

La valence limitera donc le nombre de personnes dont un membre d'une société peut recevoir (ou sur lesquelles il peut exercer) une influence, durant une période de référence quelconque. Cette valence sera visualisée dans les cartes de cette société (ou de cet environnement) par le degré du point qui correspond à cette personne (degré = le nombre de lignes partant de, ou arrivant à, un point donné dans un graphe).

L'autre concept clé, celui de la dégradation de l'influence au cours de sa transmission, est un concept déjà mentionné quand nous sommes convenus de la façon de calculer la hiérarchie réelle dans une société.

Il s'agit, là aussi, d'une propriété observable et biologiquement déterminée de l'animal homme: en fait, cette dégradation dépend de nos capacités cérébrales. C'est la capacité de canal pour la transmission d'une information, capacité de canal qui est particulière à une espèce ou à une sorte d'objet.

Cette propriété, elle aussi, est fortement limitative pour les structures sociales possibles: elle implique qu'à partir du point de départ d'une influence, et après un certain nombre de transmissions intermédiaires, l'influence originale ne peut que se dégrader ou devenir négligeable.

La valence et la capacité de canal de l'être humain représentent des seuils naturels, seuils que nous ne pouvons transgresser facilement. Ces deux seuils fixent des limites à la propagation de l'influence entre êtres humains (et entre objets): donc les organisations sociales (ou environnementales) dépendent sensiblement de la valeur numérique de ces seuils.

3. Le «groupe critique»

La possibilité d'application pratique entraînée par la connaissance de ces deux seuils (valence et capacité de canal) pour les sociétés/environnements est la suivante: ils déterminent des grandeurs numériques qui limitent le nombre d'éléments (hommes et objets) pouvant appartenir à une société sans gêner son bon fonctionnement, ainsi que le nombre de liens (influences) reliant ces éléments. Ainsi par exemple, il sera impossible de réaliser une société égalitaire à laquelle appartiennent n' humains et m' objets et dans laquelle il existe w' liens, si les seuils respectifs n'admettent pas plus de n humains, m objets et w liens, tout comme il sera impossible de concevoir une société hiérarchique contenant n" hommes et m" objets reliés entre eux par w" liens. Dit plus simplement: une société ou un environnement ayant une structure déterminée (dans le sens donné plus haut à ce terme) ne pourra pas contenir plus d'un nombre établi d'éléments (hommes, objets et liens).

Nous appellerons groupe critique le plus grand ensemble d'éléments (hommes, objets et liens) avec lequel le bon fonctionnement d'une organisation, ayant une structure définie, peut encore être assuré.

Le concept du groupe critique est peut-être le résultat le plus important de cette étude, car la comparaison d'une organisation avec son groupe critique montre immédiatement si un projet d'organisation ou une utopie sociale est réalisable ou non. La plupart des utopies ou projets ont échoués non à cause de l'impossibilité de leurs idées de base mais cause de la violation de la loi du groupe critique. Très souvent même, le succès initial d'une tentative a été l'outil de son déclin car le succès attirant de nouveaux adhérents, le groupe faisant cette tentative s'est accru puis détruit par sa propre expansion !

4. La grandeur du «groupe critique» est une caractéristique de chaque espèce

Le groupe critique résulte donc de deux facteurs biologiques (la valence et la capacité de canal) et d'un facteur topologique (la structure de la société). Sa grandeur n'est donc pas régie par une idéologie, une technique ou des connaissances, autrement dit, par des facteurs artificiels qui dépendraient de l'homme. Les trois facteurs décisifs ne dépendent que des lois de la nature, et la loi du groupe critique est elle-même une loi naturelle.

Deux des facteurs (valence et capacité de canal) sont des facteurs biologiques: ils varient donc avec chaque espèce. Le troisième facteur est invariant, en ce sens qu'il est le même pour toutes les espèces.

Le groupe critique lui-même varie donc avec l'espèce: il est différent pour l'homme, pour le singe ou pour les lions, les harengs ou les abeilles. Mais, pour chaque espèce, il est possible de l'établir, et sa grandeur numérique peut être considérée comme une caractéristique de cette espèce.

Si nous considérons, par exemple, une espèce animale, disons l'éléphant, nous trouverons que la horde des éléphants varie suivant le nombre d'individus qui en font partie, mais cette horde ne dépassera jamais, au grand jamais, un certain nombre donné: celui du groupe critique des éléphants.

L'aliénation pour l'homme est une conséquence du dépassement très important du groupe critique humain: nous cohabitons avec plus d'hommes que nous ne pouvons en supporter et nous utilisons plus d'objets que nous ne pouvons en commander; tout cela sans que nous ayons changé nos caractéristiques biologiques.

Le dépassement du groupe critique provoque une surcharge sur le cerveau de l'individu, surcharge qu'il ne peut aucunement supporter.

 

N.B. -- À première vue il semble que la valence et la capacité de canal seules dépendent des lois de la nature, mais, en fait, c'est aussi le cas de la structure sociale: nous avons vu qu'elle est fonction de la structure mathématique d'une société, donc régie par les lois de la topologie.

 

 

5. La désintégration des grandes organisations

Ce qui vient d'être dit du phénomène du groupe critique dépasse, et de loin, la simple observation et l'hypothèse scientifique. Il s'agit, en fait, d'un phénomène que j'appelle parapolitique: plus fondamentalement politique que tout ce que nous appelons politique. Ce phénomène du groupe critique devient évident, si nous considérons que la viabilité de toute organisation sociale (donc le caractère réalisable de toute utopie) dépend des limites inhérentes à toute communication, et que le phénomène du groupe critique est l'expression la plus simple et la plus rigoureuse de ces limites.

Imaginons un exemple. Dix humains, utopistes convaincus, décident de former un groupe égalitaire. Ils y parviennent, après quelques difficultés. Leur groupe fonctionne bien, et beaucoup d'autres humains veulent se joindre à eux. Les fondateurs du groupe décideront de n'accepter d'abord que quatre nouveaux membres. Le groupe pourra encore rester égalitaire, car ­ si nous supposons, pour l'exemple, que la valence est 4 et la capacité de canal 6 ­ le groupe de 14 membres est encore inférieur au groupe critique égalitaire. Puis 6 autres nouveaux individus rejoindront le groupe; aussitôt, un des anciens deviendra meneur du groupe: le groupe a dépassé la grandeur critique égalitaire, et est devenu, de groupe égalitaire, groupe hiérarchique.

Ce groupe hiérarchique commence à grandir, l'arbre hiérarchique s'installe. Puis, quand le nombre des membres du groupe dépasse 900 (qui est la dimension critique du groupe hiérarchique, à condition que la valence reste 4 et la capacité de canal 6), un des sous-groupes devient dissident. Ce phénomène est quasi automatique, quand le groupe dépasse la dimension critique correspondant à sa structure sociale, il se scinde.

Cet exemple, extrêmement simplifié, a montré une des conséquences possibles du dépassement de la dimension du groupe critique.

En réalité, le phénomène est beaucoup plus complexe, et les conséquences beaucoup plus différenciées, car d'autres facteurs entrent en jeu, dont nous allons parler maintenant.

Nous avons vu que la grandeur du groupe critique peut varier en fonction de:

a. la structure du groupe,

b. la valence spécifique de ses membres,

c. la capacité de canal spécifique des membres du groupe.

Mais, si nous reprenons notre définition de la valence, nous voyons qu'il est question du nombre des influences assimilables par un individu durant une période de référence donnée. La valence dépendra donc aussi, mis à part le mécanisme cérébral spécifique de l'individu en question, de la durée de référence. Expliquons-nous: le nombre d'influences assimilables sera différent, naturellement, si la durée de référence est d'une minute, d'une heure, d'un jour, d'un an ou d'un siècle. De plus, il dépendra encore du langage par lequel l'influence s'exprime: langage parlé, exemple non verbal, etc.

Nous devons donc introduire ici un concept supplémentaire, que j'appelle la vitesse caractéristique du langage: cette vitesse est exprimée par le temps, par la durée nécessaire à un individu pour exprimer et pour assimiler une influence. Il existe des codes très rapides: le langage militaire, les codes commerciaux, etc., et des codes très lents, dont la compréhension est liée à l'expérience vécue: codes artistiques, religieux, philosophiques, etc.

La vitesse caractéristique d'un code influence et la valence et la capacité de canal. Si j'ai parlé auparavant de diverses valeurs numériques de la valence ou de la capacité de canal des humains, je l'ai toujours fait en fonction d'un code défini, car la valence et la capacité de canal en sont fonction.

friedman A1 Une autre variable encore, non négligeable, est celle que j'appelle la vitesse de réaction admise par le contexte extérieur. Cette vitesse doit correspondre au temps de référence qui a servi pour déterminer la valence et la capacité de canal, compte tenu, aussi, de la vitesse caractérisant le langage utilisé.

Expliquons-nous. Imaginons un marin conduisant un frêle esquif. Il utilise un gouvernail qu'il peut manier avec une certaine vitesse et auquel obéit le frêle esquif à une vitesse qui lui est propre. Notre marin réussira à conduire son bateau tant que le rythme des changements extérieurs (vagues, coups de vent) est plus lent que la vitesse avec laquelle son frêle esquif obéit à ses manœuvres. Autrement dit, l'esquif ne sombrera pas tant que sa vitesse de réaction sera plus rapide que le rythme des changements du contexte extérieur.

