éditions de l'éclat, philosophie

YONA FRIEDMAN
UTOPIES RÉALISABLES


 

 

 LA VILLE GLOBALE

 

 

Les réseaux tant matériel qu'immatériel, couvrent à présent pratiquement toute la Terre, ils conduisent à la ville globale.
   La ville globale cela ne signifie pas que la Terre soit habitée par une société homogène et uniforme. Elle facilite, par contre, la mobilité matérielle et immatérielle des petits groupes, ceux dont les dimensions sont au-dessous de la limite du «groupe critique», ces petits groupes formant, à leur tour, une société à «faible communication».
   Mais, et c'est le fait nouveau, ces groupes qui forment la ville globale sont, géographiquement parlant, dispersés.
   Depuis quarante ans, je préconise l'apparition de ce que j'appelle la «ville-continent»: une centaine de villes qui existent depuis des siècles et qui sont maintenant reliées entre elles par un réseau de transport très rapide. La ville-continent, contrairement aux mégalopoles, satisfait à la croissance démographique et aux fluctuations économiques sans, pour autant, entraîner la croissance outre mesure des villes qui la composent, une à une.
   L'Europe unie, de nos jours, est peut-être la première ville continent moderne: ce n'est pas une entité politique, c'est une entité «de fait».
   Elle est peut-être le modèle de la ville globale à venir.


1. «L'astronef Terre»

Kenneth Boulding (et après lui, Buckminster Fuller) a formulé l'expression l'Astronef Terre (Spaceship Earth). J'ai toujours été impressionné par cette formule, car elle exprime très clairement une idée, peut-être d'ailleurs très occidentale et puritaine: nous sommes abandonnés sur un navire de l'espace – dont les réserves sont limitées – et nous sommes seuls responsables de notre survie.
   L'Astronef Terre et la cité globale ne sont pas des utopies. Il est de fait que nous devons vivre ensemble, pour le meilleur et pour le pire, et qu'abandonner cette coexistence est impossible.
   Si l'Astronef Terre n'est pas une utopie, le manuel de conduite de cet astronef, l'est, par contre (l'operating manuel de Buckminster Fuller, entre autres). Nous possédons une multitude de ces manuels, et je n'ai pas l'intention de les examiner ou de les critiquer – pour des raisons que j'ai exposées dans la partie de ce livre qui traite des utopies universalistes. Par contre, j'aimerais observer la vie quotidienne sur un astronef de ce genre.
   La prise de conscience du vrai caractère de ce dernier a une première conséquence bouleversante: réaliser que cet astronef est – au moins présentement – fermé à l'infini: il ne contient plus de territoires où échapper à la civilisation et à la coexistence avec les autres; il ne nous reste aucun Wild West où fuir, et qui resterait à conquérir.
   La deuxième conséquence relève de la nécessité d'une organisation politico-technique qui puisse gouverner notre astronef. Cette organisation devrait arbitrer tous les problèmes soulevés par les passagers, or nous savons que les décisions prises à bord d'un navire sont toujours le fait d'une organisation qui possède un pouvoir absolu et totalitaire.
   Troisième conséquence de cette prise de conscience: reconnaître que le nombre des passagers, donc des habitants du globe terrestre, doit être nécessairement limité, à cause de nos réserves limitées.
   Nous allons essayer dans ce chapitre, d'examiner de plus près notre astronef, ou, plus exactement, la ville globale qui peut représenter l'organisation des passagers de l'astronef.

