Vouloir organiser les «autres» c'est vouloir être supérieur aux autres – cette supériorité ne peut être assurée qu'en devenant le-plus-fort, par la lutte ou par la compétition.

Nous recherchons la lutte et la compétition. En même temps nous rêvons d'un paradis, d'un monde où la compétition ne serait ni nécessaire, ni admise.

Toute société, humaine ou non, admet la compétition et en même temps la réglemente. Tout n'est pas permis.

Peut-être est-il possible (ou sera-t-il possible) d'aller plus loin que de simplement réglementer la compétition? Peut-être est-il possible de réduire la nécessité de la concurrence?

Il existe sûrement des moyens d'arriver à une société sans compétition, mais comment trouverons-nous la vie dans une société aussi mortellement ennuyeuse? C'est peut-être l'ennui, l'ennemi de notre «paradis» imaginaire?

1. La «lutte pour la vie» est-elle indispensable?

Nous connaissons depuis toujours le concept de lutte pour la vie. Celle-ci est facilement représentée par l'image de deux chiens en présence d'un os: les deux chiens se battent jusqu'à la soumission de l'un d'eux, puis le vainqueur emporte l'os.

Si nous répétions cette expérience, avec deux chiens et deux os, le scénario pourrait se dérouler comme le précédent (les chiens se battent et le plus fort prend les deux os), mais il y a une autre alternative possible: un chien prend l'un des os, l'autre prend le second os, le tout sans combat.

Répétons encore une fois cette expérience, cette fois en mettant les deux chiens en présence de deux cents os. La quantité d'os dépassant la capacité de ronger des deux chiens, la bataille pour les os est exclue et invraisemblable. Mais, il n'est pas impossible qu'une bataille entre les chiens ait lieu, non pour obtenir un os (assuré par l'abondance préétablie dans l'expérience), mais pour la préséance: lequel des deux chiens sera le premier à avoir droit aux délices du festin? Ces trois expériences sont des parodies, mais elles mettent en évidence la lutte pour la vie entre individus de la même espèce:

1. Si une denrée nécessaire à la survie n'existe pas en quantité suffisante pour un ensemble d'individus (rareté des denrées), les individus essayent de supprimer un certain nombre entre eux (les surnuméraires), directement (par bataille) ou indirectement (en les affamant), et l'équilibre entre la quantité des denrées et le nombre des individus sera rétabli.

2. Si l'équilibre entre la quantité d'une denrée et le nombre d'individus est préétabli (abondance naturelle ou abondance provoquée artificiellement), il n'est pas nécessaire de supprimer les individus surnuméraires.

3. Dans le cas d'un équilibre préétabli entre quantité de denrées et nombre d'individus, c'est donc la question de la préséance (l'ordre dans lequel on accède aux denrées) qui peut mener à une lutte, laquelle (contrairement à celle qui assure l'équilibre) n'est pas nécessairement meurtrière, mais vise à la soumission à un ordre de préséance arbitraire.

Ce court examen nous a montré que la lutte pour la vie proprement dite n'a lieu que dans le premier cas, et que son origine vient du déséquilibre entre l'ensemble des moyens de survie et l'ensemble des individus.

Nous avons vu que, soit l'abondance des moyens de survie, soit la réduction de l'ensemble d'individus dépendant de ces moyens, peuvent l'une ou l'autre également mener à un équilibre.

C'est donc la manipulation de cet équilibre qui est l'élément important pour la survie d'un ensemble d'individus, et nous pouvons imaginer quatre schémas possibles:

a. abondance naturelle, donc équilibre,

b. abondance naturelle et provocation d'une rareté artificielle,

c. rareté naturelle et lutte pour la vie,

d. rareté naturelle et réponse technologique.

Expliquons ces quatre schémas:

a. Le schéma de l'équilibre (abondance réelle des denrées par rapport au nombre d'individus dont la survie dépend de ces denrées) ne nécessite aucune explication: c'est l'état que le mécanisme écologique essaie de maintenir.

b. Cette même abondance naturelle peut être artificiellement perturbée (par exemple à cause de la volonté de puissance d'un sous-groupe). Cette perturbation se manifeste par l'établissement d'un goulot: la denrée qui existe en quantité suffisante n'est pas librement accessible, et l'accès – réduit – est contrôlé par le groupe qui veut imposer sa volonté de puissance (commerçants, administration, producteurs, etc.). La rareté artificielle est donc un outil de puissance.

c. La rareté naturelle (manque de denrées par rapport au nombre d'individus) est la seule chose qui provoque une lutte pour la vie proprement dite (réduction du nombre des individus aspirant aux mêmes denrées).

d. Dans de nombreux cas la denrée peut être produite artificiellement grâce à une technologie connue. L'application de cette technologie augmente donc la quantité de la denrée, au lieu de réduire le nombre d'individus qui en dépendent.

Dans deux des quatre schémas seulement la lutte n'est pas indispensable: ce sont les schémas de l'abondance, celui de l'abondance naturelle et celui de l'abondance artificielle; mais, dans le schéma de l'abondance artificielle, le technicien (celui qui sait utiliser la technologie) peut introduire une rareté artificielle, en raison d'un désir de puissance. Par conséquent on ne peut éviter la lutte impliquée par ce schéma que si les moyens d'utiliser la technologie sont connus de tous et appartiennent à tous.

Les deux autres schémas (rareté naturelle et rareté artificielle) mènent inévitablement à une lutte pour la survie.

2. La lutte pour la domination (préséance)

Nous avons vu que la rareté, artificielle ou naturelle, est génératrice d'inégalité (inégalité temporaire, car l'élimination des surnuméraires peut ramener l'égalité entre ceux qui restent). Cette rareté, artificielle ou naturelle, est un outil pour conquérir la puissance, soit par la lutte, soit par la mise en place d'un goulot dans la distribution, soit par le monopole de la connaissance technique. L'équilibre naturel (si souvent décrit dans les utopies idylliques) semble être la seule organisation ou (non-organisation) égalitaire.

Ce n'est pourtant pas le cas, car dans ce genre d'utopie, la lutte pour la préséance intervient à peu près toujours.

J'appellerai cette situation (abondance, naturelle ou artificiellement obtenue, mais lutte pour la préséance) la rareté fictive. Expliquons le terme: la rareté naturelle représentait le manque d'un moyen nécessaire à la survie; la rareté artificielle signifiait le blocage de l'accès à un moyen de survie; la rareté fictive sera produite par l'invention d'un moyen non nécessaire à la survie, mais dont on prétendra qu'il est nécessaire à la distinction. Un tel moyen est, par définition, rare, car s'il pouvait être abondant, il perdrait automatiquement sa valeur de distinction, or il n'a pas d'autre valeur (réelle), n'étant pas réellement nécessaire à la survie.

La rareté fictive est probablement un des pires fléaux de l'humanité. En effet, si la situation de la rareté réelle admettait, comme nous l'avons vu, plusieurs interventions possibles (l'application de la technologie, la lutte), la rareté fictive ne permet d'autre opposition que le refus catégorique de la valeur inventée, issue de cette rareté. On peut citer comme exemple de rareté fictive, la valeur attribuée aux timbres rares qui sont des objets inutilisables, mais dont la valeur inventée existera tant que tout le monde ne la rejettera pas.

La rareté fictive est donc le résultat d'un consentement tacite.

Le point intéressant dans ce cas de la rareté fictive est l'abondance inattendue qui enlève toute valeur à cette chose rare (alors que, dans le cas de rareté naturelle ou même artificielle, l'abondance inattendue n'enlève aucune valeur à la chose qui n'est plus rare, car cette chose est nécessaire à la survie).

La rareté fictive la plus remarquable concerne la situation sociale (statut). Une situation sociale élevée, est, par définition, rare (car si elle ne l'est pas, elle n'est plus considérée comme élevée et n'est plus désirable).

Il ressort nettement de ces réflexions que la rareté fictive est, et a toujours été, l'outil de puissance par excellence: c'est grâce à ce concept de rareté fictive qu'on a pu introduire la compétition, même dans une situation d'abondance.

Dans la description d'une société égalitaire que nous avons faite en partant d'un langage objectif, nous avons postulé l'égalité de toutes les situations sociales dans un groupe. La rareté fictive est donc l'obstacle le plus tenace à la réalisation des utopies sociales égalitaires, telles que nous les avons définies.

Par conséquent, une société égalitaire ne peut être créée autrement que:

a. en assurant le feed-back continu de la situation sociale de toute personne appartenant à cette société, feed-back facile à réaliser pour toutes les personnes appartenant à cette société,

b. en refusant toute rareté fictive.

Nous appellerons société de non-compétition toute organisation sociale qui essaye de supprimer l'idée de la rareté fictive.

3. La «société de non-compétition»

La société de non-compétition est l'utopie sociale la plus importante de notre époque. Son importance ressort à la fois de la théorie et de la pratique: la théorie (comme toutes les théories), nous conduit (au moins) à constater sa nécessité ou à prévoir son imminence; dans le domaine pratique, on peut partout constater son apparition, même si cette émergence reste latente.

Nous allons, dans ce paragraphe, et parlant de la théorie, faire la description sommaire de cette organisation et de ses propriétés (prévisibles). Nous verrons ses dimensions possibles, ses moyens, les résultats qu'on peut attendre du fonctionnement d'une telle société, les raisons qui la rendent difficile à atteindre, en un mot, les causes de sa fragilité probable. C'est un programme plutôt chargé...

La société de non-compétition est un groupe à l'intérieur duquel n'existe aucune lutte intérieure, qu'elle soit pour la survie simple ou pour la préséance. Ce qui ne veut pas dire que l'harmonie règne nécessairement dans ce groupe, car cette situation peut aussi bien résulter de l'indifférence totale d'un individu par rapport aux autres.

Notons avant tout que l'absence de lutte intérieure ne signifie pas obligatoirement la suppression de toute l'agressivité naturelle de l'espèce humaine: elle ne signifie rien d'autre que la canalisation de cette agressivité vers l'extérieur; en général, ceux qui participent à des tentatives de groupes de non-compétition se montrent plutôt agressifs envers les autres (notons au passage que cette agressivité est, en fait, affaiblie par la distance qui sépare les groupes de non-compétition des autres groupes, c'est-à-dire par la faible fréquence des contacts avec les autres).

Les motifs de ce refus de la lutte intérieure peuvent varier selon les groupes, mais tous se fabriquent une mythologie, donc une théorie intuitive qui leur impose l'attitude anti-lutte.

Si nous observons maintenant et décrivons ces groupes et leur organisation à l'aide de notre langage objectif, nous allons trouver les caractéristiques suivantes:

1. Un groupe de non-compétition ne peut se former que s'il existe un équilibre naturel ou artificiel des moyens de survie (abondance). En fait, les groupes de non-compétition peuvent se former soit en fonction de conditions naturelles particulières (utopies idylliques), soit quand les futurs membres de ces groupes viennent de sociétés possédant une technologie très développée.

2. Un groupe de non-compétition est nécessairement égalitaire dans le sens que nous avons défini au chapitre II, paragraphe 6, c'est-à-dire qu'aucun des membres du groupe n'exerce ou ne subit d'influence supérieure à celles exercées ou subies par tout autre membre du groupe; autrement dit, la structure de la communication dans le groupe est strictement déterminée par la condition d'égalitarité et par la condition de la valence spécifique à l'espèce humaine.

3. Si un groupe de non-compétition est égalitaire, il est soumis automatiquement aux conditions de seuil, et ne peut donc contenir un nombre de personnes supérieur à un nombre donné (groupe critique); ce groupe ne peut posséder, non plus, un nombre d'objets supérieur à un autre nombre donné (grandeur critique). La société de non-compétition est donc essentiellement une société de petits groupes, la grandeur de chaque petit groupe étant déterminée par les seuils dont nous avons parlé.

4. L'organisation de la propriété (c'est-à-dire celle de l'utilisation des objets) dans un groupe de non-compétition doit nécessairement se faire suivant le schéma VIII du chapitre V. Ce groupe possédera donc surtout des objets:

a) utilisables simultanément par tous,

b) dont l'utilisation n'implique pas le consentement des uns ou des autres et

c) dont le transfert n'implique pas non plus le consentement des autres.

Cette condition de l'organisation de la propriété va de pair avec la grandeur critique limitant le nombre des objets appartenant au groupe. L'observation réelle confirme ces conditions, car à peu près tous ces groupes ont fait de la pauvreté une vertu, et ont toujours été communautaires.

C'est pour cette raison que les groupes de non-compétition deviennent nécessairement les opposants de tout système fondé sur la rareté fictive. L'attitude des communautés de jeunes contre l'establishment (qui est une des formes de la rareté fictive, ou status-consciousness), en est un exemple évident.

5. La dernière condition à l'existence d'une société de non-compétition (et la plus souvent négligée) concerne les connaissances possédées par le groupe et par chacun de ses membres. Les groupes de non-compétition se forment facilement, par affinité intuitive, mais restent toujours fragiles, car ils n'ont aucun langage objectif qui permette à chaque membre du groupe d'être informé de l'état de son groupe, et le langage intuitif d'une mythologie est en général trop insuffisant pour pouvoir apporter cette information. Autrement dit, et en fonction des observations que nous avons faites dans les chapitres précédents, les groupes de non-compétition qui ont existé au cours de l'histoire, sans langage objectif, ont toujours été paternalistes, alors qu'une véritable société de non-compétition doit être, par définition, non paternaliste.

La fragilité des groupes de non-compétition vient précisément de la transgression de ces cinq conditions qui sont très strictes. Le premier danger qui les menace vient de leur succès; car plus ils grandissent, plus ils dépassent le seuil critique; de plus, ils s'enrichissent et le nombre d'objets possédés dépasse, à son tour, la grandeur critique. Le deuxième danger quant à leur existence tient au paternalisme de leurs mythologies. Il est étonnant de voir les scissions qui se font au sein de ces groupes, et d'observer leurs luttes idéologiques (pour la préséance d'une idée sur l'autre), luttes qui leurs sont à peu près toujours fatales.

Parmi les groupes de non-compétition, il ne faut pas oublier un cas spécial: celui du groupe composé d'un seul individu. Bien entendu, un seul individu répond automatiquement à nos cinq conditions, même à celle de la grandeur critique qui limite le nombre des objets appartenant au groupe; en effet, une personne ne peut utiliser quotidiennement deux mille objets, par exemple, sans l'aide d'autres personnes; la grandeur critique fonctionne donc automatiquement dans le cas du groupe composé d'un seul individu.

On peut m'objecter qu'une seule personne ne peut former un groupe de non-compétition. C'est vrai. Je n'ai cité ce cas que pour montrer les caractéristiques d'un groupe à faible communication, c'est-à-dire un groupe dont les membres n'ont que le minimum de communication entre eux, ce groupe n'étant alors défini comme groupe que selon une unité territoriale ou selon une similitude de comportement (donc selon des critères venant d'un observateur extérieur). Les groupes tels que ceux formés par certains ermites, certains Orientaux, présentent une telle structure, qui maintient l'égalité par l'absence de communications, donc l'absence d'influences; remarquons pourtant, au passage, que ces groupes sont – malgré tout – semi-paternalistes, car la discipline à laquelle ils obéissent ne permet pas la naissance d'utopies personnalisées.

