éditions de l'éclat, philosophie

MARIO TRONTI

Urss, le continent disparu (sur l'experience profane de Rita di Leo

 


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Mario Tronti
Urss, le continent disparu
(en guise de préface au livre de Rita di Leo, "L'expérience profane")

Article paru dans Il Manifesto, du 25 avril 2012

PARUTION SEPTEMBRE 2013

Collection «premier secours»

Traduit de l'italien par Patricia Farazzi

ISBN 978-2-84162-332-7

224 p.

14 euros


 

 


Description : Description : http://www.sinistrainrete.info/images/stories/images2743%281%29.jpg?Nous avons la maladie des anniversaires. S'ils n'existaient pas, il faudrait les inventer pour les médias. Et de fait, souvent, on en invente. Et tout aussi souvent, on en passe sous silence. L'année 2011, par exemple, s'est écoulée sans que personne, ou presque, ne se souvienne du fait que vingt ans plus tôt, très exactement, avait eu lieu un événement que l'on a appelé « la fin de l'Union des Républiques socialistes soviétiques ». On peut ne pas avoir de sympathie particulière pour le président Poutine, et on ne peut pas dire en effet qu'il en suscite beaucoup, mais cet homme a dit au moins une fois une chose essentielle, à savoir que la chute de l'Union soviétique a été la plus grande catastrophe géopolitique du XXe siècle. Ce que confirment les aventures futiles que nous avons vécues depuis lors, masquées par d'improbables événements d'époque.
Voici un livre, si justement sous-titré Du capitalisme au socialisme et retour, qui nous ramène, d'un bond en arrière dans le temps qui compte, à une aventure, une « expérience », a-t-on dit, qui a fait l'histoire, et ce n'est pas un hasard si, quand cette expérience s'est conclue, l'on en est venu à parler de « fin de l'Histoire ».
C'est un livre qu'il faut lire du début jusqu'à la fin ; impossible de le résumer. Court, synthétique, avec des renvois à d'autres approfondissements analytiques du même auteur, des démonstrations empiriques des thèses théoriques et historiques que l'on serait bien inspiré de publier sans tarder. Une narration, impossible à re-raconter, que l'on ne peut qu'écouter.
J'en parle en reprenant les phrases et les mots du livre lui-même. 1917-1991: voici des dates qui tiennent debout toutes seules, comme des corps de chair et d'os, et non pas des fantômes évoqués par les pratiques magiques de la communication médiatique. Je choisis de rendre compte immédiatement, par une citation, du style et du ton du discours. Un exemple au milieu du livre :

« À partir des années cinquante, lors des rencontres internationales, les visages populaires des secrétaires généraux du parti communiste soviétique et leurs « mauvaises manières », montrèrent aux yeux du monde que la seconde puissance stratégico-militaire avait à son gouvernement des hommes qui venaient du peuple. Non pas que le peuple fût au pouvoir, comme l'affirmait le dernier programme du parti (1986), mais plutôt que le leadership soviétique, ou Nomenklatura, était fils ou petit-fils d'ouvriers et de paysans. Il en résultait que la révolution anticapitaliste de 1917 avait réalisé le renversement social promis.» (p. 121)


