l'éclat

 

  Editorial
   

Shmuel Trigano

 

 

 

 L’égalité à l’épreuve de l’identité

 

L’égalité peut-elle se mesurer à l’aune de la culture? Sans doute, chacun de nous aspire-t-il à une reconnaissance (au moins) égale de ce qui nourrit son identité. Mais comment la mesurer? Tout rapport d’égalité implique une équivalence et donc un critère de mesure préalable. Or, si toute mesure suppose l’interchangeabilité, l’identité, elle, est toujours singulière, synthétisant les habitudes et les mentalités d’un groupe humain unique en son genre. Ce groupe, en effet, peut–être grand, petit, amorphe, dynamique, sa culture frustre ou développée, monumentale ou orale. Le fait qu’il s’agisse d’un phénomène collectif complique les choses car comment saisir en un bloc une multitude d’individus et de groupes secondaires, parfois conflictuels? Même individualisée en chaque homme ou point de nourrir sa spécificité, la culture est avant tout une réalité sociale qui transcende les individus.

 

Mesurer les identités culturelles puis les égaler implique nécessairement de les classer. On peut juger alors des problèmes que la quête d’égalité soulève dès que la culture en est l’enjeu. On ne peut concrètement établir des paramètres d’équivalence entre différentes cultures, groupes humains, identités, etc. Ils ne sont pas comparables hormis leur commune humanité. C’est d’ailleurs sur la base de cette communauté que la Loi a l’ambition de s’établir mais l’humanité, elle même, n’existe dans la pratique que structurée en peuples, cultures, langues. La reconnaissance nécessaire de leur égale dignité et de leur droit à persévérer dans l’être ne relève pas de l’enjeu de l’égalité mais de l’acceptation du principe de réalité.

 

Hannah Arendt fait référence à ce problème, en forgeant le concept du “strictement donné” pour désigner ce que, en nous, humains, nous ne pouvons ni nier ni changer et qui résiste à notre volonté. Elle fait référence à ce propos à tout ce qui relève de la nature des gens, du physique, de la peau, de l’intelligence, etc, un ensemble de données inégalement réparties parmi les êtres humains et qui échappe à toute égalisation. On ne choisit pas de naître dans une identité culturelle. On pourra fuir son univers mais pas l’empreinte indélibile qu’elle a laissé sur l’âme. Le principe égalité ne changera jamais rien à ce réel qui ne doit donc pas relever de la mesure.

Le fait que chacun de nous a été fait ce qu’il est – singulier, unique et immuable. Toute cette sphère du strictement donné, reléguée au rang de sa vie privée dans la société civilisée, constitue une menace permanente pour la sphère publique parce que cette dernière se fonde sur la loi d’égalité avec la même logique que la sphère privée repose sur la loi de la différence universelle et sur la différenciation.... L’arrière-plan obscur du strictement donné, cet arrière-plan formé par notre nature immuable et unique surgit comme l’intrus qui, dans son impitoyable différence, vient nous rappeler les limites de l’égalité humaine[1].

 

La discrimination positive

Une fois reconnu celà, que peut-on faire pour compenser les écarts dans la capacité de jouissance de l’égalité?[2] Et surtout lorsque la singularité – rebelle à toute équivalence – prète le flanc à la discrimination. Car celle-ci est un danger qui pèse de façon permanente sur toute société humaine. L’issue que prône la politique de discrimination positive consiste à sanctuariser la singularité (la différence et l’identité culturelle) en la sortant de la norme de l’égalité. Cette politique ne peut aboutir qu’à la massifier et la retrancher de la citoyenneté démocratique qui, elle, s’exerce sur le plan des individus, puisque le pouvoir y dépend du consentement et non du consensus.

 

Admettons, comme le pense le multiculturalisme, que la citoyenneté doive s’exercer sur le plan des groupes, des cultures, des religions, des minorités, etc. Ce serait au prix de la liberté individuelle car ces groupes – fussent-il représentatifs sur le plan des croyances  des individus – ne sont pas élus ni controlés sur le plan de la généralité et du public s’ils restent des groupes d’appartenance identitaire et non d’action politique. S’ils le devenaient, ils deviendraient des Etats dans l’Etat car, dans un régime démocratique, on n’élit que les députés (et, dans certains pays, le président). Si les individus qui se recommandent de ces groupes peuvent être psychologiquement satisfaits de les voir devenir acteurs de la scène sociale es qualités, ce serait donc au prix de leur citoyenneté. Leur groupe d’appartenance (et non de consentement) se substituerait ipso facto à eux comme acteurs de la politique alors que leurs instances ne seraient ni élues, ni controlées. Les affairistes et les démagogues ne seraient pas loin - ils sont déjà là - et ils imposeraient leur choix aux groupes qu’ils “représenteraient”. Une nouvelle féodalité se reconstituerait sous couvert de plus grande démocratie.

