l'éclat

 

  Editorial
   

Shmuel Trigano

 

 

Vers un nouveau paradigme
du conflit israélo-arabe

 

Le rapport de l’opinion au conflit israélo-arabe est un des phénomènes les plus fascinants du monde contemporain. Comment comprendre cet affairement planétaire, cette obsession récurrente, cette passion intime qui semble engager le destin des spectateurs les plus éloignés du théatre des opérations quand on sait que ce conflit oppose deux fois cinq millions de personnes sur un territoire ridiculement exigu (70 kms de profondeur), aux trois quarts désertique et sans ressources naturelles ?
La disproportion entre sa réalité concrète et son retentissement planétaire est abyssale. L’excès d’information à son propos contraste avec le long et accablant silence sur des génocides pratiqués en temps réél au Rwanda, au Darfour ou en son temps au Cambodge, etc. Sans aller aussi loin dans l’échelle de la gravité, la pénurie informative sur d’autres conflits du monde est flagrante, comparée à la couverture du Moyen Orient. On avait calculé ces dernières années qu’il y avait plus de correspondants de presse en Israël que dans tout le continent africain. Ce déséquilibre est aussi le cas de la diplomatie : la question est partout en tête de l’ordre du jour des Etats les plus puissants du monde. Le plus étonnant reste cependant la pénétration de cette effervescence dans la vie intime des gens et des sociétés(1).
Cette disproportion n’est pas sans rapport avec la vision conventionnelle des événements. Ce que l’on nomme « le processus d’Oslo » ou « processus de paix » nous donne l’exemple d’une situation ou les attentes et les fantasmes des uns et des autres se voient projetés et plaqués sur la scène de la réalité. La conscience qui en est née est devenue à ce point une seconde nature que tout ce qui la contredit devient invisible, inaudible et indicible, à moins d’être reçu comme une violence.
Le martien qui nous observe peut-être, du haut de sa planète, a pu remarquer en effet que ce processus ne fut qu’un processus de guerre, particulièrement pervers et retors. Dans la décade qui précède la « paix d’Oslo », on comptait 41 Israéliens tués dans des actes terroristes, alors que dans la décade qui la suit, ce chiffre atteignait 945 morts. Entre temps, l’OLP, une organisation qui a inventé la mondialisation des actes terroristes dans les années 1970, avait obtenu des territoires importants, des forces armées, des armes, un embryon d’Etat et des sommes d’argent fabuleuses.
Ce simple fait est la preuve de la volonté de paix d’Israël, dont le dernier exemple – aux conséquences catastrophiques (plus de 4 000 missiles sur le sud du pays) – fut le retrait de Gaza. Cet état de faits, pourtant, tranche sur une constante de ce « processus » : l’accusation permanente et rituelle de la politique israélienne et l’aveuglément le plus total aux manquements à la paix des Palestiniens.
Ce dossier de Controverses(2) renverse pour une fois la donne et sonde la volonté de paix des Palestiniens et plus largement du monde arabe dont ils sont inséparables. Le spectacle qui apparaît alors est proprement stupéfiant au regard des idées reçues en la matière, ce qui ne fait que renforcer le mystère.

