éditions de l'éclat, philosophie

YONA FRIEDMAN
UTOPIES RÉALISABLES


 

 

ANNEXES

 

1. SUR LA « GRÈVE CIVILE »

 La crise sociale actuelle est due (en grande partie), à l'incapacité de l'État (de tous les États) à s'adapter à ses nouvelles dimensions, (le nombre des citoyens), lorsque celles-ci dépassent certaines limites critiques. (Voir sur ce sujet mon livre Comment vivre entre les autres sans être chef et sans être esclave, éd. J.-J. Pauvert).
Les problèmes que je vais aborder concernent surtout les États de grandes dimensions, et sont beaucoup moins graves dans les petits États, isolés du reste du monde; mais n'oublions pas que tous les États ont appartenu à cette dernière catégorie il n'y a pas si longtemps!
   L'État moderne est un mécanisme du type mafia (je n'utilise pas le mot dans un sens péjoratif). Ce type d'organisation utilise la menace d'une pression, menace qui n'est pas exécutée si l'on accepte de payer un impôt à l'organisation. Une mafia vend donc quelque chose de négatif, une sorte de non-produit: elle est payée pour ne pas faire quelque chose.
   En même temps, une mafia vous défend contre les autres mafias, car on ne peut pas tondre un mouton deux fois dans la même semaine.
   La faiblesse de ces organisations commence à se manifester quand elles ne peuvent plus tenir leurs promesses (donc défendre leur client contre les autres organisations de pression), et nous pourrons dire qu'une organisation de ce type devient faible dès qu'elle perd sa crédibilité. D'autre part, si une organisation mafieuse perd sa crédibilité, celle des autres organisations semblables va augmenter.
   L'un des modes d'action les plus efficaces pour augmenter la crédibilité d'une organisation et pour faire baisser celle des autres est la grève: par exemple, la grève d'un service public peut nous démontrer ce qui arrive quand ce service cesse de vous protéger. Cette pression, dont vous supportez les conséquences, n'est pourtant pas tournée contre vous: elle est destinée, en tant qu'avertissement, à une autre organisation mafieuse et vous n'êtes que la victime d'un règlement de comptes.
   Le problème qui se pose alors au citoyen est de trouver un moyen de se défendre lui-même contre les mafias. Existe-t-il une sorte de grève civile qui lui permette de faire pression sur ces organisations?
   Prenons un exemple. Dans notre pays, il existe un service des postes. Les travailleurs de ce service sont des employés du gouvernement (c'est-à-dire de l'État «anonyme»). Dans les circonstances normales, ce service garantit à chaque citoyen (c'est-à-dire à l'État réel) la possibilité d'envoyer ses lettres qui seront acheminées par la poste, et de recevoir toute lettre qui lui est envoyée.
   Les employés (réels), qui assurent ce service, peuvent vouloir, pour des raisons parfaitement justifiables, exercer une pression sur leur employeur direct, sur l'État anonyme. Ils cessent donc le travail; mais c'est l'État réel (le citoyen) qui en subit les conséquences: il ne recevra pas son courier. Quant à l'État anonyme (le gouvernement), ces conséquences ne le concernent pas directement, il lui est très facile d'être ferme.
   Être ferme, c'est très important pour l'État anonyme (le gouvernement), puisque ça signifie qu'il est capable de résister à la pression (surtout quand cette pression s'exerce sur les autres), afin de maintenir sa propre crédibilité de pression. C'est d'autant plus facile que, dans la situation actuelle, l'État réel, le citoyen, ne dispose d'aucun moyen de pression sur l'État anonyme (gouvernement).
   Imaginons maintenant, qu'un beau jour, le citoyen réel de l'État réel, se lasse du combat des mafias sur son dos. Imaginons qu'un beau jour, ce citoyen réel commence, lui aussi, sa grève: à son tour, il arrête de travailler. C'est alors l'escalade qui peut mener à l'écroulement de la société.
   Comment prévenir cette grève civile sauvage?
   Il suffirait de la légaliser.
   Je m'explique. Examinons tout d'abord la situation: partout les gouvernements perdent leur crédibilité de pression. Rétablir la confiance dans les États suivant les conditions anciennes n'est plus possible. La communication entre les dirigeants et les dirigés est définitivement rompue: les dirigés ne suivent plus les instructions des dirigeants. Quant à ces derniers, par quel miracle pourraient-ils connaître les désirs des citoyens réels (et non pas des citoyens inventés par les statisticiens)?
   Dans cette société où les dirigeants ne peuvent plus diriger, la seule solution paraît être de rendre l'initiative à l'État réel, au citoyen, en lui donnant les moyens constitutionnels de faire jouer l'autorégulation sociale.
   À mon avis, il y aurait trois amendements à apporter à la Constitution pour parvenir à cette fin:
   1. Admettre l'initiative d'en bas pour les consultations populaires (référendum) pour toute proposition qui serait soutenue (par exemple) par au moins deux millions de signatures (ce chiffre représente environ 8 % du corps électoral);
   2. Le droit à la sécession devrait être admis pour toute communauté géographiquement définissable et dont le nombre dépasserait une limite inférieure convenue (par exemple, deux millions de citoyens); ces communautés obtiendraient l'indépendance politique, tout en entrant dans un cadre d'État fédéraliste;
   3. Admettre le contrôle populaire annuel au gouvernement: censure ou vote de confiance au président de la République et au gouvernement1.
   Ces trois propositions sont avant tout des garanties d'une seule et même chose: l'initiative d'en bas.
   Elles permettraient de faire disparaître le caractère asymétrique de nos institutions (où toutes les initiatives viennent d'en haut, et toute initiative venue d'en bas est considérée comme subversive).
   Elles ouvrent donc une porte à l'autodéfense du citoyen.
En reprenant l'exemple de la grève du service des Postes: le premier des amendements que je propose permettrait l'arbitrage du différend entre les travailleurs et L'État employeur par les citoyens réels, ceux qui savent ce que la grève leur coûte réellement (sûrement plus que les dépenses à assumer pour organiser un référendum).
   Le deuxième amendement proposé (celui de la sécession) permettrait de donner des solutions régionales à tout problème. Aujourd'hui par exemple, quand il y a une grève des postes en France, la poste au Luxembourg continue de fonctionner, sans que les postiers luxembourgeois se sentent briseurs de grève. La régionalisation des grèves et des négociations éviterait la paralysie complète des services publics.
   La troisième proposition augmenterait le sens des responsabilités des hauts fonctionnaires qui se soucieraient davantage des affaires publiques s'ils se trouvaient en face de l'insécurité de leur propre emploi.
   Voilà une ébauche très sommaire de ce que j'appelle la légalisation de la grève civile.