La vitesse de réaction est un élément essentiel pour déterminer la grandeur critique des organisations. Ainsi, le bon fonctionnement d'une unité militaire dépend de sa grande vitesse de réaction qui est fonction d'une grandeur critique beaucoup plus réduite qu'une Église dont la vitesse de réaction peut être mesurée en siècles.

L'expression précise de la grandeur du groupe critique sera donc une fonction dépendant:

a. de la structure sociale du groupe,

b. de la valence spécifique de l'espèce humaine,

c. de la capacité de canal spécifique à l'espèce humaine,

d. de la vitesse de réaction imposée par un contexte,

e. de la vitesse caractéristique du langage utilisé par le groupe.

En possession de cette formule précise nous pouvons conclure qu'un groupe (ou une organisation), qui dépasse la grandeur du groupe critique correspondant, peut réagir de diverses manières. Il peut, soit:

aa. changer sa structure sociale,

bb. se scinder en plusieurs groupes qui garderont la structure sociale du groupe originel,

cc. ralentir sa vitesse de réaction.

Ces trois réactions représentent un changement politique important: soit une révolution, soit une sécession, soit une sclérose. Les révolutions, les sécessions ou les scléroses sont, dans la plupart des cas, les conséquences d'un dépassement de la grandeur critique: le phénomène du groupe critique représente donc bien un phénomène parapolitique.

Nous connaissons beaucoup d'exemples de ce phénomène: la désintégration, des empires, l'ingouvernabilité des grands États, etc. Ces empires, ces États, pouvaient exister tant qu'ils étaient relativement petits, tant qu'ils n'étaient pas centralisés (je ne considère pas comme centralisée une organisation dans laquelle ­ comme dans les anciens empires ­ l'acheminement des décisions du centre prenait six à douze mois: en effet, ces États étaient, de ce fait, régis moins par le pouvoir central que par des proconsuls localement tout-puissants), ou encore tant que la vitesse de réaction exigée par le contexte extérieur était relativement lente (l'Angleterre victorienne, par exemple).

À notre époque, cette dégradation due au dépassement de la grandeur critique appropriée s'exprime, entre autres, par le fait que les pouvoirs centraux font de la politique étrangère, mais sont incapables de faire de la politique intérieure, qu'il s'agisse des États ou des entreprises, etc. C'est à ce fait que l'on doit le nombre grandissant des rencontres au sommet, qui ne sont, en définitive, rien d'autre que des clubs de dirigeants à l'échelon le plus élevé, essayant de s'entresauver face à l'abîme profond qui les sépare des organisations qu'ils sont supposés diriger.

6. La diversification

Cette constatation du caractère parapolitique du phénomène du groupe critique nous ramène aux constatations de départ de ce chapitre sur l'impossibilité des utopies universelles, qui découle des limitations impliquées par le fait du groupe critique.

Si les utopies universelles sont impossibles, la clef des utopies pourrait être, au contraire, la coexistence dans la diversité. Chaque groupe rechercherait son utopie, qu'il réaliserait, et ces utopies seraient particulières à chaque groupe, même si leur particularité ne s'exprimait pas par une terminologie consacrée. Cette multiplicité d'utopies et l'impossibilité de l'utopie unique sont la conséquence logique de nos observations précédentes; c'est une sorte de loi de la nature.

Il est probable que la foi dans l'utopie unique, supérieure aux autres, est particulière à l'Occident, héritage des Grecs et de la chrétienté. Cette foi qui incite à la conquête pour sauver les autres ­ contre leur propre volonté ­, cette attitude missionnaire, est probablement la caractéristique la plus autodestructrice imaginable, car, ayant pour but l'impossible, elle passe à côté de la voie réalisable (la multiplicité des utopies), sans l'apercevoir. Quelle Église a-t-elle déjà compris que les religions ne peuvent être sauvées que par les hérésies?

Une autre conséquence de ce qui précède est l'impossibilité de la communication globale. Toute image que l'Occidental se fait du monde repose sur l'hypothèse tacite de la désirabilité d'une union, de la compréhension entre tous, de la communication entre tous. Tant que cette communication n'a pas été réalisable, faute d'une technologie adéquate, cette hypothèse ne s'est pas manifestée dans toute sa nocivité. Par contre, aujourd'hui, puisque ce ne sont plus les moyens de communication qui manquent, c'est manifestement l'inadaptation biologique de l'animal humain qui rend impossible la communication générale et l'Occident se remet difficilement du choc1.

La peur des catastrophes, typique de ces trente dernières années, est un exemple à citer: la pénurie est imminente, et le recours qui vient à l'esprit de l'Occidental est la création de conseils de sages. Ces conseils de sages arrivent avec leurs propositions, et, une fois celles-ci faites, nous voyons qu'elles sont inapplicables. Inapplicables parce qu'incommunicables dans le court laps de temps restant, incommunicables pour l'humanité tout entière. La vitesse de réaction propre à un groupe, dont la dimension serait celle de l'humanité entière, correspondrait à un temps disponible de plusieurs siècles, ce qui est évidemment beaucoup trop long face à l'urgence des problèmes à résoudre.

Par contre, les petits groupes peuvent se défendre avec des moyens de fortune contre ces pénuries. Ils sont capables de réussir le sauvetage que la grande organisation ne peut réaliser. Les organisations parallèles, comme celles des marchés noirs (qui pallient les défections des marchés officiels), des organisations de quartiers (qui réalisent les service que les gouvernements ne sont plus capables de fournir), etc., représentent quelques exemples de l'autodéfense des petits groupes. Le troc qui remplace l'argent à l'époque des pénuries, l'isolation volontaire de petits groupes qui essaient de survivre dans des situations difficiles, sont des phénomènes sains. Nous devons encourager leur émergence, en expliquant l'impossibilité de la communication généralisée prônée par nos ancêtres, et en enlevant l'étiquette d'asociabilité aux tentatives d'autonomie des petits groupes, blackboulés par les dogmes sociaux courants.

7. L'autorégulation sociale ou encore: pourquoi un chien est-il toujours assis confortablement?

Nous avons vu jusqu'à présent dans ce chapitre que les utopies sociales réalisables obéissent à une sorte de loi naturelle, celle du groupe critique. Pour toute utopie sociale, il existe donc un nombre limite définissant le plus grand groupe qui puisse encore réaliser cette utopie.

Bien entendu, nous pouvons ainsi élargir le concept du groupe critique aux réseaux entre groupes, lesquels sont nécessairement régis (parce qu'ils sont liés entre eux par l'intermédiaire d'humains, ayant la même valence et capacité de canal que les autres membres du groupe) par des lois identiques; ces lois peuvent être différentes, par contre, en ce qui concerne la vitesse de réaction du réseau qui peut être plus lente que celle du groupe.

L'existence d'une loi limite est toujours le signe de l'autorégulation d'un système: le système se développe d'une certaine manière jusqu'à ce qu'il arrive à sa limite, et, à partir de ce moment, il commence à se comporter différemment. Les lois naturelles de la biologie sont des exemples typiques de ce genre de lois.

De là découle une constatation très simple, souvent pressentie: nos sociétés sont parfaitement autorégulantes. Cette hypothèse peut être confirmée en fonction des réflexions contenues dans ce chapitre.

Voici comment nous verrons fonctionner l'autorégulation d'une société si nous admettons que l'organisation sociale humaine ne peut se développer qu'entre des limites très étroites: nous comprendrons que si une organisation s'accroît, elle est obligée de changer sa structure, et que, changeant sa structure, elle est contrainte en même temps de changer de dimension. L'hypothèse de l'autorégulation des organisations sociales peut être conçue comme un des facteurs les plus importants de la sélection naturelle: une société qui garde sa structure et qui, en même temps s'accroît, ralentit sa vitesse de réaction, se rend d'elle-même vulnérable dès la première crise et se détruit à un rythme accéléré. Dans une telle société, peu de membres survivront: et ce seront ceux qui auront été orientés vers un autre type de structure; ils seront peu nombreux et constitueront le départ d'une autre lignée génétique.

Il y a quelque temps j'ai posé, à un ami biologiste, la question rhétorique suivante: comment se fait-il qu'un chien s'asseye toujours confortablement? Ce qu'on ne peut pas toujours dire d'un humain. Évidemment la réponse est que le chien n'a probablement pas de théories quant à savoir comment on doit s'asseoir; après s'être assis, le chien continue de bouger jusqu'à ce qu'il trouve son parfait bien-être. Par contre, l'homme s'assoit suivant une image qu'il se fait de la parfaite façon de s'asseoir, sans suivre sa propre autorégulation comme le fait le chien.

Il y a quarante-deux ans (1958), dans mon livre sur l'architecture mobile (qui traite de la possibilité d'autorégulation dans le domaine de l'architecture), je constatai que «les animaux possèdent la liberté individuelle en suivant des lois inviolables, et que les hommes n'ont pas de liberté individuelle, mais que leur système de lois est violable. Il est donc clair que les animaux ont une supériorité sociale sur les hommes».

Cette supériorité sociale des animaux vient de l'autorégulation (qui est régie, comme nous l'avons vu, par des lois strictes comme, entre autres, celle du groupe critique). L'utopie sûrement réalisable, et l'une des plus importantes, consisterait à admettre l'équivalence de toutes les utopies, mais ceci n'est possible que dans un système de lois qui admet l'autorégulation. Dans un tel système de lois naturelles ­ qui est inviolable friedman 20 ­ et qui est nécessairement du type des lois limites, l'utilité et la «réalisabilité» des utopies s'ensuivraient naturellement.

