éditions de l'éclat, philosophie

PATRICIA FARAZZI
LA VIE OBSCURE


 

 

 

Le jour s'est levé. Un jour terne, battu dès l'aube par un vent sec. Rarement elle a eu à ce point le sentiment d'un jour de plus, mais avec la sensation contradictoire que ces heures matinales qui suivent une nuit sans sommeil, vont s'étirer. Que le jour lui-même ne viendra pas, parce que les ombres complotent contre le midi qui les annule et l'après-midi qui les inverse. Lentement, avec toute la fatigue de l'insomnie et la certitude de la longueur du matin, elle peint.


«Il faut faire l'ombre même si le soleil ne se lève pas. Faire une ombre aquatique, l'ombre sans âge des jours de pluie. Un remous d'ombres.
Celles que je peins ont disparues il y a maintenant longtemps. Elles sont restées de l'autre côté, sur le versant d'un monde qui déjà creusait l'abîme où il les a précipitées. Ce que je veux? leur désigner les contours d'un espace où séjourner. Et là, déposer les mots qui ne résonnent plus, ne vivent plus, pour les briser. Être faiseuse de sable pour que les ombres se libèrent et désertent.
Je peux m'enrouler en moi-même, ne plus avoir recours qu'aux plus insignifiantes choses et remarquer leur justesse. Trouver un instant de paix. Mais la remarquable insignifiance des choses, c'est ce qui fait sentir la pesanteur du monde.
C'est au moment où je détache un grain de la surface que je prends en même temps conscience de l'ampleur de la pyramide et de la désinvolture de mon geste. La paix de la conscience, c'est ce que je veux retrouver. Arrêter le séisme par la désinvolture. C'est alors qu'une question nouvelle apparaît, qui vient mettre en péril tout l'éventail des questions régulières. Cette question concerne généralement la pyramide. Avec une désinvolture toute aussi pacifique. La pyramide me propulse dans l'univers des chiffres: quel est le nombre de ses grains? À quelle hauteur s'élève-t-elle? Quelles sont les lois de la physique, de la géométrie, et de l'architecture, qui préludent et ludent à sa construction? Il n'en va pas de la pyramide comme d'un simple pavé. Sa matière n'est pas le guide silencieux de nos trébuchements, elle est tout entière une idée de la mort. Elle est le rêve d'éternité d'un roi-dieu. Quand se détache un grain, c'est la somme inouïe de toutes les morts qui ont bâti ce rêve d'éternité qui se détache. Et soi-même avec eux. Nous nous détachons alors d'une certaine réalité, nous l'examinons avec incertitude, ce que nous comprenons difficilement c'est la rapidité du basculement. Comment, sous la fragilité des choses, comment, sous la diversité qui ne tient toujours qu'à un fil, l'implacable et la démesure parviennent-ils à se glisser? Tant de fragilité devrait réunir une force suffisante pour repousser la force. Le monde ne nous a-t-il pas été donné? J'entends Michelstaedter rire et dire: «Non, tu dois créer le monde afin qu'il soit tien, tu dois créer chaque chose et dire non à chaque affirmation de réalité.» Kafka aussi le disait: «Faire le négatif puisque le positif est là tout fait.» Et d'autres sans doute l'ont dit. Mais à la question: «Qui sont les illusionnistes?» y a-t-il encore une réponse?
Il faut se poser certaines questions régulièrement, les examiner, les passer au peigne fin, s'assurer que rien ne manque, et voir si elles résistent encore ou bien si la violence qu'elles opposent provoque un séisme.
Si un séisme se déclenche c'est soit que la gravité atteint un niveau particulièrement critique, soit que la question est erronée. Mais comment une question posée régulièrement peut-elle être erronée ?
Ce qui fait que tes pieds sont posés sur le sol implique la gravitation: c'est une loi commune et communément acceptée. Acceptée sans penser, puisque tout ce qui pense pense à échapper à cette loi. S'exerce à l'espace. C'est ce que les imposteurs appellent la liberté. Leur liberté. Liberté d'expression, d'action, de prendre ses aises, de s'approprier sa liberté, de bien discerner ses éléments et de se les inoculer, liberté de faire souffrir, d'asservir, de nier, de maîtriser, de surveiller, d'emprisonner, de contrôler, de châtier, tout ce qui offusque, brouille, résiste à cette liberté construite de l'extérieur.
On nous apprend à regarder, et on nous apprend à regarder les choses de loin tout en les assimilant, comme si on voulait nous apprendre à mâcher du verre pilé. Nous avons la date, nous avons le lieu, nous avons le coupable, mais nous n'avons pas l'arme du crime. Nous la cherchons sans même nous apercevoir que nous n'avons pas non plus la victime.»


Peindre le reflet d'un mur rose sur un oeil brun, la peinture écaillée d'une porte mauve, un escalier où tourbillonnent des fleurs sèches de bougainvillées, l'étourdissante clameur d'un bateau qui entre dans le port d'une ville, la lumière si particulière et bourdonnante qui filtre au travers des persiennes, l'ironie d'un sourire démentie par la délicatesse d'une main.
Tout ce qu'elle condense en lignes et en points et en silhouettes tremblantes, parce que ces choses sont secrètes, diluées dans sa paume en lignes ténues, et que leurs éblouissantes couleurs, leurs stridences, connues d'elle seule, disparaîtront avec elle, étrangères à tout système, à toute classification, à toute censure.