2. La migration autorégulatrice

La première caractéristique de la ville globale, que nous ayons mentionnée, est celle de frontières fixées à jamais. Ce fait, logiquement, rend impossible toute émigration ou immigration.
   Si celles-ci sont impossibles (sortir hors des frontières, ou entrer dans la ville, venant du dehors), reste encore la migration toute simple: migration, c'est-à-dire la possibilité de se déplacer, de déménager, à l'intérieur de la ville globale elle-même.
   La migration est une des plus importantes utopies réalisables de l'histoire. Un individu, ou un groupe d'individus, qui se sent mal à l'aise (voir dans le premier chapitre, notre définition de l'utopie), pense d'abord à améliorer sa situation en se déplaçant, en fuyant des conditions qui lui sont défavorables. Un exilé est toujours un utopiste, et son exil est toujours une utopie réalisée, même si elle nous semble, souvent, n'être qu'un pis-aller.
   Nous pouvons donc considérer la migration comme un facteur d'autorégulation sociale: une tension, un conflit, se dénoue par la fuite d'un des protagonistes (dans les sociétés animales, également, la fuite de l'animal vaincu règle la question du conflit, et rétablit l'équilibre). Mais cette fuite produit, à son tour, d'autres conflits. En effet, celui qui a fui un conflit, devient souvent l'agresseur de la société auprès de laquelle il cherche refuge. La migration provoque donc une réaction en chaîne qui, après une certaine période de déplacements, mène pourtant à un nouvel équilibre.
   De cette réaction en chaîne que représente la migration, résulte, à la longue, une certaine sécurité: en effet, la migration ne provoque que de petits conflits, qui ne sont pas nécessairement meurtriers, contrairement à l'énorme tension qui peut s'accumuler, si elle est interdite, ou même simplement freinée.
   Le rôle autorégulateur de la migration va prendre toute son importance quand nous allons examiner la deuxième caractéristique de la ville globale: la nécessité d'une organisation arbitre des conflits.
   Une telle organisation, nous l'avons vu dans les chapitres précédents, est impossible (p. 62). Elle est impossible, car elle dépasserait – pour la ville globale –, ville de quelques milliards d'êtres humains – toute grandeur de groupe critique imaginable; la vitesse de réaction d'une organisation de cette taille, face à un problème à résoudre, serait inadmissiblement lente. Imaginez un groupe d'arbitres qui, confrontés à un conflit à résoudre, ne pourraient trouver de solution que deux mille ans plus tard – c'est une situation qui relève tout simplement de l'absurde.
   Une organisation centrale, gouvernant la ville globale, n'étant pas possible, l'acte d'arbitrage restera alors la tâche de chacun des groupes appartenant à la ville globale (arbitrage qui ne concernera qu'un très petit nombre d'intéressés).
   Il est évident que chaque groupe établira ses propres règles d'arbitrage, indépendantes de celles des autres groupes.
   Si chaque groupe possède ses propres règles d'arbitrage, c'est-à-dire son propre système politique, original, alors le déplacement que nous avons appelé migration, à l'intérieur de la ville globale, équivaut à l'émigration ou à l'immigration: émigration d'un individu qui quitte un groupe pour aller dans un autre, dont le système d'arbitrage admet une coexistence de l'individu émigré avec le groupe.
   La migration représente donc l'autorégulation du système social des habitants de la ville globale, car elle assure une multitude d'arbitrages acceptables, alors même qu'un système d'arbitrage unique, assuré par une très grande organisation, ne pouvait pas fonctionner.
   Les organisations centralisatrices, pourtant, essayent d'empêcher la migration libre (le Japon des Tokugawas par exemple), cherchant, par là, à assurer une certaine stabilité. Mais ce résultat n'est possible que si l'organisation n'est pas très grande, ou encore si l'organisation centrale ne s'occupe d'aucun arbitrage et accepte la quasi-indépendance de décision de chaque groupe (de chaque groupe clos, puisque la migration est interdite dans ce genre d'organisations).