Je parle ici, au futur, d'un tel système de lois naturelles, bien que nous vivions actuellement dans un système semblable (et que nous y ayons toujours vécu), mais si je le fais c'est pour souligner, en usant de ce futur, le fait qu'un jour il faudra bien que nous reconnaissions l'existence de ce système et que nous renoncions aux idéologies verbeuses qui remplacent actuellement ce qui devrait être notre science sociale et politique. Reconnaître le monde dans lequel nous vivons pour ce qu'il est, pourrait être plus «animal» (dans le sens noble du terme), que de créer pour nous-mêmes un monde imaginaire de plus en plus compliqué et de plus en plus contradictoire par rapport à nos expériences quotidiennes, et par là, pourrait être fort important pour notre survie.

L'hypothèse du groupe critique est peut-être le point de départ d'une écologie sociale.

 

 

 

La règle du «groupe critique» représente une contrainte pour tout système régi par un quelconque mode de communication entre composants du système, personnes humaines ou objets; autrement dit, les «sociétés» aussi bien que les «environnements». De ce point de vue, société et environnement sont synonymes.

Pour un individu, les «autres», qu'il s'agisse de personnes humaines ou d'objets, forment son environnement. Le «monde», dans sa totalité, est cet environnement avec lequel il est en communication continue, qu'il le veuille ou non.

La communication avec le monde suggère à chaque individu une «image du monde». C'est cette image qui oriente son comportement, donc sa survie. Et cette communication, comme toute communication, est, elle aussi, limitée par le groupe «critique»: l'image du monde que chacun de nous se «fabrique» ne peut pas contenir trop de composants.

Notre comportement est ainsi façonné pour faire face à un monde réduit par notre imagination limitée.

1. L'idée de l'écologie sociale

Nous avons vu que l'existence même du groupe critique et de l'impossibilité de la survie des trop grandes organisations entraîne une sorte d'autorégulation sociale. En effet, par suite de la division ou du ralentissement de réaction de ces organisations, il semble que la survie sociale soit liée à l'impossibilité d'accroissement sans limite des sociétés, et cela en conséquence de certaines propriétés biologiques de l'animal humain (la valence et la capacité de canal). Il s'agirait donc d'un mécanisme qui régule la coexistence des sociétés exactement comme le mécanisme d'un écosystème régule la coexistence des espèces. D'où l'expression écologie sociale.

Il existe peut-être un autre élément de l'écologie sociale que nous pourrions mentionner, en dehors de celui qui limite la croissance. Je pense à celui de la sélection sociale.

La sélection sociale relève d'un système de règles inventées par une société, règles dont le but est de maintenir un certain type de situation (voir chap. II, § 3) à l'intérieur de la même famille, clan, etc., donc dans le même groupe génétique.

À première vue, la sélection sociale semble aller de pair avec la sélection naturelle, qui postule la survie des plus aptes. Si nous partons de l'hypothèse selon laquelle, dans un groupe non égalitaire, l'individu le plus habile s'attribue le plus grand pouvoir (la plus grande influence), la probabilité génétique que ses descendants conservent son habileté est renforcée par des règles (inventées ou convenues) qui facilitent la conservation du pouvoir aux descendants.

Si, par contre, nous partons d'une hypothèse, plus réaliste, suivant laquelle les descendants des plus habiles ne sont pas nécessairement les plus habiles, la sélection sociale (donc les règles inventées) permet aux descendants des plus habiles d'être mieux entraînés (par la scolarité, l'hygiène, etc.) à garder leur situation dans la société, et nous pourrons considérer que la sélection sociale est alors un facteur artificiel équilibrant la sélection naturelle.

Évidemment, ce facteur fonctionne bien jusqu'à une certaine limite, mais si l'écart entre la sélection naturelle et la sélection sociale s'accroît au-delà de cette limite, la sélection sociale (et l'organisation sociale qui essaye d'assurer son existence grâce à cette aide) devra céder à la sélection naturelle.

En résumé, nous pouvons considérer l'écologie sociale comme un système de mécanismes à caractère biologique qui maintiennent les groupements de notre espèce entre certains seuils: dans le cas des répercussions du groupe critique, il s'agit des limites quantitatives d'une organisation sociale; dans le cas de la sélection sociale, il s'agit de limites qualitatives à l'intérieur même de ces organisations.

2. L'environnement, c'est les «autres»

L'idée de l'écologie sociale nous ramène à l'écologie tout court. L'écologie est le mécanisme qui fait fonctionner un ensemble d'objets et d'êtres vivants qui sont en relation de dépendance. La moindre variation dans le mécanisme écologique a des répercussions immédiates, ou décalées, sur tous les objets et tous les êtres vivants qui appartiennent à ce mécanisme (écosystème). L'idée d'écologie est donc liée à celle d'un équilibre du mécanisme; ce dernier réagit à toute perturbation. au-dessous d'un certain seuil, il réagit en retournant à l'état d'équilibre qui avait précédé la perturbation; mais au-dessus de ce seuil, la perturbation rompt l'équilibre du mécanisme, qui retrouve alors un autre équilibre, très différent du précédent.

Nous avons retrouvé, précédemment, dans l'écologie sociale, les mêmes phénomènes: le mécanisme et les perturbations qui interviennent dans son fonctionnement. Nous allons maintenant essayer de préciser ces concepts du mécanisme social et des seuils dont il dépend.

Une première remarque, très importante, concernera ce mécanisme: nous avons admis, précédemment que le mécanisme social était composé d'individus, d'une part, et d'autre part des influences reliant entre eux ces individus. En réalité, la situation est plus complexe, car les influences peuvent partir aussi bien d'un Friedman 21-22 objet que d'un individu. Par exemple, le changement de comportement d'un individu peut être provoqué soit par un autre individu soit par un objet (maison, nourriture, voiture, argent, etc.). Pour être très précis, le mécanisme social devra donc être décrit par le réseau des influences entre personnes et objets (le mécanisme sera un mécanisme mixte de personnes et Friedman 21-22 d'objets).

Une fois cette hypothèse acceptée, voilà qu'elle transforme de nouveau nos considérations. J'ai parlé plus haut, comme d'une des utopies sociales les plus importantes, de la société égalitaire, et je l'ai définie comme un ensemble de personnes dont la situation sociale (c'est-à-dire l'excédent des influences exercées par rapport aux influences reçues) est la même. Mais si cette société est composée en partie de personnes et en partie d'objets, ma définition tient-elle toujours? Il est bien évident qu'il n'y a aucune nécessité à assurer une égalité entre les objets; l'égalité n'est nécessaire qu'aux individus. Ainsi, notre utopie non paternaliste ne sera non paternaliste qu'envers les personnes, mais pourra être aussi paternaliste qu'on le voudra quant aux objets.

Cet exemple m'a permis, plus haut, de remplacer la notion de société (mécanisme des influences entre personnes) par celle d'environnement (mécanisme mixte d'influences entre personne et personne, personne et objet, et objet et objet). Comme je l'ai dit, l'environnement c'est les autres, convenant que les autres désigne à la fois personnes et objets.

Mais cette définition de l'environnement (les autres) a impliqué déjà quelques remarques: les autres sont différents pour chaque observateur: l'environnement de Monsieur X contient Monsieur Y, il est donc différent de celui de Monsieur Y dont l'environnement contient Monsieur X.

Monsieur X ne connaît pas très bien Monsieur Y, et ils ne connaissent pas leurs préférences mutuelles. Pour chacun d'eux sa préférence, très importante, est prioritaire par rapport à celle de l'autre: pris séparément, ils sont donc paternalistes, car ils essayeraient volontiers de convaincre les autres de l'importance primordiale de leurs préférences. La résistance de leur environnement à ce paternalisme sera, de plus, différente, selon qu'il s'agit d'une influence à exercer sur une personne ou sur un objet.

(En fait, l'idée de l'environnement (les autres) et celle de l'écologie sociale traduisent un racisme en faveur des personnes humaines à l'encontre des objets.)

Les seuils sont fortement affectés par cette différenciation: nous avions dit que seules certaines organisations pouvaient être égalitaires et stables. Or, nous voyons maintenant qu'il existe d'autres organisations sociales (ou organisations d'environnement) qui pourront être égalitaires ou stables pour les personnes seulement (et pas pour les objets). Ces possibilités supplémentaires agrandissent le champ des utopies sociales réalisables en faveur des personnes et au détriment des objets.

(Un exemple de ce genre d'organisation sociale égalitaire ­ pour une minorité ­ pourrait être celui des sociétés aristocratiques, dans lesquelles la classe dirigeante est égalitariste, et cela aux dépens des exploités, considérés comme des objets: esclaves, serfs, etc.)

L'introduction des objets entraîne quelques difficultés pour le fonctionnement des organisations d'environnement qui sont à la fois égalitaires et stables pour les personnes: en effet, une société égalitaire pour les personnes est assurée de fonctionner aisément à condition de comprendre beaucoup d'objets à situation sociale très basse (excédent négatif des influences). Dans ce cas, la dépendance par rapport aux objets devient d'autant plus grande que l'élément de l'environnement (ou de la société) sur lequel on fonde son calcul est situé plus bas. Or cette dépendance par rapport aux objets entraînera un bouleversement dans les situations sociales des autres en cas de grèves de l'un des éléments de l'environnement. (Par exemple: voiture, chauffage central, etc.)