Dans les années 70, les sociétés de non-compétition (les communautés américaines, scandinaves, etc.) ont eu la possibilité de survivre, car elles pouvaient déjà appliquer le feed-back continu si important pour remplir la condition du non-paternalisme. Les communautés anglaises, qui ont eu l'idée d'improviser des pièces de théâtre, mettant en scène les problèmes internes de leurs groupes (ce qui rend ces pièces incompréhensibles pour quelqu'un d'extérieur) ont découvert un nouveau langage, non objectif, mais qui peut être suffisant pour garantir le non-paternalisme (un feed-back continu interne). Par contre, l'autocritique, exigée jadis dans les groupes communistes, est devenue l'instrument d'un paternalisme extrême.

C'est à cause de ce glissement trop facile, d'un feed-back continu non paternaliste, vers une inquisition paternaliste toujours possible, que je tiens tellement au langage objectif, bien qu'il simplifie, sans doute, la complexité des relations réelles. Il me semble, personnellement, que la construction théorique, esquissée dans cet essai, pourrait contribuer à la stabilité des groupes de non-compétition, groupes dont l'apparition représente sûrement la plus grande innovation de notre siècle1.

4. Une condition technique nécessaire à la société de non-compétition moderne: l'économie des «réservoirs».

Je vais terminer ce chapitre par quelques réflexions sur les moyens à employer pour réaliser la société de non-compétition.

Sur les cinq conditions, théoriques, nécessaires à la société de non-compétition que nous avons examinées auparavant, quatre concernent la connaissance (organisation non paternaliste, société égalitaire, groupe et grandeur critiques, organisation de la propriété, voir pp. 47, 54, 59). Cette connaissance on peut la découvrir, l'enseigner et l'appliquer: contrairement aux utopies sociales habituelles, la société de non-compétition est donc une utopie réalisable. Quant à la volonté de sortir d'une situation insatisfaisante, elle se manifeste aujourd'hui1 avec une telle intensité qu'il est même superflu d'en parler: en effet, il n'est déjà plus possible d'ouvrir un journal ou un périodique sans y trouver mention, sous une forme ou une autre, de la contestation. Nous sommes devant une volonté de changement, nous possédons la technique de transformation, mais rien ne change. Pourquoi?

J'ai dit que ces connaissances théoriques pouvaient être connues, enseignées et qu'elles étaient à la portée de tous, sauf une: il s'agit de la première condition qui, elle, dépend de l'extérieur, c'est-à-dire de l'équilibre naturel ou artificiel des moyens de survie, autrement dit de l'abondance. Je vais maintenant analyser brièvement cette condition.

Il existe des endroits où une abondance artificielle existe (aux États-unis par exemple); dans les organisations économiques de ce genre, l'abondance va de pair avec l'idée de la rareté fictive, idée qui ne s'impose pas nécessairement dans les cas d'abondance naturelle. Mais les régions où règne une abondance naturelle ont toujours été peu nombreuses et sont de plus en plus rares, ceci pour deux raisons: la première, extérieure, c'est l'accroissement du nombre de ceux qui y affluent, attirés, de l'extérieur, par leur richesse; la seconde raison, intérieure, c'est naturellement l'accroissement des naissances. Ces accroissements de population font rapidement disparaître l'abondance naturelle (et nous n'en parlerons donc pas plus ...).

Pour en revenir à l'abondance artificielle, elle est assurée par un outil, le mécanisme de production des biens nécessaires à la survie (mécanisme capitaliste ou non capitaliste) qui va fonctionner, lui, nécessairement, avec le système des primes (servant de stimulant). En effet, le mécanisme en question est censé produire les biens nécessaires à la survie, en surabondance, la prime, bien superflu (non nécessaire à la survie), qui est un moyen d'établir la prééminence, entraîne la formation d'un nouveau système fondé sur la rareté fictive.

Le système d'abondance artificielle que nous avons étudié précédemment devient automatiquement un système fondé sur la rareté fictive.

Mais une société reposant sur l'idée de l'abondance artificielle, c'est-à-dire sur l'idée de la richesse, par la production en masse de tous les biens nécessaires à la survie, va alors suivre automatiquement cette ligne de la production en masse, dès qu'apparaîtront les produits et les biens n'ayant de valeur qu'en fonction d'une rareté fictive. Il s'ensuivra que ces biens, n'ayant de valeur d'utilisation que par leur rareté fictive, vont perdre cette qualité, puisqu'ils vont être produits en masse et l'inflation s'abat inévitablement, sous différentes formes, dans toutes les organisations sociales visant l'abondance artificielle.

L'inflation, expliquée dans ces termes, représente le phénomène suivant: une personne rend un service aux autres (elle sacrifie son temps, son énergie, ses connaissances: elle travaille), et elle est rémunérée en obtenant quelque chose qui la distingue avantageusement des autres, une prime (salaire, puissance, statut, etc.). Les autres veulent, eux aussi, obtenir la même prime, ou une prime plus avantageuse. Ils peuvent alors soit rendre les mêmes services (donc participer à la production), soit essayer d'obtenir la prime par chantage (en établissant la rareté fictive). Dans le premier cas (tous produisent), on en arrive, non seulement à une surproduction, mais une dévalorisation des primes, ce qui représente l'inflation (selon la définition que j'ai donnée plus haut à ce terme). Pour revenir à la situation qui précédait l'inflation, une partie de la société essayera d'établir une nouvelle rareté fictive, procédé qui mènera de nouveau à la destruction de toute tendance égalitaire de la société. Après ce genre de destruction, on trouve toujours des sages qui déclarent que la société égalitaire est impossible!

Ce scénario, ultra simplifié, n'appartient pas exclusivement à telle ou telle idéologie politique. Toute organisation politique et économique tend à y retomber, c'est du moins ce que nous enseigne l'expérience historique.

Je vais essayer de construire un contre-projet. Il ne sera pas très élaboré, car je ne me crois pas capable d'élaborer tout seul un tel projet. Je désire, simplement, l'esquisser.

L'abondance naturelle existe, nous l'avons vu, si tous les biens nécessaires à la survie se trouvent sans effort. Un animal peut, par exemple, vivre en abondance naturelle (temporaire), s'il trouve, en un endroit donné, le climat qui lui est propice, l'air, l'eau, sa nourriture, un espace suffisant pour se comporter suivant ses habitudes, sans rencontrer d'ennemis dangereux. (Au lecteur écologiste qui m'objectera que de telles conditions propices mènent obligatoirement à une explosion démographique de l'espèce en question, je répondrai que ce n'est pas toujours vrai, sauf dans le cas d'espèces très fécondes qui, n'étant pas habituées à vivre dans de bonnes conditions, se défendent par le nombre (certains insectes, les lapins, etc.); les conditions idéales de l'abondance naturelle existent, par exemple, pour l'éléphant sans que, pour autant, les éléphants se soient multipliés sans limites.

L'abondance artificielle, elle, commence avec le comportement d'un animal qui essaie de se faire une réserve des denrées risquant de lui manquer à certaines périodes (en hiver, par exemple).

L'attitude humaine est fondamentalement identique: se construire une réserve, de nourriture (objets), de chaleur (objets et technologie), d'espace (exclusivité d'un territoire). L'homme commence à s'organiser au moyen de greniers, pratiquement depuis la préhistoire.

Les greniers qui assurent l'abondance naturelle pendant les périodes difficiles, sont aussi la source même de la rareté fictive, car ils permettent au gardien du grenier d'établir sa puissance.

Il est évident, suivant cette image simplifiée, que la puissance d'un gardien de grenier est d'autant plus grande que le grenier qu'il garde (et qu'il utilise pour exercer une pression) est plus grand. Par exemple, un système de grenier centralisé (dans lequel sont concentrées toutes les réserves) permet une sorte de dictature centralisée; par contre, un grand nombre de greniers spécialisés entraîne une certaine apparence de liberté.

Dans nos sociétés actuelles, le grenier (que je préfère appeler réservoir) c'est le Trésor public, et cela, quelle que soit l'idéologie du pays. Ce trésor public est alimenté par les contributions de chacun de ceux qui appartiennent à la société, et cette alimentation se fait en unités de compte, c'est-à-dire en argent.

Le réservoir contenant l'argent, autrement dit le trésor public, n'empêche pas le chantage, c'est-à-dire l'introduction de la rareté fictive. Sous la pression que tous exercent sur les gardiens du réservoir, le moyen de la rareté fictive (primes) – ici l'argent – doit être de plus en plus largement distribué (escalade des primes), ce qui introduit le phénomène d'inflation (généralement très bien exploité par les gardiens du réservoir).

Venons-en maintenant à mon contre-projet et imaginons que, à la place d'un réservoir généralisé (le trésor public contenant l'argent), on utilise un grand nombre de réservoirs spécialisés contenant, en lieu et place de cet argent qui symbolise tous les biens, ces biens eux-mêmes (chaque réservoir étant spécialisé dans une sorte de biens déterminés).

Imaginons maintenant qu'une personne, appartenant à une société (fonctionnant avec ce système de réservoirs spécialisés), verse sa contribution au trésor public, en nature, au lieu de la verser en unités de compte généralisées (argent): il s'agirait naturellement de denrées dont le manque représente une rareté réelle pour la société. Par contre, la contribution des producteurs de biens relevant de la rareté fictive serait versée, elle, en argent (qui n'a qu'une valeur fictive).

Ce système aurait l'avantage de séparer les biens relevant de la rareté réelle (donc nécessaires à la survie), des biens relevant de la rareté fictive, il éliminerait les possibilités d'inflation dans le domaine des biens nécessaires à la survie (nourriture, logement, etc.), mais les admettrait pour les biens superflus du point de vue de la survie (produits de luxe, produits préférentiels, etc.). De ce fait, en cas d'inflation des biens à valeur fictive, le domaine des produits nécessaires à la survie ne serait pas touché. De plus le réservoir spécialisé de tel ou tel produit pourrait concurrencer les distributeurs du même produit, si ces derniers essayaient d'en introduire la rareté fictive (afin de pallier aux conséquences que l'inflation de l'argent entraînerait pour eux).

 

Bien que ce paragraphe semble nous éloigner de notre sujet, il n'en est rien, car ce système des réservoirs est, en fait, étroitement lié à l'existence des groupes de non-compétition: en effet la réalité montre que les groupes de non-compétition, qui existent actuellement, essayent précisément d'organiser une sorte de trésor public, bien à eux, sous forme de réservoirs des produits nécessaires à leur survie.

5. Conclusions concernant la société de non-compétition.

Après avoir constaté que la lutte pour la vie n'était généralement pas indispensable, nous avons vu que, dans un système d'abondance naturelle ou artificielle, une société égalitaire était possible. Mais l'émergence de cette société est habituellement empêchée par la compétition, soit pour les objets réellement nécessaires à la survie et artificiellement raréfiés, soit pour des objets qui ont reçu une valeur fictive et dont la rareté vient de la fiction qui leur attribue cette valeur.

Actuellement les groupes de non-compétition, qui se forment un peu partout1, contestent, intuitivement, ce système de la rareté fictive. La destruction de cet obstacle pourrait être menée beaucoup plus loin en passant par la séparation effective entre la rareté fictive et la rareté réelle plutôt que par la contestation idéologique qui n'a d'autre résultat que de déplacer la frontière entre les deux raretés.

C'est en effet l'idéologie qui constitue actuellement l'autre obstacle majeur à l'émergence de cette société: slogans, citations, polémiques, tous purement intuitifs, ne mènent pas loin – la vulnérabilité d'une société naissante ne peut être soignée avec des incantations (aussi belles et sympathiques soient-elles), mais plutôt aguerrie grâce à l'exploration et l'application du jeu des lois naturelles qui la régissent (seuils numériques, mécanismes, situations et dépendances des éléments des organisations, etc.).

Dans cet essai, je me suis efforcé, jusqu'ici, de montrer la possibilité d'établir une base théorique qui permettrait de rendre réalisables les utopies. Je me suis arrêté à l'une de celles-ci, celle que j'estime, sans doute par parti pris, la plus prometteuse. Je ne prétendrai pas que la société de non-compétition soit l'unique utopie réalisable qui en vaille la peine, mais je pense qu'elle donne une des images les plus claires de la théorie.

Je vais maintenant essayer de montrer d'autres domaines dans lesquels des utopies sont également réalisables.

 

 

 

La compétition que nous recherchons pour avoir une importance toujours croissante, ainsi que le plaisir inné de la lutte pour l'obtenir, nous empêchent d'avoir une société «paradis». Trouver des moyens pour diminuer cette lutte et cette compétition pourrait être crucial.

Je pense que l'individu est important et son importance tient au fait que chaque individu est unique et irremplaçable. D'autre part, nos sociétés sont construites de façon à rendre remplaçable n'importe quel individu.

Au fond, l'importance de l'individu vient de son propre jugement sur sa propre personne. Ce jugement ne dépend d'aucune compétition, mais il peut être en contradiction avec le jugement des autres.

L'importance est donc fondée sur le jugement des autres et conditionnée par certaines règles «tacites». Afin d'être «jugé important», l'individu doit, soit se soumettre à ces règles, soit s'efforcer d'établir d'autres règles.

La société – toute société – s'est établie, pour atteindre à une certaine stabilité, à la durabilité de ses «règles». Mais parmi ces règles, il en existe aussi qui admettent certains «terrains» où des règles particulières, même fantaisistes, imaginées par chaque individu, pour son usage exclusif, peuvent être appliquées, sans mener au conflit.

Une société stable et à la fois flexible est imaginable et, peut-être, réalisable.

 

1. La seule chose qui soit inacceptable: ne pas être important

Un écrivain américain, James Branch Cabell, a écrit dans les années 20, un roman, Jurgen, qui m'a beaucoup frappé. Cabell y raconte les aventures d'un curieux poète, Jurgen, qui retrouve sa jeunesse pour un an; il rencontre alors les plus belles femmes du monde, puis le Bon Dieu et le Diable, et enfin Koshchei l'Immortel «qui a créé toutes choses suivant son bon plaisir». Jurgen, aussi intelligent qu'astucieux, se tire magnifiquement de toutes les aventures amenées par ces différentes rencontres, que, du reste, il avait souhaitées. Une seule chose le révolte encore, qu'il n'arrivera pas à accepter: c'est qu'on lui ait fait sentir que lui, Jurgen, n'était pas important pour ceux qu'il a rencontrés.

L'histoire est ambiguë. Il ne faut pas oublier que Jurgen est très intelligent; il peut donc comprendre qu'il n'est pas important, et pourtant, bien que ce soit pour lui tout à fait évident, il refuse cette évidence. Si le dicton credo quia absurdum est souvent vrai, le principe de Jurgen: non credo quia verum, est encore bien plus vrai.

J'ai rencontré des révolutionnaires, des religieux, de fort belles femmes, des savants, tous très intelligents: et tous se trouvaient très importants. Moi-même, je me prends pour quelqu'un d'important, sans que les autres en soient pour autant convaincus.