... La machine à projeter les rêves, ils ne l'ont jamais inventée. Ils ont inventé des machines à projeter ce qu'ils voulaient nous voir rêver. Avec leurs mornes normes. Comme une rafale de mitrailleuse, mais en continuel ralenti. Et un grand nombre ont succombé. Ils n'ont pas eu grand-chose à faire pour voir la réalité comme une succession d'images externes: la continuité logique de leur apprentissage de l'illusion. Une masse d'images, de rêves clichés, une mise sur catalogue de la réalité à laquelle rien n'échappait, pas même les îles et les déserts, pas même l'humain, pas même la pensée. Surtout pas la pensée. Et la façon insidieuse, sournoise, de se glisser entre la réalité et nous. Le despotisme médical de ce monde thérapeutique. De toutes les façons possibles, on nous injectait des images. Elles avaient toutes tendance à devenir fixes. Des clichés. C'était inévitable.
Il a fallu se débrouiller avec ça.
Il y avait eu pire.
Peut-être était-ce justement ce pire qu'ils noyaient sous ce déferlement permanent d'images. Regardez! Ça n'arrête pas ! Sonorisé, éclairé, mis en séquences, découpé en scènes, monté, démonté. À la fois Grand Chapiteau, boîte de Pandore et sommet de la perfection électronique. Des images, obsédantes, effrayantes, bouleversantes, séduisantes. Et les mêmes images de plus en plus habituelles, lassantes, répétitives. Jusqu'au moment où nous oublions que ce ne sont pas que des images. Notre regard est devenu complice. Nous nous contentons de regarder. Nous voilà enfin objectivés.
Oui, c'est avec ça qu'il a fallu se débrouiller.

Avec une image de la mort absolument inédite. Une mort programmée, la fin d'un rôle. Une simple formalité. Quelque chose qui n'avait jamais eu lieu. Ça, ils pouvaient se vanter d'avoir innové. La mort contrôlée, spectaculaire. Les écrans charriaient des masses de cadavres inodores et anonymes et parfois une mort faisait l'objet de tout un programme. Et, autour de nous, on débranchait nos vieux cousins. La fin d'un rituel secret, la suppression de la mort individuelle. On n'était pas loin du contrat de vie. Avec entente préalable sur le jour fixé pour la date de caducité.
La mort était partout, dans tous nos jeux. Ce gosse dans le square ? j'avais neuf ans, j'allais chez elle ? m'a tiré dessus, mais il n'a pas fait le geste de tirer avec un pistolet. Il a levé les mains devant lui et remué ses pouces comme s'il manipulait une console, et il n'a pas fait: «Pan! t'es morte»; il m'a dit: «Nous, enfants de la mort.»
Nous aurions pu devenir des images mortes.
Et puis nous nous sommes rencontrés. Nous étions un tout petit nombre, et nous savions qu'il y avait déjà pas mal de ces petits nombres d'individus, adolescents pour la plupart. Nous avions un but à ce moment-là: ouvrir une brèche de réalité virtuelle, une brèche secrète où nous rencontrer et déposer nos trouvailles. Nous pensions que c'était la seule issue qui ne fût pas contrôlée. En connaissant le logiciel et le mot de passe, n'importe qui pouvait entrer dans notre île virtuelle. Et c'était ce que nous voulions. Laisser une entrée. De toutes façons, qui pouvait deviner que le mot argia, intégré à l'économiseur d'écran: after dark, ouvrait le pays de nulle part de quelques morveux? Argia, le nom d'un antique rituel de possession sarde, glissé dans une explosion de particules violettes sur un fond de nuit. Un truc de gosses. Un tour de passe-passe électronique.
Mais c'est mon nom qu'ils avaient choisi. J'allais donc continuer à me déverser dans l'apparence, une apparence plate et muette?
C'était le premier soir de notre rencontre dans le lieu secret. J'ai tapé le mot de passe, le territoire virtuel était vierge, ils m'avaient laissée entrer la première parce qu'Argia est mon prénom. Mon nom s'étalait devant moi, j'étais devenue un code. Alors j'ai compris que nous étions piégés de toutes façons, que l'illusion s'était insinuée là aussi.
J'ai décidé de laisser tomber, de partir. J'ai pensé à toi. Je regardais l'écran et la dernière toile que je t'avais vue peindre se superposait, et tes gestes et ta voix. Et la question, où sont-ils? Où est-elle? Il y avait bien quelque chose sous cette réalité virtuelle même secrète. Des lieux, des êtres, des odeurs, des clameurs imprévisibles.
Mais je ne pouvais pas disparaître comme ça sans leur laisser un signe.
Alors j'ai tapé:
Vous m'avez demandé, vous, c'est-à-dire, toi, toi et toi, d'entrer la première dans un lieu sans épaisseur, un lieu destiné à recevoir une galaxie de mondes sans épaisseur. Je crains qu'ils ne dépassent pas les limites toujours plus étroites de notre imaginaire dépendant des mondes sans épaisseur. Soumis aux lois du rectangulaire et du défilement.
Alors parmi les possibilités de mondes sans épaisseur, on peut en imaginer un où chacun aurait pour coutume de se déplacer derrière une pancarte où serait peinte l'image qu'il choisirait pour le représenter. Et cela une semaine sur deux.
Quel serait alors le comportement de ces individus au cours de la semaine sans pancarte?
Continueraient-ils à se comporter comme s'ils étaient dissimulés?
Il pourrait évidemment arriver que certains, distraits ou timides ou encore rusés, portent leur pancarte en continuité.
Dans ce cas, les autres s'en apercevraient-ils?
Des sanctions seraient-elles appliquées à l'encontre de ces individus et si oui, selon quels critères?
Qui pourrait dire de l'image peinte sur la pancarte ou de l'individu de chair, lequel doit être sanctionné et comment? Faudrait-il réunir le conseil des pancartes ou celui des individus de chair?
Tout, évidemment, dépendrait de la semaine.
Et quel serait l'embarras de celui qui, en toute bonne foi, s'est trompé de semaine. Qui hésite, tente de faire glisser sa pancarte sur le côté afin d'être à demi hors la loi, va même jusqu'à penser la plier, s'en faire une ombrelle, et sourit, l'air gêné, à des individus qui ne comprennent pas du tout pourquoi il se contorsionne comme ça et dépense tant d'ardeur à sortir de lui-même. Et que dire de celui qui, délibérément, ne mettrait jamais sa pancarte?
Ou encore, un monde où les rôles s'inversent. La pancarte se déplace dissimulée derrière un individu et en continuité. En apparence, tu y crois. En profondeur, tu rencontres la surface plane du papier glacé. Seuls les fous, dans leur sagesse, tentent d'arracher l'image qui se cache derrière eux en la projetant pour la regarder en face, mais dans leur folie ils ne savent pas que l'image en dissimule une autre, et qu'au moment où ils projettent l'image au devant pour déchiffrer son regard, l'autre image les devance et leur tourne le dos, continuant à masquer ce regard.