Par conséquent, la stabilité (égalité des dépendances) est très difficile à assurer dans une société égalitaire-pour-les-personnes. En fait, dans une société de ce type, la moindre panne technique peut être fatale.

J'ai fait, à la fin du paragraphe 5 du deuxième chapitre, une observation qui peut nous fournir un exemple des conditions de seuil: dans une organisation sociale, un grand nombre d'objets facilite l'égalitarisme pour les personnes, mais crée, en même temps, une dépendance par rapport aux objets, qui met en danger la stabilité de l'organisation.

Les conditions de seuils réglant la proportion des objets et des personnes dans un ensemble (environnement ou société) seront donc différentes (et pratiquement inversées) selon qu'on considérera l'organisation de cet ensemble du point de vue de l'égalitarisme ou de celui de la stabilité.

3. «Individus» et «objets»

Après avoir remplacé la notion de société par celle d'environnement, nous avons constaté que le rôle des objets dans cet ensemble n'était pas moindre que celui des personnes. Nous avons cependant fait une réserve, de nature morale, en disant que nous voulions assurer une priorité aux intérêts des personnes et non à ceux des objets (un non-paternalisme envers les personnes et un paternalisme envers les objets).

Mais il nous manque encore la définition des objets, par rapport aux personnes. Cette définition ne peut être considérée comme évidente sous prétexte que tout le monde reconnaît un objet d'une personne humaine: dans une société esclavagiste un esclave était considéré comme un objet et certaines personnes (pas moi!) sont capables de considérer un ordinateur (ou même, un livre) comme une personne.

La définition que je proposerai, utilisera la notion de buts: j'appellerai objet tout élément d'un environnement qui n'a pas de buts propres, communicables, et personne (ou individu) tout élément d'un environnement pour lequel, au contraire, ses propres buts sont importants.

Cette définition justifie le traitement différent appliqué aux objets (paternalisme admissible) et aux hommes (paternalisme inadmissible).

On peut également retourner cette définition et dire que les paternalistes traitent les personnes humaines comme des objets et que les non-paternalistes ne traitent que les objets comme les objets.

4. L'infrastructure, c'est le nombre

Nous pouvons enfin conclure que le nombre des éléments (personnes et objets) et leur proportion dans une société (ou environnement) sont essentiels, car le nombre des éléments et cette proportion déterminent le répertoire des organisations sociales (ou environnementales) possibles et, entre autres, toutes les utopies réalisables. Le répertoire dont nous avons parlé à propos des organisations non paternalistes est donc défini en fonction du nombre des éléments d'une société ou d'un environnement. Par exemple, entre 3 personnes, il n'y a pas plus de 10 schémas de liaisons possibles, si l'on ne tient pas compte des directions des flèches, et 16 schémas, si l'on en tient compte, et cela sans pour autant identifier les 3 personnes.

 

L'infrastructure de ce petit répertoire d'organisations possibles entre trois éléments, est tout simplement le nombre de ces éléments (3) et toutes les contraintes qu'on peut choisir; par exemple si nous posons la contrainte que ces organisations sont égalitaires, le répertoire ne contiendra pas plus de deux organisations possibles. Tous les répertoires restreints découleront donc, eux aussi, de l'infrastructure.

Partant de là, le groupe critique ne sera donc rien d'autre que l'infrastructure la plus grande, satisfaisant à des conditions correspondant à la structure sociale: autrement dit, le plus grand nombre d'éléments ayant certaines propriétés désirées pour une société (ou un environnement).

Nous voyons donc, sans même entrer très profondément dans le détail, que les deux faits les plus importants, c'est-à-dire ceux qui déterminent toutes les possibilités réalisables (pour une société ou pour un environnement), sont les suivants:

a. L'intention individuelle de chaque personne appartenant à cette société (ou environnement), intention qu'aucune autre personne ne peut connaître;

b. Le nombre des éléments (personnes ou objets) appartenant à cette société.

5. Le problème de «l'accès»

Tout en conservant le même langage tout au long de cette étude, nous avons peu à peu modifié notre angle de vision (sans pour autant changer de centre d'intérêt). Partant de la définition de l'utopie tout court, passant par l'utopie réalisable, nous avons découvert le non-paternalisme et son organisation caractéristique, puis, à l'aide de notre langage objectif, nous avons trouvé comment on pouvait arriver à l'utopie sociale non paternaliste réalisable, et finalement, en passant par l'équivalence des termes société et environnement, nous avons défini l'infrastructure (nombre de personnes et nombre d'objets dans un système) et la propagation de l'influence dans cette infrastructure.

Il est évident que la propagation de l'influence (comme tout autre flux) est liée au problème de l'accès. Nous allons maintenant examiner ce problème.

Imaginons une personne qui cherche une autre personne bien déterminée, dont elle ne connaît pas l'emploi du temps. Si elle la cherche dans un groupe de dix personnes, elle la retrouvera facilement. Parmi cent personnes cela lui prendra beaucoup plus de temps. La retrouver entre dix millions d'autres personnes est à peu près impossible.

Prenons un autre exemple: tout le monde est capable de lire deux livres par jour, c'est-à-dire 700 livres par an, à condition de consacrer tout son temps à la lecture. Durant tout le temps de sa vie active, un lecteur quel qu'il soit, ne pourra donc pas lire plus de 35 000 livres environ. Imaginons maintenant que ce lecteur cherche quelque information dans une bibliothèque de dix millions de volumes non classés (ou bien ordonnés suivant un système qui lui est inconnu). Il y a de grandes chances pour qu'il ne trouve jamais l'information qu'il recherche.

Ces deux exemples du problème de l'accès montrent deux caractéristiques, liées à deux données numériques: l'infrastructure (nombre des éléments dans un système) et la vitesse de l'opération de sélection (dans nos exemples, reconnaître un visage ou lire un livre). Il existe une troisième donnée qui est constante: la durée totale du temps dont dispose l'opérateur. (Par exemple, sa vie active, 10 minutes ou 8 jours.)

Cette durée totale de temps ­ disponible pour l'opération ­ impose, bien entendu, une limite: toute infrastructure (nombre des éléments dans un système) qui demande un nombre de manipulations trop grand par rapport à la durée totale du temps disponible, rend l'opération inaccessible, donc impraticable.

Ici, nous allons revenir au concept de la valence (le nombre des informations ou influences qu'une personne humaine peut recevoir durant une période déterminée): je peux, par exemple, regarder simultanément deux écrans de télévision, peut-être même trois; si j'en regarde quatre, je ne peux plus regarder attentivement; la valence, caractéristique biologique d'une espèce, représente le plus grand nombre de centres d'intérêt simultanés possibles. Il est évident que la valence, ainsi définie, n'est autre que la vitesse de l'opération de sélection dont nous venons de parler à propos de notre problème de l'accès.

Le problème de l'accès est donc fonction de:

1. la durée globale (temps disponible),

2. la valence,

3. le nombre des éléments d'un système.

Les deux facteurs principaux de ce problème, qui sont des constantes biologiques (durée globale et valence), ne peuvent changer sans une mutation de l'espèce. Les utopies réalisables actuellement ne peuvent donc pas laisser de côté les conséquences du problème de l'accès.

Nous pouvons maintenant comprendre que les seuils critiques dont nous avons parlé ne sont que des conséquences déguisées du problème de l'accès. Si les sociétés égalitaires ou stables sont irréalisables quand le nombre des individus qui les composent dépasse un certain seuil (groupe critique), ce n'est pas uniquement le résultat de l'impossibilité de certains schémas de liaisons (nos cartes d'organisations), mais c'est aussi une conséquence du problème de l'accès quant à la propagation de l'influence.

6. L'impossibilité de la communication généralisée

Le problème de l'accès et le concept du groupe critique (qui sont les différentes facettes d'un même ensemble de problèmes) représentent le point essentiel de cette étude sur les utopies réalisables. En effet, depuis le premier chapitre, j'essaie d'insister sur l'importance de la persuasion comme critère principal de la réalisabilité des utopies, et ce critère dépend surtout du problème de l'accès, dont le phénomène du groupe critique est la première résultante.

J'ai essayé de caractériser cette situation en la rapprochant de celle que j'ai appelée le syndrome de la Tour de Babel. La Tour de Babel peut être considérée comme une organisation technique aux buts démesurés. Au début tout se passe bien, et la construction de la Tour commence. La Tour grandissant, l'organisation des bâtisseurs grandit à son tour, jusqu'à ce qu'un beau jour, les messages envoyés par les maçons n'arrivent plus qu'avec beaucoup de retard et de graves erreurs de transmission, etc. jusqu'à ceux qui supervisent la préparation des matériaux de construction: l'organisation a dépassé le groupe critique approprié.

Cette image est intéressante à un autre point de vue: la Tour devait être bâtie pour renverser un certain ordre du monde (ou de la nature) préexistant. Dieu, en tant que représentant de cet ordre, ne contre-attaque pas les bâtisseurs de la Tour: il attend patiemment que la loi-limite du groupe critique fasse son effet. Ce qui arrive inévitablement.

Il existe actuellement beaucoup d'exemples de ce syndrome de la Tour de Babel: toutes les organisations internationales, tous les espoirs d'une communication mondiale. Tous ces exemples sont, en même temps, des tentatives qui ont échoué. Pourquoi?