Observation clinique : un cas de fausse conscience
Un vieux concept de la sociologie de la connaissance inspirée de Marx, la « fausse conscience », nous aide à établir un diagnostic de cette véritable maladie de la conscience collective. Les acteurs sociaux, individuels ou collectifs, connaissent la réalité autant qu’ils la méconnaissent. Inscrits dans une configuration sociale, politique, économique déterminée, leur perspective sur le monde extérieur est dépendante et donc limitée. Ils croient voir toute la réalité alors qu’ils n’en saisissent qu’un de ses aspects. La fausse conscience se déploie en fonction d’un ensemble d’opérations rhétoriques et psychologiques qui orchestrent la transmutation de la réalité des faits en fonction d’un prisme egocentrique (ou sociocentrique).
On en trouve l’illustration, dans notre cas, dans un ensemble de pensées automatiques qui opèrent comme des formules magiques. La plus flamboyante est sans doute le slogan : « Des territoires contre la paix ». Réfléchissons un peu. Si Israël est le vainqueur à qui l’on demande des concessions, la formule sonne étrangement car on n’a jamais vu dans l’histoire un vainqueur céder des territoires à un vaincu et encore moins lui quémander la paix et la reconnaissance. Tout au long de l’histoire, les vainqueurs ont toujours dicté leurs conditions. A la rigueur, en pure logique, l’inverse aurait pu être vrai : « la Paix contre les territoires ».
Tout se passe donc comme si les Palestiniens étaient de facto les plus puissants alors que de jure ce sont les Israéliens qui sont tenus pour l’être. La finalité d’un tel slogan est de porter à penser qu’Israël est l’agresseur et qu’il a conquis les territoires à des fins d’expansion de sorte que la guerre palestinienne devienne une « résistance ». Or, en 1967 mais aussi en 1947, ce sont les Etats arabes et le mouvement palestinien qui furent les agresseurs. Ils ne se sont retrouvés vaincus que parce que leur agression a échoué. Et qu’était le terrorisme palestinien avant la guerre de 1967 alors qu’aucun « territoire » n’était occupé ?
Un enchaînement automatique se produit, fait d’une série de substitutions. « Résistance » induit « Nakba », en réminiscence du couple nazisme-résistance, car « Nakba » est la traduction en arabe de « Shoa ». Ici, la falsification est incommensurable : le drame palestinien, conséquence d’une guerre d’extermination lancée par les Etats arabes et les Palestiniens contre l’Etat d’Israël naissant, se voit assimilé à l’extermination nazie de populations juives qui n’avaient ni Etat, ni armée, ni agression. Elle nazifie en retour Israël.
Un troisième slogan est aussi significatif : « Le droit au retour des réfugiés dans leurs foyers » renvoie l’écho d’une demande de justice, de réparation humanitaire envers des populations innocentes, chassées de leurs foyers. Mais parce que ce retour concerne des millions de Palestiniens, il implique le projet d’une destruction de facto d’Israël, astucieusement coulée dans un vocabulaire victimaire. Faire de ce retour une condition de la paix, c’est tout simplement choisir la guerre, tout en mettant Israël en position d’accusé pour son intransigeance. Là aussi, une falsification majeure de la réalité historique est à l’oeuvre. Falsification terminologique : c’est le seul cas au monde où la qualité de « réfugiés » s’hérite de père en fils. Falsification politique, car l’état de réfugiés de ces populations est la conséquence de leur agression en 1947 qui visait à l’extermination de l’Etat d’Israël. Falsification historique, car 600 000 Juifs sur les 900 000 chassés des pays arabes des suites de la fièvre nationaliste arabe et des conséquences du conflit au Proche Orient ont trouvé refuge en Israël. Un échange de populations s’est produit comme ce fut le cas pour des dizaines de millions de personnes dans le monde après la deuxième guerre mondiale.
Le système très habile de ces fausses vérités est destiné à engendrer la conviction qu’Israël est par principe coupable de la violence de sorte que l’agresseur réel apparaisse comme une victime. C’est ce que les Palestiniens ont bien sû exploiter en embrigadant leurs enfants à des fins militaro-médiatiques pour accentuer la cruauté photogénique imputée aux Israéliens. Aujourd’hui, l’accusation antisémite médiévale de meurtre rituel est une des principales représentations des Israéliens et des Juifs dans le monde arabe.