 

Paris, 21.11.1974

 

 

 

2. la ville comme moyen
pour un double développement

 

 

 

 

 

1. L'auto-suffisance des villes

 

Jadis, la ville était autosuffisante par nécessité. Dans les villes anciennes les habitants pouvaient trouver tous les moyens indispensables à leur survie, sans pour autant sortir de leur ville. Chaque ville a eu ses ressources en eau, ses jardins potagers, ses vergers, ses basses-cours, etc. : elle n'importait que du bois pour le chauffage et du sel pour la cuisine.

En plus de ses ressources matérielles, chaque ville a logé tous les «spécialistes» nécessaires à sa population: médecins, artisans, juristes, prêtres. Autrement dit, les villes ont été autosuffisantes même en matière de service.

La ville ancienne pouvait donc survivre, même isolée du monde extérieur: son économie était en équilibre durable, équilibre qui ne pouvait être rompu que par la croissance de sa population, ou par la hausse du niveau de consommation de ses habitants.

Cet état de l'économie urbaine a subsisté pendant de nombreux siècles, et il n'a pas disparu complètement à notre époque. En effet, durant les guerres, même les villes modernes ont été obligées de recourir à l'autosuffisance ancienne, soit à cause du siège subi (Paris en 1870 ou Leningrad pendant la Seconde Guerre mondiale), soit à cause de difficultés de transport nécessaire au ravitaillement.