J'ai tapé EXIT, j'ai soulevé l'image et je suis partie. Envolée. C'est la destinée que j'ai adoptée. La ligne de fuite qui entraîne hors du cadre. Ni l'homme-pancarte ni la sagesse du fou. L'espace infime qui ne s'ouvre pas sur un mot-clef, mais sur une ombre, une fissure, une pluie, un passant. Je ne cherchais pas le passage secret vers l'innovation, je cherchais le tête-à-tête avec l'érosion. Je ne suis pas partie loin, mais j'ai perdu tout contact avec eux. Pourtant, des années plus tard, je peux encore dire «nous». Dire que nous échappions avec humour et ténacité à l'oligarchie intellectuelle. Avant tout. Le jeu secret a été l'hameçon, et nous l'avions nous-mêmes appâté avec le réel. Nous sommes passés des jeux aux réseaux et nous avons ouvert des espaces sans épaisseur. Nous avons voyagé dans notre folie de mots et d'images. Nous avons inventé le réel. Un inusable réel. Et alors que nous avions les yeux rivés sur nos écrans, le réel s'usait et s'ensevelissait sous la folie des mots et des images. Et aucun accès n'était gratuit?



Sur le banc en face de la fenêtre une jeune fille est assise. Elle la regarde intensément, elle la scrute. Ses sourcils sont froncés, son cou tendu, et ses mains, des mains très blanches, s'accrochent au banc. Sous ce regard, elle s'aperçoit soudain qu'elle a une apparence, ses mains tremblent, sa veste est couverte de taches de peinture sombre. Mais peut-être la jeune fille ne la regarde-t-elle que parce qu'elle ne parvient pas à la voir?


«Dans une fresque de Paolo Ucello, il y a une dilution de bleu, de rouge et d'ocre, et dans cette dilution on devine une foule effacée. Un visage s'en détache, presqu'effacé lui aussi, c'est la femme de Loth, juste avant l'instant où elle va être changée en statue de sel. La foule, en se diluant dans la peinture, a occulté la direction de son regard. Qui peut dire maintenant que cette femme était seule à se retourner? Ce visage ne dépend plus de l'Histoire, il s'imprime seulement sur le mur. Il supporte l'usure de la pierre et du stuc. L'Uccello démasque la morale de l'histoire. L'erreur narrative est cicatrisée. Il reste ce visage, détaché de la curiosité. Son langage est un froissi de matières abrasives. S'y enrouler, c'est s'empoisonner à coup sûr. Ces récits, répétés, transformés, jusqu'à ce que leurs images soient suffisamment figées pour que quiconque puisse se les ajuster sans trop d'effort, les ombres tentent par divers moyens de les démasquer. À cette fin elles tissent des vêtements vivants, dotés d'une motricité autonome, d'émotions et de pensées.
Pour chaque individu exercé à enfiler une chemise vivante, attentif à ses moindres mouvements, les modèles figés de l'histoire sont privés de tout attrait. L'idée de s'en revêtir ne l'effleurerait même pas.»


Douloureusement quelque chose bat contre sa tête, quelque chose qu'elle ne voit pas, n'imagine pas, et qui vient malicieusement lui rappeler les vestiges d'un temps où les mots se donnaient encore comme étant directement extraits des grandes carrières du langage. C'est comme si le mur s'avançait derrière elle et battait sur sa nuque.


«Le langage fait souvent penser à une aire de battage. Il doit être comme le poulpe, battu pour devenir comestible. C'est le martèlement incessant. Ces mots nous deviennent familiers si nous n'y prenons garde. Peu à peu une mémoire fictive se fixe en nous qui éteint la mémoire particulière. Une mémoire d'une vie non vécue, d'un passé qui sera peut-être re-diffusé demain. Des conversations montées de toutes pièces et auxquelles nous n'avons jamais participé, remplacent nos conversations. Une mémoire fictive que nous partageons avec des milliers d'autres.
Quelle différence y a-t-il entre le monde écrit et le monde?
Si je connaissais le langage des vagues, si, regardant la surface de la mer, je pouvais lire les vagues, l'écume, les lignes, tout l'alphabet marin, alors la mer et l'écriture de la mer seraient une seule et même chose? n'y aurait-il pas toujours un espace?»



... Depuis combien de temps, voyons-nous sous les plus petits détails du paysage se glisser la désolation? Une désolation bien propre et bien fleurie, qui pavoise. Une pavoisante désolation. La primevère et la pensée y reviennent chaque printemps. Les pigeons y crottent en toute saison. Par dessous poussent les racines de la désolation. Desolation roots. Il paraît qu'en mastiquant bien, ce n'est pas si mauvais que ça. Le «ça» est donc encore pire que le mauvais. Et le mauvais en devient passable. Ce qui le met presqu'à égalité avec le bon. Tant qu'on mastique, on ne voit pas le temps passer, c'est le bon temps qui passe. Le temps masticable.
À la nécessité il y a toujours une réponse. Ils n'ont plus de pain ? Qu'ils mastiquent les racines de la désolation. Si le mot «bon» est écrit dessus, et suffisamment gros, ils n'auront qu'à ajouter le mot «pain». Et le tour sera joué. Ils seront alors comme le pauvre homme devant la table vide à l'heure du dîner. Soir après soir, il s'assied et tape doucement le bois du plat de la main. Regarde et regarde encore, comme si son regard pouvait faire jaillir la nourriture du souvenir. Puis, il n'y a même plus de table. Il n'y a plus qu'un écran sur lequel on voit un pauvre homme devant une table vide qui regarde vers un écran où l'on voit un homme en train de manger, lequel ne regarde pas, mais mastique.

