éditions de l'éclat, philosophie

PATRICIA FARAZZI
LA VIE OBSCURE


 

 

 




"On lit un tableau comme on lit une page écrite, c'est un autre alphabet, intelligible dans les contacts entre les couleurs. Et c'est bien un contact, on le parcourt à l'aveuglette, puis un lien se fait, le regard a touché une couleur et à partir d'elle, il se propage. C'est une lecture qui équivaut à faire des ronds dans l'eau, la toile est une eau qui s'épure au contact de l'œil, le premier jet la laisse trouble, puis, quand le mouvement excentrique s'apaise, elle est limpide. Son alphabet est un mouvement singulier, il ne peut s'appliquer à chaque fois, le regard redevient doucement analphabète, s'il ne reste pas sous l'emprise d'un tremblement de terre comme quand on regarde longtemps une toile de Van Gogh. Lui est sismique, il soulève la terre, il descelle les pierres, il déracine les arbres. La nature en perdant son naturel, met à nu son humanité. Elle souffre, elle se tord, elle hurle, elle vomit en torrent toutes les couleurs cachées que sa nature de nature lui refusait. Il y a des peintures souterraines, elles déchirent l'enveloppe de l'ombre, lui arrachent son masque sombre, et ce n'est plus un arbre peint qui se dessine sur la toile, mais le flot des couleurs jailli du dépouillement de l'ombre. Une lecture couleur à couleur et que même un aveugle peut percevoir puisque chaque couleur peut être instillée dans l'ombre dont elle provient.

J'ai aimé des êtres d'une inconcevable fragilité, leur place en ce monde ne tenait qu'à un fil. Cette fragilité est inexplicable, insondable. C'est un refus de ce qui n'est pas bouleversé. Ce que l'œil repeint sans cesse, ce dont il ne se satisfait jamais. Tout ce que l'on voit, les objets de l'apparence, ne sont perceptibles que dans les rêves dont on les submerge."

D'autres siècles se sont trompés en confondant le rêve et l'illusion, celui-ci a délibérément nié le premier et fait de l'autre sa spectaculaire réalité. Tout colle, le langage adhère. Sur l'apparence est accolée une apparence entièrement aménagée pour le consommateur d'apparence. C'est le règne de la glorieuse médiocrité.

Il n'y a plus de place pour l'échec. Et pourtant tous l'ont dit, Giacometti et Van Gogh et Joyce et d'autres, chaque œuvre est un échec, l'ombre de l'œuvre rêvée, un éclair astigmate qui bouleverse la multitude."

 

Un soleil cotonneux allonge les ombres de l'après-midi, l'air écume, glisse à travers une mousseline. Il y a de l'étoupe et de la craie dans l'atelier et ils flottent. Le murmure de la voix s'enfonce plus profondément, s'asphyxie, atteint l'intensité mesurée par le pinceau. Elle écoute cette toile qu'elle peint, elle cherche à la réveiller de son rêve. Le rêve de la toile l'hypnotise, empoisonne les couleurs.

 

 

(Je ne peux pas m'arrêter comme ça, de n'être pas, je ne peux pas m'arrêter d'être mort et de vivre dans un microcosme. J'y suis sous l'œil macroscopique des vivants. C'est le prix à payer pour avoir laissé quelques lignes, quelques traits. On peut penser que rien ne peut m'arriver qui ne soit déjà écrit, mais c'est faux, ou plutôt, ça ne s'applique pas à moi. Rien ne m'arrive. Ce n'est pas une question de narration puisque l'œil macroscopique ne voit pas ce que tu peins, ne voit pas le regard de la jeune fille qui déborde du cadre.