Un autre cas de l'autosuffisance urbaine par nécessité est celui des bidonvilles du Tiers-Monde où les habitants ne peuvent éviter de produire eux-mêmes une partie de leur nourriture, par manque d'argent pour l'acheter.

2. L'économie de la ville dans les pays industrialisés

Les villes modernes dans les pays développés ne sont pas autosuffisantes du tout, dans le même sens que l'étaient les villes anciennes (sauf dans les cas extrêmes signalés plus haut). Non seulement l'économie moderne ne cherche pas à rétablir l'autosuffisance urbaine, mais au contraire, elle vise à installer la dépendance mutuelle des villes et des régions, aussi bien que celle de ses habitants.

Examinons d'abord la dépendance mutuelle des habitants de la ville moderne.

Alors que le paysan d'autrefois, mais également le citadin qui n'est qu'un paysan à temps partiel, vivait des produits de son travail, produits dont la majeure partie servait tout d'abord à sa propre consommation, et dont il ne vendait qu'une fraction, le citadin moderne ne vit pas en consommant les produits de son travail, mais en vendant son travail pour de l'argent, et en achetant ses biens de consommation, produits par d'autres que lui, en payant avec de l'argent gagné par son travail vendu.

Le citadin moderne (et à notre époque, tout le monde est citadin d'un point de vue économique) n'est qu'un rouage d'un mécanisme économique très complexe. Le produit de chaque individu, considéré en soi, n'est pas si important, ni indispensable. La majeure partie des biens et services produits par le mécanisme économique moderne (60 %) n'est qu'une fraction relativement petite de la population (35 à 40 %), 60 % de la population survivant sans grandes difficultés sans utiliser les 40 % de services et biens, directement ou indirectement.

La société moderne – donc la ville moderne – vit ainsi, sans la moindre autosuffisance; ce qui semble être le cas si nous n'approfondissons pas l'examen.

Par contre, en examinant plus attentivement, nous allons découvrir ce que j'appellerai une «autosuffisance larvée». En effet, le citoyen moderne ne produit pas les mêmes biens et services que celui d'autrefois, mais il est obligé d'être indépendant en produisant d'autres services et biens, faute de pouvoir les acheter.

Un citadin moderne doit faire son ménage, doit assembler et entretenir un grande partie de son équipement domestique et autre, doit gérer ses biens et ses comptes: il doit être mécanicien de ses machines ménagères, il doit être bricoleur, informaticien, et doit savoir résoudre mille petits problèmes. Si son travail professionnel lui impose 40 heures par semaine, alors son travail d'«autosuffisance» ne lui coûte pas moins de 20 à 30 heures par semaine, heures prises sur son «temps libre».

L'industrie moderne fournit au citadin moderne l'équipement servant à son autosuffisance: équipement ménager, outils de bricolage, ordinateur personnel. Mais cet équipement faisant partie de ce qu'il consomme, le citadin moderne devient encore plus dépendant même en agissant en autosuffisance.

C'est cet effort d'autosuffisance, ce temps de «travail pour soi», dont les économistes ne tiennent pas compte, que j'ai appelé le «secteur quaternaire1» (car il n'appartient à aucun des trois secteurs reconnus par l'économie classique). Le secteur quaternaire inclut toutes les activités productrices, tous les services non payés et ne figurant pas dans le PNB. Appartiennent à ce secteur, les activités de ménagères, bricoleurs, les aides volontaires, entre autres.

 

 

3. Ville et hinterland

 

Toute grande ville est le résultat de la croissance en population d'une ville, petite ou moyenne, qui, avant de croître, était encore autosuffisante. Mais, comme je l'ai déjà dit, la croissance de la population implique aussi la nécessité d'augmenter les ressources de la villes, ou bien elle oblige les habitants à réduire leur niveau de vie.