Dans certains moments d'enthousiasme, nous avions la sensation qu'il n'y avait plus de spectacle, que l'intermédiaire avait été écarté, mais c'était pour se rendre à l'évidence: les barrières n'étaient pas tombées, il n'y avait plus rien du tout, qu'une interprétation d'interprétations évanescentes, des topoï de topoï. Les barrières se sont déplacées, multipliées, resserrées, jusqu'à se confondre avec du langage, la prison cosmique est dans la langue. La porte de la loi est ouverte, mais il est bon de savoir qu'au-delà, chaque parole est une accusation, un réquisitoire, une interdiction, une délibération, un jugement. L'enfant qui joue aux dés se garde bien de pousser ses pions vers cette limite. Il sait que s'il passait cette porte, la moindre de ses paroles pourrait être retenue contre lui.
La parole a sûrement un envers. En explorant les espaces interlinéaires, là où le mot s'écoule, je pourrais peut-être découvrir quelque chose. C'est facile avec l'encre. Mais avec la parole, comme nous ne distinguons pas les ondes sonores, c'est une autre affaire. Si nous étions entourés de lettres se bousculant dans l'air, arrivant par bourrasques, par brouillards flottants, les respirer serait notre seul recours. Nous ne pourrions cependant ni nous en saisir, ni les lire. Il faudrait toujours en produire pour respirer, et chacun parlerait sans cesse pour absorber sans cesse cet air chargé de lettres afin de pouvoir parler encore et respirer et ainsi de suite?
La tour de Babel respiratoire, le dernier bastion imaginaire de la liberté ou la somme des écrans télévisuels? combien la tour de Babel a-t-elle de portes? est-elle le temple mondial de la rhétorique? Il y a des réponses, mais elles ne sont pas accessibles. Il y a plusieurs réponses contradictoires pour chaque question. Et ce jeu de dissimulation dure et peut durer tant que le dernier bastion imaginaire de la liberté porte un nom, tant qu'il se définit.
Je n'ai pas oublié. J'ai foncé dans le miroir, moi aussi. N'importe quel monde virtuel était plus réel pour nous que la pierre qui nous tombait sur la tête. Dans ce monde, les têtes et les mains repoussent, les morts vivent, les prophéties se réalisent, ceux qui ont le costume du bon, sont bons, et ne tuent que pour la bonne cause, des mauvais aussi éternels que les bons. Personne ne disparaît jamais, mais revit sur un autre programme. Un monde parfait pour des êtres parfaits, qui dit mieux? Un monde parfait ou un monde de rechange? Un monde où la violence se défoule? Ou bien un monde où la violence s'exerce?
J'ai retrouvé l'indécence et le toujours perfectible. Et ils ont une odeur, une rumeur inlassablement différente, des têtes si fragiles sous les bottes, et qui ne repoussent pas, et roulent des pensées indissociables de l'érosion, un monde qui s'use et poursuit une vague besogne. Le voyage dans le temps. Sans aucun artifice. Sans même un mot de passe.
Ils ne doivent s'en emparer à aucun prix. Une barque est peu de choses pour celui qui n'a pas les rames, et à peine plus pour celui qui les a, mais ne sait pas s'en servir. La machine ne connaît pas ce qui ne se connecte pas avec elle. C'est une caricature de la mémoire seulement connectée à des terminaux. Une caricature de la mémoire historique. La réalisation des trous noirs, la réalisation de tout ce que le monde offre de plus proche du rien, un chaos à côté du chaos, le plus flottant possible.
C'est bien. Mais avant de flotter comme un nuage sur la rivière, le sage Teishitu s'est préparé de longues années. J'ai essayé de calculer l'imprécision à un millième de millimètre près. Ça marche.
Pourquoi laisser au despote ce qui appartient à son bouffon? Serait-il là pour s'amuser de nous ??

- Qui est le roi de cette île?
- Elle n'en a pas,
- quelles sont les lois de cette île?
- Elle n'en a plus,
- personne ne légifère?
- Personne. Si c'est un roi, des lois et des procès que vous cherchez, il faut aller dans l'autre île. Un roi cruel y règne, les lois de cette île ont été établies avec sévérité, plus personne ne les discute et les procès y ont des issues tragiques.

Elles ont souri toutes deux en même temps. Une île se dessine à leurs pieds, luxuriante, sans lois, odorante, avec des cris de bêtes, des froissements de feuilles, des vaisseaux rutilants?

«Que de bouteilles de rhum imaginaires n'avons-nous pas vidées, assises dans nos oreillers, par ces nuits insomniaques et somnambuliques de l'enfance. Je le lisais dans tes yeux et pour moi je savais nettement à quoi m'en tenir. De toute notre amitié rieuse nous savions les nuits sur le pont avec les pirates. Ne trinquerons-nous donc jamais? Toi et moi? Une fois j'ai pensé t'enlever, je ne l'ai jamais dit à personne. Face à la loi, il n'y a pas de cas particulier. Je n'imaginais pas du tout ta vie à l'extérieur, ta famille, l'école. Ce n'était pas de la mauvaise volonté, mais une incapacité à te projeter dans l'autre île, celle où règne un roi cruel. Une fougère suffisait à tracer l'île de la Tortue, qu'avais-tu besoin d'apprendre l'arithmétique? Tu croyais que je ne pensais plus à toi? Que tu étais une petite fille parmi tant d'autres qui venaient voir peindre des ombres? Non, non, je ne donnais pas de matinées enfantines.»
Elle recule sous la poussée d'un souvenir. Le jour s'est imposé sur la ville et dans la chambre, si simplement. La toile avance, la faim la tenaille, il est un peu plus de midi. Et pourtant ses mains, qu'elle regarde pendant qu'elle mange rapidement un reste de viande et du pain, ne sont plus les mains tremblantes qu'elle connaît, elle a reculé en elle-même. Les sons qui lui parviennent de la rue, ne sont plus ceux d'une ville en plein midi, c'est la nuit et son bourdonnement particulier qui s'éloigne et se rapproche dans un ressac.