Je suis un récit hors champ, j'ai faussé compagnie à la vie. Mais je ne peux pas m'arrêter, même mort, je dois fuir toujours, fuir le fil du récit, ce à quoi on s'accroche, parce qu'il conduit par les méandres de l'existence vers le mystère de la mort. Mon existence a été bien courte et ma mort sans mystère, en tout cas pour moi. J'ai vu le revolver de l'intérieur et j'ai glissé dans la faille de l'ombre. Mais un instant avant de m'évanouir, j'ai été comme le trapéziste qui tombe indéfiniment et de sa propre volonté. Il a lâché la barre et il glisse. N'en finit pas de glisser, sous le regard indéfiniment étonné des spectateurs. Et il ne sait pas que ce sont des pantins de bois, des marionnettes fabriquées avec le bois de toutes les barres de trapèzes que tant de trapézistes ont lâchées afin de rester indéfiniment glissant plus que suspendus, afin de ne plus être dans le récit, et de ne pas non plus s'écraser en bas. Ni lui ni moi, ne savons que l'œil cyclopéen a tout prévu et placé des spectateurs de bois, comme il a sans doute placé les ombres autour de toi, qui sont peut-être les ombres des trapézistes enfin atterris ou les ombres des spectateurs auxquels on a volé leur regard. Étions-nous tous un jour trapézistes d'un cirque de bois? Non, ce n'est pas ça, je recommence: étions-nous tous spectateurs de bois d'un cirque de trapézistes glissant indéfiniment? Et que peint cet individu volant-glissant? Il peint l'ombre des spectateurs de bois qui le regardent indéfiniment de leur regard étonné, un regard en bille d'agathe. Dans son aquarium d'ombres, le trapéziste s'accoutume peu à peu aux regards de billes d'agathe des spectateurs sans même se rendre compte qu'ils sont tous semblables, que personne n'a pris la peinede varier leurs couleurs, qu'ils sont peut-être même son propre regard mimétisé. C'est un aquarium à sa seule dimension. Il pense glisser. Il est pris dans un savant dispositif, de ceux employés pour écarteler les condamnés, et les soi-disant spectateurs ne sont que les bûches prêtes à s'enflammer afin de compliquer le jeu et la torture. Tout ça tient dans une boîte et d'autres spectateurs bien vivants passent devant et regardent, ils se penchent pour lire l'étiquette: en plein vol. Ils rient parfois et s'éloignent en conversant: quel titre ironique! C'est bien trouvé!

Parfois on change le titre en: exécution permanente ou bien: bûcher différé.

Parfois encore, on ouvre la cage et on gratte une allumette. Alors, les spectateurs regardent brûler les spectateurs de bois et le trapéziste. Quand tout est consumé, il ne reste que les billes d'agathe regardant l'incendie qui s'éteint, de leurs multiples regards fixes)

 

 

 

Son œil s'est accoutumé à l'ombre, peu à peu. Son regard touche la toile. Elle est entrée dans la dilution.

Et des vagues, des vagues viennent, battent en remous de couleurs, puis d'autres, violentes, des bruits, des conversations vaines, des mots, tous les topoi de la rhétorique…

 

 