Nous avons examiné jusqu'ici les utopies à travers un langage objectif, langage qui ne considère pas l'importance de chacun comme quelque chose d'observable par les autres. Dans ce chapitre, je vais essayer de regarder ces utopies à travers les yeux d'un étranger hypothétique – d'un Martien, par exemple – je veux dire d'un individu qui n'a pas l'habitude de se considérer comme possédant la moindre importance.

Les réflexions que nous avons faites dans les chapitres précédents, pourront être traduites sans mal par ce Martien, dans son langage (le langage d'un individu pour lequel l'importance n'a pas d'importance, tout en restant un phénomène observable à cause de certains actes qu'elle provoque).

Notre Martien comprendra les utopies comme des tentatives imaginées par certaines personnes pour rétablir leur propre importance par rapport aux autres; les concepts que nous avons utilisés: influence, situation sociale, dépendance, seront tous, pour lui, fonction de ce terme d'importance par rapport aux autres. C'est ainsi que, pour notre Martien, l'influence signifiera le succès remporté par quelqu'un à convaincre un autre individu de son importance personnelle, la situation sociale sera l'évaluation du succès de cette persuasion et son estimation par les autres, et la dépendance lui montrera la vulnérabilité de ce même succès. Avec ce langage martien, nous pourrions encore exprimer, sans difficulté, la définition de la société égalitaire, de la société de non-compétition et de beaucoup d'autres.

Mais ce jeu verbal ne vaut pas un chapitre. Le terme importance par rapport aux autres, par contre, est nécessaire pour comprendre un autre aspect de l'organisation sociale, aspect qui, sans le biais de l'importance, serait trop difficile pour être expliqué.

Imaginons un individu solitaire: un ermite, par exemple, ou un Robinson Crusoé. Tous les résultats recueillis dans les chapitres précédents de ce livre restent valables pour lui: la société formée d'un seul individu n'est pas en contradiction avec nos observations. Mais un solitaire ne peut pas s'attribuer d'importance par rapport aux autres, et notre ermite ou notre Robinson mourra, plus ou moins fou, en cherchant, dans sa solitude, à se construire une importance fictive par rapport aux autres qui, dans ce cas précis, ne sont qu'imaginaires.

L'importance, c'est donc quelque chose que seuls les autres peuvent apporter à quelqu'un. De cette constatation va en découler une seconde: tout individu dont l'importance n'est pas reconnue fera tout son possible pour s'en inventer une. (Il devra donc créer des individus par rapport auxquels il pourra se sentir important.)

Le sentiment d'importance des racistes, entre autres, est alors explicable; allons plus loin, l'importance que l'humanité s'assigne par rapport aux autres êtres vivants, est un autre exemple de ce phénomène. Cette constatation pourrait impliquer la totale impossibilité de toute société égalitaire et de toute utopie non paternaliste, puisque n'importe qui peut aisément produire une rareté fictive en accordant ou non telle ou telle importance à un autre individu, et établir par ce moyen de chantage un contrôle sur n'importe quelle société.

Nous touchons du doigt le mécanisme de l'arme la plus puissante que les groupes dirigeants ont utilisé tout au long de l'histoire pour institutionnaliser leur propre importance: c'est le refus d'attribuer une importance à certains individus ou à certains groupes de leurs sociétés, ce qui, bien entendu, renforçait la leur.

Par contre, l'importance, sans laquelle la plupart des gens ne peuvent survivre, est automatiquement assurée à tous, dans une organisation non paternaliste et c'est la raison pour laquelle nous sommes le plus fortement poussés vers la recherche de cette organisation.

Nous avons déjà vu (chapitre V, paragraphe 2) que la «rareté fictive» est produite par un goulot de contrôle unique (une sorte de compte-gouttes), manœuvré par un individu (ou un groupe d'individus) qui, de ce fait, devient tout-puissant. Mais un goulot de la reconnaissance de l'importance est difficile, sinon impossible à établir d'une façon durable, car chacun de nous peut, à son gré, ou bien attribuer, ou bien refuser d'attribuer de l'importance à celui qui le méprise. De ce fait, tout goulot peut être évité facilement, car il est réversible.

C'est ainsi que, dans certains contextes où les bourgeois méprisent les ouvriers, le renversement de ces contextes fait que ce sont les ouvriers qui méprisent les bourgeois. Nous connaissons bien des exemples de ce genre à travers l'histoire...

La reconnaissance de l'importance est donc un acte potentiellement non paternaliste; en effet, cette reconnaissance ne peut être imposée par quelqu'un qui n'est pas impliqué dans le système lui-même, et tout individu appartenant au système en question fabrique, pour lui-même, la liste des importances qu'il reconnaît aux autres membres du système. Une organisation paternaliste, dans de telles conditions, ne pourra pas tenir et ne sera donc jamais durable. La contestation de l'importance existe depuis que le monde est monde et, de nos jours, tout comme autrefois, l'espoir de la liberté est associé à cette contestation.

2. L'importance «positive» et l'importance «négative»

Personne ne peut vivre sans se considérer comme important. Mais cette caractéristique peut s'interpréter de deux façons.

Dans la première interprétation, l'individu se considérera comme important, suivant un critère qu'il aura arbitrairement choisi sans se soucier, naturellement, de l'accord des autres. Ce critère établit automatiquement une hiérarchie (personnelle à l'individu) de toute la société à laquelle il appartient. Il est bien certain que le choix de chaque individu se portera sur un critère qui lui permette de construire une hiérarchie dans laquelle il soit suffisamment haut placé. Quand nous avons établi les paramètres de la situation sociale et de la dépendance, il s'agissait en fait de critères semblables, mais exprimés en langage objectif, donc fondés sur une évaluation de l'importance qui soit fonction des actes des individus appartenant à la société (société par rapport à laquelle l'importance d'une personne est évaluée), actes observables par quelqu'un qui n'en fasse pas partie. Par contre, le choix de tout individu, quel qu'il soit, quand il veut évaluer sa propre position dans la hiérarchie sociale, pourra se porter vers celui des deux paramètres qui semblera lui donner le plus d'importance; il en résultera que ceux qui se seront placés au plus haut de la hiérarchie fondée sur leur situation sociale seront automatiquement au plus bas échelon de la hiérarchie fondée sur la dépendance, et vice-versa. Un P.D.G. a une situation sociale élevée, mais il dépend d'un très grand nombre d'individus; un gardien de square ne dépend pratiquement de personne, il est libre, mais sa situation sociale est relativement basse.

Cette observation nous permet d'avancer que, dans la plupart des cas, tous les échelons d'une organisation sociale sont satisfaits de leur situation tant qu'elle repose sur le critère (situation sociale, dépendance ou tout autre critère) qu'ils ont choisi pour se considérer comme bien situés dans une hiérarchie sociale qu'ils ont construite en se fondant sur ce critère.

Un système de critères, qui assure cette satisfaction à tous les échelons d'une société, peut être considéré comme une utopie réalisée, reposant sur les critères de l'importance positive de chacun par rapport aux autres.

La deuxième interprétation de l'importance d'un individu correspond à un système de critères fondé sur l'importance négative. Ce système est fonction de critères qui réduisent l'importance des autres par rapport à l'importance qu'un individu s'attribue.

Ces deux modes d'interprétation de l'importance, construits suivant deux différents systèmes de critères de l'importance, se rencontrent dans l'organisation sociale que nous avons appelée égalitaire.

 

3. La société de «l'anonymat»

Un ami indien parlant de l'art en Inde m'a dit un jour: il n'existe plus de grand art en Inde depuis que les artistes signent leurs œuvres.

Cette remarque, qui m'a frappé, pourrait nous aider à tirer certaines conclusions quant à l'impact de l'importance sur les utopies sociales. Au début de ce chapitre, nous avons pu constater que l'importance est un facteur poussant vers le non-paternalisme; ensuite, nous avons trouvé que l'importance est favorable à l'égalitarité, et maintenant cette remarque concernant la signature attire notre attention sur une autre intention de la plupart des grandes utopies: celle de l'anonymat.

Une société caractérisée par l'anonymat (j'évite, bien entendu, l'expression société anonyme dont la signification est totalement différente) est donc une organisation sociale dans laquelle tous les produits, les actes, les œuvres, etc., réalisés par ceux qui en font partie, ne sont pas signés. Il en découle que ces produits, ces notes, ces œuvres n'influencent pas l'importance individuelle des membres de cette société.

La réalisation d'une société d'anonymat poserait bien des problèmes. En effet, une telle société fonctionnerait suivant un système de critères fondé sur l'importance négative: ce qui revient à dire qu'elle rendrait égales les importances individuelles; de ce fait, elle n'encouragerait pas ceux qui en feraient partie à fournir le moindre effort (par exemple, trouver et appliquer quelque innovation), puisque l'effort n'augmenterait pas leur importance individuelle.

4. «Importance» et «situation sociale»

Nous allons pouvoir arriver maintenant à certaines conclusions à propos de l'importance, sujet de notre chapitre. Pour tirer ces conclusions, je serai obligé de me référer au passage qui se rapportait à notre langage objectif.

Le langage objectif que nous avons utilisé pour la description d'une société (schéma de propagation des influences à l'intérieur d'un ensemble d'individus) nous a permis d'établir un paramètre que nous avons appelé situation sociale (Sx). Ce paramètre est très apparenté (sans être identique) à l'importance telle qu'elle vient d'être décrite dans ce chapitre. Examinons d'abord quelle est cette parenté et où est la différence. La situation sociale, c'est le résultat d'une comptabilité des influences, exercées et reçues, par toute personne appartenant à une société. Le calcul de ce résultat permet de définir le rôle d'une personne (ou d'un objet) dans l'organisation de sa société. Mais rappelons que ce rôle ainsi décrit, est fondé sur une observation et une évaluation faites de l'extérieur, par un observateur qui n'était pas impliqué émotionnellement par leur résultat; par contre, la personne directement concernée par son rôle dans la société observée, rôle qui est donc évalué de l'intérieur, attribuera à ce rôle une importance arbitraire, à partir d'un système de critères choisis par elle et pour des raisons qui n'appartiennent qu'à elle seule.

La situation sociale n'est donc rien d'autre que ce que nous avons appelé importance, mais évaluée par un observateur qui ne fait pas partie du système, observateur dit objectif (c'est-à-dire observateur qui ne se soucie pas de la hiérarchie des situations sociales d'une société donnée). L'importance, par contre, peut être expliquée comme étant le résultat de la situation sociale évaluée suivant les critères arbitraires, tout à fait intuitifs, choisis par un seul individu (donc par un observateur pour qui ses critères et sa situation sociale dans la hiérarchie sont terriblement importants).

L'importance, suivant nos définitions, est donc un phénomène très complexe: elle ne dépend pas uniquement de l'opinion des autres, mais aussi des valeurs personnelles que quelqu'un lui attribue. Sans vouloir aller jusqu'au jeu de mots, je définirai l'importance comme l'importance que quelqu'un attribue à l'importance que les autres lui attribuent. L'importance donc n'est pas objective; elle est le résultat de l'interprétation subjective d'une situation sociale.

Les conséquences de cette réflexion vont très loin. Prenons, par exemple, la société égalitaire. Dans cette société, et suivant notre définition originelle, toutes les situations sociales, donc tous les bilans d'influences, seront les mêmes. Mais, dans la même définition, nous avons déjà constaté que l'intensité (donc l'importance) d'une influence n'est pas mesurable objectivement, puisque des observateurs différents peuvent l'évaluer différemment...

Supposons maintenant qu'à la suite d'un miracle quelconque, cette importance de chaque influence soit devenue objectivement observable et mesurable. Tout de suite après ce miracle hypothétique, une société égalitaire pourra être considérée comme non égalitaire, car les bilans des influences (donc les situations sociales, qui étaient égales auparavant) devront être recalculés suivant ces valeurs nouvelles et ces nouveaux bilans seront probablement très différents. Vice versa, une société non égalitaire pourra sembler égalitaire, révisée de ce point de vue.

Ce phénomène est évident, quand on pense que la même influence (qui nous a permis de calculer le paramètre situation sociale suivant lequel une société peut être considérée comme égalitaire ou non) pourrait être considérée comme importante par celui qui l'exercerait, et comme non importante par celui qui la recevrait; il s'agirait là de deux poids, deux mesures. Imaginons encore autre chose: qu'à la suite de notre miracle hypothétique, l'un des deux poids devienne le poids légal; alors tout le système des situations sociales et tout le mécanisme social basculeraient avec lui.

En réalité (et heureusement), ce miracle ne peut avoir lieu. L'importance d'une influence n'est ni observable ni mesurable, car elle n'est pas communicable; elle peut uniquement être évaluée intuitivement par chacun des membres d'une société et pour son propre usage.

C'est ainsi que la société égalitaire (évaluée suivant notre langage objectif) sera considérée, par exemple, comme égalitaire par Monsieur X, car il estimera importantes les influences comptabilisées par cette évaluation, alors que Monsieur Y la considérera comme non égalitaire, car ces influences lui sembleront négligeables.

Ici, vient l'impact réel du modèle non paternaliste. Le calcul de Monsieur X est fait par Monsieur X lui-même, avec les valeurs personnelles et arbitraires qu'il attribue à chaque influence, et les résultats qu'il obtient sont valables pour lui et exclusivement pour lui. C'est également vrai pour Monsieur Y, pour Monsieur Z, etc.

Imaginons maintenant une première alternative: il est parfaitement possible que les différents systèmes de critères (personnels) utilisés pour évaluer leurs importances par Monsieur X, Monsieur Y et Monsieur Z soient tels que la hiérarchie des situations sociales soit la même pour tous: pour Monsieur X, pour Monsieur Y, etc., sans que les bilans individuels soient pourtant les mêmes dans le calcul de chacun d'eux. Si une organisation sociale s'avère comme égalitaire en suivant ce modèle, on peut la considérer comme fondamentalement égalitaire, et on peut supposer qu'il existe entre ses membres la convention tacite d'une gamme de valeurs quelconque.

Imaginons une deuxième alternative, plus vraisemblable: une société qui serait égalitaire (où les bilans d'influences, calculés dans le langage objectif, seraient les mêmes pour tous), sans être égalitaire dans aucun des bilans personnels, évalués individuellement par chaque membre de la société, appliquant son système de critères personnels. Cette société serait réellement égalitaire, bien que chacun de ceux qui y appartiendraient s'y considère comme privilégié, donc plus important, par rapport aux autres (privilège confirmé par son calcul basé sur ses critères personnels).

Disons donc que cette société serait égalitaire malgré l'évident anti-égalitarisme de ses membres.

Ces deux alternatives font partie d'un répertoire de quatre alternatives: la première alternative que nous avons vue est celle de l'égalité objective – égalité subjective; la deuxième, celle de l'égalité objective – inégalité subjective. Restent encore deux autres alternatives possibles: celles de l'inégalité objective – égalité subjective et celle de l'inégalité objective – inégalité subjective.

Dans ces deux dernières alternatives, la société ne pouvant plus être considérée comme égalitaire, il ne peut plus être question d'utopies réalisables.