«Avant de peindre des ombres, j'ai peint des visages, des êtres, des bêtes. Je peignais leurs gestes, leurs mouvements, leurs regards sur une autre chose. Évidemment tout se diluait peu à peu, se résumait et glissait doucement vers l'ombre, vers l'imprécision. C'est un portrait que j'ai peint d'une femme inconnue, qui provoqua ce qu'en chimie on appelle le point triple, le point d'équilibre où, hélas, tout coïncide. Ce portrait resta longtemps sur mon mur et à ceux ou celles qui me demandaient : qui est-ce? Je répondais que je ne savais pas.
Puis j'ai commencé à répondre: c'est ma mère. Et j'en restais là, un peu étonnée de ma réponse, puisqu'elle semblait sortir de moi à mon insu et sans que rien ne s'y rattache qui ressemble à un regret ou à un souvenir.
Un jour, c'était en Février, il faisait très froid, je peignais avec des mitaines et dormais recroquevillée près du radiateur. Personne n'était venu me voir depuis le début de la neige. Il était tard, on frappe à la porte. J'ouvre, et je vois sur le seuil un individu que je connaissais assez peu, le visage rouge et crispé, tenant dans ses mains un paquet. J'attribue aussitôt cette rougeur et cette crispation au froid intense et je suppose que le paquet renferme une bonne bouteille pour nous réchauffer. Sur ce, il entre. À la rapidité de son élocution, au ton de sa voix, à ses gesticulations, je m'aperçois assez vite que rougeur et crispation sont dues à la colère et même à l'indignation. C'est précisément cela : il est indigné, le simple fait de me connaître lui est un indescriptible tourment, un coup du sort dont il ne se relèvera qu'à grand-peine. Je suis une traîtresse, une fumiste sans talent et, là il retient son souffle car le mot définitif va être lâché dans l'arène de notre défunte sympathie, pire que tout : une plagiaire. Avant même que j'ai pu m'étonner (je ne comprends rien), il se lance dans un long discours explicatif d'où il ressort que je déshonore la peinture moderne, tout en perdant sa confiance et la confiance de l'ami qui nous a présentés. Je ne l'écoute plus, et tente de voir à travers le papier kraft du paquet s'il ne s'agit pas d'un revolver (je ne laisserai à personne le soin d'exécuter ce que je peux faire moi-même). À ce moment, il déballe ce papier mystérieux et à mon grand réconfort en tire un livre, qu'il ouvre, puis, dans un geste de désarroi qui ne manque pas de comique, il me le jette à la tête, soupire bruyamment, et sort en claquant la porte.
Réchauffée par cette scène absurde et pleine de gratitude envers un hasard qui m'apporte un théâtre à domicile, alors que le froid et ma pauvreté m'interdisent de sortir, je m'installe dans le fauteuil, et avec toute la curiosité et la bonne humeur provoquées par cette intrusion, j'ouvre ce livre? Mais la chaleur que je retrouvais fit place à un grand froid. Le comique de la scène s'évanouit immédiatement. Ce que cet homme provoqua ce soir là, et à son insu, fut comme une ligne tracée dans les interstices de ma vie, de ce que j'appelais ma vie. Une ligne qui dessine un autre horizon, une ligne qui se transforme en un long intervalle où je suis encore suspendue et que seule la mort, peut-être, effacera.
Combien de temps je restai dans le fauteuil, le livre ouvert sur mes genoux, je ne saurais le dire. Le temps n'a plus jamais été pour moi que l'ombre du temps. Lorsque je le refermai, mes mains tremblaient et plus jamais je ne regardai mon visage dans un miroir, car la buée qui le recouvrait alors disait la force d'une émotion surnaturelle et qui n'était pas seulement mienne.

À la page 39 de ce livre se trouve la reproduction d'un portrait de femme, intitulé : Interpretazione della madre (ce livre est en italien) et ce portrait est absolument identique à celui qui se trouvait alors sur le mur de mon atelier. Aux autres pages de ce livre se trouvent tous les portraits que j'ai peints avant de peindre des ombres. Leurs mouvements, leurs gestes sont identiques. Mais ils ont des noms, une vie. Ils incarnent un monde disparu. Les miens étaient sans nom et sans lien avec le présent.
Cette femme dont j'avais peint le portrait, était Emma Michelstaedter, morte à Auschwitz en 1944. Sa mère à lui, l'autre, celui qui a peint cette toile bien avant que je naisse. Qui était mort déjà quand elle est morte et quand je suis née, moi qui n'avais encore rien lu de lui, ni n'étais allée à Gorizia et qui découvrais ce livre, et lui, et elle, parce qu'un potache d'opérette avait forcé ma porte. Le commentaire du livre d'art parlait de son visage de Pietà, de la tendre souffrance de la mère, celle que l'on retrouve dans toute la peinture italienne.