(Je vis dans le glissement du pinceau sur la toile. Je suis venu quand faiblissait le monde de la beauté, des saisons et des jours. Il est resté suspendu, dans l'attente, cherchant à happer quelques-uns parmi ceux qui ne se souciaient pas d'être laissés pour compte, qui ne s'inquiétaient pas de parler un langage devenu extraterrestre, le langage de ce monde qui survolait la beauté, celle désormais appelée esthétique et dûment encadrée, terrestre, étiquetée et évaluée à son juste prix. Ce qui est beau, n'est-ce pas ce qui de notre mémoire disparaît et revient, embelli encore par sa simplicité à être par-delà le temps mesuré? Comment confondre beauté et plaisir? Ne serait-ce donc que ça qui pousse les êtres d'une rive à l'autre? Et quels sont les plaisirs de ceux qu'on a laissés seuls avec les ombres? Mes plaisirs, tes plaisirs, jeune fille qui regarde vers ma fenêtre sans aucun espoir d'y voir la silhouette d'un prince charmant, mais plutôt l'ombre d'un être déjà mort plusieurs fois, non pas physiquement, ainsi qu'il en doit être de toutes les morts, mais mort seulement parce que soudain, et plusieurs fois, pour lui l'espace s'est rétréci et annulé jusqu'à le rejeter, le vomir littéralement sur la rive de l'ombre. Est-ce que dans la masse indistincte qui grouille et ne se fragmente que dans la rencontre, tu as compris cela? Est-ce que toute la force de ton regard deux fois tendu, vers moi et dans sa propre tension, est-elle aujourd'hui destinée à dire à un autre individu: tu es vivant, nous sommes tous vivants et peut-être même, nous sommes les seuls vivants? Regarde ou ne regarde pas ce que tous regardent, l'image emprisonnée de leur monde sans mémoire, regarde vers la lumière ou continue à ne la percevoir que de la rive de l'ombre, mais apprend aujourd'hui que le monde est mort, emprisonné dans unebulle qui n'a plus aucun lien avec ce que de tout temps et souvent sans le comprendre ou du moins sans l'expliquer, on a appelé humain. Cela, c'est une jeune fille qui me le dit, et encore le dit-elle sans parole, sans musique et sans mouvement, par la seule tension de son regard prêt à entrer dans l'ombre d'où il s'est glissé, comme les mots écrits se glissent entre les pages des livres sortant de l'ombre de l'encre et s'effaçant peut-être après que nous les ayons lus, s'effaçant sûrement pour nous qui leur avons donné le seul sens possible et qui, même si nous y revenons, leur donnerons encore un sens où la première trace sera à peine distincte. De ce regard qui ne me sauve pas (mais qui pourrait me sauver?), de ce regard qui ne me sauve pas, mais me recouvre, l'ombre s'étend déjà sur tout ce que j'ai peint depuis le premier coup de pinceau que j'ai donné non pas à l'art, mais à l'ombre d'un monde disparu et plusieurs fois enseveli dans le silence et l'uniforme mémoire des mémoriaux et des cérémonies et, faut-il encore le dire, dans la honte silencieuse de ceux qui ne ressentaient rien de précis qu'une gêne, un embarras et attendaient que ça se passe, pour reprendre leurs mastications et leurs plaisirs, pour revenir à leurs petits moutons, les compter et s'endormir dans cette vie si précieuse à leurs yeux gonflés de sommeil qu'elle mérite de sommeiller aussi dans un coffre, et pas seulement et une bonne fois dans les draps blancs et fraîchement repassés de l'ennui. Jeune fille aux yeux d'ombre mille fois peints, tu sais tout cela de science exacte et sans ce besoin indigne de le ressasser qui fait de nous des fantômes, tu l'as su la première fois que ton regard s'est posé sur un autre que toi et que tu l'as vu reculer sous ce qu'il contient et qui sans doute ne pourrait être dénommé, si besoin était, que nuit des temps, mais qui est, de toutes façons, dans ce monde, la trace ultime de ce qui ne se définit pas. Et l'individu est là, dans ce regard qui me traverse comme si j'étais devenu brume et dilution, et ton rire résonne à la porte du monde et du temps et rassemble les mots comme un troupeau et pour la dernière fois comme un troupeau, et les renomme chacun pour lui-même, et leur dit : va-t'en pour toi, déserte les champs d'honneur de la rhétorique, va, descelle la pierre qui te retient dans le tombeau collectif du discours)

 

 

Pourtant elle n'a pas crié, un long murmure griffé comme une pointe sèche est sorti d'elle, sans plainte, mais bouleversé. La fin de l'après-midi entoure la jeune fille d'une ombre violette, et son regard, toujours tendu vers elle, disparaît peu à peu dans un contre-jour. Rapidement elle traverse la pièce, ouvre la porte et descend l'escalier, elle contourne l'immeuble qui la sépare du square, elle court presque maintenant.

 