3. Un scénario de la migration

Nous arrivons maintenant à la troisième caractéristique de la ville globale, celle autour de laquelle on fait actuellement la plus grande publicité: la limitation du nombre de ses habitants en fonction de ses réserves naturelles.
   Nombre d'habitants et quantités de réserves naturelles: il s'agit d'une certaine distribution de ces réserves entre les habitants de la ville globale. Celle-ci peut être faite en fonction de différents critères: nécessités physiologiques, attitudes psychosociologiques, considérations technologiques, etc.
   Prenons, à titre d'exemple, la question de la nourriture. La quantité de nourriture, nécessaire à la survie, est variable: le régime alimentaire de certaines civilisations (le Japon par exemple) est quantitativement très inférieur à celui de certaines autres (États-Unis par exemple). Il ne s'agit pas ici de questions économiques, de richesse ou de pauvreté, mais de considérations arbitraires: le régime alimentaire correspond à une image qu'une civilisation se fait d'elle-même.
   Restant toujours dans les problèmes posés par l'alimentation, nous allons voir que les plantes et les animaux, qui sont considérés comme comestibles par certaines civilisations, ne le sont pas par d'autres. Environ 60 % de la masse végétale mondiale n'est pas considérée comme comestible, cette proportion pouvant atteindre 80 % dans certaines civilisations; dans la plus grande part des régions du monde, l'humanité ne consomme donc finalement pas plus de 20 % de la masse végétale. De plus, il existe une énorme quantité de produits naturels, qui pourrait être rendue comestible, et que nous négligeons. Est-ce qu'une des solutions au problème de l'alimentation ne pourrait être trouvée grâce à un nouveau livre de cuisine?...
   Mais alors que nous ne considérons ces possibilités (réduction de la quantité de nourriture, et accommodement alimentaire d'un plus grand pourcentage de la masse végétale) qu'en tant que sujet d'étude, je vais, par contre, présenter, à titre d'exemple, un scénario d'autoréorganisation de la ville globale qui, lui, repose sur la technologie qui existe déjà. Ce scénario fera ressortir le rôle que la migration pourrait jouer en matière de survie alimentaire de la ville globale.
   Regardant la carte du monde, nous allons voir que la presque totalité de la nourriture stockable (les céréales) est produite dans les zones tempérées (Amérique du Nord, Europe, Russie, Chine du Nord, Argentine, Australie). En effet, dans ces zones tempérées, le climat garantit des conditions suffisamment clémentes pour assurer l'abondance des récoltes (humidité convenable, température favorable).
   Regardant toujours la carte du monde, nous allons voir, maintenant, que, dans ces mêmes régions tempérées, sont également situées les plus fortes concentrations industrielles. Villes, usines, habitations occupent une très grande partie des sols et les surfaces occupées représentent des pertes énormes en terres arables.
   Si nous considérons maintenant les conditions de vie, nous constaterons que les habitants de ces régions sont obligés de vivre à l'intérieur de maisons chauffées pendant la plus grande partie de l'année. La surface, au sol, de ces habitations est donc relativement grande (car on vit beaucoup à l'intérieur) et la consommation d'énergie nécessaire au chauffage est importante.
   Regardons maintenant les zones chaudes. Elles peuvent assurer, elles aussi, une production agraire, surtout de cultures intensives, dont les produits sont difficiles à stocker (fruits, légumes, etc.).
   Dans ces zones climatiques, l'habitat nécessite beaucoup moins de terrain que dans les zones tempérées. On peut, on préfère, vivre dehors: dans les rues, dans les cours, sous les arbres. La surface d'habitation est plus réduite et le chauffage à peu près inexistant – d'où, une énorme économie de combustible.
   Et l'industrie? Alors que de nouvelles sources d'énergie sont nécessaires, l'énergie solaire est considérée comme une future source d'énergie valable. L'ensoleillement, nécessaire à l'industrie de l'avenir, prend alors toute son importance dans les climats chauds.
   D'où l'image d'une réorganisation de la ville globale:
   Les régions tempérées, réservées à la culture des céréales, serviraient de greniers à la ville globale et seraient faiblement habitées.
   Les régions chaudes, très peuplées (où peu de surface est réservée à l'habitat, et peu de combustible employé), garantiraient la production de la nourriture, abondante mais non stockable (fruits, légumes) nécessaire pour faire vivre les nombreux habitants de ces zones, réservées à une très forte condensation industrielle basée sur l'énergie solaire, industrie qui assurerait l'emploi de cette population.
   Cette image semble étrange, à première vue: l'Occident, paysan, faiblement habité, et le Sahara, densément peuplé et industrialisé. Après tout, pourquoi pas?
   Je ne veux pas ici défendre cette répartition de l'occupation de la ville globale (répartition qui pourrait assurer une vie agréable à cinq ou six fois autant d'êtres humains que la répartition actuelle). Je ne veux pas la défendre, car si je réussissais même à convaincre les Nations Unies et tous les gouvernements possibles de l'intérêt d'une telle solution, ils n'auraient pas de pouvoir suffisant pour la réaliser.
   Par contre, en parlant de cette solution, à seule fin d'y faire réfléchir, il est possible que cette répartition se fasse par lente migration libre.
   Si les gouvernements enlèvent un jour les obstacles qu'ils ont dressés à cette migration libre...