D'autre part, si la population d'une ville s'accroît, c'est toujours le résultat de l'espoir de nombreux nouveaux venus de réhausser leur niveau de vie, donc celui de leur consommation. Ils ne consentent pas à vivre à un niveau plus bas que celui qu'ils ont atteint préalablement, et si cela est impossible, ils s'en vont et la ville ne s'agrandit pas.

Ceci rend clair le fait qu'une ville qui grandit, moderne ou ancienne, ne peut le faire sans annexer des territoires extra muros contigus à la ville intra muros. Ce sont les territoires qu'on a appelé originairement hinterland (arrière-pays) de la ville.

L'hinterland d'une ville lui apporte les ressources nécessaires à la vie des habitants, tout en formant un marché protégé pour les biens et services produits dans la ville intra muros. Une ville avec un hinterland important est une ville capable de croître jusqu'à la limite des ressources apportées par cet hinterland.

Cette limite est rarement très grande. Si la population d'une ville dépasse un certain ordre de grandeur, la ville doit se trouver dans un hinterland agrandi qui n'est pas nécessairement contigu à la ville: une «colonie».

Déjà la Rome de l'Antiquité a vécu sur le dos de ses colonies, de son hinterland à distance. Beaucoup d'autres états et villes ont suivi cet exemple qui s'est généralisé au XIXe siècle.

Au XXe siècle, le modèle de la colonie hinterland s'est modifié. Avec la primauté de l'industrie et la formation des groupes gigantesques d'industries, nous vivons dans un monde où les grandes villes se font mutuellement les hinterlands les unes aux autres. (N'oublions pas qu'à présent, l'agriculture, d'artisanale est devenue une industrie: l'agriculteur moderne n'est plus le paysan d'autrefois, mais un industriel spécialisé.)

Cette situation de «colonisation mutuelle» a encore renforcé la dépendance de l'individu, dépendance du mécanisme économique complexe et imprévisible. Déjà depuis longtemps le citadin moderne n'était qu'un rouage non indispensable de ce mécanisme: avec le système de la colonisation mutuelle, les villes entières ne sont plus que de tels rouages.

Le système économique (et social) dont tous les composants (individus et villes) ne sont pas indispensables tout en étant dépendants, nous a mené forcément à la formation des organismes géants et à des villes dépassant en grandeur toute limite raisonnable: les mégalopoles.

Nous essayerons, dans la suite de cette annexe, de trouver une alternative viable à la mégalopole. «Trouver» et j'utilise ce terme dans l'hypothèse que cette alternative existe déjà à un état embryonnaire et qu'elle est développée. Il est évident qu'une telle alternative ne peut être inventée, ni être le résultat d'une politique de planification. On ne la peut trouver que si elle existe déjà.

4. La «ville-continent»

Une nouvelle forme d'habitat est en émergence: un ensemble de villes, petites ou moyennes, reliées entre elles par un réseau de transport très rapide. Ce réseau de transport reliant des villes assez distantes les unes des autres (100 à 200 km) permet que le territoire entre les villes reste agricole et serve d'hinterland pour chacune de ces villes. Un tel réseau facilite aussi la relation de «colonisation mutuelle» des villes de cet ensemble.

Nous pouvons considérer un tel ensemble de villes comme une ville en elle-même, ville qui contient ses hinterlands et ses propres colonies. Elle forme un réseau dont les nœuds sont les villes appartenant à l'ensemble et dont les mailles sont les hinterlands agricoles.

C'est cet ensemble de villes que j'appelle la «ville-continent».

La mégalopole, forme de développement de l'ancienne grande ville, est une agglomération de banlieues, contiguës les unes aux autres. Elle représente un tissu urbain continu, de 100 à 200 km de diamètre (exemples: Los Angeles, New York, Tokyo, Paris ou Londres), tissu homogène, non interrompu par des zones agricoles.

La ville-continent, par contre, représente un tissu varié, où zones urbaines (les anciennes villes moyennes) et zones agricoles (l'hinterland) alternent. Un exemple de cette forme est le réseau Shinkansen au Japon, le réseau TGV en France ou l'Intercity Netz en Allemagne.