"Je vais me noyer ici dans ce sable piétiné, m'ensevelir et re-mourir comme on revit, comme on dit, "je me sens revivre", alors que bien souvent c'est mourir que l'on voudrait dire, mais on n'ose pas, par superstition, parce que l'instant est si vaste soudain, que l'on a derrière soi une cape sans fin, désertique, et devant soi un abîme peuplé d'un seul regard que l'on ne se soucie plus dedéchiffrer, qu'on ne pourrait déchiffrer puisqu'il n'a pas de durée, pas de mesure. Oui la nuit va venir et elle n'aura pas de fin, elle sera un manteau tissé pour un hiver éternel, je n'aime pas l'été quand les corps des passants se scindent de leurs ombres, adoptent des couleurs factices comme on adopte un jeune chien. J'abolirai l'été une fois pour toutes mes fois. L'hiver sera ma demeure, mon point d'ancrage. Je regarderai l'été à travers une vitre opaque ou en culs de bouteilles vertes, je le regarderai comme le magicien regarde un monde lointain à l'autre bout d'une lorgnette, jamais pu lorgner l'été, oui je sais on dit blairer, je suis comme une vieille femme frileuse en plein mois d'Août, et toujours, même du fond de la vague de sable qui va m'ensevelir et me corroder, je continuerai à mettre une majuscule aux noms des mois car après tout j'en ai bien une à mon nom, et mon, et nom, sont des anagrammes et mon nom est un nom de ville, pas même un nom de femme, un nom donné à l'errante qui vient en un lieu et à laquelle on accole comme ça à la hâte le nom même du lieu comme si on n'avait pas le temps de se rendre compte qu'elle existe et qu'elle vient de quelque part et qu'un jour sans doute elle partira de cette ville dont elle continuera à porter le nom comme n'importe laquelle de ses habitantes, alors qu'elle n'a jamais été n'importe laquelle de ses habitantes. Qu'elle n'habite pas, qu'elle séjourne, et que jamais ses empreintes et ses traces n'auront droit de cité, elle, dont les uniques frontières seront indéfiniment repoussées vers cet innommable qui a devoir de se satisfaire du générique. Lui qui passionnément accueille dans son regard l'ordinaire des autres et lui imprime les couleurs et les mouvements qu'il a puisés dans l'ombre, celle qui passionnément le suit ou le précède afin qu'il ne soit pas perdu à jamais sur une terre sismique pour lui seul et qui jamais ne se mesure en arpents, mais en pas. En pas de terre, lui, auquel les villes donnent un nom générique et des jardins de bitume. Lui ou moi? Lui? Qui est-il celui qui me suit ou me précède comme une ombre apprise de mémoire d'ombre, comme un dibbouk qui a su si bien se confondre avec moi ou lui, que je ne sais toujours pas, après tant d'années, qui se cache derrière ce nom de ville, qui tient le pinceau d'une mémoire non générique, non apprise et peut-être même pas mémorisée, mais seulement tracée et peinte sur la toile de paume d'une main qui porte un pinceau qui trace et peint l'ombre d'une vie déjà plusieurs fois éteinte par un débordement de vie et une absence de terre, parce que la lampe déborde par trop d'huile ou trop de vie et que l'huile ne sait où se répandre et entraîne la vie qui la porte dans le vide sismique de la toile. Je suis là assise sur ce banc de pierre malcommode, ce ridicule livre de pierre où les culs n'écrivent rien, ou en tous cas rien de lisible. Je suis là et je sais que je suis restée dans l'atelier à peindre l'ombre en marche d'un homme dans une ville que je connais pas, où je ne suis jamais allée, où je n'irai jamais, et qu'une femme morte a mis au monde, deux fois mis au monde lorsqu'il est né et lorsqu'elle est morte. Et au fil de ses ombres, peintes et effacées par moi qui ne suis pas, qu'on a désignée ou qui me suis désignée moi-même pour faire simplement résonner une fois une parole de décision qui ne soit pas liée à ma propre mort, jusqu'à ce que résonne encore pour toi, pour moi pour lui (qui sommes-nous?) la sentence qui nous vomira sur une autre rive où cette toile ne nous suivra pas mais sera arrachée de notre chair commune, déroulée comme les bandelettes des morts égyptiens, jusqu'à ce que toute chair se dissolve et nous libère de notre tâche commune qui est de peindre notre ombre sur le livre de chair des morts qui ne tombent pas en poussière pour ne pas retourner à cette terre qu'ils ne possèdent pas. Jusqu'à ce que le regard d'ombre et de tension d'une jeune fille sans nom, mais pas anonyme, nous éveille et nous dise : tu es vivant, nous sommes vivants, nous sommes peut-être les seuls vivants. Nous ne jouons pas un rôle, nous ne jouons pas à être ni à être des humains, nous ne jouons pas à découvrir de l'exotisme dans les gestes ou les démarches des autres humains en marche contre le temps. Ce temps, celui-là, le seul que l'on puisse toucher et reconnaître pour ce qu'il est : un temps monnayé puisqu'on nous vend désormais les villes qui nous donnèrent nos noms, on nous les vend avec leur mobilier urbain, avec ces foutus bancs de pierre en forme de livres et ces bacs à fleurs et ces lieux qui ne ressemblent plus à rien et surtout pas à eux-mêmes, à nous, qui ferons bientôt partie du patrimoine culturel urbain, et à toutes fins utiles serons utilisés, utilisables, afin qu'on ne nous reprenne pas jusqu'à nos noms, sous prétexte que nous ne les avons pas mérités; mais avons-nous mérité cela? Le poète qui a dit : "j'habiterai mon nom", ne croyait pas si bien dire. Je suis ombre et j'habite toute cette ville dans ses ombres et si elle en manque, j'en ai toujours en réserve, mais celles que je peins c'est du dedans de moi que je les extirpe et elles savent pouvoir toujours retrouver le chemin de leurs îles clandestines. Je suis leur terre sans nom, et je ne suis sans doute que cela, un peu de sable arraché au désert où la première ombre de cette longue lignée d'errants a suivi les tempêtes ne sachant pas être poursuivie par elles, ne sachant pas encore que toujours, perpétuellement, sempiternellement elle devrait, elle, justifier sa présence sur cette terre qui ne cessera de s'amenuiser sous ses pas, qu'elle devra, elle, et toute sa lignée, toujours recommencer les pourparlers et multiplier les offrandes quelles qu'elles soient pour que le sol sous ses pas ne chavire pas, ne s'ouvre pas, pour que les continents ne se dérobent pas comme une entrée secrète sur un monde connu de tous sauf de cette lignée d'ombres dont les êtres sont faits de sable et d'encre, au dire de certains, mais c'est pourtant bien de la chair et des os qui sont partis en fumée. Est-ce que ce n'était pas de la chair et des os? Pour moi c'est différent, j'ai rejeté la chair au profit d'une matière qui n'existe que si elle se mélange à la toile, je suis un fantôme dit-on, mais il n'est pas sûr que Van Gogh n'ait pas été un arbre alors qu'il peignait des arbres, que sa folie aux yeux des autres, aux yeux de ceux qui n'ont pas d'yeux justement ceux-là et qui disent toujours avoir vu quelque chose, que sa folie n'était pas seulement ça : être un arbre tordu par le mistral et peut-être aussi le mistral. Il est certain qu'il y a ceux qui ne savent pas garder leurs distances et comment pourrais-je garder mes distances avec l'ombre? Avec cette ombre là, la sienne? Comment garder mes distances avec cette ombre qui ne me quitte pas, pas même les jours sans soleil?