L'idée de base de la communication généralisée, c'est que tout le monde peut se mettre en contact avec tout le monde, et que le fait de s'exclure de l'ensemble des autres (de se retirer) est un acte asocial. Autrement dit, suivant la terminologie que nous avons employée dans les chapitres précédents, l'humanité tout entière est une seule et unique société gigantesque.

Les conditions purement techniques dont relève cette idée sont réalisables: il est possible d'imaginer une infrastructure de la communication (un réseau, un langage, une écriture: donc tous les supports de la communication) qui puisse être réalisable. Le naufrage de l'idée de la communication généralisée n'est pas d'ordre technique, il tient aux limites du mécanisme cérébral humain (comme nous l'avons vu dans le chapitre précédent). Regardons maintenant les aspects techniques qui découlent de ce fait.

friedman B1 Imaginons, par exemple, un réseau d'émetteurs de télévision. Ces émetteurs coordonnés pourraient atteindre sans difficulté, en principe, l'humanité tout entière, et chaque humain pourrait recevoir le même message. C'est parfaitement possible.

Mais un message distribué par télévision n'est pas une influence. La réaction de Monsieur X au message reçu est complètement imprévisible; dans la majorité des cas, le message devra être répété et, à chaque répétition, il devra être de plus en plus adapté aux réactions de Monsieur X. Afin d'effectuer cette adaptation, l'émetteur devra évidemment être réinformé de l'attitude de Monsieur X à la première réception, puis à la deuxième, etc.

Si je traduis cette condition dans la terminologie de notre langage objectif, le centre TV du système émetteur devra alors recevoir plus de six milliards de réactions après la première émission. Même si j'accepte qu'un réseau de feedbacks et un système d'ordinateurs puissent recevoir correctement cette masse d'informations, il reste inimaginable que la ou les personnes dirigeant le Centre puissent avoir accès à tous ces feedbacks, et qu'ils puissent réagir et y répondre. Je ne peux pas imaginer un être humain ayant une valence de l'ordre de grandeur de six milliards!

Nous sommes actuellement face à ce phénomène, si nous examinons comment est géré un pays: un gouvernement est l'organe central d'un groupe hiérarchique formé d'un certain nombre de millions d'individus. Comme il est impossible à tout gouvernement de connaître les désirs ou les attitudes de chaque gouverné, les dirigeants se font alors faire des rapports sur les divers comportements des gouvernés et décident sans connaître la situation autrement que par ces rapports. Un pays de la dimension des États-Unis, par exemple, ou de la Russie, est gouverné en fonction d'un rapport quotidien de 50 à 150 pages, préparé par les assistants des dirigeants. La manière suivant laquelle ces pays sont gouvernés dépend beaucoup plus des omissions de faits, volontaires ou non, des assistants, que de la volonté ou du programme des dirigeants.

La situation dans un village est très différente: le maire du village peut connaître toutes les opinions de tous ses administrés, et il peut gouverner son village suivant la situation réelle.

Nous pouvons conclure, après l'observation de ces deux situations, que leurs différences viennent du fait que dans un système aléatoire, comme celui du comportement social, le comportement (souvent marginal) de quelques individus peut être plus caractéristique pour le système que le comportement purement statistique du système entier. Les dirigeants des superpuissances qui ne connaissent que le comportement statistique de leurs compatriotes, sont donc moins bien informés que le maire, qui connaît le comportement individuel (et marginal) de chacun des habitants de son village.

La réaction naturelle des dirigeants des grandes organisations est alors de préférer consacrer leur temps à la politique étrangère: c'est-à-dire de négliger le pays réel (les citoyens existants) en faveur d'une entité fictive (la France, l'Angleterre, etc.) qui n'est qu'un symbole, un nom remplaçant les citoyens réels. Pour pouvoir conserver l'existence de cette illusion, ils forment un club (dont le nombre des membres est inférieur au groupe critique approprié): le club des porte-parole de ces entités symboliques. Dans ces clubs tout va, évidemment, bien; le club fonctionne, mis à part le fait qu'il est sans rapport avec la réalité: il n'a été créé que pour cacher la fragilité réelle des gouvernements qui l'ont fondé.

L'humanité continue d'agir comme elle l'a toujours fait ­ en réalité ­ en fonction d'innombrables petits groupes très faiblement reliés entre eux.

7. Le phénomène Gandhi

Ce modèle peut être illustré facilement par deux exemples historiques: celui de l'Inde et celui du Japon des Tokugawas.

L'autoségrégation en Inde est connue dans le monde entier. L'Inde est le pays des 500 000 villages indépendants, celui des 50 000 sous-castes compartimentées (car elles sont juxtaposées, mais non superposées). Cette autoségrégation exclut l'illusion d'un gouvernement central, sauf en ce qui concerne certains sujets abstraits pour la masse des Indiens. La survie et les décisions qu'elle nécessite sont débattues et réglées par le petit groupe (village et sous-castes), et toute décision prise, bonne ou mauvaise, ne met pas en danger l'ensemble des petits groupes: elle peut être dangereuse pour le seul groupe qui en aura pris la responsabilité.

La survie en Inde est assurée par les abandonnés du pouvoir central.

Dans le Japon des Tokugawas, l'autoségrégation paraît, elle aussi, étrange aux Occidentaux. Il s'agissait d'un système de rideaux de fer; le premier autour du pays, et d'autres entre les provinces. La migration n'était autorisée qu'exceptionnellement.

La différence entre l'autoségrégation japonaise et celle de l'Inde est cependant très grande: au Japon la non-communication entre les groupes résultait d'une pression policière établie par la force, alors qu'en Inde, la séparation de chaque groupe s'est toujours faite de l'intérieur du groupe. En Inde, personne ne veut quitter son groupe pour entrer dans un autre (ce qui n'exclut pas de quitter sa sous-caste pour essayer d'en fonder une autre).

De toute façon, dans ces deux pays, l'autoségrégation des groupes est devenue une habitude qui existe encore aujourd'hui, sans qu'aucune force extérieure ne l'impose.

J'ai voulu mentionner ces deux exemples, car c'est dans un de ces pays, l'Inde, que s'est manifesté un événement qui semble représenter l'exception à l'hypothèse de l'impossibilité de la communication généralisée. J'ai baptisé cet événement le phénomène Gandhi.

Le phénomène Gandhi est simple à décrire sommairement: dans un pays de 300 millions d'hommes, il se trouve un individu qui essaye de propager une idée. Il a accès à toutes les radios et à tous les journaux de son pays, mais dans ce pays, seule une incroyable petite fraction des habitants a un récepteur ou lit les journaux. Les messages de Gandhi n'arrivent pas facilement à la masse du peuple.

C'est le moment crucial. Gandhi, au lieu de parler, donne l'exemple: il marche vers la mer pour en extraire le sel, il tisse à la main, chez lui, de simples tissus, il se comporte comme un paysan. L'exemple est alors suivi, et son message parvient ­ au moins partiellement ­ à la masse des 300 millions d'Indiens.

Ce phénomène (que je considère comme unique dans les derniers deux mille ans) n'est pourtant pas en contradiction avec notre hypothèse. Nous avons parlé, à propos des facteurs du groupe critique, de la vitesse caractéristique d'un langage. Gandhi a utilisé le langage le plus rapide imaginable pour l'Inde de son époque: celui du comportement traditionnel et habituel du paysan.

La communication généralisée n'est donc possible que s'il s'agit de communiquer des faits que tout le monde connaît déjà au préalable. Elle n'est pas possible pour la propagation des idées nouvelles.

8. La communication de masse étouffe les idées nouvelles.

Dire que la communication généralisée est un obstacle aux idées nouvelles semble d'abord être plutôt une stupidité. Malheureusement, cette constatation est un fait.

Imaginons un journal (ou une bibliothèque) qui voudrait recueillir toutes les idées nouvelles formulées à un certain moment de référence donné. Nous avons déjà vu, en parlant du problème de l'accès au début de ce chapitre, qu'il serait pratiquement impossible de retrouver un sujet quelconque dans un pareil recueil.

Afin de rendre accessible au lecteur le matériel des idées contenues dans un journal ou une bibliothèque, il n'existe qu'un seul moyen: la masse de matériel doit être réduite. Une sélection doit donc être faite, mais cette sélection ne peut être que mal faite, par les éditeurs ou par les censeurs, car, eux aussi, seront incapables de lire un tel amas d'informations pour n'en sélectionner que quelques-unes. De plus, cette sélection sera d'autant plus difficile à opérer pour les idées nouvelles et inhabituelles, que leur terminologie ne peut pas encore avoir été établie, et qu'elles exigent un certain temps de réflexion. Les éditeurs ou les censeurs chargés de la sélection conserveront automatiquement le matériel le plus médiocre et déjà connu, et rejetteront toute idée nouvelle. Nous pouvons constater ce fait, quotidiennement, dans nos journaux, sur nos écrans de télévision, etc. Imaginons maintenant un autre exemple ­ inverse ­: celui de journaux qui n'intéressent que de 2 000 à 5 000 personnes, journaux provinciaux, professionnels, etc. Ils ne pourront jamais faire connaître toutes les idées nouvelles, mais ils pourront sûrement publier toute nouveauté proposée par un de leurs lecteurs parmi ces quelques milliers, et ces idées seront alors accessibles aux autres lecteurs. Si nous supposons maintenant que chaque communauté de 5 000 à 10 000 membres puisse avoir son journal, nous pouvons être sûrs que n'importe quelle idée nouvelle sera publiée, même si elle n'est pas nécessairement lue par tous les habitants du globe. Aussi simple que soit ce procédé, le rejet des idées nouvelles n'est pourtant plus empêché, et une diversité de subcivilisations peut en découler.