Par contre les deux premières alternatives sont des utopies parfaitement réalisables. Pour la réalisation de la première (égalité objective – égalité subjective) une idéologie ou une morale est nécessaire, idéologie ou morale qui assure la même gamme de valeurs aux importances, en impliquant un unique système de critères. Cette première alternative est donc essentiellement paternaliste: la gamme de valeurs est généralement imposée de l'extérieur à cette société dont les idéologies sont le plus souvent considérées comme d'essence divine, données à leur peuple par un dieu ou par un surhomme.

La deuxième alternative est plus intéressante: elle est non paternaliste. Sa réalisation, contrairement à la première alternative, est fonction de la diversité des gammes de valeurs individuelles. Cette diversité permet à tout un chacun d'assurer son importance suivant un système de critères choisi de manière à le présenter virtuellement comme un dominant. Cette clause de diversité, nécessaire, implique, en même temps, une limitation numérique quant au nombre des membres de ce genre de société, la diversité des spécialisations possibles n'étant pas illimitée. (Notons bien, au passage, que la spécialisation n'est autre chose que le choix, pour un individu, d'un domaine (donc d'un critère) qui lui permette d'être prééminent; tout spécialiste est toujours un éminent spécialiste.)

Il est évident que les individus appartenant à une société qui fonctionne suivant le modèle de l'une de ces deux alternatives (sociétés égalitaires ou l'importance individuelle est satisfaite) sont plutôt heureux. Partant de là, il est évident qu'ils désireront (s'ils sont conscients de leur satisfaction) perpétuer cette situation. (Il me semble plus exact de dire qu'une société veut perpétuer une certaine situation que de dire qu'elle veut se perpétuer elle-même.) Cette volonté de perpétuer une situation va être le sujet du paragraphe suivant.

5. La grande utopie de l'immobilisme

Cette tentative de la perpétuation d'une situation satisfaisante pour une société semble être une de nos plus grandes utopies, celle de l'immobilisme.

L'utopie réalisable de l'immobilisme est assez semblable aux autres. Elle répond aux trois conditions définies par nos axiomes: elle naît de la peur d'une insatisfaction imminente (la perte de la satisfaction momentanée), elle fait usage d'une technique existante, et elle dépend d'un consentement collectif.

Si je devais examiner les utopies à travers l'histoire, je trouverais peut-être que le plus grand nombre de toutes les utopies, réalisées ou imaginées, ont été du type immobiliste. Un des exemples d'immobilisme, parmi les plus actuels, est en vedette en ce moment, à cause de l'énorme battage entrepris pour la conservation de l'environnement. Je vais essayer, à titre d'exemple, d'analyser cette dernière utopie. Nous allons, alors, faire les remarques suivantes:

a. Un des pires déséquilibres écologiques qui se soit jamais produit a été la pratique de l'agriculture. Ses ravages (déboisement, disparition d'espèces animales, érosion, etc.) ont fait plus de bouleversements dans l'environnement que n'importe laquelle des autres interventions humaines qui lui a succédé.

b. La révolution agraire (ce bouleversement de l'écologie) a transformé, fondamentalement, l'espèce humaine elle-même qui est devenue sédentaire, urbaine, grégaire. Cette révolution a probablement entraîné la disparition de l'homme préagraire, et c'est l'homme agraire qui a réussi à survivre. Nous-mêmes, nous sommes les descendants de l'homme agraire, et nous ne nous en portons pas plus mal, ayant oublié l'homme préagraire qui n'a pas réussi à conserver son monde.

c. Le bouleversement actuel de l'écologie (pollution urbaine et industrielle) n'empêche pas la survie automatique d'une partie de notre espèce, c'est-à-dire celle qui réussit à s'adapter aux conditions nouvelles; cette partie de l'espèce peut probablement devenir le point de départ d'une nouvelle espèce. (Bien entendu, cette hypothèse ne signifie pas que la disparition de la partie de l'espèce qui est condamnée par ces nouvelles conditions de vie sera rapide ou brutale.)

Il ressort de ces remarques que la tendance conservatrice actuelle ne part de rien d'autre que de la peur du changement (bien que les conséquences des transformations qui puissent arriver ne semblent pas si effrayantes1): elle n'est rien d'autre qu'une utopie immobiliste de notre génération.

Cet exemple montre assez clairement qu'une utopie d'immobilisme peut durer fort longtemps, mais aussi qu'elle peut être considérée comme la dernière phase d'une utopie déjà réalisée (dans notre exemple, le conservatisme environnemental est la dernière phase de la révolution agraire). Nous rencontrons quotidiennement quantité de ces utopies d'immobilisme réalisées, sans en être conscients. Avec un peu d'exagération on pourrait dire que le fait que nous marchions, sur deux pieds, que nous parlions à l'aide de phonèmes, que nous sachions compter, etc., ne sont pas autre chose que des utopies réalisées et qui sont actuellement dans leur phase d'immobilisme. Notre ancêtre amphibie aurait sûrement considéré que nous avons réalisé puis immobilisé son utopie de vivre sur la terre ferme, une des utopies réalisées.

L'immobilisme est donc une utopie, en ce sens que c'est une organisation sociale (ou environnementale) pour la réussite de laquelle on peut utiliser tous les moyens de pression possible, y compris la terreur, afin de maintenir une situation existante. Un des moyens les plus habituellement employés consiste à fabriquer des critères arbitraires qui permettent aux autres de se fabriquer une importance qui les satisfasse (au sein de la situation existante).

L'ouvrier ou le paysan, qui était qualifié de brave homme, quand il était le plus honteusement exploité, et l'homme pauvre qui portait l'étiquette réconfortante d'homme honnête et vertueux, prouvent que le consentement social nécessaire à la continuation de la situation immobiliste peut, par ce biais, être obtenu sans peine.

L'immobilisme représente apparemment la situation rêvée par tout gouvernement, toute législation, toute technologie et toute science, mais ce but est difficile à atteindre.

À travers l'histoire, toutes les sociétés qui sont parvenues à le conserver, pour une durée estimable, ont été caractérisées par leur isolation (vase clos) et leur taux de croissance démographique extrêmement bas. C'est l'évidence même, si on considère qu'en plus du consentement des membres de la société, l'immobilisme exige aussi d'être à l'abri des perturbations extérieures.

Quand je parle de l'utopie de l'immobilisme, je ne veux pas parler du contenu de l'immobilisme (qui ne représente pas nécessairement une utopie, dans le sens où nous l'avons définie), mais de l'aspiration même à l'immobilisme.

En effet, le contenu de l'immobilisme n'est pas une utopie, pratiquement jamais, alors qu'il peut être le résultat d'une utopie. Mais... quelle organisation sociale n'est, ou n'a pas été, le résultat d'une utopie qui l'a précédée?

6. Du «ratage» des utopies réalisables

Une question importante, qui a failli être posée plusieurs fois dans les chapitres précédents, se pose enfin: si tant d'utopies sociales sont réalisables, malgré les difficultés qu'elles supposent, et si l'immobilisme lui-même est aussi une utopie réalisable, comment se fait-il que, pratiquement, la plupart des tentatives d'utopies aient raté?

Car toutes les utopies sociales réalisables qu'on a tenté jusqu'à ce jour ont été des utopies ratées. De Platon à Jésus, de la Constitution américaine à Marx, l'insuccès des utopies est tel que le mot utopie lui-même a pris une résonance péjorative ou ironique.

Je ne crois pas pouvoir proposer de remède miracle à ce ratage, mais je vais essayer d'en établir un diagnostic sans pour autant recourir à la banalité d'accuser la nature humaine d'être la cause de cet échec. En effet, si toutes ces utopies avaient violé la nature humaine (sans nous occuper de la signification exacte de cette expression si vague), elles seraient inhumaines, antihumaines, c'est-à-dire, suivant nos critères, de pseudo-utopies ou simplement de mauvaises utopies.

Au lieu d'utiliser de tels slogans, je préfère réexaminer le mécanisme des utopies. Récapitulons donc les faits importants :

1. les utopies possèdent des conditions d'émergence nécessaires: insatisfaction, technique utilisable et consentement collectif;

2. les utopies peuvent être paternalistes (proposées de l'extérieur) ou non paternalistes (proposées par ceux-là mêmes qui supporteront les risques de la proposition); cette dernière solution implique l'existence d'un feed-back continu exprimé en un langage compréhensible par tous;

3. les utopies sociales sont descriptibles en un langage objectif;

4. société et environnement sont, dans ce langage, des synonymes.

5. Les utopies actuellement recherchées sont: la société égalitaire et la société de non-compétition (qui est, elle aussi, automatiquement égalitaire);

6. ces utopies ne peuvent exister qu'à condition de ne pas dépasser certains ordres de grandeur numérique (conditions de seuils).

Cette courte récapitulation donne déjà le diagnostic des ratages (que nous avons également constaté à la fin du paragraphe précédent): nous ne voyons plus les utopies qui ont réussi, tant elles nous semblent banales et évidentes. Nous ne remarquons que les ratages.

Le ratage des utopies sociales tient à un seul fait: le succès d'une utopie réalisable transforme cette utopie même. La raison de cette transformation peut prendre plusieurs aspects:

a. l'adhésion des masses à l'utopie qui a réussi. La plupart des utopies sociales (et par suite de l'équivalence de société et environnement, presque toutes les utopies sont sociales) sont soumises à des conditions de seuils, et le dépassement numérique de ces seuils entraîne la désintégration de l'organisation qui était à la base de l'utopie;

b. l'immobilisme souhaité au moment de la réussite de l'utopie (institutionalisation): cet immobilisme prématuré est paternaliste par excellence, donc il change tacitement une organisation non paternaliste en une autre, paternaliste;

c. l'introduction des gammes de valeurs individuelles de l'importance. Ces gammes changent nécessairement en même temps que les individus: une utopie sociale réalisée doit posséder un feed-back continu afin de s'adapter de jour en jour aux individus «réels» qui forment cette organisation sociale (autrement dit, il faut que les individus réels qui appartiennent à cette organisation sociale puissent réévaluer leur situation sociale et leurs gammes de valeurs de jour en jour).

Si cette diagnose est vraie, c'est donc le feed-back continu qui est la clé de l'autopréservation des utopies réalisées, et ce sont les utopies non paternalistes qui ont la meilleure chance de survivre. C'est le feed-back continu qui, seul, peut empêcher la dégradation de la situation dans une organisation sociale (plus exactement, ce sont tous les individus appartenant à cette organisation qui évitent cette dégradation en faisant usage du feed-back continu), dégradation survenue soit par le surnombre, soit par l'institutionnalisation, soit par le changement des gammes de valeurs personnelles.

Il existe un très grand nombre de réussites dans la réalisation d'utopies. La seule caractéristique commune entre ces utopies est le fait que toutes font usage d'une autorégulation pratiquée à l'aide d'un système de feed-back continu.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

La ville est l'«ossature matérielle» d'une société. Cette ossature peut être représentée sous forme de réseau: des chemins, des enclos, des frontières.

Mais ce réseau matériel ne détermine pas la manière suivant laquelle il est «utilisé»: les «règles du jeu».

Il est alors accompagné d'un autre réseau, celui-là immatériel.

Si le réseau matériel de la ville est relativement immobile, peu ouvert aux changements, le réseau immatériel, celui des communications, est éminemment flexible.

Dans un précédent chapitre nous avons parlé de la «société à faible communication», une société sans centre, et dont tous les membres sont, chacun, un centre simultanément. Cette société est, en fait, celle des villes, celle de la démocratie urbaine.

La technique contemporaine, en matière de communication, d'économie, mais aussi de culture, a accentué cette tendance. Mais les anciennes barrières continuent d'exister, malgré la technique: le vrai réseau de la communication c'est le «téléphone arabe»: Internet ne sert qu'à le faire sonner....

1. La ville représente l'utopie par excellence

Au cours de l'histoire, le problème des utopies a très souvent été évoqué par l'intermédiaire de la ville comme modèle de démonstration. Platon, Thomas More, Rabelais ou Fourier ont donné à leurs utopies la forme d'une ville (dont les dimensions varient, suivant les auteurs, depuis la ville-État jusqu'à la micro-ville – de l'abbaye au phalanstère) – d'une ville, au sens géographique du terme, c'est-à-dire un territoire habité par un ensemble d'êtres humains organisés.

Notre définition – établie depuis le premier chapitre – a tacitement impliqué que l'utopie (projet qui augmentera la satisfaction d'un groupe d'êtres humains), et à plus forte raison l'utopie réalisable (qui représente le même projet, après qu'il a obtenu le consentement du groupe), prend naissance à l'intérieur d'un groupe organisé, rassemblé sur un même territoire, c'est-à-dire dans une ville.

Si nous examinons plus attentivement ce qui rattache l'utopie à la ville, nous allons trouver que la ville, elle-même, est une utopie réalisée, peut-être même la première utopie humaine réalisée. Il semble évident que le but recherché dans la plupart des utopies concerne l'amélioration de cette organisation qu'est la ville, puisqu'elle est d'abord une organisation beaucoup plus qu'un territoire occupé (nous verrons, plus loin, que le territoire occupé par cette organisation n'en est qu'un aspect très secondaire et qu'il n'est même pas nécessaire qu'il y ait territoire, pour que la ville existe en tant qu'organisation, même si les membres de cette organisation sont dispersés). Nous touchons là à une conception de la ville bien différente de celle, plus habituelle, qui veut qu'elle ne soit rien d'autre qu'un agencement d'objets matériels sur un territoire qu'ils occupent (bien que certains liens existent entre ces deux aspects).

Au cours de ce chapitre, nous allons examiner l'utopie Ville comme synthèse de ces deux aspects (organisation humaine et territoire) et dans un prochain chapitre j'essayerai d'élargir ce concept.

2. L'utopie réalisée de la révolution agraire

L'hypothèse d'une évolution, qui s'est concrétisée à partir de la société de cueillette, en passant par une organisation de chasseurs, puis vers la société pastorale jusqu'à la société sédentaire des agriculteurs, est également acceptée. Il est bien évident que les activités, qui ont précédé la société agraire, existent encore aujourd'hui, mais cette existence marginale ne nous empêche pas de constater que, sans aucun doute possible, nous vivons toujours dans une civilisation agraire.

La ville, au sens moderne du terme, et suivant la définition que nous lui avons donnée dans le paragraphe précédent, est née semble-t-il avec cette civilisation agraire. En effet, il n'existe pas de ville de cueilleurs ou de chasseurs, ni même de bergers, et c'est partiellement la raison pour laquelle ces civilisations n'ont pas laissé de traces (à peu près tout ce que nos archéologues trouvent de spectaculaire dans leurs fouilles sont des traces de villes n'ayant eu aucun contact avec les civilisations préagraires).

Dans la civilisation agraire, par contre, la ville devient nécessaire: l'agriculture entraîne aussitôt l'idée d'industrie, conséquence de la division du travail. L'agriculteur a besoin d'outils, depuis les outils de travail jusqu'aux récipients nécessaires au stockage, il produit aussi des déchets de plantes alimentaires, déchets qui se prêtent à la fabrication de nombreux produits industriels, tels que les tissus, les vêtements de paille et d'autres déchets encore, telles que les pierres, qu'il dégage de ses champs et qui vont être utilisées pour la construction des abris. Et la ville devient vite l'entrepôt des spécialistes en industrie.