4. La Ville = migration, la campagne = sédentaire

Le scénario que nous venons de voir, nous a donné une image nouvelle de la ville globale. L'organisation spatiale actuelle, qui prend la forme d'un tissu de villes isolées, entourées de campagnes (tissu qui est le même sous toutes les latitudes), se transformerait pour faire place à une mégalopole tropicale, entourée de deux zones de campagne couvrant les latitudes tempérées. Cette mégalopole tropicale, fonction de notre image, contiendrait jusqu'à 70 % de l'habitat, de l'industrie et de l'agriculture intensive (quasi industrielle).
   Une très forte migration serait possible, dans cette mégalopole tropicale. En effet, cette ville peut facilement être imaginable, suivant le modèle des anciens Khans (caravansérails) de l'Orient: une infrastructure-parapluie dont les locaux vacants sont occupés au fur et à mesure du passage des migrateurs.
   Pour l'occidental, l'expression ville-super-hôtel pourrait peut-être rendre l'image plus claire: une ville, où tous les habitats, équipés de tout le confort souhaité, peuvent être loués, même pour un jour.
   Cette image de la ville-Khan correspondrait assez bien aux conclusions des chapitres précédents: petits groupes sociaux n'atteignant pas le groupe critique, organisations et groupes non géographiques, société de faible communication, une mégalopole de la migration libre.
   L'hypothèse serait différente, par contre, pour la campagne tempérée, environnant la ville Khan-tropicale: dans cette région, purement agraire, la population est fatalement sédentaire.
   Je sais que pour beaucoup, ces deux images, du paragraphe précédent et de ce paragraphe, vont sembler relever de la pure science-fiction. Ils n'auront pas tort. Mais je n'ai pas utilisé ces hypothèses comme utopies, car je ne les considère pas comme des propositions; je n'ai voulu les utiliser qu'en tant qu'illustrations, à seule fin de mettre mieux en relief certaines possibilités d'organisations de la ville globale, dont les migrations seraient la caractéristique principale, et dont l'organisation serait influencée par la rareté des réserves et les impératifs de la survie, cette ville globale, enfin, qui ne pourrait pas être gouvernée par un conseil de sages. L'hypothèse de la campagne sédentaire découle de sa complémentarité avec la mégalopole à migration: le couple, ville à migration et campagne sédentaire, est, en effet, un fait observable tout au long de l'histoire, et même aujourd'hui.

5. La ville globale est composée de villages urbains

Si je cherche à lier les réflexions sur la ville globale établies dans ce chapitre, aux constatations faites dans les chapitres précédents, nous retombons tout de suite sur le schéma des villages urbains (décrit p. 177). La ville globale n'est pas autre chose qu'un réseau, à faible communication, de villages urbains égalitaires – et – sans insister sur la partie illustrative de l'hypothèse émise dans les paragraphes précédents –, nous pouvons constater qu'aujourd'hui, déjà, cette organisation est en train d'émerger, par suite de l'accroissement du nombre des humains et de l'affaiblissement des pouvoirs centraux (qui en est la conséquence).
   Finissons donc ce chapitre par une description schématique de la ville globale:
   Des villages urbains (composés d'individus tous égaux entre eux), ouverts à une migration (émigration et immigration) qui réponde aux limites admises par le principe du groupe critique, forment un réseau faiblement relié; dans ce réseau, chaque village urbain n'est au courant que des événements des villages limitrophes (dans le sens non géographique, c'est-à-dire des villages auxquels il est directement relié). Aucun système ad hoc ne peut fonctionner dans ce réseau.
   Dans cette ville globale, la migration intérieure, de village urbain à village urbain, est provoquée par certains motifs politiques (insatisfaction envers le système d'arbitrage spécifique à tel ou tel groupe, etc.) ou par d'autres motifs, relevant de la survie physique pure et simple (migration croissante vers des climats plus cléments).
   L'échange avec la campagne est, de plus en plus, fondé sur le troc (c'est-à-dire sans arbitrage central, fixant une échelle de valeur déterminant les modalités de l'échange). Le troc est un échange dont les modalités sont fixées par les deux partenaires; chacun fixe la valeur de l'objet qu'il offre et de l'objet qu'il demande, suivant ses désirs et ses nécessités sans aucune référence avec les échanges effectués par les autres. De même le troc des produits industriels (petite industrie locale et artisanat) contre les céréales est fait directement par les villages urbains, sans passer par des centres d'échange.
   En définitive, l'économie des villages urbains serait nécessairement une économie des réservoirs (des greniers) (voir p. 135).

 

 

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