Jusqu'en 1989, telle fut l'image qui dominait aux yeux de ses amis et de ses ennemis. Pour démonter cette image – écrit Rita di Leo – « une armée de chercheurs impliquée dans un secteur de recherches appropriées et d'analyses historiques s'était mise au travail : je veux parler de la soviétologie, qui disparut ensuite en même temps que le mur de Berlin » (ibid.).
Et ce fut le cas, en effet, parce que du côté de l'ennemi on a étudié l'Union soviétique pour autant qu'il fallait la combattre. Ensuite, ce ne fut plus la peine. Du côté des amis, par contre, on ne l'a étudiée, ni quand elle existait encore, se contentant alors simplement de la glorifier, ni même après qu'elle a été morte, parce qu'il fallait désormais la maudire. Ce qu'il faut dire de Rita di Leo, c'est qu'elle l'a étudiée alors et l'étudie encore maintenant. Et comme tous ceux qui disent la vérité, on ne l'a pas cru. Est-il possible de convaincre le mainstream ? On ne peut qu'en être convaincu. Mais celui qui voudra commencer à comprendre comment s'est passée cette histoire, que l'on a toujours lue selon les schémas de l'orthodoxie, devra repartir de ces études hérétiques : faites par choix politique, « plus du point du vue de la militante du camp des vaincus que de celui de la spécialiste universitaire ».
Les bouleversements du sens commun intellectuel sont visibles dès la table des matières : trois chapitres, trois thèses à controverse : 1. Ça a commencé avec les philosophes-rois ; 2. Ça a continué avec la gestion populaire ; 3. Ça s'est écroulé avec le marché. Qui sont ces philosophes-rois ? Ce sont les « révolutionnaires professionnels », qui prirent sur eux les données théoriques, les besoins d'idéals et les nécessités pratiques de l'expérience. Ils inventèrent le « principe de régulation », dictant des modèles de comportements pour tous les milieux, du travail et de la vie, en ne se fiant pas à la liberté de mouvement des esprits animaux, parce qu'ils avaient bien vu dans cette liberté de mouvement, avec Marx, et dans l'expérience contraire – celle du capitalisme –, l'exercice effectif d'une domination de classe. C'étaient des intellectuels utopistes, qui visaient, avec un volontarisme maximaliste, à la réalisation du projet politique d'une société éthique et rationnelle, inspirée par les principes du socialisme-communisme. Ils devinrent ainsi « des politiciens ­professionnels qui, en bons sociaux-démocrates, associèrent le gouvernement au parti, et en bons disciples de Lénine, la politique au pouvoir ». Ce furent, de fait, des 'créatures' de Lénine, « cet intellectuel capable de transformer une révolte du peuple en révolution… le chef de gouvernement qui décida de mettre fin à une guerre imposée au pays sans se préoccuper des nombreuses concessions à l'ennemi, … le cruel chef du peuple qui assuma les plus cruels actes de justicialisme populaire, l'homme politique formé à l'école de la social-démocratie en mesure d'inventer l'économie mixte de la nep, et l'homme d'État de culture prussienne préoccupé par l'incompétence de son parti face au gouvernement du pays. Et il fut tout cela à la fois dans le cadre du projet politique du socialisme-communisme. Parmi les intellectuels et les politiciens qui l'entourèrent avant et après la révolution, aucun ne fut capable d'assumer autant de rôles différents et contradictoires. Les autres se distinguèrent chacun dans leur propre fonction » (p. 49-50).
Ils devinrent alors de politiciens planificateurs et, par la suite, des préposés à l'idéologie soviétique. Ils eurent un plus grand impact dans les années vingt et trente et sont passés à l'Histoire comme la vieille garde bolchevique, éliminée par Staline avant même le début des années quarante.
À ce moment-là l'ostracisme à l'égard des spécialistes ex-bourgeois s'était depuis longtemps réalisé. Déjà en 1924, Staline célébrait la mort de Lénine en faisant la promotion de l'inscription au parti d'une « conscription ouvrière », promise à la carrière des rôles dirigeants par les travailleurs manuels. «Au-delà des déclarations officielles de continuité, Staline s'opposa à Lénine en misant sur la capacité des dirigeants issus du peuple à devenir autonomes par rapport aux dirigeants intellectuels. » Une thèse puissante de Rita di Leo, élaborée et étayée depuis des années, insiste sur ce qu'elle a appelé « l'ouvriérisme de Staline », qui ne devint jamais populisme et finit par se conclure, et se réaliser – et ce fut ce qu'on a reconnu comme le socialisme réalisé – dans la théorie et la pratique de la « gestion populaire »: « le réseau des rapports, instaurés à partir des années cinquante-soixante, au nom de l'idéologie du peuple souverain, et selon la volonté du parti communiste au gouvernement ». On dit que ce fut Khrouchtchev qui en planta les premières graines, mais ce fut Brejnev qui moissona le terrain.