La ville naît – en quelque sorte – pour abriter les forgerons, les tisserands, les potiers, qui échangent leurs produits avec ceux de l'agriculteur. Ces artisans, contrairement aux paysans, peuvent s'entasser les uns sur les autres, car il n'utilisent pas plus de terrain qu'il n'est nécessaire pour leurs abris et leurs ateliers. L'agriculteur, lui, doit habiter près de ses terres, qui peuvent être assez éloignées de la ville et de l'enceinte protégée où vivent les spécialistes. Il ne va en ville que pour le marché, et, le cas échéant, pour se protéger des attaques.

L'organisation sociale de l'ancienne ville est influencée par son caractère d'entrepôt de spécialistes: chaque spécialiste est indispensable alors que la situation est bien différente chez les paysans, où chaque membre de la famille ou du clan est capable de remplir toutes les tâches (le cas était le même chez les cueilleurs, les chasseurs et chez les bergers).

L'utopie réalisée de la ville primitive est donc constituée par un ensemble d'individus égaux dont chacun est indispensable.

3. La démocratie directe est une utopie urbaine

Nous n'avons fait cette petite récapitulation historique que pour définir clairement l'utopie urbaine prédominante: celle de l'égalité de chaque individu par son caractère indispensable. Cette utopie est donc très différente de celle, prônée par la plupart de ceux qui s'intéressent aux villes, et qui voient le phénomène urbain, avant tout, sous l'aspect de la collectivité.

Je voudrais développer cette image, de l'utopie urbaine individualiste, en précisant les caractéristiques de l'organisation citadine. Comparons-la tout d'abord avec l'organisation familiale ou l'organisation de clan: nous avons déjà dit que, dans la famille ou le clan, les connaissances techniques de tous les membres étaient égales et leurs tâches interchangeables alors que dans la ville, entrepôt de spécialistes, chacun d'eux détenait une connaissance unique et indispensable et que les tâches n'étaient pas interchangeables.

Par suite de l'interchangeabilité même des tâches, une hiérarchie établie de pouvoir est nécessaire dans la famille ou dans le clan: il y a toujours un chef de famille, un chef de clan, doté de toute la puissance et à qui incombe toute décision. Par contre, dans la ville primitive, dépôt d'individus égaux, toute décision est prise par l'ensemble de ces égaux, réunis en assemblée générale. La ville primitive est, par excellence, une organisation fondée sur la démocratie directe.

4. La ville dénaturée

Avant d'aller plus loin, nous devons nous souvenir de nos conclusions relatives aux utopies sociales, conclusions établies dans notre deuxième chapitre: à savoir qu'il existe, pour chaque structure sociale, une dimension de groupe critique qui correspond à cette structure. Cette dimension dépend non seulement de la structure du groupe, mais aussi de la vitesse de réaction nécessaire pour la survie du groupe, dans un contexte donné.

L'utopie urbaine primitive, fondée sur l'égalité, l'unicité des individus et la démocratie directe – autrement dit, fondée sur les décisions prises par l'ensemble de ces individus – implique donc le seuil du groupe critique égalitaire et les dimensions de la ville primitive doivent alors rester, obligatoirement, très limitées. En effet pour pouvoir survivre aux périodes de crise, de guerre par exemple, la vitesse de réaction doit être presque immédiate, le délai de décision, admissible par le contexte, devant être réduit au maximum. La ville primitive, qui a réalisé son utopie de démocratie directe, succombe facilement aux attaques venant de l'extérieur (parce qu'elle a dépassé le seuil critique du groupe égalitaire), ou encore, victime de l'accroissement de sa population, elle change de structure – d'égalitaire, elle devient hiérarchique.

Cette transformation de la ville est fonction de deux caractéristiques:

1. la ville grandit,

2. elle installe un chef,

ces caractéristiques étant liées entre elles: un groupe égalitaire qui dépasse la grandeur critique devient hiérarchique et un chef apparaît. Il reste une autre solution: le groupe vit au ralenti, à la merci de n'importe quelle attaque qu'il n'est plus capable de repousser.

C'est ainsi que l'utopie urbaine se dénature quand la ville primitive commence à grandir. D'égalitaire en oligarchique, d'oligarchique en hiérarchique, la ville moderne s'éloigne de l'organisation de départ et devient cette organisation tyrannique que nous connaissons depuis les derniers siècles de notre histoire.

5. Le contre-développement de la ville: «ville privée» et «village urbain»

Si j'ai esquissé la dégradation de l'utopie urbaine, depuis l'organisation égalitaire jusqu'à l'organisation hiérarchique, j'ai pourtant simplifié beaucoup un développement compliqué, simplification admissible dans le cadre étroit de cet ouvrage. Je me suis permis aussi une autre liberté: celle de montrer ce développement dans son aspect le plus outrancier.

En réalité, dans les villes, le groupe égalitaire n'a pas complètement disparu (pas plus que dans les villages, où la structure égalitaire se maintient avec une certaine ambiguïté). Je vais donc essayer d'examiner ce qui reste de la structure égalitaire des villes, car ceci peut avoir une très grande importance dans un avenir proche.

Le premier concept à examiner sera celui de la ville privée, que je vais essayer de décrire.

Je vis à Paris. L'agglomération parisienne contient actuellement quelque dix millions d'habitants. Je le sais par les statistiques publiées, mais je n'ai jamais rencontré ces dix millions de Parisiens. Par contre, il y a, à Paris, des gens que je rencontre plus ou moins fréquemment. Il y en a deux à trois mille, que je connais, et que je peux identifier. Il y en a un beaucoup plus grand nombre, mettons une vingtaine de mille, que je ne connais pas, mais avec lesquels je dois entretenir une certaine relation anonyme: dans la rue, dans le métro, etc., leur présence m'impose une certaine contrainte: je dois, par exemple, rester debout dans le métro parce qu'ils ont déjà pris toutes les places, etc.

Il existe encore une troisième catégorie de gens avec lesquels je suis en relation, bien que je ne les rencontre jamais: ce sont les techniciens dont je dépends. Je ne rencontre pas ceux qui font marcher le métro, mais, s'ils font grève, par exemple, je m'aperçois de leur importance. Admettons qu'il y ait ainsi une centaine de milliers de techniciens qui garantissent directement mon existence.

Je vis donc dans cette agglomération de dix millions d'habitants, dans une ville privée de quelque cent vingt mille individus. Si quelqu'un, appartenant à ma ville privée, fait la grève ou meurt, je m'en aperçois tout de suite, par contre, je ne m'aperçois pas – ou je ne sais rien – de ce qui se passe, si quelques-uns des 9 875 000 autres parisiens meurent, ou font la grève.

Ma description est, naturellement, exagérée, mais elle suffit à communiquer l'idée de la ville privée. Il s'agit de cet ensemble de nos concitoyens qui servent, en quelque sorte, de liaison directe entre chacun de nous, séparément. Il existe autant de villes privées que de Parisiens à Paris, et chacun de nous peut vivre – au moins potentiellement – dans une ville privée égalitaire, même au sein d'une ville très hiérarchisée (à condition, bien entendu, que sa ville privée reste en dessous de la dimension du groupe critique hiérarchique).

Une des caractéristiques les plus intéressantes de la ville privée, c'est qu'elle n'est pas nécessairement territoriale, au moins pas dans le sens du voisinage géographique. Ma ville privée ne comprend pas obligatoirement mes voisins les plus proches, au contraire.

Si la ville privée, par contre, coïncide avec un territoire bien défini, elle est ce que j'appelle un village urbain. Un village urbain peut être égalitaire, tout comme peut l'être une ville privée.

Le village urbain est une entité très importante à notre époque: c'est la ville égalitaire de notre temps. Comme toute organisation égalitaire, le village urbain est remarquablement stable: il ne peut pas grandir (pour des raisons pratiques: son territoire est limité) et de ce fait il ne se dégrade pas facilement. Le village urbain est l'entité sociale qui a la plus grande probabilité de survie en cas de crise ou de pénurie.

Nous avons eu de nombreux exemples de l'importance des villages urbains durant les temps de guerre et de crise: quand les gouvernements centraux devenaient impuissants et incapables d'agir, les villages urbains, les quartiers, prenaient la relève et organisaient leur survie.

6. Le groupe critique non géographique

Nous avons vu que les notions de village urbain et de ville privée étaient presque identiques, la seule différence résidant dans la dépendance du premier à un territoire délimité, contre l'indépendance géographique de l'autre.

Cette différence pourrait disparaître, si nous ré-examinions la question du groupe critique.

Ce concept du groupe critique a été fondé sur la carte (structure mathématique), qui correspond à une structure sociale. Cette carte nous a montré les influences reliant les différents membres du groupe, et la grandeur du groupe critique, c'est-à-dire le nombre limite de membres avec lequel le groupe pouvait encore fonctionner (prendre des décisions, réagir aux défis venant de l'extérieur, etc.).

Cette grandeur du groupe critique a été considérée comme la conséquence des capacités biologiquement déterminées de l'homme, capacités telles que la valence et la capacité de canal humaines.

Mais, dans cette description, les médias n'ont pas été définis. Les influences (dont le réseau de propagation dans le groupe définit la structure) pouvaient être transmises par la parole directe, aussi bien que par téléphone, par écrit ou par tout autre moyen.

Ce sont exactement ces moyens de transmission qui, par leur nature même, définissent la territorialité du groupe. S'il s'agit de la parole directe, mon rayon d'audibilité détermine la distance géographique possible entre les membres du groupe; même avec l'utilisation de véhicules rapides, le territoire du groupe restera plus restreint que si les influences se propageaient par téléphone. Mais un réseau téléphonique peut être, par contre, plus vulnérable, qu'un réseau de communication verbal à voix directe, et ce réseau présentera également certaines contraintes, quant à la grandeur du territoire du groupe.

La géographicité du groupe critique sera donc fonction du moyen de communication employé par le groupe, et – en fonction de moyens appropriés – les groupes critiques non géographiques sont complètement admissibles.

7. La société de «faible communication»

Parlant de la ville privée, nous avons décrit plus haut cette organisation qui retrouve et crée à nouveau l'utopie réalisable de la ville primitive: égalité et indispensabilité des individus qui la composent; et cela, à l'intérieur même de la grande ville qui, pourtant, de par sa structure même, peut être considérée comme hiérarchique.

C'est le phénomène, que nous avons appelé la désintégration des grandes organisations, qui a renversé ainsi le phénomène inverse de la dégradation de l'utopie urbaine primitive, et qui nous mène vers une nouvelle structure sociale que j'appelle la société de faible communication.

Cette société, si je devais en dessiner la carte, aurait soit la forme d'un certain nombre de groupes égalitaires juxtaposés et faiblement reliés entre eux, soit la forme d'un réseau (d'individus) sur lequel on pourrait dessiner – autour de chaque individu – un groupe égalitaire unique – unique en ce sens qu'aucun de ces groupes ne comprendrait les mêmes membres qu'un autre groupe, mais qu'aucun de ces groupes n'aurait de membre qui ne soit pas simultanément compté aussi comme membre d'au moins un autre groupe.

Autrement dit, cette société est essentiellement l'intersection multiple d'un nombre de groupes égalitaires.

Ce que nous avons appelé les villes privées ou les villages urbains ne sont donc rien d'autre que les deux formes de la société de faible communication.

8. L'encouragement à l'autoplanification sociale

Nous pourrions interpréter le double processus de la dégradation de l'utopie urbaine primitive et de l'émergence des organisations égalitaires dans le cadre hiérarchique de la ville globale, comme un rétablissement de l'équilibre, comme un effet de l'autorégulation sociale si cher à notre cœur...

Cette autorégulation est le résultat d'un fait négatif, à savoir que l'organisation urbaine autoritaire, qui est le résultat – comme nous l'avons vu – de la croissance de la ville, est, elle-même, détruite par cette croissance. En effet, quelle force de police, quelle propagande seraient capables de contrôler complètement une organisation aussi gigantesque que celle de nos mégalopoles actuelles? Une société de faible communication est difficile à influencer par le biais de méthodes autoritaires: chaque jour on entend parler de l'indiscipline civique, de la recrudescence de la criminalité sauvage, des résistances politiques urbaines. La société de faible communication est l'organisation d'autodéfense de l'homme d'aujourd'hui.

Les politiciens ne peuvent plus diriger ce réseau, que représente la société de faible communication, et la politique se borne de plus en plus à des actes théâtraux appelés relations internationales, rencontres, qui se pratiquent par l'intermédiaire de porte-parole des masses, porte-parole qui sont tout juste tolérés et qui n'ont le pouvoir d'agir au nom de personne.

Une certaine propagande est mise en branle contre ce développement, un chantage moral réclamant le sens civique: l'obéissance, l'action dirigée, le respect de la hiérarchie. À mon avis, si sens civique il y a, c'est plutôt la société de faible communication qui le pratique: l'indifférence bienveillante est peut-être un meilleur parti pris que l'intervention irréfléchie ou manipulée.

De toute façon, ce n'est là qu'une parenthèse, une opinion personnelle et je trouverais catastrophique que celle-ci soit considérée comme un dogme. Je pense simplement – et c'est fondamental pour la société de faible communication – que chacun peut avoir à décider seul, quel parti prendre dans une situation quelconque.

La seule action, qu'il me semblerait juste de recommander, serait une action «d'encouragement»: encouragement à oser interpréter le civisme à sa façon, et encouragement à oser rester indépendant de la masse. Le civisme n'est possible qu'envers un petit groupe, envers une ville privée.

J'ai essayé, ailleurs1, d'exposer ces idées et ces tendances en un langage simple, compréhensible par tous, enfants et analphabètes aussi bien qu'intellectuels (dans le langage des bandes dessinées), car j'estime que seule la connaissance des lois de l'écologie sociale, et le fait d'essayer de faire soi-même ses propres calculs peuvent assurer l'autoplanification et servir de contrepoids à la campagne de découragement qui est à la mode.

Un langage simple et compréhensible par tous est primordial pour arriver à cette autoplanification. Traduisant nos connaissances en matière d'habitat, d'environnement, d'organisation sociale, de santé, d'alimentation, etc., une «encyclopédie simple», rédigée dans le style des bandes dessinées, encyclopédie facile à lire (et aussi à afficher), représenterait sûrement la clé qui ouvrirait la voie à toutes les innovations sociales non paternalistes.

Autoplanification sociale et autorégulation sociale sont des concepts proches l'un de l'autre; il existe pourtant une différence entre eux. L'autorégulation est une des conséquences de certaines lois de la nature, elle est donc subie, ce qui revient à dire que le fonctionnement de l'autorégulation garantit une survie assurée à l'espèce, tout en laissant pour compte de trop nombreuses victimes individuelles.

L'autoplanification, par contre, s'appuie sur les mêmes lois de la nature mais le but à atteindre est différent. En effet, l'autoplanificateur ne subit pas ces lois, il les exploite, il s'en sert, les tourne et les retourne, il les chevauche pour ainsi dire. L'autoplanification n'assure pas moins la survie de l'espèce que l'autorégulation, mais sans faire, pour autant, de victimes.