La ville-continent ressemble ainsi à un système de métro à plus grande échelle. Si le métro urbain relie des stations (centres secondaires) éloignées de 500 à 1000 mètres les unes des autres, le «super-métro» de la ville-continent relie des villes secondaires distantes de 100 à 200 km les unes des autres.

Si les villes composant la ville-continent sont assez éloignées les unes des autres, sur le plan géographique, elles sont à peine plus distantes si on considère le temps de voyage et d'attente. Il est plus facile et plus rapide d'aller tous les jours de Nagone à Tokyo que d'aller au centre de Tokyo à partir d'une banlieue. La vitesse des trains (260 km/h) et leur fréquence (toutes les 5 à 10 minutes) garantissent la facilité des déplacements quotidiens.

L'Europe, particulièrement, l'Union Européenne, est en train d'émerger comme la première ville-continent; une ville qui couvre tout un continent sans empiéter sur les zones agricoles. Les terres agraires font partie de la ville, remplissent ses interstices, l'agriculture devient citadine.

La ville continent émergente ralentit la formation des mégalopoles: en Europe, actuellement, ne semblent pas se former de mégalopoles nouvelles à part celles qui existaient déjà avant la Seconde Guerre mondiale. Par contre, les villes moyennes d'antan deviennent de grandes villes, pas plus. Le développement est assez différent de celui des villes des Amériques et du Tiers-Monde, où la formation de nouvelles mégalopoles est ahurissante.

Les habitants des villes, dans la ville-continent Europe, changent moins le lieu de leur résidence que sur tous les autres continents, et le déplacement quotidien d'une ville à l'autre devient plus habituel, en Europe comme au Japon.

La ville-continent, comme forme urbaine, est une solution pour garder l'hinterland dans la ville-continent même. Terres agricoles, réserves naturelles, ressources naturelles font partie de ce nouveau tissu urbain, faisant de la ville-continent une entité d'habitat auto-suffisant.

 

 

5. La capacité de support («camping capacity»)

La caractéristique de la ville-contient, d'être cohérente (comprenant villes et hinterland) et d'être autosuffisante, nous conduit à reconsidérer la capacité de support du continent Europe en particulier et de la planète Terre en général.

Nous entendons par «capacité de support» le chiffre indiquant combien d'habitants peuvent coexister, avec un certain niveau de vie, sur un territoire donné.

Depuis longtemps, les spécialistes ont périodiquement défini la capacité de support du «bateau Terre»; évidemment la capacité de support du globe a toujours été calculée sur la base de l'hypothèse de l'autosuffisance terrestre. Cette autosuffisance est nécessairement durable car la Terre ne reçoit de l'extérieur aucune ressource autre que l'énergie solaire.

La situation est différente si nous considérons la capacité de support d'une ville ou d'un pays qui peuvent ne pas être auto-suffisants s'ils ne possèdent pas ce que nous avons appelé des colonies. Une ville comme New York ou Paris n'est pas autosuffisante, et si on détermine la capacité de support de New York ou de Paris, c'est en supposant que la nourriture, l'eau, l'énergie etc. arrivent de l'extérieur. Aucune de ces villes ne serait capable de supporter un blocus.

De ce fait, le calcul de la capacité de support d'une ville était nécessairement illusoire.

Le cas de la ville-continent est différent. La capacité de support de la ville-continent Europe, par exemple, peut être très vite déterminée, car elle contient sur son territoire, toutes les ressources nécessaires à son autosuffisance durable.

Dans un autre ouvrage, publié par l'Unesco, il y a près de vingt ans, j'ai présenté un calcul, fondé sur des données de la FAO, estimant la surface minimum moyenne nécessaire pour assurer à une personne toutes les ressources et toute la surface indispensables à ses activités, prenant comme référence la qualité de vie de l'Europe occidentale. Le résultat de ce calcul a indiqué qu'une surface de 600 à 1000 m2 (variation due aux différents contextes climatiques) suffit pour satisfaire tous les besoins humains. Ce qui correspond à une densité d'habitation de 1000 à 1500 habitants par km2. Donc à une densité dix fois plus élevée que celle de la France, cinquante fois plus élevée que celle des États-Unis, et plus de quatre fois celle des Pays-Bas.