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Pourquoi une fois de plus ce besoin de falsification? N'était-il pas suffisant qu'elle soit une femme? Pourquoi commentaient-ils sans regarder dans le rectangle noir de l'ombre? Ce besoin de voir un modèle et un commentaire, là où il y a un fil à suivre. Est-ce-que le sourire un peu ironique qu'exprimait ce portrait laissait deviner son horrible fin, ou une chose quelconque qui faisait d'elle une Pietà au moment où son fils l'a peinte, alors qu'il n'était pas mort? Et il est vrai qu'à regarder ce sourire, leur mort n'en est que plus terrible, mais elle n'est pas morte pour les péchés de l'humanité, ni lui, ni aucun de ceux qui sont morts avec elle. Et pas plus elle que les autres ne demandent l'imitation. Cette souffrance ne rachète rien. Il n'y a pas de parallèle possible, même pas au prix d'acrobaties interprétatives.Interpretazione della madre
C'est par ce sourire que je l'ai rencontrée. Un instant, elle fut là devant moi, et sans aucune magie. Simplement, par son sourire sur la toile, elle avait un visage, une âme, un nom, et pas un numéro. Et par ce sourire, je savais qu'elle n'était justement pas une Pietà, ni une représentation, ni l'oeuvre obligée d'un parcours académique, qu'elle n'était pas un modèle, mais qu'elle était vivante, réelle. Elle était là, de chair palpitante de vie, dans le mouvement de son cou, dans ses yeux à demi baissés. Dans ce sourire qui s'est figé, c'est vrai, le jour où on l'a emmenée avec sa fille vers cet enfer, et qu'elle ne pouvait sûrement pas deviner au moment où il l'a peinte, mais qu'elle devait tout de même pressentir pendant l'interminable voyage en train, debout, étouffée, affamée, assoiffée. Elle devait pressentir que quelque chose d'épouvantable l'attendait. Alors ce sourire qui n'était pas celui d'une Pietà artistique, a disparu.

De ce jour j'ai peint des ombres. Que ceux qui voient dans l'ombre, que les nyctalopes de la connaissance, que ceux-là voient les visages de chair se dessiner et vivre dans les silhouettes et les mouvements offusqués. Les autres m'importent peu, ils se donnent trop d'importance.
On peut observer les hommes du haut d'une grande roue de foire comme un flux indifférencié de fourmis insignifiantes et comme un Harry Lime se contenter de les voir comme des fourmis, sans faire l'effort de discerner leurs silhouettes. Et on peut considérer l'histoire de la même façon, sans focaliser. L'histoire sera celle d'une masse informe seulement perceptible dans ses généralités, ses hypothèses, ses représentations, ses catégories. C'est une méthode qui permet de se convaincre de sa propre efficacité et qui permet d'aller vite. Mais d'aller vers quoi? Vers ces choses que le besoin nous désigne et qui ne sont que notre propre besoin, besoin de plaisir, de pouvoir, d'efficacité, besoin de se déculpabiliser, besoin de s'expliquer, de se justifier? Elles demeurent toujours éloignées, ne sont que des choses, le besoin de continuer, dépendant de l'efficacité, du besoin d'aller vite, les projettera toujours en avant vers le futur? On croit rationaliser, élucider, analyser, on tourne en rond dans un tourbillon de mots qui ressemblent à des fourmis insignifiantes vues du haut d'une grande roue de foire. On court après son ombre, on ne la rejoint pas. Pire, on ne l'imagine pas, on ne la voit pas qui se détache de la masse, à l'exacte dimension de l'individu. Anonyme, tremblante, insolente, «chaque ombre est un monde tout entier». Ces ombres qui se dispersent alentour, se rapprochent, passent, fuient, ont traversé toute l'histoire. La lumière indique-t-elle une dimension humaine? Et les flèches d'Apollon, dieu du soleil, n'apportaient-elles pas la mort et la folie? Certains sans doute préfèrent cette mort et cette folie à l'anonyme, ingrate difficulté de déchiffrer des ombres. Libre à eux, mais que laissent-ils survivre de l'autre liberté? Celle qui ne les concerne pas. Lorsque le projecteur balaye l'espace où fuit le prisonnier, sa lumière lui laisse très peu de chances de demeurer dans l'ombre et de s'y sauver. Le lointain n'est pas inscrit sur les cartes. Au loin quelqu'un pleure, un autre vacille, celui-là rit aux éclats, un autre parle et celle-là écoute. Ce n'est pas toujours la même trame qui emporte les êtres dans leur nacelle de mots qui pleurent, vacillent, rient, parlent et écoutent. Le lointain émet des visages qui se retournent et se fixent sur la toile.
Les ombres m'ont entraînée dans des strates dont je n'avais aucune connaissance. Elles m'ont mise en contact avec les ombres qui ne viennent plus à la surface. Des ombres de plus en plus nombreuses venaient vers moi et je les peignais. Les plus anciennes sont venues d'abord comme en reconnaissance.
Quand j'ai compris à leurs mouvements plus rapides que des enfants commençaient à se glisser parmi les ombres, que je devrais imaginer leurs visages, leurs rires, leurs jeux d'enfants, j'ai cessé de peindre. Mes mains ont commencé à trembler.»
Elle répète: «j'ai cessé de peindre, j'ai cessé de peindre, et les ombres ont cicatrisé la question. Toutes les questions que je posais ont tracé à la surface de ma conscience un long parcours de cicatrices et à l'inverse d'une peau de chagrin, il ne cesse de s'étendre. Les cicatrices ont les mêmes racines que les amitiés. Alors entre la haine pour les bourreaux qui m'imposent des questions absurdes sur la raison d'assassiner un enfant et l'amitié pour ces visages que j'ai peint en chair ou en ombre, j'ai choisi.
Et puis je suis entrée dans l'oubli d'où j'étais sortie pour toi, il fallait bien que tu m'oublies pour retrouver, pour rassembler en un point le passé et le présent et découvrir la nacelle où nous étions perdues ensemble. Autour de nous le monde tentait, une fois encore, d'inventer l'éternité à grand frais de momification médiatique. Fallait-il accepter que le temps soit répertorié, limité, unifié. Acheter l'éternelle jeunesse. Pas de mutation ? La machine à explorer le temps délibérément détruite? Au nom de l'éternelle possibilité de consommer du consommable? Soyons vieux tout de suite et n'en parlons plus. Nos mauvaises dents ne nous permettent plus de mâchouiller le mâchouillable? Et nos mauvais yeux ne nous permettent plus de voir la ligne droite et rapide qui est le plus court chemin vers la catastrophe? Tant pis! Nous saurons combien il est agréable d'être vieux et d'avoir toute sa souplesse. Soyons même déjà morts et amusons-nous! Gaspillons nos capitaux, vie, santé, soleil, nous ne nous en porterons que mieux. Nous serons hors d'atteinte.
Dans un film, un androïde dit à un humain: «How is to live into fear? ça fait quel effet de vivre dans la peur?»