« La gestion populaire était ce que voulait le pays après les luttes de classe et l'état d'exception ; c'était la réaction contre une société rigidement stratifiée par des hiérarchies rigidement idéologiques. C'étaient ces hiérarchies établies par les intellectuels utopistes, contre lesquelles s'étaient formée avec le temps une imbrication d'intérêts entre le petit peuple qui voulait vivre mieux et les hommes qui contrôlaient les richesses du pays et voulaient en disposer sans dépendre du pouvoir central.» (p. 95)

Devenait ainsi possible la transformation de la « dictature du prolétariat » en « l'État du peuple tout entier ». 1956 fut lu comme le passage de la vieille élite à la nouvelle. En effet, la mort de Staline – le livre établit une scansion stratégique 1917-1954, 1954-1991 – est toujours plus considérée comme le point de clivage entre deux socialismes. C'est ainsi que je lis ce récit, probablement en le forçant un peu : d'un socialisme qui avançait théoriquement vers le communisme, à un socialisme qui rétrogradait pratiquement vers le capitalisme.

« Depuis les origines, le parti était divisé entre les tâches de la politique et les exigences de l'économie. … La tâche de la politique fut de pousser chacun à prendre part à la guerre de classe comme vainqueur ou comme victime.» (p. 97)

En parallèle, il y avait les contraintes de l'économie ; de l'économie, totalisante comme en aucun autre monde, selon ce que nous avons appris et apprenons encore tous les jours. Ces contraintes absorbèrent toujours plus le parti. Le projet originel, précisément théorique, était de donner naissance à «l'homme nouveau», l'homme du socialisme, libéré de ces contraintes, non pas par la nature mais par l'histoire. La pratique quotidienne réclamait la réalisation du plan, l'application des normes, le travail de choc, sur le modèle du héros civil Stakhanov. «L'homme socialiste » devenait « l'homme soviétique ».

« L'économie fonctionnait sans un marché des capitaux et des moyens de production mais, comme dans les autres sociétés industrielles, l'homme devint fonction de la croissance économique, de l'industrialisation accélérée, de l'urbanisation du pays. Personne ne modifia ce rapport. Personne ne fit même l'hypothèse qu'il pût être modifié.» (p. 98)

L'expérience avait prévu et réalisé le renversement de l'ordre social, avec les ex-ouvriers à la place des directeurs bourgeois. Mais non seulement la tâche restait la même : faire fonctionner au mieux l'usine, mais restait la même aussi son exécution générale, soit, en réalité, la classe ouvrière comme appendice de la machine économique. Jouait ainsi, à côté de la culture économiste du marxisme et de la social-démocratie, la condition particulière du continent russe, que le jeune Lénine avait bien analysé dans cette œuvre magistrale de 1899 qu'est Le développement du capitalisme en Russie. La crise de 1929 sembla confirmer la validité de l'expérience tout entière, avec la victoire, qui paraissait stratégique, du plan sur le marché. Mais, « si le succès était dans l'économie et non pas dans la politique, si l'objectif prioritaire n'était pas tant de créer une société différente, mais d'atteindre une croissance au-delà du niveau du capitalisme, la conséquence en fut la primauté de l'économie, avec ses acteurs et avec ses problèmes » (p. 99). Les temps de l'expérience commencèrent à être rythmés par les plans quinquennaux. « Faire de la politique revenait surtout à réaliser le plan. » En somme, au début, ce fut la politique au poste de commande. « Quand, avec la planification, usines, villes, campagnes furent la préoccupation quotidienne du parti au gouvernement, alors politique et économie devinrent une seule et même chose. » (p. 100)
« À la fin des années 70 la situation avait changé – écrit Rita di Leo – au-delà même des espérances et des rêves des adversaires les plus obstinés de l'Union soviétique : les priorités s'étaient inversées, et la politique-projet était réduite à l'état d'idéologie, alors que le monde de l'économie avait conquis tout l'espace et le pouvoir. Un destin imprévu avait échu à l'élite soviétique. » Sur le terrain, ce fut l'élite économique qui l'emporta. Et les véritables vaincus furent le parti, son organisation et ses 19 millions de membres. Comme fut vaincu par la même occasion le pacte originaire entre le parti et la classe ouvrière.