J'ai voulu montrer, grâce à cet exemple, imaginaire, que la communication généralisée, contrairement aux idées répandues, ne sert pas le développement culturel ou celui des connaissances de l'homme, mais bien au contraire, est un moyen d'appauvrissement.

La communication la plus efficace semble rester celle du face à face1.

9. La surproduction de «déchets»

Les constatations concernant le groupe critique dans le monde des vivants (animaux et hommes) ont tout aussi bien leurs correspondances dans le monde des objets, mais mon intérêt sera réservé surtout au monde réel, qui contient vivants et objets formant un tout.

Nous l'avons déjà dit: l'environnement c'est les autres. Mais nous ne sommes pas nécessairement en contact avec toutes les entités, vivants ou objets, c'est pourquoi l'expression «les autres» ne se réfère qu'aux entités avec lesquelles nous sommes reliés d'une manière observable.

La crise environnementale tient au fait que notre mode d'observation s'est amélioré: il y a aujourd'hui beaucoup de relations qui ne sont connues que depuis peu et qui étaient auparavant inobservables. Beaucoup d'autres relations, encore, qui n'étaient pas inobservables, échappaient pourtant à notre attention.

Une de ces relations, très importante, est la production de déchets. Chaque organisme vivant, chaque organisation contenant des vivants, fonctionne à l'aide d'une sélection de composants utiles à sa survie.

La quantité de composants utiles est très réduite par rapport à tous les composants que l'environnement met à la disposition de nos organisations; nos organismes ou organisations rejettent donc une quantité de composants très supérieure à la quantité de composants retenue. Un être vivant est ainsi une usine à déchets.

Si ces déchets sont recyclables, ils ne le sont pas en n'importe quelle quantité. Au-dessus d'une certaine quantité de déchets, la pollution (l'accumulation des déchets) commence. Il s'agit donc d'une quantité critique de déchets, cette quantité étant déterminée par rapport à la structure de l'organisme ou de l'organisation qui opère cette sélection menant à la production des déchets, et par rapport à ses liens avec les autres organismes ou organisations.

Le problème de la surproduction des déchets vient donc de l'opération de sélection des composants utiles. Aujourd'hui, avec notre actuel mode de sélection, le produit principal que l'humanité finit par créer est le déchet: environ 70 % de l'énergie humaine y est consacré.

10. «Rubbish is beautiful» ou de l'utilisation des déchets

Il devient évident, en partant du paragraphe précédent, que le déchet n'est déchet qu'en conséquence d'une opération de sélection préconçue de composants utiles. Nous pourrions donc réduire, très simplement, la surproduction des déchets en transformant le mode d'utilisation de certains objets, donc en changeant l'opération-clé: la sélection.

Pour expliquer cette idée, je voudrais recourir à un exemple historique ou plutôt préhistorique. Je pense à la période héroïque de l'agriculture.

Le cultivateur défrichait d'abord la végétation aborigène des terrains proches pour les ensemencer puis, de saison en saison, enlevait les pierres qui se trouvaient dans ses champs. Le produit du défrichage et du dérocaillage était un déchet de l'agriculture: du bois et des pierres. Une des premières inventions de l'agriculteur primitif a été de recycler ces déchets sous forme de construction d'abris.

Ce recyclage n'a pas impliqué une transformation des matériaux de déchets ou l'invention d'une nouvelle technologie: il a consisté en un changement d'attitude de l'homme face à un déchet qui s'accumulait au-dessus de la quantité critique.

L'homme préhistorique a donc empêché une pollution avec rien de plus compliqué qu'un changement d'attitude.

Imaginons, toujours à titre d'exemple, un tel changement d'attitude aujourd'hui: j'ai voulu, il y a quelques années, proposer un concours international sous le titre rubbish is beautiful. L'idée de base était que de nombreux mouvements artistiques modernes prônent l'organisation des déchets. Pourquoi alors ne pas chercher à transformer les accumulations de déchets en œuvres d'art monumentales, vrais témoignages de notre époque? Une grande partie des déchets, qui ne sont pas biodégradables, demande actuellement de grands efforts pour être éliminée du circuit quotidien. Pourquoi essayer de les enlever? Pourquoi ne pas les utiliser en mégasculptures, collectives si possible? Imaginons, par exemple, une pyramide de bouteilles de plastiques ou une énorme sculpture à partir d'épaves de voitures1?

La conclusion serait donc de dire que si nous avons en face de nous une pollution (donc un dépassement de la quantité critique des déchets), il est souvent plus facile de changer notre attitude que d'éviter ce dépassement.

Autrement dit, encore, la quantité critique est caractéristique à une espèce d'objets (comme l'était le groupe critique pour une espèce vivante) et à l'organisation que l'homme impose à ces objets. C'est l'organisation qui pourrait changer, une fois la quantité critique dépassée.

11. Le «groupe critique» de la production

Essayons donc de coordonner les deux manifestations du groupe critique:

1. le groupe critique d'une espèce vivante dépend de la valence et de la capacité de canal spécifiques à cette espèce, et de la structure de l'organisation du groupe (le terme structure pris dans le sens topologique);

2. la quantité critique des déchets dépend de l'organisation du groupe humain, de son attitude envers le déchet et des caractéristiques du processus de transformation (sélection) qui mènent à la production des objets.

Mais alors que les facteurs du groupe critique ne sont pas facultatifs et que l'homme ne peut rien pour les changer, les facteurs de la quantité critique dépendent presque complètement de l'homme et à peine de l'objet.

Il est donc intéressant de noter que la quantité critique des déchets est partiellement fonction du groupe critique et, partiellement, fonction d'une loi naturelle quelconque régissant le processus de transformation (sélection) spécifique dont le produit est un objet particulier.

En conséquence, le retour des groupes sociaux à des groupes se situant au-dessous du groupe critique ne résoudrait-il pas aussi les problèmes de la pollution, au moins dans le plus grand nombre de cas? Le retour des groupes sociaux à un niveau inférieur à celui du groupe critique n'entraînerait-il pas la disparition du commerce et de l'échange (en tant que moyens de communication parmi les plus anciens et qui entraînent au dépassement du groupe critique)?

Je ne pense pas pouvoir répondre à ces questions à l'heure actuelle, la seule remarque que je puisse faire est que je trouve justifié de les poser. Mais je suis sûr que le retour à des groupes qui ne dépassent pas les groupes critiques typiques pour une structure sociale donnée résoudrait la plupart de nos problèmes économiques: les relations entre la production, la propriété et les échanges.

 

 

L'environnement c'est les autres, et notre impulsion irrésistible est de vouloir «organiser» ces autres, c'est-à-dire la société et l'environnement.

Cet instinct d'organisation, fondamentalement humain, nous vient de notre désir d'«améliorer» le monde, de l'améliorer en le rapprochant de l'image du monde que chaque individu façonne pour lui-même.

C'est peut-être la caractéristique principale qui différencie l'animal humain des autres animaux: les humains veulent organiser le monde, alors que la plupart des autres animaux savent s'organiser eux-mêmes. Se changer soi-même ou changer le monde.

Changer le monde c'est le «conquérir». Le but, inconscient, de l'humanité c'est la conquête du monde, celle des autres, des sociétés ou de l'environnement. Est-ce inévitable?

 

1. Une axiomatique des liaisons entre personnes et objets

Nous avons constaté, dans les chapitres précédents, que ­ dans notre langage ­ société et environnement sont deux termes qui désignent une même entité: un ensemble d'individus et d'objets, reliés entre eux, et que cet ensemble ­ les autres ­ est différent pour chaque observateur lui appartenant.

Cet ensemble relié ­ ou système ­ possède un mécanisme, et nous avons cherché, et trouvé, le langage objectif qui décrivait ce mécanisme; puis nous avons cherché, et trouvé, comment rendre réalisable l'utopie non paternaliste en introduisant un feed-back, continu et immédiat, entre les différentes parties de notre mécanisme (individus et objets) et ce mécanisme lui-même. Un nouveau problème nous est alors apparu: le problème de l'accès.

Ce dernier n'a jamais pu être complètement résolu pour un ensemble contenant un nombre d'éléments supérieur à un seuil donné; en fait, et nous l'avons vu, on ne peut éviter ce problème que pour les petits ensembles et pour les ensembles organisés. De cette constatation a découlé une règle que nous retrouvons dans toutes les sciences naturelles: si un système s'accroît (dépasse le seuil impliqué par le problème de l'accès), il doit alors ou bien s'organiser (donc établir des lois régissant les accès), ou bien se désintégrer (c'est-à-dire former, à partir de ses sous-ensembles, de nouveaux ensembles où le nombre des éléments restera inférieur au seuil).

La solution du problème de l'accès consistera donc, pour une société (ou un environnement), à essayer de s'organiser. Ce sont ces organisations, utopiques et réalisables, qui vont être le sujet de ce chapitre.

Comme je l'ai déjà fait précédemment, je vais essayer, tout d'abord, d'établir une axiomatique qui décrive en premier lieu les liaisons entre les personnes et les objets. Cette axiomatique sera la suivante:

1. un objet n'appartient à un environnement que s'il fixe l'attention d'un individu;

2. un objet nécessaire à la survie d'un individu fixe son attention;

3. un objet qui fixe l'attention d'un individu fixe également son attention sur les liens existants entre cet objet et les autres (personnes ou objets).