Une fois acquise l'éternelle jeunesse, un besoin de grandeur, de privilèges ... qui semblent durement conquis ..., d'ascétisme de l'âme, se manifeste éternellement en eux. Le fondement de ce qu'on dénomme les grandes actions humaines, voilà matière à remplir l'éternité. C'est qu'une éternité si éphémère et si chèrement acquise, il faut bien la remplir de quelque chose. Ils poussent de hauts cris éternels quand ils s'aperçoivent que les fondements des actions humaines sont triviaux et tellement humains, à la mesure du temps humain et de l'érosion qu'ils appellent toujours vieillissement, bien que n'étant plus concernés. Ils mettent ça sur le compte de l'éternelle jeunesse de la grandeur qui doit s'abaisser jusqu'aux faiblesses humaines. Afin d'y puiser des modèles... L'homme faible est un modèle pour l'éternel artiste... Et l'artiste un modèle pour qui? Pour l'androïde?...
Je sais, j'ai regardé les ombres trop longtemps, je me suis peu à peu rapprochée d'elles, j'ai assumé cette pudeur particulière à l'ombre, due à son absence de traits, de consistance. Il devient difficile de me saisir. Ceux qui m'écoutaient parfois, avaient cette sensation qu'il était aussi difficile de saisir mon poignet que mes paroles. Ce n'est ni un hermétisme, ni un artifice, c'est une absence de mythologie. Dans le microcosme, il n'y a ni mythes, ni héros ; des fragments, des îles, des écueils, autant de débris que vous voulez, mais pas de places fortes ni de trophées. C'est comme ça. C'est évasif et compliqué. Aucun tyran, aucune puissance ne peut régner sur ces îles, une brume persistante les entoure, leurs habitants poursuivent un long monologue et ont depuis longtemps adopté la grammaire de l'ombre. L'héroïsme de ceux qui se donnent le droit de n'être pas confrontés personnellement à la décision, ceux qui regardent la plaine d'où l'ennemi viendra. Le piment biographique de l'existence. Tout ce fatras qui se sirote en présentant son meilleur profil à la caméra, les ombres insulaires ne prennent pas même la peine d'en rire. Il n'y a que nous, pauvres idiots, contraints d'avoir encore un pied dans la lumière, pour voir comment le monde accepte d'être le public futur d'un spectacle en suspens. Au point que l'on a envie de pousser la porte en criant: Que sont ces minauderies? ces poses? A-t-on besoin de tant de fanfreluches pour autant s'ennuyer et de tant de serments pour autant se trahir? Entre le salon et le phalanstère, n'y a-t-il d'autre choix que l'idiotie et le troupeau? Et les autres? On s'en occupe? Les événements sont couverts? Vous qui êtes si pleins d'âmes que vous ne seriez pas effrayés d'en vendre un morceau, les autres, vous êtes bien satisfaits de ne pas en faire partie.
Enfermée entre les falaises du ceci-cela et du cela-ceci, la pensée apprend avant tout à connaître ses limites. Sans doute sont-elles recouvertes d'une matière réfléchissante qui donne l'illusion d'une certaine profondeur. Mais elles sont là, le ceci-cela par ci, le cela-ceci par là. Se mirant l'un dans l'autre. Inventant des super-structures émotionnelles qui ne renvoient à rien qu'à des miroitements. Tellement dépendants l'un de l'autre qu'il est difficile d'évoquer le premier sans évoquer le second. Ils se partagent leur butin d'émotions avec l'indifférence du postier.
Mais quel tour leur jouera le destin? Dans quel grand fleuve seront-ils emportés? Un fleuve qui coule entre les falaises du cela-ceci et du ceci-cela? Les grands modèles de l'Histoire y sont sculptés, et des sentences, et des citations. Ici les mots remplacent la vie. Dans un proche passé, on pouvait de source sûre penser que la vie coulait ailleurs, que des strates obscures, des brèches, des galeries secrètes infiltraient ces falaises, qu'un explorateur discret avait toutes les chances de s'en sortir. Mais désormais, et bien que je sorte peu, et reçoive peu d'informations, je pressens à l'inquiétude des ombres, à leur grandissante agitation, qu'il est de plus en plus difficile de découvrir un passage qui ne soit pas surveillé, répertorié, tyrannisé, exploité. La seule issue est sans doute dans le point de densité de l'ombre. Un petit piétinement indistinct. On ne piétine rien en particulier, on tasse un peu le sol, on aplanit. C'est une occasion pour danser un peu, mine de rien, n'est-ce pas la plus belle façon de danser... Dans un petit piétinement lent et appliqué, sans se faire voir...»
«Tu ris?»
«Tu trouves que je danse comme un pied?»



Autour, les ombres sont chauffées au noir, elles occupent un espace et s'y consument, l'inventent et le consument sans cesse. Leur désert serait impossible à peindre jaune, ocre non plus, leur désert est un nuage fossilisé.