Il me semble que nous sommes encore très loin (dieu merci!) de cette densité de population.

6. Ville et développement durable

Nous avons vu que la ville ancienne était auto-suffisante et le restait tout le temps à condition que sa population n'augmente pas. Ainsi la ville ancienne était un modèle de développement durable, mais fragile.

Nous avons observé aussi que la ville moderne, dépendant pour sa survie d'abord d'un hinterland de plus en plus étendu, puis des colonies de plus en plus éloignées, ce qui a signifié une dépendance absolue des transports à grande distance, des entrepôts de stockage, d'un mécanisme de distribution de plus en plus compliqué. La ville moderne est donc à l'antipode de tout le développement durable; ceci est particulièrement évident pour les mégalopoles.

Nous avons suggéré qu'une nouvelle forme d'habitat, un réseau de villes moyennes dispersées plus ou moins d'une manière homogène sur tout le continent, forme d'habitat que nous avons appelé la ville-continent, en pleine émergence actuellement, du moins en Europe, pourrait être l'habitat qui corresponde mieux à un développement durable, au sens que nous attribuons aujourd'hui à ce terme.

En effet, ce dernier constat me semble tellement évident que je me risque de remplacer le terme «développement durable» par celui de «développement homogène», sous-entendant par celui-ci que tout développement supposé durable doit se poursuivre partout en même temps. Il est impossible d'imaginer un modèle de développement véritablement durable en certains sites privilégiés uniquement.

Arriver au développement homogène ne peut pas non plus être possible en exigeant du public qu'il change complètement ses habitudes, ses mœurs, sa consommation. Ce qui reste réalisable, c'est un changement d'échelle à l'aide des techniques nouvelles. Ainsi le «métro continental», le réseau de transport de la ville continent n'est qu'un agrandissement du métro urbain, auquel nous sommes accoutumés, et prêts à accepter sa nouvelle forme.

Un changement d'échelle implique un changement de structure. Ainsi le changement du réseau urbain, sa transposition en réseau couvrant un continent, change tout l'aménagement du territoire, change la stratification sociale, change tout le fonctionnement de l'économie, et tout cela sans aucune mesure particulière.

 

 

 

3. «capitalisme social»

 

 

 

 

 

 

 

1. Capitalisme et socialisme représentent deux organisations de l'économie dérivées du même système de base, celui de la quantification de la valeur ajoutée (qui se réfère à la valeur comptable du travail investi dans la production de tout bien matériel). Considéré sous cet angle, le système appelé «socialisme» n'est que le sous-système correcteur appliqué au «capitalisme». On peut ainsi dire que le capitalisme le plus outré est socialiste sous certains de ses aspects, et que tout socialisme est une «mutation» du capitalisme destinée à tenter de stabiliser le système à travers une redistribution – redistribution estimée nécessaire pour assurer la survie de tous et les inciter à une consommation plus large.

Nous appellerons dans cette ébauche «capitalisme social» une organisation de l'économie, conçue dans le but d'établir un équilibre acceptable entre capitalisme et socialisme.

 

2. Le capitalisme social s'appuie, suivant notre point de vue, sur un petit nombre d'hypothèses fondamentales qui sont les suivantes:

a. Tout citoyen d'un État a le droit inaliénable à un revenu garanti, revenu qui correspond à un pourcentage déterminé du PNB/habitant. Dans la contexte présent en France, ce pourcentage peut être estimé à 20 %. Ce revenu mensuel doit être mis à la disposition de chaque citoyen sans exception.

b. Pour pouvoir financer cette dépense, l'État a le droit de retenir une certaine taxe sur chaque opération financière, chaque paiement ou chaque dépôt. Cette taxe qui peut être estimée dans le contexte actuel à 1,5 % de la circulation monétaire globale (elle correspond donc à 20-22 % du PNB), représente l'unique impôt à payer par chaque citoyen, impôt retenu à la source.

c. Toute prestation de service public, à l'exception de celle de la sécurité des personnes et de celle de la justice, est fournie par des établissements privés contre paiement : éducation, santé, assurance vieillesse etc. appartiennent à cette catégorie de services.