La stratégie la plus stupide (et pourtant, généralement, la plus adoptée) consiste à essayer de résister à ces lois de la nature: contre vents et marées, il y a pourtant des choses qu'on ne peut pas faire! ... C'est la raison pour laquelle j'essaye d'insister dans ce chapitre – comme dans tout ce livre d'ailleurs – sur l'existence des ces lois naturelles qui gouvernent les sociétés, et contre lesquelles nous ne pouvons rien faire, sinon chercher à nous adapter. Connaître ces lois de la nature, c'est éviter les efforts infructueux, trop souvent déployés pour résister aux faits, et cela permet d'écarter les utopies irréalisables, d'autant plus nocives qu'elles enlèvent tout crédit aux utopies réalisables.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Les réseaux tant matériel qu'immatériel, couvrent à présent pratiquement toute la Terre, ils conduisent à la ville globale.

La ville globale cela ne signifie pas que la Terre soit habitée par une société homogène et uniforme. Elle facilite, par contre, la mobilité matérielle et immatérielle des petits groupes, ceux dont les dimensions sont au-dessous de la limite du «groupe critique», ces petits groupes formant, à leur tour, une société à «faible communication».

Mais, et c'est le fait nouveau, ces groupes qui forment la ville globale sont, géographiquement parlant, dispersés.

Depuis quarante ans, je préconise l'apparition de ce que j'appelle la «ville-continent»: une centaine de villes qui existent depuis des siècles et qui sont maintenant reliées entre elles par un réseau de transport très rapide. La ville-continent, contrairement aux mégalopoles, satisfait à la croissance démographique et aux fluctuations économiques sans, pour autant, entraîner la croissance outre mesure des villes qui la composent, une à une.

L'Europe unie, de nos jours, est peut-être la première ville continent moderne: ce n'est pas une entité politique, c'est une entité «de fait».

Elle est peut-être le modèle de la ville globale à venir.

1. «L'astronef Terre»

Kenneth Boulding (et après lui, Buckminster Fuller) a formulé l'expression l'Astronef Terre (Spaceship Earth). J'ai toujours été impressionné par cette formule, car elle exprime très clairement une idée, peut-être d'ailleurs très occidentale et puritaine: nous sommes abandonnés sur un navire de l'espace – dont les réserves sont limitées – et nous sommes seuls responsables de notre survie.

L'Astronef Terre et la cité globale ne sont pas des utopies. Il est de fait que nous devons vivre ensemble, pour le meilleur et pour le pire, et qu'abandonner cette coexistence est impossible.

Si l'Astronef Terre n'est pas une utopie, le manuel de conduite de cet astronef, l'est, par contre (l'operating manuel de Buckminster Fuller, entre autres). Nous possédons une multitude de ces manuels, et je n'ai pas l'intention de les examiner ou de les critiquer – pour des raisons que j'ai exposées dans la partie de ce livre qui traite des utopies universalistes. Par contre, j'aimerais observer la vie quotidienne sur un astronef de ce genre.

La prise de conscience du vrai caractère de ce dernier a une première conséquence bouleversante: réaliser que cet astronef est – au moins présentement – fermé à l'infini: il ne contient plus de territoires où échapper à la civilisation et à la coexistence avec les autres; il ne nous reste aucun Wild West où fuir, et qui resterait à conquérir.

La deuxième conséquence relève de la nécessité d'une organisation politico-technique qui puisse gouverner notre astronef. Cette organisation devrait arbitrer tous les problèmes soulevés par les passagers, or nous savons que les décisions prises à bord d'un navire sont toujours le fait d'une organisation qui possède un pouvoir absolu et totalitaire.

Troisième conséquence de cette prise de conscience: reconnaître que le nombre des passagers, donc des habitants du globe terrestre, doit être nécessairement limité, à cause de nos réserves limitées.

Nous allons essayer dans ce chapitre, d'examiner de plus près notre astronef, ou, plus exactement, la ville globale qui peut représenter l'organisation des passagers de l'astronef.

2. La migration autorégulatrice

La première caractéristique de la ville globale, que nous ayons mentionnée, est celle de frontières fixées à jamais. Ce fait, logiquement, rend impossible toute émigration ou immigration.

Si celles-ci sont impossibles (sortir hors des frontières, ou entrer dans la ville, venant du dehors), reste encore la migration toute simple: migration, c'est-à-dire la possibilité de se déplacer, de déménager, à l'intérieur de la ville globale elle-même.

La migration est une des plus importantes utopies réalisables de l'histoire. Un individu, ou un groupe d'individus, qui se sent mal à l'aise (voir dans le premier chapitre, notre définition de l'utopie), pense d'abord à améliorer sa situation en se déplaçant, en fuyant des conditions qui lui sont défavorables. Un exilé est toujours un utopiste, et son exil est toujours une utopie réalisée, même si elle nous semble, souvent, n'être qu'un pis-aller.

Nous pouvons donc considérer la migration comme un facteur d'autorégulation sociale: une tension, un conflit, se dénoue par la fuite d'un des protagonistes (dans les sociétés animales, également, la fuite de l'animal vaincu règle la question du conflit, et rétablit l'équilibre). Mais cette fuite produit, à son tour, d'autres conflits. En effet, celui qui a fui un conflit, devient souvent l'agresseur de la société auprès de laquelle il cherche refuge. La migration provoque donc une réaction en chaîne qui, après une certaine période de déplacements, mène pourtant à un nouvel équilibre.

De cette réaction en chaîne que représente la migration, résulte, à la longue, une certaine sécurité: en effet, la migration ne provoque que de petits conflits, qui ne sont pas nécessairement meurtriers, contrairement à l'énorme tension qui peut s'accumuler, si elle est interdite, ou même simplement freinée.

Le rôle autorégulateur de la migration va prendre toute son importance quand nous allons examiner la deuxième caractéristique de la ville globale: la nécessité d'une organisation arbitre des conflits.

Une telle organisation, nous l'avons vu dans les chapitres précédents, est impossible (p. 62). Elle est impossible, car elle dépasserait – pour la ville globale –, ville de quelques milliards d'êtres humains – toute grandeur de groupe critique imaginable; la vitesse de réaction d'une organisation de cette taille, face à un problème à résoudre, serait inadmissiblement lente. Imaginez un groupe d'arbitres qui, confrontés à un conflit à résoudre, ne pourraient trouver de solution que deux mille ans plus tard – c'est une situation qui relève tout simplement de l'absurde.

Une organisation centrale, gouvernant la ville globale, n'étant pas possible, l'acte d'arbitrage restera alors la tâche de chacun des groupes appartenant à la ville globale (arbitrage qui ne concernera qu'un très petit nombre d'intéressés).

Il est évident que chaque groupe établira ses propres règles d'arbitrage, indépendantes de celles des autres groupes.

Si chaque groupe possède ses propres règles d'arbitrage, c'est-à-dire son propre système politique, original, alors le déplacement que nous avons appelé migration, à l'intérieur de la ville globale, équivaut à l'émigration ou à l'immigration: émigration d'un individu qui quitte un groupe pour aller dans un autre, dont le système d'arbitrage admet une coexistence de l'individu émigré avec le groupe.

La migration représente donc l'autorégulation du système social des habitants de la ville globale, car elle assure une multitude d'arbitrages acceptables, alors même qu'un système d'arbitrage unique, assuré par une très grande organisation, ne pouvait pas fonctionner.

Les organisations centralisatrices, pourtant, essayent d'empêcher la migration libre (le Japon des Tokugawas par exemple), cherchant, par là, à assurer une certaine stabilité. Mais ce résultat n'est possible que si l'organisation n'est pas très grande, ou encore si l'organisation centrale ne s'occupe d'aucun arbitrage et accepte la quasi-indépendance de décision de chaque groupe (de chaque groupe clos, puisque la migration est interdite dans ce genre d'organisations).

3. Un scénario de la migration

Nous arrivons maintenant à la troisième caractéristique de la ville globale, celle autour de laquelle on fait actuellement la plus grande publicité: la limitation du nombre de ses habitants en fonction de ses réserves naturelles.

Nombre d'habitants et quantités de réserves naturelles: il s'agit d'une certaine distribution de ces réserves entre les habitants de la ville globale. Celle-ci peut être faite en fonction de différents critères: nécessités physiologiques, attitudes psychosociologiques, considérations technologiques, etc.

Prenons, à titre d'exemple, la question de la nourriture. La quantité de nourriture, nécessaire à la survie, est variable: le régime alimentaire de certaines civilisations (le Japon par exemple) est quantitativement très inférieur à celui de certaines autres (États-Unis par exemple). Il ne s'agit pas ici de questions économiques, de richesse ou de pauvreté, mais de considérations arbitraires: le régime alimentaire correspond à une image qu'une civilisation se fait d'elle-même.

Restant toujours dans les problèmes posés par l'alimentation, nous allons voir que les plantes et les animaux, qui sont considérés comme comestibles par certaines civilisations, ne le sont pas par d'autres. Environ 60 % de la masse végétale mondiale n'est pas considérée comme comestible, cette proportion pouvant atteindre 80 % dans certaines civilisations; dans la plus grande part des régions du monde, l'humanité ne consomme donc finalement pas plus de 20 % de la masse végétale. De plus, il existe une énorme quantité de produits naturels, qui pourrait être rendue comestible, et que nous négligeons. Est-ce qu'une des solutions au problème de l'alimentation ne pourrait être trouvée grâce à un nouveau livre de cuisine?...

Mais alors que nous ne considérons ces possibilités (réduction de la quantité de nourriture, et accommodement alimentaire d'un plus grand pourcentage de la masse végétale) qu'en tant que sujet d'étude, je vais, par contre, présenter, à titre d'exemple, un scénario d'autoréorganisation de la ville globale qui, lui, repose sur la technologie qui existe déjà. Ce scénario fera ressortir le rôle que la migration pourrait jouer en matière de survie alimentaire de la ville globale.

Regardant la carte du monde, nous allons voir que la presque totalité de la nourriture stockable (les céréales) est produite dans les zones tempérées (Amérique du Nord, Europe, Russie, Chine du Nord, Argentine, Australie). En effet, dans ces zones tempérées, le climat garantit des conditions suffisamment clémentes pour assurer l'abondance des récoltes (humidité convenable, température favorable).

Regardant toujours la carte du monde, nous allons voir, maintenant, que, dans ces mêmes régions tempérées, sont également situées les plus fortes concentrations industrielles. Villes, usines, habitations occupent une très grande partie des sols et les surfaces occupées représentent des pertes énormes en terres arables.

Si nous considérons maintenant les conditions de vie, nous constaterons que les habitants de ces régions sont obligés de vivre à l'intérieur de maisons chauffées pendant la plus grande partie de l'année. La surface, au sol, de ces habitations est donc relativement grande (car on vit beaucoup à l'intérieur) et la consommation d'énergie nécessaire au chauffage est importante.

Regardons maintenant les zones chaudes. Elles peuvent assurer, elles aussi, une production agraire, surtout de cultures intensives, dont les produits sont difficiles à stocker (fruits, légumes, etc.).

Dans ces zones climatiques, l'habitat nécessite beaucoup moins de terrain que dans les zones tempérées. On peut, on préfère, vivre dehors: dans les rues, dans les cours, sous les arbres. La surface d'habitation est plus réduite et le chauffage à peu près inexistant – d'où, une énorme économie de combustible.

Et l'industrie? Alors que de nouvelles sources d'énergie sont nécessaires, l'énergie solaire est considérée comme une future source d'énergie valable. L'ensoleillement, nécessaire à l'industrie de l'avenir, prend alors toute son importance dans les climats chauds.

D'où l'image d'une réorganisation de la ville globale:

Les régions tempérées, réservées à la culture des céréales, serviraient de greniers à la ville globale et seraient faiblement habitées.

Les régions chaudes, très peuplées (où peu de surface est réservée à l'habitat, et peu de combustible employé), garantiraient la production de la nourriture, abondante mais non stockable (fruits, légumes) nécessaire pour faire vivre les nombreux habitants de ces zones, réservées à une très forte condensation industrielle basée sur l'énergie solaire, industrie qui assurerait l'emploi de cette population.

Cette image semble étrange, à première vue: l'Occident, paysan, faiblement habité, et le Sahara, densément peuplé et industrialisé. Après tout, pourquoi pas?

Je ne veux pas ici défendre cette répartition de l'occupation de la ville globale (répartition qui pourrait assurer une vie agréable à cinq ou six fois autant d'êtres humains que la répartition actuelle). Je ne veux pas la défendre, car si je réussissais même à convaincre les Nations Unies et tous les gouvernements possibles de l'intérêt d'une telle solution, ils n'auraient pas de pouvoir suffisant pour la réaliser.

Par contre, en parlant de cette solution, à seule fin d'y faire réfléchir, il est possible que cette répartition se fasse par lente migration libre.

Si les gouvernements enlèvent un jour les obstacles qu'ils ont dressés à cette migration libre...

4. La Ville = migration, la campagne = sédentaire

Le scénario que nous venons de voir, nous a donné une image nouvelle de la ville globale. L'organisation spatiale actuelle, qui prend la forme d'un tissu de villes isolées, entourées de campagnes (tissu qui est le même sous toutes les latitudes), se transformerait pour faire place à une mégalopole tropicale, entourée de deux zones de campagne couvrant les latitudes tempérées. Cette mégalopole tropicale, fonction de notre image, contiendrait jusqu'à 70 % de l'habitat, de l'industrie et de l'agriculture intensive (quasi industrielle).

Une très forte migration serait possible, dans cette mégalopole tropicale. En effet, cette ville peut facilement être imaginable, suivant le modèle des anciens Khans (caravansérails) de l'Orient: une infrastructure-parapluie dont les locaux vacants sont occupés au fur et à mesure du passage des migrateurs.

Pour l'occidental, l'expression ville-super-hôtel pourrait peut-être rendre l'image plus claire: une ville, où tous les habitats, équipés de tout le confort souhaité, peuvent être loués, même pour un jour.

Cette image de la ville-Khan correspondrait assez bien aux conclusions des chapitres précédents: petits groupes sociaux n'atteignant pas le groupe critique, organisations et groupes non géographiques, société de faible communication, une mégalopole de la migration libre.

L'hypothèse serait différente, par contre, pour la campagne tempérée, environnant la ville Khan-tropicale: dans cette région, purement agraire, la population est fatalement sédentaire.

Je sais que pour beaucoup, ces deux images, du paragraphe précédent et de ce paragraphe, vont sembler relever de la pure science-fiction. Ils n'auront pas tort. Mais je n'ai pas utilisé ces hypothèses comme utopies, car je ne les considère pas comme des propositions; je n'ai voulu les utiliser qu'en tant qu'illustrations, à seule fin de mettre mieux en relief certaines possibilités d'organisations de la ville globale, dont les migrations seraient la caractéristique principale, et dont l'organisation serait influencée par la rareté des réserves et les impératifs de la survie, cette ville globale, enfin, qui ne pourrait pas être gouvernée par un conseil de sages. L'hypothèse de la campagne sédentaire découle de sa complémentarité avec la mégalopole à migration: le couple, ville à migration et campagne sédentaire, est, en effet, un fait observable tout au long de l'histoire, et même aujourd'hui.