«Sûr, je n'ai rien d'une danseuse étoile. C'est juste un petit expédient pour vivre dignement ma folie. À l'heure des règlements de comptes, il n'y a personne en face. Que soi-même.
Le pouvoir? N'est-ce pas nous? Nos voix, nos suffrages? Notre résignation? Nous sommes devenus, nous avons plongé dans le grand fleuve du devenir. Et nous sommes devenus des électeurs, des soldats, des téléspectateurs, des consommateurs, des conducteurs, des internautes ... Nous voilà propulsés dans un univers à la mesure du participant, du célébrant, de l'adhérant, du connecté, du branché, où chacun doit se convaincre de la multitude des courants. Pourtant, tout hypermétrope que je suis, je ne vois qu'un seul courant où le mal de vivre est vendu sous toutes ses formes, y compris celles du bien-être. Les jardins peuplés de joyeux lilliputiens n'existent plus depuis bien longtemps, le monde s'identifie de plus en plus au béton qui le porte. Qui soulève encore l'étiquette? De mon infinie tristesse où je m'amuse si bien, j'appelle vers vous, mes ombres. Un grand nombre parmi vous ont préféré le suicide ou la dissolution, et un autre grand nombre parmi vous n'ont même pas eu ce choix. À croire que vous vous êtes envolés dans la nature. Mais quelle nature? Les fervents, les hommes sains, solides, ceux qui distillent le bleu de leur regard dans le bleu du ciel et vice-versa, ceux qui décident de grandes choses en contemplant un arbre centenaire, comme ils l'ont chantée et aimée la nature! Et leur bien-être dans cette nature bienfaisante. Pourtant, avec quelle souveraine indifférence, avec quels yeux bovins, avec quels cataclysmes, elle accueillit leur ferveur! Et les autres, ceux qui ploient l'échine sous le poids de la ferveur et des grandes choses, et qui savent n'avoir rien à attendre de la pitié d'un chêne. Ceux-là, avec quelle ignoble indifférence elle vient refleurir leurs charniers et effacer leurs traces. C'est beau pourtant un cerisier au printemps. Un champ de coquelicots aussi, c'est beau, surtout si c'est peint. Ça ne se fane jamais, la même brise y souffle continûment, la même robe mauve y passe. Un oeil cerné permanent sur un champ criblé de blessures florales. La nature, j'ai lu ça dans un livre, c'est dans les écrits des poètes qu'on la connaît. Quand j'étais enfermée dans mon réduit, je me récitais des poésies et j'en inventais. Je les déplaçais d'un coin à l'autre, ça fabriquait des paysages minuscules, des objets, «une bible à la tranche vert-chou», je cherchais du vert-chou dans ma mémoire, et je me souviens que je n'en trouvais pas. Je me demandais si le chou était cru, ou cuit, pommelé ou non, et invariablement, la bible se transformait en chou et je voyais Rimbaud enfant, pommadé, un chou posé sur les genoux. Mais aucune nature bienfaisante n'a grimpé jusqu'à mon réduit pour m'offrir des choux et Rimbaud enfant, ni rien.
Et les ombres, crois-tu qu'il leur plaise de séjourner dans la nature?
Non, ce que les ombres visitent avec délectation ce sont les lieux où leurs portraits sont peints. Là elles connaissent enfin leur apparence et le mot «temps» ne répond plus à la fuite et à l'implacable, mais aux imperceptibles ruissellements de cette matière secrète: la couleur. Ce qui leur est définitivement étranger. En ces lieux calmes et silencieux, elles s'inventent des noms. Par-delà la limite, dans leurs îles mystérieuses, mieux cachées que celles des plus fameux pirates, elles sont sans nom. Libérées de l'apparence, elles le sont aussi de la désignation. Leur seule épreuve, et qui est aussi un infini plaisir, est de se refléter une fois sur le disque lunaire. Là, elles voient toutes les ombres en une seule fois. Là, elles discernent en elles-mêmes, elles qui sont sans profondeur, la lune et son reflet. Là, elles fraternisent avec la lumière. Elles se diffusent, elles touchent la matière lunaire, elles l'absorbent et pour une seule fois dans leur vie sans durée, elles parlent. Elles parlent par des ondes lumineuses captées à la surface de la lune.
Les vibrations de ces paroles relient les ombres diurnes aux ombres nocturnes. Ceux qui savent inverser le ciel et voir les ombres sur le sol, en connaissent la mesure.
Et les ombres s'étonnent. Pourquoi l'humain a-t-il placé l'ombre dans le négatif? Invisible, ineffable, inconsistante, sans lieu, inconnaissable, insaisissable, l'ombre est perdue dans l'univers du manque. Il l'a enfermée dans son propre abîme. Celui où la parole lui fait défaut et qu'il submerge d'un flot de paroles. Et l'ombre s'étonne que ce grand mouvement explicatif puisse conduire à l'inexplicable et que la mesure de l'abîme soit insondable. Et l'ombre qui s'en étonne est seule parmi les ombres, elle est l'ombre de la colère. En elle, l'obscur sans totalité s'est libéré jusqu'à composer ses propres galaxies. Elle est l'ombre qui tient le miroir, un bouclier qui renvoie l'homme à son monde illusoire. Et elle donne, par ce geste, l'illusion pour ce qu'elle est. Dévoilant la ruse ultime de l'homme, lui qui se persuade de traverser la limite et ne rejoint que la surface plane du miroir.»



Près de la fenêtre dans le désordre de ce qui pourrait être un bureau, elle cherche une feuille, elle y revient souvent, inlassablement. Elle l'a trouvée il y a longtemps, dans un livre, ou peut-être l'a-t-elle recopiée elle-même d'une écriture ferme avant que sa main ne tremble et qu'elle applique cette déficience à la peinture. Avant qu'elle ne fasse bégayer les ombres et les couleurs. Elle sait que celui qui a écrit ces quelques lignes était encore un enfant, à peine un adolescent, et que c'était il y a longtemps:

Celui qui est sage n'aime aucune chose, sa sagesse consiste précisément dans la négation de la valeur des choses. Aimer sa propre sagesse est une absurdité, parce que, qui la possède, sait que le contenu de sa sagesse est la négation des valeurs, aucune affirmation de réalité qui soit digne d'être aimée, («tes propres émotions n'ont pas de valeur»). Quand soi-même = sage, meurt l'amour de soi-même et dans le même instant l'amour de la sagesse: la philosophie.

...       SUITE


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