Le cercle magique de la fausse conscience
Une très belle parole de Marcel Mauss nous aide à comprendre une telle situation : « la société se paie toujours elle même de la fausse monnaie de son rêve ». Ce qui découle de ce déséquilibre que nous pointons et qui défie la raison, c’est le principe de la culpabilité essentielle et congénitale de l’Etat d’Israël. Quoiqu’il fasse, sa culpabilité demeure.
Israël constitue pourtant la partie la plus fragile du conflit, par sa faiblesse numérique et l’étroitesse de son territoire. Sa puissance militaire n’est qu’un frêle paravent contre la menace permanente de destruction, proférée de jour en jour dans le monde arabo-islamique. Ce que personne ne veut voir.
D’où peut venir cette conviction, cette croyance quasi religieuse au point que l’expression de « péché originel d’Israël » a fini par désigner sans vergogne la culpabilité métaphysique de cet Etat ? Elle vient d’une délégitimation fondamentale de son droit à exister. Tout y passe : les Juifs ne sont pas un peuple, l’Etat d’Israël est une violence faite au judaisme, à la morale, il exploite et instrumentalise la Shoah, il est colonialiste, pratique l’apartheid, opprime ses citoyens arabes, a volé la terre des Palestiniens, peuple innocent et irresponsable de la Shoa, pratique l’expansionisme, et j’en passe. C’est le seul Etat de la planète à être l’objet d’un appel au meurtre et à l’extermination. Bien sûr énoncé sur le ton sirupeux de l’affectation morale ou d’un trop grand amour d’Israël, d’une trop grande attente envers lui…
Il faut tout de même rétablir les faits. Le droit historique du peuple juif sur cette terre est fondé dans tous les livres religieux et juridiques de l’humanité sans compter sa présence physique au long de l’histoire. Les Israéliens n’ont pas réfusé un Etat aux Palestiniens. Ils sont ceux qui ont accepté tous les partages depuis les origines, systématiquement repoussés par les Palestiniens. Il s’est de fait créé un Etat palestinien sur le territoire de la Palestine mandataire tel que la SDN l’avait défini, la Jordanie, dont l’écrasante majorité de la population est palestinienne. Israël n’a pas « chassé » les Palestiniens : ceux ci sont les victimes de leur propre agression en 1947. Bien au contraire, les Etats arabes naissants ont chassé et spolié les Juifs qui y vivaient. Entre les années 1950 et 1970, 600 000 d’entre eux se sont installés en Israël. L’expansion territoriale d’Israël est, quant à elle, la conséquence des guerres d’extermination menées par les Etats arabes contre lui, et donc de leur échec mais aussi de leur refus de faire la paix avec lui (cf. les fameux «Trois non de Khartoum » dans les années 1970). L’Autorité palestinienne, dès le «processus de paix» enclenché s’est, pour sa part, engagée dans une politique d’attentats sanglants pour détruire la société israélienne du dedans, après avoir acquis des mains des Israéliens des bases qui rapprochaient ses milices des centres du pays. Et aujourd’hui, quel média, quel homme politique en Occident a stigmatisé le fait que Saeb Erekat, négociateur palestinien à Annapolis a exprimé le refus de l’Autorité palestinienne de reconnaître l’Etat d’Israël comme un Etat juif ?
C’est parce qu’une telle croyance, quasi théologico-politique, s’est installée que la vision des faits et des responsabilités se trouve faussée au point de devenir le cadre de compréhension des événements, réactivé à l’occasion de chaque crise. On a ainsi pu voir ressurgir comme par enchantement tous les préjugés et les images propagés durant la deuxième Intifada, à l’occasion de la tragi-comédie d’Annapolis. Il y a déjà des cadres narratifs établis dans le récit journalistique et la conscience des gens, qui jouent comme de véritables oeillères et rendent aveugle à ce qui se passe.
Un modèle de fonctionnement de la crise se voit ainsi installé qui se reproduit à la façon d’un cycle depuis plusieurs années. La conférence d’Annapolis en fut la dernière occurence.
1)Le conflit est décrété de la plus grande gravité, bouc émissaire de tous les conflits qui déchirent la région.
2)Comme on connait très bien au fond la radicalité du refus d’Israël dans le monde arabe, on se construit un interlocuteur réputé modéré, que l’on va instituer « partenaire de paix », ce que ne corrobore ni sa politique ni ses discours, en l’occurence un Fatah réputé modéré faisant contre-poids à un Hamas extrémiste. Rien ne montre, cependant, une polarité aussi trempée. Le Fatah comprend des factions terroristes, lui même a pratiqué la terreur, c’est une guerre des chefs qui l’oppose au Hamas ; il ne se distingue en rien de l’islamisme (cf les émissions de sa télévision, ses programmes « éducatifs », son apologie du « martyr », etc). Les armes que le Fatah a obtenues, ont toujours été retournéees contre Israël. Mille faits et discours peuvent le prouver et même actuellement.
3) Israël se voit appellé à des « concessions douloureuses » pour soutenir le leurre du partenaire modéré mais celà découle surtout de ce qu’il est censé être essentiellement coupable.
4) Il libère alors des terroristes, réarme le Fatah, renfloue financièrement l’OLP, tout en affaiblissant son front intérieur et sa sécurité
5) Une vague de terrorisme réunissant et Fatah et Hamas se produit
6) On lui en impute la responsabilité pour ne pas avoir suffisamment fait de concessions.
7) Quand il finit par répliquer aux agressions, il est accusé de bellicisme, voire – suprême ironie – de terrorisme.
Ces quelques remarques sur le discours idéologique dominant nous montrent que le paradigme intellectuel et idéologique à travers lequel on aborde couramment le conflit est un élément capital de la fausse conscience à l’oeuvre. Il faut le déconstruire pièce à pièce pour frayer le chemin à un autre paradigme plus fidèle aux faits.

