l'éclat

YONA FRIEDMAN
UTOPIES RÉALISABLES


 

 

 

 

 

 

L'environnement c'est les autres, et notre impulsion irrésistible est de vouloir «organiser» ces autres, c'est-à-dire la société et l'environnement.

Cet instinct d'organisation, fondamentalement humain, nous vient de notre désir d'«améliorer» le monde, de l'améliorer en le rapprochant de l'image du monde que chaque individu façonne pour lui-même.

C'est peut-être la caractéristique principale qui différencie l'animal humain des autres animaux: les humains veulent organiser le monde, alors que la plupart des autres animaux savent s'organiser eux-mêmes. Se changer soi-même ou changer le monde.

Changer le monde c'est le «conquérir». Le but, inconscient, de l'humanité c'est la conquête du monde, celle des autres, des sociétés ou de l'environnement. Est-ce inévitable?

 

1. Une axiomatique des liaisons entre personnes et objets

Nous avons constaté, dans les chapitres précédents, que – dans notre langage – société et environnement sont deux termes qui désignent une même entité: un ensemble d'individus et d'objets, reliés entre eux, et que cet ensemble – les autres – est différent pour chaque observateur lui appartenant.

Cet ensemble relié – ou système – possède un mécanisme, et nous avons cherché, et trouvé, le langage objectif qui décrivait ce mécanisme; puis nous avons cherché, et trouvé, comment rendre réalisable l'utopie non paternaliste en introduisant un feed-back, continu et immédiat, entre les différentes parties de notre mécanisme (individus et objets) et ce mécanisme lui-même. Un nouveau problème nous est alors apparu: le problème de l'accès.

Ce dernier n'a jamais pu être complètement résolu pour un ensemble contenant un nombre d'éléments supérieur à un seuil donné; en fait, et nous l'avons vu, on ne peut éviter ce problème que pour les petits ensembles et pour les ensembles organisés. De cette constatation a découlé une règle que nous retrouvons dans toutes les sciences naturelles: si un système s'accroît (dépasse le seuil impliqué par le problème de l'accès), il doit alors ou bien s'organiser (donc établir des lois régissant les accès), ou bien se désintégrer (c'est-à-dire former, à partir de ses sous-ensembles, de nouveaux ensembles où le nombre des éléments restera inférieur au seuil).

La solution du problème de l'accès consistera donc, pour une société (ou un environnement), à essayer de s'organiser. Ce sont ces organisations, utopiques et réalisables, qui vont être le sujet de ce chapitre.

Comme je l'ai déjà fait précédemment, je vais essayer, tout d'abord, d'établir une axiomatique qui décrive en premier lieu les liaisons entre les personnes et les objets. Cette axiomatique sera la suivante:

1. un objet n'appartient à un environnement que s'il fixe l'attention d'un individu;

2. un objet nécessaire à la survie d'un individu fixe son attention;

3. un objet qui fixe l'attention d'un individu fixe également son attention sur les liens existants entre cet objet et les autres (personnes ou objets).

Cette axiomatique, très simple à première vue, inclut un certain nombre de corollaires:

a. l'environnement peut être différent pour des individus différents en fonction de leur faculté d'attention;

b. l'opération génératrice des liens (qui ont servi à construire notre langage objectif) est donc l'attention;

c. la survie, sans cette attention, n'est pas possible;

d. la différence entre individus et objets (que nous avons définie par le concept de conscience des buts) est une différence d'attention, différence non traduisible du langage des uns dans celui des autres;

e. le problème de l'accès n'a pas d'autre origine que les limites de la possibilité d'attention d'un individu donné. Ce problème peut donc comporter des seuils différents selon les individus ou les objets.

Cette axiomatique nous permet de décrire l'essentiel des chapitres précédents, y compris notre axiomatique de départ, concernant les utopies en général: en effet, cette première axiomatique, traduite dans les termes de celle que nous venons de définir, comporte finalement les axiomes suivants:

1. L'attention est fixée par une situation insatisfaisante;

2. il est nécessaire de changer cette situation pour survivre;

3. l'attention est fixée sur les liens existant entre cette situation et les autres.

 

2. Une axiomatique de l'organisation

Alors que la première axiomatique que nous avons considérée dans le paragraphe précédent était la plus générale possible, et décrivait par conséquent tout système de relation entre les éléments d'un environnement (contenant des personnes, des objets, ou à la fois personnes et objets), le champ des axiomatiques qui va suivre sera restreint à la description des relations particulières au mécanisme mixte (contenant à la fois individus et objets), et ceci d'une façon plus détaillée.