Cette axiomatique, très simple à première vue, inclut un certain nombre de corollaires:

a. l'environnement peut être différent pour des individus différents en fonction de leur faculté d'attention;

b. l'opération génératrice des liens (qui ont servi à construire notre langage objectif) est donc l'attention;

c. la survie, sans cette attention, n'est pas possible;

d. la différence entre individus et objets (que nous avons définie par le concept de conscience des buts) est une différence d'attention, différence non traduisible du langage des uns dans celui des autres;

e. le problème de l'accès n'a pas d'autre origine que les limites de la possibilité d'attention d'un individu donné. Ce problème peut donc comporter des seuils différents selon les individus ou les objets.

Cette axiomatique nous permet de décrire l'essentiel des chapitres précédents, y compris notre axiomatique de départ, concernant les utopies en général: en effet, cette première axiomatique, traduite dans les termes de celle que nous venons de définir, comporte finalement les axiomes suivants:

1. L'attention est fixée par une situation insatisfaisante;

2. il est nécessaire de changer cette situation pour survivre;

3. l'attention est fixée sur les liens existant entre cette situation et les autres.

2. Une axiomatique de l'organisation

Alors que la première axiomatique que nous avons considérée dans le paragraphe précédent était la plus générale possible, et décrivait par conséquent tout système de relation entre les éléments d'un environnement (contenant des personnes, des objets, ou à la fois personnes et objets), le champ des axiomatiques qui va suivre sera restreint à la description des relations particulières au mécanisme mixte (contenant à la fois individus et objets), et ceci d'une façon plus détaillée.

Dans ce genre de mécanisme nous avons trois types de relations: celles entre personnes et personnes, entre personnes et objets, et finalement, entre objets et objets. L'axiomatique, que je proposerai dans le paragraphe qui va suivre, tiendra compte de ces trois types de relations, sans pourtant leur attribuer la même importance, puisque notre étude portera essentiellement sur les deux premiers types de relations (personne-personne et personne-objet).

Cette deuxième axiomatique aura donc pour sujet une relation fondamentale dans notre société (ou environnement), la propriété. Mais, avant d'y arriver, quelques précisions sont encore nécessaires.

La propriété, au sens que lui donnent les journalistes, les juristes, les démagogues, tout le monde enfin (y compris moi-même dans ma vie quotidienne), n'est qu'une fiction: en effet, si, moi, je sais qu'un objet est ma propriété, cet objet, lui, ne le sait pas. Si quelqu'un veut s'approprier mon objet, j'essayerai, moi, de l'en empêcher, mais l'objet, lui, n'interviendra pas dans le litige: lui, il n'est sensible à rien.

Cet exemple montre bien que ce n'est pas l'objet qui est ma propriété, mais que je possède simplement la possibilité de l'utiliser, par suite d'une sorte d'acceptation passive de l'objet et d'une convention avec les autres individus qui m'en autorisent l'emploi.

Ce que nous appelons la propriété se réduit donc à une relation passive personne-objet et à une relation de convention personne-personne, ces deux relations ne concernant que l'utilisation de l'objet.

Établissons donc la deuxième axiomatique:

1. Un individu ne peut faire autre chose avec un objet que de l'utiliser;

2. l'utilisation d'un objet implique le consentement des autres;

3. le consentement et l'utilisation sont transférables d'un individu à l'autre.

Pour être plus précis, je vais encore faire appel au concept de la simultanéité, c'est-à-dire que je vais établir une distinction entre les cas où un axiome est valable pour une personne et un objet, puis entre ceux où il est valable pour une personne et plusieurs objets en même temps, ceux où il est valable pour plusieurs personnes et un seul objet simultanément, et, enfin, ceux où il est valable pour plusieurs personnes et plusieurs objets en même temps.

L'axiomatique prend alors l'aspect suivant:

1. Un individu peut utiliser un objet

a. en exclusivité,

b. simultanément avec d'autres.

2. Le consentement permettant cette utilisation requiert

a. l'attention des autres,

b. elle échappe à l'attention des autres.

3. Le droit d'utilisation d'un objet est transférable

a. avec le consentement des autres,

b. sans le consentement des autres.

Cette axiomatique élargie (formulée déjà dans mon livre: Pour l'architecture scientifique) peut décrire toutes les organisations de propriété. L'organisation de la propriété est l'organisation la plus importante qui soit, dans notre société (ou environnement) actuelle, et, de ce fait, elle représente une réponse (consacrée par l'habitude) à certaines conséquences du problème de l'accès. Cette organisation de la propriété est le résultat d'une convention appartenant en propre à la variété actuelle de l'espèce humaine: nous l'étudierons donc très attentivement dans les paragraphes qui vont suivre.

3. Une théorie de «stockage-réglage»: aspects de l'utilisation

Essayons d'oublier momentanément nos axiomatiques, et de décrire intuitivement l'état actuel de l'organisation des relations objet-personne-personne. Nous pourrons alors constater que la plus grande partie de la propriété proprement dite de chaque individu est représentée par des objets (souliers, chambres à coucher, voitures, fourchettes, etc.) réservés à son usage exclusif. Mais, il n'utilise pas ces objets vingt-quatre heures sur vingt-quatre, sauf dans des circonstances tout à fait exceptionnelles. Un individu normal utilise quotidiennement seize heures ses souliers, huit heures sa chambre à coucher, quelques heures sa voiture et quelques minutes sa fourchette. Pendant tout le temps de leur non-utilisation, ces objets ne cessent pas, pour autant, d'exister: ils attendent que leur propriétaire légitime (par convention) ait besoin d'eux. Ils occupent alors une place: ils sont stockés, et durant cette attente (stockage) personne ne peut les utiliser.

L'utilisation d'un objet n'occupe donc qu'une infime fraction du temps de sa durée d'existence, ce qui représente un gaspillage inimaginable par rapport à son utilisation potentielle. En outre: pendant le temps de non-utilisation (attente) ces objets occupent une place de stockage (ce qui représente encore un autre gaspillage).

Il existe une autre manière de poser le problème: un homme n'occupe jamais (dimensions minimales nécessaires pour la vue, pour la protection et l'accessibilité comprises) un volume de plus de quelques 40 m3. Dans une ville d'un million d'habitants, le volume réellement utilisé n'est donc que de 40 000 000 m3, ce qui correspond à 2 km x 2 km x 10 m (le VIIe arrondissement, à Paris, avec des immeubles de deux étages): il y a donc à Paris dix-huit arrondissements sur vingt qui ne servent qu'au stockage. Il existe, d'autre part, des objets qui ne sont pas à la disposition exclusive d'un individu donné, mais à la disposition de tous (le métro, le réseau d'électricité, la façade principale de Notre-Dame, le Jardin des Plantes, etc.). Mais ces objets n'ont pas la capacité de servir tous les individus simultanément; imaginons pourtant que tout le monde sans exception veuille utiliser un de ces objets en même temps: tous ces gens seront obligés d'attendre et de faire la queue, et pour éviter le désordre qui suivrait cette attente, un système de réglage enregistrant les priorités deviendra alors nécessaire.

Ces deux organisations sont des parentes proches: toutes deux concernent l'attente (que nous avons déjà mentionnée lors du problème de la durée de l'utilisation). Dans le cas du stockage, comme nous l'avons vu, c'est l'objet qui attend (et cette attente implique, en dehors du stockage proprement dit, la durée de fabrication d'un nombre suffisant d'objets et d'un volume suffisant réservé au stockage); par contre, dans le cas du réglage, c'est la personne qui attend (ce qui implique la mise au point d'un système de contrôle des priorités). Il est intéressant de noter que ce qui rend ces deux systèmes très coûteux, ce n'est pas la fabrication des objets stockés, mais la réalisation de l'infrastructure du stockage ou du réglage. (Par exemple, le prix d'une armoire est souvent plus élevé que celui de tout ce qu'elle contient, le prix d'un logement plus élevé que celui de tous les meubles qui le remplissent, le contrôle d'accès aux avions ou aux trains coûte environ le tiers du billet, etc.).

Il existe encore d'autres objets utilisés qui ne sont pas soumis au stockage ou au réglage. Ce sont les moyens de subsistance élémentaire, c'est-à-dire ceux qui sont économiquement les plus faciles à obtenir (en général).

Essayons maintenant de décrire le phénomène du stockage-réglage à l'aide de notre axiomatique:
stockage: 1a - 2a - 3b I
réglage: 1b - 2a - 3a II

ce qui signifie que dans le cas du «stockage» (cas I):

1. l'objet est réservé à un seul individu (axiome 1a),

2. cet usage exclusif est consenti par les autres (axiome 2a),

3. l'objet est transférable sans consentement (axiome 3b).

Par contre dans le cas du «réglage» (cas II):

1. l'objet est utilisable (simultanément ou à tour de rôle) par plusieurs personnes (axiome lb),

2. cet usage est accepté par les autres (axiome 2a),

3. le droit d'usage est transférable avec consentement (axiome 3a).

Examinons maintenant les cas qui n'ont pas été traités par ces deux schémas:

 

la - 2b - 3a cas III

la - 2a - 3a cas IV

la - 2b - 3b cas V

lb - 2b - 3a cas VI

lb - 2a - 3b cas VII

lb - 2b - 3b cas VIII

 

Dans le cas III :

1. l'usage de l'objet est réservé à un seul individu,

2. cet usage ne nécessite pas de consentement des autres,

3. mais ce consentement est nécessaire pour le transfert.