5. La ville globale est composée de villages urbains

Si je cherche à lier les réflexions sur la ville globale établies dans ce chapitre, aux constatations faites dans les chapitres précédents, nous retombons tout de suite sur le schéma des villages urbains (décrit p. 177). La ville globale n'est pas autre chose qu'un réseau, à faible communication, de villages urbains égalitaires – et – sans insister sur la partie illustrative de l'hypothèse émise dans les paragraphes précédents –, nous pouvons constater qu'aujourd'hui, déjà, cette organisation est en train d'émerger, par suite de l'accroissement du nombre des humains et de l'affaiblissement des pouvoirs centraux (qui en est la conséquence).

Finissons donc ce chapitre par une description schématique de la ville globale:

Des villages urbains (composés d'individus tous égaux entre eux), ouverts à une migration (émigration et immigration) qui réponde aux limites admises par le principe du groupe critique, forment un réseau faiblement relié; dans ce réseau, chaque village urbain n'est au courant que des événements des villages limitrophes (dans le sens non géographique, c'est-à-dire des villages auxquels il est directement relié). Aucun système ad hoc ne peut fonctionner dans ce réseau.

Dans cette ville globale, la migration intérieure, de village urbain à village urbain, est provoquée par certains motifs politiques (insatisfaction envers le système d'arbitrage spécifique à tel ou tel groupe, etc.) ou par d'autres motifs, relevant de la survie physique pure et simple (migration croissante vers des climats plus cléments).

L'échange avec la campagne est, de plus en plus, fondé sur le troc (c'est-à-dire sans arbitrage central, fixant une échelle de valeur déterminant les modalités de l'échange). Le troc est un échange dont les modalités sont fixées par les deux partenaires; chacun fixe la valeur de l'objet qu'il offre et de l'objet qu'il demande, suivant ses désirs et ses nécessités sans aucune référence avec les échanges effectués par les autres. De même le troc des produits industriels (petite industrie locale et artisanat) contre les céréales est fait directement par les villages urbains, sans passer par des centres d'échange.

En définitive, l'économie des villages urbains serait nécessairement une économie des réservoirs (des greniers) (voir p. 135).

 

 

Une convergence des chapitres de ce livre nous oriente vers un compromis: en reconnaissant l'impossibilité de réaliser une utopie qui tienne compte de tous les objectifs et principes énumérés plus haut (tels que les réflexions sur l'environnement, sur la société sans compétition, sur la «faible communication» ou sur la ville globale), il reste un certain nombre de propositions ponctuelles (et dans des domaines limités) qui sont réalisables, une à une.

J'ai esquissé quelques-unes de ces propositions dans l'édition de ce livre en 1975, et j'en ai ajouté d'autres, conçues pour cette nouvelle édition. Quelques-unes d'entre elles sont tirées d'autres livres ou articles que j'ai publié depuis ces vingt-cinq dernières années.

Je pourrais aussi ajouter une conclusion personnelle correspondant à mon «image du monde». Elle pourra sembler, au premier regard, quelque peu abstraite, mais en fait, elle ne l'est pas. La voici:

Notre science, nos philosophies, insistent, à chaque pas, sur l'hypothèse selon laquelle nous vivons dans un univers hypercomplexe où tout est lié à tout. Je pense, personnellement, que notre monde est plutôt hypercompliqué qu'hypercomplexe.

Expliquons les termes : «complexité» se réfère à une structure dans laquelle chaque terme est relié, d'une manière ou d'une autre, à chaque autre terme, éventuellement directement. La complexité d'un système peut être représentée par un «graphe».

La «complication» est différente: la relation de deux termes d'une entité compliquée n'est pas directe, et la structure de l'entité est remplacée par l'arbitraire. Une structure complexe permet d'extrapoler d'un état de l'entité à l'état qui le suivra, alors que cette extrapolation d'un état à l'autre n'est pas possible entre deux états d'une entité compliquée.

Si l'entité complexe peut être visualisée par un graphe, l'image d'une entité compliquée correspond plutôt à une «pelote». Topologiquement parlant, la pelote n'est qu'une ligne. Visuellement, par contre, la pelote est une suite de courbes sans règles visibles.

Un monde complexe (ou hypercomplexe, c'est la même chose) peut être saisi par la raison; il est réglé par la «machine» du cause-à-effet. Un monde compliqué est erratique, son déroulement dépasse notre raison, et souvent la relation de la cause à l'effet ne peut être discernée.

Mais ordre complexe ou compliqué, il existe toujours un ordre, fabriqué par notre intellect. L'ordre que nous assumons n'est pas nécessairement une caractéristique du monde, il appartient à l'image du monde située dans notre cerveau.

Cette réflexion mène peut-être trop loin du sujet du caractère réalisable de nos utopies. Mais il me semble qu'elle explique d'où vient l'erraticité de notre histoire de nos concepts et de nos théories.

Le caractère réalisable des utopies est soumis à l'erraticité générale de notre univers : nous en avons assez l'expérience...

 

une utopie politique réalisable

1. Une infrastructure mondiale

Dans un des chapitres précédents (p. 53 sq), j'ai pris position contre les utopies universalistes, puis contre les grandes organisations (p. 62 sq). Je voudrais ici revenir sur ces problèmes, en examinant rapidement une utopie qui a été non réalisable tout au long de l'histoire, celle de L'État mondial.

L'État mondial, rêve de tous les conquérants, de toutes les religions, de tous les idéalistes, de tous les technocrates! Dernièrement – même –, et alors que je critiquais ce concept dans un séminaire, des étudiants ont été très étonnés que quelqu'un d'aussi progressiste que moi (sic), ne cherche pas un chemin vers la réalisation de cette idée.

À mon avis – tout personnel –, l'État mondial est une impossibilité. Les États actuels sont déjà trop grands pour fonctionner à la satisfaction de leurs citoyens (et à la satisfaction de leurs fonctionnaires), car la communication interne s'y bloque. Comment, alors, pourrait-on même imaginer un État mondial, alors que – nous l'avons vu – la communication globale est irréalisable?

Prenons un exemple: la dernière tentative faite pour arriver, même partiellement, à cette utopie: les Nations Unies. À l'heure actuelle celles-ci ne sont plus rien d'autre qu'un club de porte-parole de gouvernements qui, eux-mêmes, ne représentent plus leurs chers administrés. Il est bien évident que ces porte-parole des gouvernements peuvent arriver, entre eux, à une certaine communication, mais toutes les décisions qu'ils pourraient prendre sont, dès le départ, inapplicables, car tout message transmis par eux n'arrivera jamais au niveau des citoyens, c'est-à-dire de ceux qui devraient, en principe, exécuter les décisions.

Mais alors que l'État mondial est une impossibilité, une «infrastructure mondiale» est possible, je dirais même qu'elle existe déjà.

Suivant une définition établie au début de ce livre (p. 30), infrastructure veut dire support matériel des projets, utopies, modes d'utilisations, comportements, etc. (contrairement au terme organisation qui signifie support non matériel de ces mêmes agissements), Si nous acceptons cette définition, il est évident que l'infrastructure mondiale existe: c'est la terre, avec sa biosphère, le soleil dispensateur d'énergie, etc. qui la composent. Son existence nous semble si habituelle que, la majeure partie du temps, nous ne sommes même pas conscients de cette existence: nous marchons sur la terre, nous respirons l'air qui nous entoure, nous trouvons normal qu'il fasse jour et qu'il fasse nuit.

Nous prêtons, par contre, beaucoup d'attention à l'organisation (support non matériel) qui dispose de cette infrastructure (support matériel), sans nous rendre suffisamment compte que l'organisation est conditionnée en grande partie par les caractéristiques de l'infrastructure.

La première caractéristique de l'organisation liée à l'infrastructure est la territorialité: c'est l'idée qu'une portion de la surface de la terre (ou une portion de la biosphère) appartient à quelqu'un ou à un groupe quelconque. (Je pourrais souligner la spécificité de cette caractéristique: si la territorialité est un fait chez tous les animaux vivant sur la terre ferme, elle n'existe pas, ou à moindre degré, chez les animaux vivant dans la mer.)

De la territorialité s'ensuit, tout d'abord, l'idée de frontières, puis l'impératif plus important du droit d'accès. Un territoire est, par excellence, limitrophe à d'autres, et une voie d'accès libre (un no man's land) doit être assurée entre tous les territoires. (Cet impératif existe surtout chez les hommes, car la plupart des animaux vivant sur la terre-ferme ne quittent jamais leur territoire.)

La dernière caractéristique de l'organisation, qui soit fonction des qualités de l'infrastructure, est la distribution inégale des réserves naturelles de certains éléments nécessaires à la survie. Autrement dit, tous ces territoires ne sont pas pourvus – d'une façon égale – de ces moyens de survie. Cette caractéristique entraîne une forme différente d'organisation chez les hommes et chez les animaux: quand un certain moyen de survie manque à ces derniers (nourriture, eau, chaleur, etc.), ils se déplacent, jusqu'à ce qu'ils trouvent ce qui leur fait défaut; les hommes, par contre, échangent entre eux les éléments nécessaires à leur survie.

L'infrastructure mondiale consiste donc essentiellement en:

a. territoires limitrophes,

b. réseaux d'accès reliant ces territoires,

c. sources de moyens de survie inégalement distribuées.

L'État mondial hypothétique (et impossible) aurait prétendu pouvoir arbitrer et imposer l'exécution de ses arbitrages,

a. en matière de territoires,

b. en matière d'accès,

c. en matière de distribution de réserves.

Nous savons, par expérience, qu'un État, même non mondial, ne réussit pas en général à arbitrer ces sujets de discussion!...

Quelles sont donc les règles d'organisation qui sont possibles, une fois acceptées les caractéristiques de l'infrastructure mondiale, énumérées plus haut? Les voici:

a. admission de la migration d'un territoire vers un autre,

b. gérance intercommunautaire des voies d'accès,

c. échange direct (troc) des moyens de survie, inégalement distribués.

Si l'État mondial, organisation d'arbitrage et de pression, n'est pas réalisable, une organisation de gérance mondiale est, par contre, possible, à condition que la compétence de cette organisation ne dépasse pas la maintenance des voies d'accès reliant les territoires entre eux (et servant à l'échange des moyens de survie).

C'est cette fonction de gérance (d'un réseau routier par exemple) qu'ont toujours assuré les anciens grands empires, de l'Égypte aux Incas, des Romains à l'Empire britannique. Toutes les autres activités de ces empires ont été impossibles à perpétuer, alors que la gérance des routes, construites par eux, se maintient jusqu'à nos jours.

L'organisation mondiale, nécessaire aujourd'hui, serait chargée de la gérance des voies d'accès du globe terrestre.

2. Une multitude de communautés non communicantes

 

Examinons maintenant quelle pourrait être la vie, dans cette infrastructure mondiale, gérée par une organisation responsable du bon fonctionnement de ses voies d'accès.

Nous devons d'abord rappeler que toutes les sociétés, ou communautés, qui coexisteraient dans une infrastructure mondiale, ne pourraient, pour devoir bien fonctionner, dépasser les dimensions du groupe critique correspondant à la structure sociale caractéristique à chacune d'elles. Ce qui veut dire que toutes ces sociétés ou communautés devraient être relativement très petites, par rapport à l'infrastructure mondiale.

Il est bien évident que si ces groupes sont de petits groupes (afin de pouvoir maintenir leur structure sociale), ils vont être obligés de conserver leurs limites, c'est-à-dire de surveiller leur propre croissance. Cette tâche ne peut naturellement pas être remplie par une organisation centrale (du type État mondial), elle incombera à chaque communauté elle-même.

Garantir la migration libre, en même temps que maintenir les dimensions des communautés, semble une contradiction; et bien pire encore, maintenir les dimensions des communautés dans le cadre d'une humanité toujours croissante (même si ce taux de croissance est très bas), semble tout simplement impossible. Comment y parvenir?

Pour trouver une solution, nous allons réfléchir de nouveau à la territorialité, c'est-à-dire à l'appartenance des surfaces terrestres qui devraient revenir à chaque communauté.

Par suite du très grand nombre des groupes, il est certain que le territoire réservé à beaucoup de ces communautés sera probablement assez réduit. Mais ce n'est pas nouveau: dans la Vallée du Nil (1000 habitants au km2), vivent deux fois autant d'êtres humains que dans tout le Canada, sans que cette densité détruise l'indépendance de chaque communauté. Les communautés égyptiennes vivent côte à côte, sans guerres et sans escarmouches: savoir que sa communauté n'est pas unique, rend l'homme tolérant...

En dehors de cette territorialité à surface réduite, il existe aussi, nous l'avons vu p. 178, des communautés ou groupes que nous avons appelé non géographiques: il s'agit de groupes dont les membres sont en communication constante, sans vivre les uns à côté des autres.

La migration (immigration et émigration) devient possible en fonction de ces deux phénomènes: la territorialité à surface réduite admet l'insertion de nouveaux groupes ou communautés, entre les autres, et le nombre des groupes, ou communautés, non territoriaux, peut être illimité.

Une multitude de groupes ou de communautés fermés (non communicants) peuvent ainsi s'installer dans l'infrastructure terrestre.

Le côté fermé de ces groupes augmente la tolérance mutuelle: puisque les communautés ne peuvent pas augmenter le nombre de leurs membres, elles ne font pas de prosélytisme (première source de conflits entre groupes), sans pour autant fonctionner en tant que société secrète (deuxième source habituelle de conflits). Le très grand nombre de ces groupes ne permet la naissance de sentiments de compétition et d'envie que vis-à-vis de quelques groupes limitrophes et la complexité de ces rapports évite, nécessairement, tout conflit généralisé ou généralisable.

3. Service civil au lieu d'impôt

Cette organisation, cette multitude de sociétés communiquant peu entre elles, dans une infrastructure se réduisant à une sorte de voirie, évite, en raison de la faible organisation, un des moyens politiques principaux de centralisation, qui est l'impôt.

Nous avons déjà parlé de l'impôt quand nous avons traité de l'économie des réservoirs (p. 140). C'est une contribution à usage non spécifié, versé au bénéfice d'une organisation de style mafia, dont l'activité principale consiste à obtenir, et à faire fructifier, la somme de ces contributions. Ainsi peut-on interpréter les activités des États, qui, tous, investissent la majeure partie de leurs contributions dans un mécanisme qui ne sert qu'à l'obtention de ces dernières: bureaucratie fiscale, bureaucratie administrative, force policière et force armée. Les services rendus en retour au citoyen, par le même État, sont minimes: il n'est que de comparer les budgets administratifs et policiers aux budgets réservés à l'instruction publique et à la santé... Le simple fait que ces contributions soient administrées par le centre, explique cette disproportion entre dépenses passives et dépenses actives par rapport au bien public.