Dans ce genre de mécanisme nous avons trois types de relations: celles entre personnes et personnes, entre personnes et objets, et finalement, entre objets et objets. L'axiomatique, que je proposerai dans le paragraphe qui va suivre, tiendra compte de ces trois types de relations, sans pourtant leur attribuer la même importance, puisque notre étude portera essentiellement sur les deux premiers types de relations (personne-personne et personne-objet).

Cette deuxième axiomatique aura donc pour sujet une relation fondamentale dans notre société (ou environnement), la propriété. Mais, avant d'y arriver, quelques précisions sont encore nécessaires.

La propriété, au sens que lui donnent les journalistes, les juristes, les démagogues, tout le monde enfin (y compris moi-même dans ma vie quotidienne), n'est qu'une fiction: en effet, si, moi, je sais qu'un objet est ma propriété, cet objet, lui, ne le sait pas. Si quelqu'un veut s'approprier mon objet, j'essayerai, moi, de l'en empêcher, mais l'objet, lui, n'interviendra pas dans le litige: lui, il n'est sensible à rien.

Cet exemple montre bien que ce n'est pas l'objet qui est ma propriété, mais que je possède simplement la possibilité de l'utiliser, par suite d'une sorte d'acceptation passive de l'objet et d'une convention avec les autres individus qui m'en autorisent l'emploi.

Ce que nous appelons la propriété se réduit donc à une relation passive personne-objet et à une relation de convention personne-personne, ces deux relations ne concernant que l'utilisation de l'objet.

Établissons donc la deuxième axiomatique:

1. Un individu ne peut faire autre chose avec un objet que de l'utiliser;

2. l'utilisation d'un objet implique le consentement des autres;

3. le consentement et l'utilisation sont transférables d'un individu à l'autre.

Pour être plus précis, je vais encore faire appel au concept de la simultanéité, c'est-à-dire que je vais établir une distinction entre les cas où un axiome est valable pour une personne et un objet, puis entre ceux où il est valable pour une personne et plusieurs objets en même temps, ceux où il est valable pour plusieurs personnes et un seul objet simultanément, et, enfin, ceux où il est valable pour plusieurs personnes et plusieurs objets en même temps.

L'axiomatique prend alors l'aspect suivant:

1. Un individu peut utiliser un objet

a. en exclusivité,

b. simultanément avec d'autres.

2. Le consentement permettant cette utilisation requiert

a. l'attention des autres,

b. elle échappe à l'attention des autres.

3. Le droit d'utilisation d'un objet est transférable

a. avec le consentement des autres,

b. sans le consentement des autres.

Cette axiomatique élargie (formulée déjà dans mon livre: Pour l'architecture scientifique) peut décrire toutes les organisations de propriété. L'organisation de la propriété est l'organisation la plus importante qui soit, dans notre société (ou environnement) actuelle, et, de ce fait, elle représente une réponse (consacrée par l'habitude) à certaines conséquences du problème de l'accès. Cette organisation de la propriété est le résultat d'une convention appartenant en propre à la variété actuelle de l'espèce humaine: nous l'étudierons donc très attentivement dans les paragraphes qui vont suivre.


3. Une théorie de «stockage-réglage»: aspects de l'utilisation

Essayons d'oublier momentanément nos axiomatiques, et de décrire intuitivement l'état actuel de l'organisation des relations objet-personne-personne. Nous pourrons alors constater que la plus grande partie de la propriété proprement dite de chaque individu est représentée par des objets (souliers, chambres à coucher, voitures, fourchettes, etc.) réservés à son usage exclusif. Mais, il n'utilise pas ces objets vingt-quatre heures sur vingt-quatre, sauf dans des circonstances tout à fait exceptionnelles. Un individu normal utilise quotidiennement seize heures ses souliers, huit heures sa chambre à coucher, quelques heures sa voiture et quelques minutes sa fourchette. Pendant tout le temps de leur non-utilisation, ces objets ne cessent pas, pour autant, d'exister: ils attendent que leur propriétaire légitime (par convention) ait besoin d'eux. Ils occupent alors une place: ils sont stockés, et durant cette attente (stockage) personne ne peut les utiliser.