«Les deux événements-clé furent le 27 avril 1989, quand Gorbatchev fit expulser les comités du parti des usines, et le 19 août 1990, quand un petit groupe de hauts fonctionnaires du parti alla trouver en vacances le dernier secrétaire général du parti communiste d'Union soviétique, toujours le même Gorbatchev, avec l'intention de lui faire changer sa stratégie d'affaiblissement du pouvoir soviétique. Ils n'y parvinrent pas et furent désignés dans le pays et dans le monde entier comme responsables d'une tentative de coup d'État, coupables de vouloir bloquer le changement en cours en urss. Et il s'agissait bien de cela, si ce n'est que de leur point de vue, il s'agissait de défendre la survie de l'urss. L'année suivante, l'urss disparut des cartes de géographie. Dans la nouvelle Russie, avec le successeur de Gorbatchev, le président Boris Eltsine, arrivèrent finalement et officiellement au pouvoir les hauts cadres des ministères ex-soviétiques et des grands conglomérats d'exportation des secteurs stratégiques (énergie, armée, métallurgie, bois) : grâce aux bénéfices des privatisations, et aux jeux sur les différentiels entre les prix domestiques et internationaux, ils devinrent les propriétaires des plus importants groupes financiers- industriels. Ils avaient pour la production manufacturière, si particulière à l'histoire soviétique, la même répulsion qu'à l'égard du parti communiste.» (p. 111)

J'ai choisi un, et un seul, fil de lecture dans ce petit livre dense. Je préviens qu'il y en a d'autres. D'autres fils auxquels Rita di Leo est particulièrement attentive. L'histoire des intellectuels, par exemple, de leur rapport, controversé mais nécessaire, avec le pouvoir, dans l'expérience soviétique si particulièrement significative. La question des élites, aussi, est approfondie dans le texte, telle qu'elle a pu surgir dans l'expérience, mais qui demanderait un plus long développement ici. La clé de lecture de la « gestion populaire » de Khrouchtchev à Brejnev. Et le grand thème du système politique entre Soviet, Parti et État, immense innovation non résolue, l'une des causes de fond qui a mené à la faillite de l'expérience. J'ai choisi le thème du travail, du travail manuel, et de la politique, politique organisée, parce que je pense que c'est encore le problème des problèmes, au-delà du bavardage sur le rien qui nous afflige. C'est un livre sur des thèmes stratégiques qu'il faut lire à l'intérieur d'une contingence, notre contingence actuelle. Une lecture toujours difficile. Reparcourir à contre-courant le fleuve de l'expérience soviétique est aujourd'hui une tâche politique. Si on ne comprend pas ce qui s'est passé là, on ne comprend pas ce qui se passe ici.

L'expérience soviétique s'est placée au centre du vingtième siècle et l'a définitivement marqué. Qu'on le tourne dans un sens comme dans l'autre, j'ai finalement compris que l'anti-vingtième siècle est en substance une forme, la plus inconsciemment répandue, d'anticommunisme. En réalité, et indépendamment du mérite des faits, on ne supporte pas l'idée que cette 'chose'-là ait pu avoir lieu. C'est pourquoi il est même risqué d'en dire du mal. Il suffit en fait de n'en pas parler du tout, de sorte que l'on puisse inventer toutes les fables possibles sur ce qu'elle a été, à l'image de quelque Atlantide perdue, mais sans savoir ni où ça s'est passé, ni quand, ni comment. Nos adversaires l'ont compris, et nombre de nos amis, sans le savoir je le répète, leur donnent un sacré coup de main : la manière la plus sûre de faire tenir debout leur présent bancal est d'effacer tout trace de mémoire alternative.
Nous vivons aujourd'hui le stade avancé, mature, proche, à mon avis, d'une solution finale au niveau mondial, d'une lutte de classe historique, classique, entre politique et économie. Lutte de classe, et pas autre chose. Se ranger d'un côté ou de l'autre est la première décision qu'il faut prendre. Après on peut réformer la politique, la redéfinir, la réorganiser, et tant d'autres choses encore, mais pensons-y bien, chaque geste, chaque mot, chaque initiative qui, de quelque manière, contribue à sa délégitimisation, est un préjudice infligé à tout ceux qui vivent au plus bas de la société, et qui n'ont que cette arme pour se défendre. Et pour se battre. L'expérience racontée par Rita di Leo « est devenue » profane, mais son acte de naissance – et ça fait partie des mes idées bizarres – fut quelque chose de sacré, y compris dans la tradition de la sainte Russie. C'est pourquoi les bolchéviques ne critiquèrent le Palais – d'Hiver – mais ils en firent la conquête.