Considérons, par contre, les contributions en nature, en temps de service public, en produits du labeur. Ce sont des contributions vraiment civiles; il ne s'agit pas d'argent anonyme (qui peut être distribué n'importe où); elles ne sont pas cumulables et ne sont pas administrables centralement. Le temps d'un médecin, qui paierait ses dettes envers la communauté, par son travail, ne peut être stocké et ne peut être viré ailleurs. Le produit d'un artisan ne peut être accumulé au-delà des besoins publics. Le danger d'abus ou de mauvaise utilisation des fonds publics peut être ainsi fortement diminué.

Un contrôle public est réalisable grâce à cette méthode. Alors qu'il est pratiquement impossible, pour les citoyens d'un État moderne, de contrôler l'utilisation des budgets, tout le monde est capable de parcourir la comptabilité (surtout en produits ou en heures de travail consenties) d'une communauté de la dimension d'un village ou d'une petite ville.

Les réservoirs de travail consenti au service du public pourraient représenter le système menant vers la décentralisation et éviter les dégâts causés par les grandes organisations. De nos jours, cette méthode est appliquée, de plus en plus, dans certains domaines négligés par les gouvernements, allant de la garde des enfants jusqu'à la sécurité des habitants.

4. La «corruption honnête» ou l'achat de services utilisables

Actuellement, est considéré comme corruption tout achat d'un service à un serviteur public. Partant de l'hypothèse que ce serviteur est rémunéré par le Trésor Public, il est entendu que ses services sont gratuits pour tout le monde et que, s'il s'agit d'une récompense pour service rendu, le montant de la récompense doit être effectué au bénéfice du Trésor Public.

Dans la plupart des cas, le système de la rémunération d'un service quelconque est le même que celui qu'on qualifie de corrupteur chez un serviteur public. Si j'utilise, par exemple, les services d'un cordonnier, d'un chauffeur de taxi, ou d'un porteur, il est accoutumé à être payé directement pour sa fatigue. Par contre, s'il s'agit d'un juge, d'un policier ou d'un président de la République, il ne nous semble pas admissible de les payer directement pour leur travail, car ils sont rémunérés par le Trésor Public afin de conserver une impartialité et une indépendance totales envers les citoyens qui sollicitent leurs services.

En réalité, ce système ne fonctionne pas bien. Un cordonnier, un chauffeur de taxi ou un porteur se sent responsable de son travail car il sait que la rémunération en dépend: sa corruption (pour utiliser le même terme qu'avec le serviteur public) reste honnête. Par contre, dans le cas du juge, du policier ou du Président de la République, la situation est différente: ces serviteurs publics considèrent qu'ils vous font une faveur en vous faisant bénéficier de leurs services, et ils ne se soucient guère (dans la plupart des cas) de savoir si leur travail est bien fait ou non, puisqu'ils ne sont pas rétribués en fonction de la satisfaction de leurs clients.

Ils ne sont donc pas corrompus, ils sont irresponsables.

À mon avis, nous devrions réfléchir, et chercher comment nous débarrasser de la rétribution de nos services publics par le Trésor Public, et remplacer le système actuel par celui de la corruption honnête, c'est-à-dire l'achat des services, comme dans le cas du cordonnier.

Comme tout système, il est bien évident que ce dernier (qui correspond au système commercial, reconnu par notre civilisation) peut amener certains abus: il ne pourrait en fait fonctionner que s'il était contrôlé directement par le public. Comme nous l'avons déjà vu, tout au long de ce livre, un contrôle public direct n'est possible que dans des groupes plus petits que le groupe critique; la même conclusion s'impose de nouveau: la corruption honnête pourrait fonctionner et assurer de meilleurs services que le système actuel, à condition que les services publics fonctionnent dans le cadre de petits groupes.

5. L'antifédération réduit la possibilité des guerres

Nous commençons, petit à petit dans ce chapitre, à échafauder une esquisse (et non pas une proposition) d'organisation sociale, qui découlerait des hypothèses formulées dans ce livre. Cette organisation se présenterait ainsi: une multitude de petits groupes séparés, reliés par un réseau de communication qui couvrirait la surface terrestre, réseau dont la maintenance serait assurée par une organisation de gérance. Le fonctionnement du réseau de communication et le bon fonctionnement des groupes eux-mêmes pourraient être maintenus grâce à un système de contribution en nature: travail ou biens. Quant aux serviteurs publics, nécessaires pour assurer le bon fonctionnement des groupes face aux problèmes de la vie quotidienne, leurs services seraient achetés par leurs clients, chaque fois qu'ils devraient faire appel à eux.

Je suis sûr que ce modèle sera considéré comme réactionnaire par beaucoup de lecteurs, et je comprends aisément leur point de vue; ils considèrent comme réactionnaire tout modèle qui ne va pas dans le sens d'une croissance et d'une sophistication du mécanisme social.

Pourtant ces lecteurs commettent une grave erreur: ils préconisent sophistication et croissance de la société sans tenir compte des limitations inhérentes à l'intelligence humaine, limitations qui nous ont menés, dans les précédents chapitres, à postuler l'existence des groupes critiques. Le modèle que je viens d'exposer est l'image d'une société sur laquelle le fait même de l'existence du groupe critique a eu son impact: il ne s'agit pas d'un modèle d'utopie, mais d'une réalité, car ce modèle existe, partout aujourd'hui, mais ses caractéristiques sont pudiquement cachées derrière une terminologie compliquée.

En effet, si nous considérions notre monde avec lucidité, nous verrions qu'il fonctionne en partant de petits groupes, territoriaux ou non. Sur toute la terre est maintenu un réseau de communication (voirie, poste, téléphone, etc.), maintenance assurée par des organismes de gérance, qui se différencient fortement des autres services gouvernementaux: ils sont inter et supra-gouvernementaux, et continuent à fonctionner indépendamment de la naissance ou de la chute des gouvernements. Des services, de plus en plus nombreux, sont assurés par les contributions en nature de certains petits groupes, et des services, de plus en plus nombreux, autrefois gratuits et publics, fonctionnent maintenant avec le système de la corruption honnête.

L'image n'est pas réactionnaire, elle est simplement moins hypocrite que celle de nos modèles politiques courants.

Mais j'imagine l'objection qui suivra: ce modèle va entraîner, nécessairement, une multitude de conflits entre les groupes qui constitueront cette société, et toute cette aventure ne mènera qu'à une guerre de tous contre tous.

Cette objection, partiellement vraie, est loin de l'être complètement. Essayons de l'examiner à l'aide d'un exemple:

Imaginons une petite ville de dix mille habitants. Il y a, évidemment, un grand nombre de conflits entre ses habitants, comme il y a, tout aussi évidemment, un très grand nombre de ces habitants qui n'ont, pratiquement, aucune relation entre eux. C'est une situation banale et nous connaissons tous beaucoup de villes semblables à notre petite ville.

Un fait intéressant est à souligner dans ce genre d'agglomérations: même si la police n'y est pas très présente, il n'y a à peu près jamais de meurtres.

S'il n'y a pas de meurtres, c'est que la plupart des conflits sont résolus par un arbitrage de groupe, menant soit à une trêve, soit à l'émigration d'une des parties. La plupart des habitants ne sont pas impliqués dans tel ou tel conflit (car ils n'ont aucune relation personnelle avec les parties intéressées) et ils ne participent pas à l'arbitrage, qui reste le fait d'un nombre restreint.

La situation est différente quand les parties impliquées dans un conflit réussissent à intéresser la majorité, ou la totalité, de leurs concitoyens: ce sont alors des partis qui se formeront, et cette formation sera suivie d'autres conflits, d'échauffourées, autrement dit, la guerre civile fera son apparition.

Il me semble que cet exemple illustre une situation qui n'existe que trop souvent: la guerre se manifeste quand un certain nombre d'individus se fédèrent autour d'une injustice réelle ou imaginaire. Tant qu'il n'y a pas fédération, l'arbitrage de groupe fonctionne d'une façon satisfaisante.

Une institution antifédérationniste, peut donc garantir la paix.

Je ne connais aucune institution qui puisse éviter la fédération, mais il n'en manque pas qui la rendent difficile.

Un des exemples que je cite volontiers est celui du système des sous-castes indiennes: chacune est imperméable aux autres, et son rôle est irremplaçable. Les interdits limitant le rôle de chaque sous-caste sont probablement la base même du célèbre pacifisme indien. Il existe une très forte tendance à la migration en Inde, qui ne réduit pas, pour autant, les effets de ce système de séparation.

Un autre exemple à citer est celui des sociétés où l'héritage individuel a été supprimé. L'héritage, la maintenance des propriétés dans un groupe, déclenche une réaction hautement fédérante – aucun autre concept humain n'a mené à autant de guerres que les héritages.

L'adoption d'un système inspiré des sous-castes, ainsi qu'un système légal, excluant l'héritage, pourraient peut-être nous garantir, dans l'avenir, une diminution appréciable des conflits...

 

6. La migration: l'autodéfense de l'individu contre l'injustice sociale

 

Nous revenons, encore une fois, à la migration, la mobilité humaine, qui est sans doute, avec le concept du groupe critique, la pièce maîtresse du système social, fruit de nos réflexions; migration et groupe critique, sont les deux garanties principales de la liberté.

La liberté! Jamais nous n'en avons autant entendu parler: elle est l'idole de notre temps où grouillent les libérateurs les plus convaincus, chacun nous libérant du libérateur précédent, sans nous demander, jamais, si nous voulons vraiment être libérés!

La connaissance de la loi naturelle du groupe critique a, par contre, un effet libérateur, puisque tout individu qui en connaît le mécanisme peut retrouver la structure de son groupe, l'influencer ou chercher à le maintenir tel qu'il est. Tout individu peut, par exemple, préférer la structure égalitaire, et la loi du groupe critique lui permettra de trouver comment parvenir à cette structure (en faisant, par exemple, la sourde oreille à certaines influences et en répondant à certaines autres).

En s'opposant à l'accroissement de son groupe au-delà de la dimension critique, il saura qu'il peut maintenir la structure égalitaire qu'il a choisie; si, par contre, il préfère une structure sociale hiérarchique, la même loi naturelle lui indique comment agir pour parvenir à ce but.

Mais le problème n'est pas résolu aussi simplement, et en fonction seulement de cette connaissance des lois régissant les structures sociales, ainsi que des recommandations faites à l'individu, en vue de mener son action personnelle. Reste encore, et surtout, la question de la réaction des autres devant son initiative. Il y a, pour lui, deux seules éventualités: soit convaincre les autres et gagner leur consentement, soit émigrer, autrement dit quitter son groupe.

Nous touchons ici à un problème qui est depuis longtemps à l'ordre du jour: un individu doit-il agir en fonction des idées d'une majorité, ou bien doit-on considérer que les idées de minorités nombreuses peuvent être réalisées, simultanément, sans se porter réciproquement préjudice?

Dans le paragraphe précédent (paragraphe 5), nous avons effleuré ce problème, en constatant que la guerre (ou tout conflit politique grave) pouvait être évitée en empêchant la fédération qui ne représente pas autre chose qu'une tentative de construire une majorité toujours (malgré les slogans) totalitaire.

Un système politico-social ne fonctionne bien, du point de vue de l'individu, que s'il est très fragmenté, fragmentation facilitée par le fait du groupe critique.

C'est la migration qui permet à l'individu de maintenir cette fragmentation. La migration sociale représente une sorte de grève à perpétuité, puisqu'un individu qui quitte un groupe en modifie la structure (nous en avons parlé à propos de la dépendance, p. 45).

À l'heure actuelle, il est normal, pour un travailleur, d'assurer sa liberté par la grève, qui représente sa défense contre ce qu'il considère comme une injustice; de même, la migration représente une sorte de grève civile, défense de l'individu contre l'injustice sociale.

Il devient évident, une fois reconnu cet aspect de la migration, que toutes les organisations centrales de pouvoir (gouvernements, etc.) ne peuvent avoir d'autre attitude que de créer le maximum d'obstacles à la migration libre. Visas, permis de séjour, permis de travail, nos bureaucraties ont construit d'énormes remparts de paperasse pour se protéger de la migration: la migration en masse casse les pouvoirs.

Je me souviens, durant la Seconde Guerre mondiale, de l'affolement des malheureux devant l'impossibilité de fuir. Je me souviens aussi de la première action de chaque conquérant: établir des barrages. Quand les libérateurs sont arrivés, ils ont maintenu – pour la plus grande consternation des libérés – les mêmes barrages (une grande partie demeure encore aujourd'hui d'ailleurs ...).

7. Plaidoyer pour les connaissances théoriques et contre la primauté accordée aux connaissances appliquées

Nous avons parcouru un long chemin, et j'ai probablement trop parlé en théoricien, depuis le début de cet ouvrage. Même dans ce chapitre final, que j'avais l'intention de traiter d'un point de vue plus pratique, je retombe souvent dans des considérations générales.

C'est moralement justifiable. Nous entendons beaucoup parler de la responsabilité de la science, et les exemples ne manquent pas: des théories politiques, sociales, médicales ou physiques, une fois appliquées, font des hécatombes. Pourtant, il est impossible de conclure que ce sont les théories en question qui sont soit erronées, soit dangereuses! Il faudrait plutôt envisager le problème suivant: les théories manquent de règles qui permettraient leur propre application.

C'est en partant de cette constatation que j'ai écrit ce livre. J'ai voulu exposer certaines théories qu'on pourrait appeler parapolitiques. Parapolitiques, en ce sens qu'elles concernent des lois du type lois de la nature, c'est-à-dire des modèles assez généraux pour ne pas être en contradiction avec tout système politique qui fonctionne. D'autre part, tout système politique, qui ne tient pas compte de ces règles, ne peut pas fonctionner...

Quant à la façon d'appliquer ces connaissances, elle dépendra (suivant leur esprit) de chaque groupe, de chacun de ceux qui les manieront: c'est là le principe du non-paternalisme dont j'ai traité au début de ce livre. Je ne peux donner aucun conseil au lecteur: je ne le voudrais pas – et lui non plus! –. À lui de trouver comment tirer parti, pour sa stratégie personnelle, de ce qu'il aura trouvé dans ce livre. Je crois que je saurais appliquer ces connaissances, à mon propre cas, avec mes propres moyens, mais ce savoir (qui peut être tout à fait erroné) n'est sûrement pas transférable.

J'ai donc plaidé, en définitive, entre autres choses, pour la primauté des connaissances théoriques et contre la primauté des connaissances appliquées.

En effet, ce qui intéresse directement un individu quel qu'il soit, c'est de pouvoir appliquer lui-même ces connaissances théoriques. Comme c'est toujours lui qui souffre de la mauvaise application de ces connaissances, il faut donc qu'il sache décider comment s'en servir. Mais pour pouvoir décider, il doit être bien informé; pour être bien informé il doit apprendre. C'est pourquoi l'explication de ces théories, sous une forme popularisée, facile à comprendre par tous, est primordial. Si le lecteur se sent encouragé par ces réflexions, si théoriques soient-elles, à réfléchir à son tour, et à résoudre ses propres problèmes, je penserais que je n'ai pas gaspillé mon temps.

 

Paris, février 1972/juillet 1999.