L'utilisation d'un objet n'occupe donc qu'une infime fraction du temps de sa durée d'existence, ce qui représente un gaspillage inimaginable par rapport à son utilisation potentielle. En outre: pendant le temps de non-utilisation (attente) ces objets occupent une place de stockage (ce qui représente encore un autre gaspillage).

Il existe une autre manière de poser le problème: un homme n'occupe jamais (dimensions minimales nécessaires pour la vue, pour la protection et l'accessibilité comprises) un volume de plus de quelques 40 m3. Dans une ville d'un million d'habitants, le volume réellement utilisé n'est donc que de 40 000 000 m3, ce qui correspond à 2 km x 2 km x 10 m (le VIIe arrondissement, à Paris, avec des immeubles de deux étages): il y a donc à Paris dix-huit arrondissements sur vingt qui ne servent qu'au stockage. Il existe, d'autre part, des objets qui ne sont pas à la disposition exclusive d'un individu donné, mais à la disposition de tous (le métro, le réseau d'électricité, la façade principale de Notre-Dame, le Jardin des Plantes, etc.). Mais ces objets n'ont pas la capacité de servir tous les individus simultanément; imaginons pourtant que tout le monde sans exception veuille utiliser un de ces objets en même temps: tous ces gens seront obligés d'attendre et de faire la queue, et pour éviter le désordre qui suivrait cette attente, un système de réglage enregistrant les priorités deviendra alors nécessaire.

Ces deux organisations sont des parentes proches: toutes deux concernent l'attente (que nous avons déjà mentionnée lors du problème de la durée de l'utilisation). Dans le cas du stockage, comme nous l'avons vu, c'est l'objet qui attend (et cette attente implique, en dehors du stockage proprement dit, la durée de fabrication d'un nombre suffisant d'objets et d'un volume suffisant réservé au stockage); par contre, dans le cas du réglage, c'est la personne qui attend (ce qui implique la mise au point d'un système de contrôle des priorités). Il est intéressant de noter que ce qui rend ces deux systèmes très coûteux, ce n'est pas la fabrication des objets stockés, mais la réalisation de l'infrastructure du stockage ou du réglage. (Par exemple, le prix d'une armoire est souvent plus élevé que celui de tout ce qu'elle contient, le prix d'un logement plus élevé que celui de tous les meubles qui le remplissent, le contrôle d'accès aux avions ou aux trains coûte environ le tiers du billet, etc.).

Il existe encore d'autres objets utilisés qui ne sont pas soumis au stockage ou au réglage. Ce sont les moyens de subsistance élémentaire, c'est-à-dire ceux qui sont économiquement les plus faciles à obtenir (en général).

Essayons maintenant de décrire le phénomène du stockage-réglage à l'aide de notre axiomatique:

stockage: 1a - 2a - 3b I
réglage: 1b - 2a - 3a II

ce qui signifie que dans le cas du «stockage» (cas I):

1. l'objet est réservé à un seul individu (axiome 1a),

2. cet usage exclusif est consenti par les autres (axiome 2a),

3. l'objet est transférable sans consentement (axiome 3b).

Par contre dans le cas du «réglage» (cas II):

1. l'objet est utilisable (simultanément ou à tour de rôle) par plusieurs personnes (axiome lb),

2. cet usage est accepté par les autres (axiome 2a),

3. le droit d'usage est transférable avec consentement (axiome 3a).

Examinons maintenant les cas qui n'ont pas été traités par ces deux schémas:

la - 2b - 3a . cas III

la - 2a - 3a . cas IV

la - 2b - 3b . cas V

lb - 2b - 3a . cas VI

lb - 2a - 3b . cas VII

lb - 2b - 3b . cas VIII

 

Dans le cas III :

1. l'usage de l'objet est réservé à un seul individu,

2. cet usage ne nécessite pas de consentement des autres,

3. mais ce consentement est nécessaire pour le transfert.

Dans le cas IV:

1. l'objet est réservé à un seul individu,

2. le consentement est nécessaire,

3. l'objet est transférable avec consentement.

Dans le cas V:

1. l'objet appartient à une seule personne,

2. sans nécessité de consentement des autres,

3. il est transférable sans consentement des autres.

Essayons de voir à quoi correspondent ces trois cas (qui ne sont pas moins importants que le stockage classique).

Le cas III pourra représenter la propriété de notre propre corps, ou de notre propre capacité de travail. Une personne ne peut se louer (louer son travail), donc transférer cette propriété (son travail), qu'avec le consentement des autres, mais la nécessité de ce consentement n'entraîne pas une contestation de cette propriété.