Tout cela a commencé il y a bien longtemps, le pinceau et la toile et le reflet de la lumière sur cette fenêtre que je vois maintenant de l'extérieur. Le chevalet avec sa ficelle, la veste effrangée sur le cintre, le seul cintre de cet atelier, le verre renversé et les fourmis sur le sucre, la fougère qui survit sans eau, été comme hiver, et son ombre qui ouvre d'autres climats sur le parquet taché, à l'angle du mur, les forêts tropicales qui surgissent à heure fixe, et le va-et-vient des ombres, leur bruissement imperceptible à quiconque, leurs gestes lents, la manière dont elles s'inquiètent, sans coquetterie toutefois, de savoir si la toile avance, tout était là bien avant que j'y vienne. Une nuit j'ai rêvé. Des coups à la porte, un univers soumis à des lois absurdes, des hommes qui parlaient tous en même temps, bref, on venait m'arrêter. J'avais quelques heures pour vider les lieux, ramasser mes affaires. La routine en quelque sorte. Mais là était bien l'impossible pour moi, leur faire comprendre que je ne pouvais ramasser mes affaires, que je ne pouvais vider ces lieux puisque je n'avais pas d'affaires mais des ombres que je ne pouvais ni emporter ni abandonner, que je n'existais pas ailleurs en un autre lieu si ce n'est sous la forme d'un petit tas de sable déjà mêlé à l'ombre, d'un sable enseveli il y a bien longtemps et encore je n'étais même pas sûre d'être ce petit tas de sable, peut-être seulement un grain.

C'est cet immatériel auquel on s'attache qui nous rend étranger, terriblement étranger, immatériels étrangers, d'une étrangeté insupportable aux habitants du monde, et le monde que l'on se crée alors, pour tout ce qu'il ne représente pas, pour son impossibilité à représenter quoi que ce soit, parce que personne ne peut ni l'anéantir ni s'en emparer, ni le détruire, lui, qui ne représente rien, ce coin d'immatérielle densité, ce lieu, ce n'est pas que dans nos rêves les plus absurdes que les habitants du monde cherchent à nous en chasser."

 

Elle a parlé comme si quelqu'un était là, près d'elle, elle qui n'a pas senti la présence d'un corps de chair depuis si longtemps, elle referme ses mains sur la pierre du banc, troublée par la pensée qui vient doucement s'imposer : les ombres n'ont pas d'odeur, pas de chaleur, leur regard est une surface qui les recouvre, elles sont un seul œil aveugle à l'extérieur, ouvert au dedans vers des formes secrètes, des remous et des reflets qu'elles ne décrivent jamais.