 

3. Le capitalisme social introduit ainsi une «subvention indirecte» pour financer les services publics, et laisse décider chaque citoyen du choix des services et des biens qu'il préfère «acheter». Le revenu garanti est donc l'instrument de cette subvention indirecte.

Le revenu garanti est versé directement au compte de chaque citoyen, établi à sa naissance : la carte d'identité relevant en même temps de ce compte.

L'avantage du système de la subvention indirecte est double: il attribue à chaque citoyen la liberté de choisir comme il entend dépenser son revenu garanti, tout en introduisant la concurrence entre les établissements fournisseurs de services.

L'avantage du système du revenu garanti est d'abord la matérialisation de l'égalité des citoyens. Le système implique la suppression de toute allocation particulière (familiale, de chômage, etc). Ce revenu sera calculé de la façon à permettre à chaque personne une existence de base: pour les ménages, le cumul des revenus de tous les membres d'une même famille peut permettre une existence acceptable.

Le revenu garanti est cumulable avec les autres revenus et rémunérations perçus pour les activités de chacun, et le droit à ce revenu garanti ne peut être annulé en aucun cas.

L'établissement de ce système de revenu garanti permettra l'existence des «inactifs» ou des personnes exerçant des activités productives non marchandes (ménagères etc.) sans pour autant réduire l'incitation à exercer d'autres activités productives rémunérées.

 

4. La taxe unique de 1,5 % sur la circulation monétaire globale sera payée par prélèvement direct sur chaque somme créditée sur un compte bancaire automatiquement. Cette taxe est fondée sur le même principe que le lucrum camerae du haut Moyen âge.

Pour éviter toute fraude fiscale, les billets de banque seront retirés de la circulation, ainsi que les pièces de monnaie d'une valeur supérieur à 50 francs. Cette disposition 'alourdit' (littéralement) tout paiement en espèces dépassant 5000 francs (d'un poids de plus d'un kilogramme en pièces).

L'avantage de cette taxe unique sur la circulation monétaire est multiple. D'abord elle encourage l'investissement et la consommation de biens relativement durables: l'investissement, car les sommes investies ne figurent pas sur les comptes bancaires des investisseurs, et la consommation des biens relativement durables car achetés plus chers mais moins souvent que les autres biens. En d'autres termes, le système produit les avantages d'une inflation, sans en être une et sans les dégâts qui en résultent.

 

 

 

4. une proposition

concernant les élections législatives

 

 

 

 

 

 

 

Suivant l'esprit de la constitution de la République Française chaque citoyen doit être représenté à l'assemblée législative quels que soient ses opinions, ses croyances ou ses engagements. Le représentant de ces citoyens, dans chaque district électoral, est désigné par la majorité des votes qu'il a recueilli: soit une élection à majorité absolue (il est élu au premier tour), soit à majorité relative (il est élu après un second tour).

Ce système semble simple et évident. Pourtant, il reste une question qu'il faudrait encore examiner: de quelle majorité s'agit-il?

La pratique veut qu'il s'agisse de la majorité des votants et non pas de la majorité des inscrits: de ce fait, bien que citoyens à part entière, ceux qui sont inscrits mais ne votent pas sont dépourvus d'existence politique. Autrement dit, ils sont punis de n'être d'accord avec aucun des candidats présentés.

Cette pratique est acceptable tant que le nombre des abstentionnistes se situe au-dessous d'un certain seuil. Mais comment agir quand leur nombre constitue un parti d'importance nationale?