Dans le cas IV:

1. l'objet est réservé à un seul individu,

2. le consentement est nécessaire,

3. l'objet est transférable avec consentement.

Dans le cas V:

1. l'objet appartient à une seule personne,

2. sans nécessité de consentement des autres,

3. il est transférable sans consentement des autres.

Essayons de voir à quoi correspondent ces trois cas (qui ne sont pas moins importants que le stockage classique).

Le cas III pourra représenter la propriété de notre propre corps, ou de notre propre capacité de travail. Une personne ne peut se louer (louer son travail), donc transférer cette propriété (son travail), qu'avec le consentement des autres, mais la nécessité de ce consentement n'entraîne pas une contestation de cette propriété.

Le cas IV représente tout système de privilège de type héréditaire: noblesse, nom, etc.

Le cas V concerne toute propriété immatérielle (software): connaissances, informations, etc., obtenue et distribuée sans avoir à demander le consentement des autres.

Voyons maintenant les autres cas.

Cas VI.

1. l'objet est utilisé par plusieurs personnes,

2. un consentement n'est pas nécessaire pour avoir l'objet,

3. cet objet n'est transférable qu'avec le consentement des autres.

Cas VII :

1. l'objet est utilisé par plusieurs personnes,

2. un consentement est nécessaire pouvoir l'utiliser,

3. l'utilisation de l'objet est transférable sans le consentement des autres.

Enfin, le cas VIII :

1. l'objet est utilisable simultanément par plusieurs personnes,

2. l'utilisation n'implique pas le consentement des autres,

3. le transfert n'implique pas le consentement des autres.

Voyons ce que représentent ces trois derniers cas:

Cas VI : il s'agit d'un droit de jouissance dans le genre de celui qui consiste à assister à un spectacle, à une réunion quelconque, liée à une invitation particulière.

Cas VII : ce cas correspond à l'utilisation d'une infrastructure technique du genre de celle du réseau routier, réseau de distribution d'eau, électricité, etc.

Cas VIII : c'est tout simplement le cas de notre biosphère (la surface de la terre, la mer, l'air à respirer), ce qui représente le but de toute utopie idyllique (retour à la nature) et de toute utopie d'abondance (produite par une technologie), il s'agit donc de l'utopie noble par excellence. Il est intéressant de remarquer que les utopies nobles impliquent toutes un système de réglage poussé jusqu'à ce degré extrême.

4. Conclusions sur la théorie de «stockage-réglage»

La première constatation à faire, après cet examen en détail fondé sur des axiomes concernant les systèmes de stockage et de réglage, est que tous ces systèmes sont réalisables. Il n'y a pas d'organisation non réalisable dans cette liste exhaustive des huit possibilités (bien que les exemples improvisés pour chaque cas ne soient pas toujours les meilleurs que j'aie pu trouver): toutes ces possibilités existent donc déjà partiellement. La difficulté à résoudre, pour réaliser chacun de ces systèmes possibles, tient au fait qu'ils ne sont pas clairement définis et que chaque société ou environnement en contient parallèlement plusieurs qui ne sont jamais suffisamment raccordés.

Je ne veux pas dire par là qu'une société (ou un environnement) ne doit comprendre qu'un seul de ces systèmes de propriété (contrairement à l'avis de beaucoup d'idéologues ou messies), mais que, conformément au modèle non paternaliste, les membres d'une société devront savoir à laquelle de ces huit organisations ils ont affaire, comme ils devront savoir aussi que le passage d'une organisation à une autre est toujours possible avec un simple accord (consentement).

Cette remarque contredit donc beaucoup de théories politiques ou pseudo-politiques. Le simple calcul de la situation sociale (dont nous avons déjà parlé) permet à chacun de remodeler sa société (ou son environnement) dans le sens de l'une ou l'autre de ces organisations, puisqu'il s'agit d'une utopie non paternaliste. J'ai naturellement évité scrupuleusement tout jugement de valeur à propos des organisations de la liste, mais il nous reste toujours la possibilité d'évaluer, dans un contexte donné, l'effort réel (travail, perte de temps, bien-être, etc.), donc le coût de la transformation d'une organisation en une autre.

En conclusion, je crois nécessaire de souligner que cette liste des organisations possibles des relations personnes-objets (propriété) est exhaustive, et qu'on ne peut trouver aucune organisation de la propriété (donc de l'utilisation des objets) qui n'y soit pas contenue. C'est peut-être un coup dur pour les politiciens et les idéologues, car l'existence d'une liste complète des organisations possibles leur enlève tout droit d'être fiers de leur originalité et de leur imagination...

Or, nous sommes parvenus à ce résultat par le seul examen des organisations de la propriété sous l'angle de la modalité d'utilisation des objets. La grande erreur contenue dans la plupart des théories politico-économiques, à mon avis, est d'oublier l'importance de l'utilisation pure et simple, et de prendre pour point de départ une réification de cette utilisation: la Propriété, avec un P majuscule, de l'Objet, avec un O majuscule, remplace l'idée de modalité d'utilisation de cet objet (qui est la relation réelle entre hommes et objets).

5. La théorie du «stockage-réglage»: quelques autres aspects

Cette théorie du stockage-réglage comporte encore d'autres aspects que celui du coût (en efforts) des différentes organisations possibles pour l'utilisation des objets. Je veux parler en particulier du gaspillage de l'espace et des pertes de temps, caractéristiques entraînés par ces organisations.

Dans le paragraphe précédent, j'ai expliqué le stockage grâce à l'exemple de la ville de Paris. D'après cet exemple, les neuf dixièmes environ de la surface de cette ville (ou de toute autre ville) servent uniquement au stockage. Le système de réglage est moins encombrant, mais il nécessite cependant un certain espace, car, pour bien fonctionner, il implique, lui aussi, un stockage nécessaire des objets qui sont à la disposition de tous (s'il ne s'agit pas de choses immatérielles, comme dans le cas de connaissances, privilèges, etc.). De toute façon même si un système de réglage ne concerne pas un très grand nombre d'objets, il implique, malgré tout, une très grande perte de temps, le temps d'attente (qui est lié au problème de l'accès). Néanmoins, dans un système de réglage bien organisé, l'encombrement des objets peut être réduit, suivant mes estimations très superficielles, à environ la moitié ou au tiers de l'espace qui serait encombré dans le cas d'un système de stockage: il suffit de comparer la surface utilisée, dans un hôtel par une seule personne (peu de place) avec la surface utilisée par cette même personne dans son habitation individuelle (beaucoup plus de place).

Outre l'encombrement de l'espace ­ plus exactement, de la surface terrestre ­ ces organisations produisent aussi un encombrement dans le temps ­ plus exactement, dans le temps de la durée de la vie. Je vais essayer d'expliquer ce phénomène par un exemple. Nous pouvons considérer la vie humaine comme une durée constante. Une grande partie des utopies a pour but d'augmenter cette durée, soit en reculant l'âge de la mort par des moyens biologiques, soit en augmentant l'efficacité d'utilisation de cette durée grâce à des inventions technologiques, comme l'avion, la voiture, le téléphone, etc.

Prenons un exemple se rapportant à cette deuxième méthode qui est plus proche de notre sujet: quand je prends l'avion pour aller de Paris à Zurich, je prends d'abord un taxi ou un bus pour l'aéroport, j'attends l'enregistrement et le contrôle des passeports, puis intervient un vol de 45 minutes qui se termine par une série d'attentes au contrôle, aux bagages, et le voyage en taxi ou en bus en sens inverse. Tout cela m'a pris environ 4 heures, avec des attentes émiettées en instants inutilisables ­ au moins pour moi ­ de 20 à 30 minutes. Si par contre, j'avais pris le train, mon parcours aurait duré 6 heures. Mais ces 6 heures n'auraient pas été émiettées: j'aurais pu lire, écrire, dormir, etc.

Cet exemple montre ce que j'entends par l'expression encombrement du temps. La question n'est pas de savoir quelle a été la durée de l'attente, mais quelle a été la proportion de temps utilisable dans le voyage. La réduction du temps d'attente, nous venons de le voir, ne signifie donc pas nécessairement l'augmentation du temps utilisable.

Cette constatation nous fait prendre conscience d'un aspect nouveau des systèmes de stockage et de réglage: l'aspect de l'utilisation du temps. Suivant les remarques précédentes, le système qui engendre une attente longue mais continue est plus satisfaisant que celui qui réduit l'attente en l'émiettant.

Ce sont surtout les organisations de stockage qui émiettent le temps, à cause du problème de l'accès (difficulté de retrouver un objet stocké). Les organisations fondées sur le réglage comportent plus d'attente, mais celle-ci est utilisable.

Je peux donc, finalement, énoncer la constatation suivante: un système de réglage est plus avantageux qu'un système de stockage, tant du point de vue de l'encombrement dans l'espace que de celui de l'encombrement dans le temps. En fait, je ne devrais pas énoncer cette constatation, car, selon le modèle de l'utopie non paternaliste, ce n'est pas moi qui peux décider lequel de ces deux systèmes est le plus avantageux. J'ai simplement voulu signaler les propriétés de nos deux organisations principales (et des autres organisations de la liste complète), en me référant à une capacité préétablie et immuable, celle de la surface terrestre, ou encore à celle de la durée de la vie humaine.