Le cas IV représente tout système de privilège de type héréditaire: noblesse, nom, etc.

Le cas V concerne toute propriété immatérielle (software): connaissances, informations, etc., obtenue et distribuée sans avoir à demander le consentement des autres.

Voyons maintenant les autres cas.

Cas VI.

1. l'objet est utilisé par plusieurs personnes,

2. un consentement n'est pas nécessaire pour avoir l'objet,

3. cet objet n'est transférable qu'avec le consentement des autres.

Cas VII :

1. l'objet est utilisé par plusieurs personnes,

2. un consentement est nécessaire pouvoir l'utiliser,

3. l'utilisation de l'objet est transférable sans le consentement des autres.

Enfin, le cas VIII :

1. l'objet est utilisable simultanément par plusieurs personnes,

2. l'utilisation n'implique pas le consentement des autres,

3. le transfert n'implique pas le consentement des autres.

Voyons ce que représentent ces trois derniers cas:

Cas VI : il s'agit d'un droit de jouissance dans le genre de celui qui consiste à assister à un spectacle, à une réunion quelconque, liée à une invitation particulière.

Cas VII : ce cas correspond à l'utilisation d'une infrastructure technique du genre de celle du réseau routier, réseau de distribution d'eau, électricité, etc.

Cas VIII : c'est tout simplement le cas de notre biosphère (la surface de la terre, la mer, l'air à respirer), ce qui représente le but de toute utopie idyllique (retour à la nature) et de toute utopie d'abondance (produite par une technologie), il s'agit donc de l'utopie noble par excellence. Il est intéressant de remarquer que les utopies nobles impliquent toutes un système de réglage poussé jusqu'à ce degré extrême.


4. Conclusions sur la théorie de «stockage-réglage»

La première constatation à faire, après cet examen en détail fondé sur des axiomes concernant les systèmes de stockage et de réglage, est que tous ces systèmes sont réalisables. Il n'y a pas d'organisation non réalisable dans cette liste exhaustive des huit possibilités (bien que les exemples improvisés pour chaque cas ne soient pas toujours les meilleurs que j'aie pu trouver): toutes ces possibilités existent donc déjà partiellement. La difficulté à résoudre, pour réaliser chacun de ces systèmes possibles, tient au fait qu'ils ne sont pas clairement définis et que chaque société ou environnement en contient parallèlement plusieurs qui ne sont jamais suffisamment raccordés.

Je ne veux pas dire par là qu'une société (ou un environnement) ne doit comprendre qu'un seul de ces systèmes de propriété (contrairement à l'avis de beaucoup d'idéologues ou messies), mais que, conformément au modèle non paternaliste, les membres d'une société devront savoir à laquelle de ces huit organisations ils ont affaire, comme ils devront savoir aussi que le passage d'une organisation à une autre est toujours possible avec un simple accord (consentement).

Cette remarque contredit donc beaucoup de théories politiques ou pseudo-politiques. Le simple calcul de la situation sociale (dont nous avons déjà parlé) permet à chacun de remodeler sa société (ou son environnement) dans le sens de l'une ou l'autre de ces organisations, puisqu'il s'agit d'une utopie non paternaliste. J'ai naturellement évité scrupuleusement tout jugement de valeur à propos des organisations de la liste, mais il nous reste toujours la possibilité d'évaluer, dans un contexte donné, l'effort réel (travail, perte de temps, bien-être, etc.), donc le coût de la transformation d'une organisation en une autre.

En conclusion, je crois nécessaire de souligner que cette liste des organisations possibles des relations personnes-objets (propriété) est exhaustive, et qu'on ne peut trouver aucune organisation de la propriété (donc de l'utilisation des objets) qui n'y soit pas contenue. C'est peut-être un coup dur pour les politiciens et les idéologues, car l'existence d'une liste complète des organisations possibles leur enlève tout droit d'être fiers de leur originalité et de leur imagination...

Or, nous sommes parvenus à ce résultat par le seul examen des organisations de la propriété sous l'angle de la modalité d'utilisation des objets. La grande erreur contenue dans la plupart des théories politico-économiques, à mon avis, est d'oublier l'importance de l'utilisation pure et simple, et de prendre pour point de départ une réification de cette utilisation: la Propriété, avec un P majuscule, de l'Objet, avec un O majuscule, remplace l'idée de modalité d'utilisation de cet objet (qui est la relation réelle entre hommes et objets).