L’ombre de la question juive
Face à une anomalie aussi flagrante dans le traitement du conflit, on se demande quelles en sont les raisons. Elles sont nombreuses et d’abord politiques. Le calcul des politiciens est vite fait : d’un côté 5 millions de Juifs, un seul Etat, de l’autre, un milliard et demi de musulmans, 55 Etats. La présence en Europe de populations immigrées en provenance de ces pays conduit les politiciens à se servir de la politique au Moyen Orient comme d’un levier électoraliste à leur attention.
Cette raison, très réelle, n’est pas, cependant, totalement satisfaisante car elle ne rend pas compte de la conviction qui l’accompagne, proche d’une forme de croyance religieuse érigeant les Palestiniens en « peuple en danger », quasi christique, symbolisé dans la figure de l’enfant victime de la soldatesque, dont la mort (mise en scène(3)?) du petit Mohamed Al Dura fut l’emblème.
La récente conférence de Paris pour renflouer les finances de l’Autorité Palestinienne restera de ce point de vue dans les annales des relations internationales. Non contents d’investir une nouvelle fois des sommes fabuleuses dans l’Autorité palestinienne, les Etats donateurs se sont surpassés (notamment la France) donnant encore plus que prévu. Nous n’avons vu aucun média, ni aucun homme politique rappeler à cette occasion les malversations considérables de l’Autorité palestienne dont les élites ont détourné les premiers fonds pour se bâtir des fortunes personnelles au détriment de leur peuple. Nicolas Sarkozy proclama à cette occasion sa totale confiance en l’Autorité palestinienne. Bien au contraire, ses échecs ont été dans les médias unanimement attribués à l’agression israélienne comme si la malversation n’avait pas été démontrée ni prouvée, chiffres à l’appui. Que veut-on acheter avec cette manne financière ? Un calme de un à deux ans ? Qu’encourage-t-on sinon la fuite en avant ? Et qu’est-ce qu’un Etat qui ne pourrait vivre qu’aux crochets de l’aide internationale ? Quelle impasse prépare-t-on pour toute la région ?
Cet investissement démesuré (donner plus que ce qui était demandé) constitue tout de même un indice symbolique important. Il dénote une sorte de surcompensation qui vise à compenser non pas la faillite de la bureaucratie palestinienne mais une angoisse, un malaise envers Israël par le biais des Palestiniens. Comme s’il fallait réparer la faute que constitue Israël – faute dont s’accuse l’Occident, du fait de la Shoah (mais surtout du fait de son passé colonial), faute qu’il ne finit pas de réparer et de payer (aux… Palestiniens). La sollicitude et l’amour témoignés alors au « peuple en danger » ne feraient que traduire la délégitimation fondamentale d’Israël, travestie et amoindrie, transubstanciée en défense et illustration de la « mémoire de la Shoah ». L’amour excessif de la Palestine serait à la mesure du rejet d’Israël, excessif car il ne viserait qu’à cacher sous des dehors « moraux » une inimitié retournée contre Israël (accusé de trahir cette mémoire) tout en l’accusant d’en tirer profit à l’excès(4).
Dans le rapport au conflit israélo-arabe, nous sommes confrontés à un phénomène de croyance. La démonstration, les preuves les faits historiques ne peuvent la déraciner, ce que nous montrent 60 ans d’argumentation(5). Les énoncer et les structurer reste néanmoins une entreprise capitale. L’inconscient enregistre et c’est lui qui a le dernier mot…