Il est bien question d'un parti. S'abstenir de voter, c'est une opinion politique et la communauté des points de vues entre abstentionnistes, est souvent plus nette que celle qui existe entre électeurs de tel ou tel parti...

Ce qui empêche de reconnaître les abstentionnistes comme un parti politique comme les autres, c'est qu'on ne puisse imaginer un candidat abstentionniste. Le courant abstentionniste, de ce fait, ne peut pas entrer, pratiquement, dans le processus électoral.

Pourtant cette exclusion n'est ni juste ni inévitable. Les institutions de la République française reconnaissent dans un domaine non moins important que celui de la législation la responsabilité de tout citoyen : en effet, pour les assises, le jurés sont désignés par tirage au sort, à partir de la liste des citoyens.

Imaginons un instant que ce même système de désignation des jurés soit appliqué au courant des abstentionnistes; il serait alors reconnu comme une fraction représentative de la nation (donc un parti politique) exprimant son insatisfaction envers les propositions des autres partis.

Supposons encore que le «Mouvement des abstentionnistes», dans une circonscription électorale obtienne un nombre de voix le plaçant en première position du scrutin. Supposons, aussi, pour l'exemple, que ce mouvement soit gagnant au deuxième tour des élections. Ce serait alors le 'candidat' des abstentionnistes qui serait élu.

Dans ce cas précis, le problème du 'candidat' pourrait être résolu, pratiquement, en attribuant à ce mouvement des candidats désignés de la même manière que sont choisis les jurés des assises.

Mais, pourrait-on rétorquer, ce «citoyen tiré au sort» n'est pas forcément au fait des enjeux politiques.

Peut-on affirmer que ces enjeux soient plus compliqués que ceux de la juridiction?

Ce citoyen tiré au sort, assez au courant des enjeux politiques pourtant, pour disposer du pouvoir d'élire n'importe quel dangereux démagogue beau parleur qui le représentera à l'Assemblée n'aurait pas la maturité d'esprit nécessaire pour discuter et voter une loi à cette même Assemblée?

Si tout français quel qu'il soit est capable de juger en tant que juré, est capable d'élire en tant qu'électeur, est capable de faire la guerre en tant que soldat, nous pouvons présumer qu'il est aussi capable de se mettre au fait de la législation.

Mais il est important que le député élu «par tirage au sort» ne se construise pas un pouvoir politique excessif siégeant à l'Assemblée pour 5 ans.

Ce problème aussi a déjà été résolu pour l'institution des assises judiciaires: un juré est désigné pour un unique procès. Nous pourrions donc imaginer que le député élu par tirage au sort ne soit député que pour une durée à définir (pour 6 mois par exemple).

Reste encore la question des campagnes électorales: qui seraient les porte-parole de ce mouvement des abstentionnistes? N'importe qui pourrait évidemment remplir ce rôle: candidats des petits partis qui renoncent à leur présentation au deuxième tour, représentants des associations, des groupes, et peut-être, certains citoyens qui pensent avoir quelque chose à dire. De toutes façons ce ne seront pas eux qui seront élus!

Ce système présente plusieurs avantages. Tout d'abord des avantages institutionnels: il applique des procédés reconnus par la Constitution, et peut alors être introduit sans recours à un amendement de la constitution même.

Deuxième avantage, celui-là politique: l'abstention deviendrait l'expression active d'un courant de l'électorat qui, aujourd'hui exprime son insatisfaction, soit par des votes inutiles, soit en votant auprès des mouvements démagogiques et «extrémistes» introduisant ainsi un facteur de méfiance et de désintérêt envers la vie politique.

Il est évident que cette proposition n'est qu'une idée lancée à l'opinion, idée qui devrait être encore soigneusement discutée et sur laquelle il y a beaucoup à réfléchir. Mais n'est-il pas pensable que cette idée puisse devancer ou arrêter une détérioration générale de l'image de la législation et n'est-il pas pensable qu'elle représente une réponse valable au reproche fait à la France d'être gouvernée souvent par des sondeurs d'opinion?

 

 

 

 

 

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