5. La théorie du «stockage-réglage»: quelques autres aspects

Cette théorie du stockage-réglage comporte encore d'autres aspects que celui du coût (en efforts) des différentes organisations possibles pour l'utilisation des objets. Je veux parler en particulier du gaspillage de l'espace et des pertes de temps, caractéristiques entraînés par ces organisations.

Dans le paragraphe précédent, j'ai expliqué le stockage grâce à l'exemple de la ville de Paris. D'après cet exemple, les neuf dixièmes environ de la surface de cette ville (ou de toute autre ville) servent uniquement au stockage. Le système de réglage est moins encombrant, mais il nécessite cependant un certain espace, car, pour bien fonctionner, il implique, lui aussi, un stockage nécessaire des objets qui sont à la disposition de tous (s'il ne s'agit pas de choses immatérielles, comme dans le cas de connaissances, privilèges, etc.). De toute façon même si un système de réglage ne concerne pas un très grand nombre d'objets, il implique, malgré tout, une très grande perte de temps, le temps d'attente (qui est lié au problème de l'accès). Néanmoins, dans un système de réglage bien organisé, l'encombrement des objets peut être réduit, suivant mes estimations très superficielles, à environ la moitié ou au tiers de l'espace qui serait encombré dans le cas d'un système de stockage: il suffit de comparer la surface utilisée, dans un hôtel par une seule personne (peu de place) avec la surface utilisée par cette même personne dans son habitation individuelle (beaucoup plus de place).

Outre l'encombrement de l'espace – plus exactement, de la surface terrestre – ces organisations produisent aussi un encombrement dans le temps – plus exactement, dans le temps de la durée de la vie. Je vais essayer d'expliquer ce phénomène par un exemple. Nous pouvons considérer la vie humaine comme une durée constante. Une grande partie des utopies a pour but d'augmenter cette durée, soit en reculant l'âge de la mort par des moyens biologiques, soit en augmentant l'efficacité d'utilisation de cette durée grâce à des inventions technologiques, comme l'avion, la voiture, le téléphone, etc.

Prenons un exemple se rapportant à cette deuxième méthode qui est plus proche de notre sujet: quand je prends l'avion pour aller de Paris à Zurich, je prends d'abord un taxi ou un bus pour l'aéroport, j'attends l'enregistrement et le contrôle des passeports, puis intervient un vol de 45 minutes qui se termine par une série d'attentes au contrôle, aux bagages, et le voyage en taxi ou en bus en sens inverse. Tout cela m'a pris environ 4 heures, avec des attentes émiettées en instants inutilisables – au moins pour moi – de 20 à 30 minutes. Si par contre, j'avais pris le train, mon parcours aurait duré 6 heures. Mais ces 6 heures n'auraient pas été émiettées: j'aurais pu lire, écrire, dormir, etc.

Cet exemple montre ce que j'entends par l'expression encombrement du temps. La question n'est pas de savoir quelle a été la durée de l'attente, mais quelle a été la proportion de temps utilisable dans le voyage. La réduction du temps d'attente, nous venons de le voir, ne signifie donc pas nécessairement l'augmentation du temps utilisable.

Cette constatation nous fait prendre conscience d'un aspect nouveau des systèmes de stockage et de réglage: l'aspect de l'utilisation du temps. Suivant les remarques précédentes, le système qui engendre une attente longue mais continue est plus satisfaisant que celui qui réduit l'attente en l'émiettant.

Ce sont surtout les organisations de stockage qui émiettent le temps, à cause du problème de l'accès (difficulté de retrouver un objet stocké). Les organisations fondées sur le réglage comportent plus d'attente, mais celle-ci est utilisable.

Je peux donc, finalement, énoncer la constatation suivante: un système de réglage est plus avantageux qu'un système de stockage, tant du point de vue de l'encombrement dans l'espace que de celui de l'encombrement dans le temps. En fait, je ne devrais pas énoncer cette constatation, car, selon le modèle de l'utopie non paternaliste, ce n'est pas moi qui peux décider lequel de ces deux systèmes est le plus avantageux. J'ai simplement voulu signaler les propriétés de nos deux organisations principales (et des autres organisations de la liste complète), en me référant à une capacité préétablie et immuable, celle de la surface terrestre, ou encore à celle de la durée de la vie humaine.

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