Comment expliquer? Comment rejoindre par des mots cette faille dans le temps, cette absence de sommeil. Autour des ombres et de la nuit, l'atelier disparaît comme un paysage sous une pluie torrentielle…

 

 

Argia s'est levée pour aller vers l'atelier. Elle reconduit l'ombre vers le rêve de la toile. Lentement elles contournent la maison, l'ombre et la jeune fille. Elle monte les marches et ouvre la porte. La même odeur, les mêmes objets, la fougère est un peu plus grande. Lentement l'ombre se détache. Lentement Argia s'assied devant la table.







… Je n'étais pas là, j'étais dans l'île de la Tortue. Cet atelier est vide depuis des années. L'immeuble a été démoli en 1999. Jusqu'à ce jour rien n'a été reconstruit. Les ombres s'inquiètent de ces disparitions successives, il y a des trous béants dans la ville. Que deviennent ces immeubles? Que deviennent ceux qui les habitent?

La dernière fois que je suis venue ici, il n'y avait pas ces palissades, pas de terrain vague. Le temps par-delà cette palissade est-il resté tel que je l'ai laissé? Derrière cette tôle ondulée à rayures, une petite fille est assise sur un banc, elle attend une ombre, mais elle ne le sait pas. Le temps du terrain vague obéit à d'autres lois, des lois vagues probablement. Maintenant toutes les palissades se ressemblent, les artistes des rues n'ont même plus le droit de les colorer. As-tu remarqué comme il devient contraignant d'obéir à la loi? Quand elle n'est plus faite que pour des citoyens, quand toutes les palissades se ressemblent. Au point que les artistes ne les colorent même plus, ils les imitent. Et les artistes des rues, que font-ils? Sous le regard des caméras, ils jouent leur rôle, le rôle de l'indésirable.

Est-ce que je m'éloigne du monde en même temps que j'en use? Quelque chose s'est produit, quelque chose s'est produit qui donne cette sensation absurde que le monde s'éloigne. Que les objets du monde sont de plus en plus éloignés les uns des autres, que plus rien ne les relie. Que la palissade n'est plus bois, métal, planches disjointes, inégales, graffitis et peinture écaillée, royaume des bêtes sauvages de la ville, elle n'est plus clairière où s'éparpillent les matières de la ville; un peu de silencieuse sauvagerie. Quelque chose de terrifiant, de totalement destructeur a été imposé au monde, et le monde s'est engouffré par la porte ouverte de la loi, et il s'est brûlé. Ils n'ont pas imaginé, ils n'ont pas pensé. Ils ont construit une autre porte pour la loi. Une illusion de porte pour une illusion de loi et ils ont compté sur la méprise quant à l'illusion. Cette méprise déjà bien ancrée dans les esprits entraînés à penser mathématiquement, c'est-à-dire, à ne pas penser. À calculer, évaluer, juxtaposer. C'est rationnel, logique, réel. Leur pensée, ou ce qui en donne l'illusion, s'aligne mathématiquement en accord avec ce qui est imposé comme étant logique, réel, rationnel, et au mépris absolu des espaces infimes qu'elle élimine radicalement comme illusoires. Une porte en tout pareille à la première ne peut faire qu'illusion dans un tel monde, puisque logiquement, mathématiquement, rationnellement, c'est la même. Mais trouver un caillou, puis un autre et voir qu'ils coïncident exactement, de cela quelle est la loi? …

Et toi, qu'est-il advenu de toi? Où sont tes toiles ? Et cette ombre de Carlo Michelstaedter qui est venue pour nous réunir. Qui encore s'en souvient? Autrement que comme un nom de ville. Les villes ressemblent à la mémoire des hommes de ce siècle. Des trous béants, un air saturé. Moi, je voulais revoir ta fenêtre, respirer l'air de ton atelier, écrire mon nom dans la poussière. Je suis revenue. Ils m'avaient effacée, effacée jusqu'à l'ultime trace de mon amour de jeune fille. Mais je suis revenue. J'ai écrit mon nom dans la poussière. J'ai glissé le mot de passe sur le clavier du temps. Argia. Et j'ai vu ce qu'ils ne peuvent pas détruire : je suis assise au piano, je joue, et toi, dans l'ombre, immobile, tu écoutes. Et je ne sais plus si c'est toi qui joues et moi qui écoute, dans l'ombre, immobile…

Qui sommes-nous ?

Nous sommes vivants,

nous sommes peut-être les seuls vivants.


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