 

Telle est la tentation permanente et inavouée du multiculturalisme contemporain qui se résume prosaïquement à la promotion d’élites sectorielles, érigées en interlocutrices de l’Etat au dépens des individus qu’elles sont censées “représenter”. Elle existent plus dans le face à face avec l’État qu’avec leurs “communautés”, au point d’en devenir les agents paradoxaux. Le spectacle médiatique qu’elles sont appelées à donner laisse la grande masse de leur milieu d’origine dans l’obscurité et l’abandon. On le voit par exemple avec la promotion de la “diversité” sur les plateaux de télévision. Deux, trois individus effacent des millliers de destins solitaires. Quand on favorise le mérite, notamment en créant des voies d’accès privilégié aux grandes écoles, on ne fait que créer des élites janissaires[3] qui resteront isolées de leurs communautés d’origine et en porte-à-faux dans la société.

 

Ses origines

Comment en est-on arrivé là? Il faut le comprendre pour imaginer une issue. L’inégalité, il y en a toujours eu, encore plus sensible dans la démocratie qui nourrit les hommes du fol espoir de l’égalité absolue, toujours nécessairement déçu pour les raisons qu’on a vues. Qu’est ce qui a fait que les causes de l’inégalité n’ont plus été attribuées à l’économie (classes) ou à la politique (domination) mais à la culture et l’identité[4]?

 

A n’en pas douter un tournant s’est produit avec la Shoa lorsque la citoyenneté individuelle s’est effondrée pour une catégorie de citoyens exclus de la nation en masse et dans toute l’Europe: les Juifs. Une citoyenneté conçue de façon  purement juridique a montré alors sa défaillance pour une condition singulière[5]. L’évocation et l’invocation de la Shoa sont, d’ailleurs, omniprésentes parmi les partisans du multiculturalisme qui voient dans l’État et la nation les artisans de la barbarie. Un véritable syndrome en est né qui explique pourquoi les concessions au multiculturalisme sont souvent hantées par la Shoa et le sentiment de culpabilité. Le paradoxe veut ainsi qu’elles profitent souvent à des milieux violemment hostiles aux Juifs et à Israël, ce qui est un indice important de l’ambivalence du multiculturalisme et du nouveau totalitarisme qu’il promeut.

Mais le post-colonialisme a joué aussi un rôle déterminant. Le reflux des puissances coloniales s’est accompagné de la revendication nationale et identitaire  des ex-colonisés qui ne s’est pas contentée de s’affirmer dans le cadre de leur nouvelle indépendance mais a débordé, à travers l’immigration dans les ex-métropoles coloniales, en une sorte de reflux des périphéries des empires coloniaux vers leurs centres.

 

Le phénomène de l’immigration massive et son expansion démographique exponentielle a constitué un choc sociétal massif pour les sociétés européennes, au plus mauvais moment pour les uns et les autres. Le processus européen affaiblissait les Etats-nations et vouait les identités nationales à la dérive. L’immigration se produisait sur fond du Djihad mondial et du terrorisme islamique qui a porté ses coups au coeur même de l’Occident. Outre le ressentiment envers les puissances coloniales, l’immigration a transporté avec elle toutes les tensions des pays d’origine, avivées gravement par les télévisions satellitaires des pays du Moyen-Orient. Les causes palestinienne, irakienne ou iranienne traversent désormais les cités de l’immigration et la rue européenne. Le courant des Frères Musulmans dont l’UOIF est la figure française est aussi très actif dans les communautés immigrées, en fonction d’un programme idéologico-politique fondamentaliste systématique. Le modèle d’intégration de l’identité nationale s’est quasi totalement décomposé dans ces années-là. C’est l’École qui illustre le mieux les conséquences de cet effondrement. Elle a cessé d’être un facteur de socialisation et d’intégration.

 

Changer de perspective

Tel est le cadre de la politique de discrimination positive. Les problèmes que la doctrine multiculturaliste proposent de résoudre découlent essentiellement de cette immigration. Ils sont à replacer dans un cadre international et pas uniquement à l’intérieur des frontières de la démocratie.Il n’y a pas que la philosophie politique qui soit concernée mais aussi la science des relations internationales.  Ce changement de perspective permet en effet de constater que ces problèmes ne se posent que dans les démocraties. On leur demande de s’ouvrir aux autres cultures et identités non pas en intégrant les sensibilités qu’elles apportent aux cultures nationales mais en amoindrissant les leurs propres. C’est déjà exorbitant. C’est comme si on exigeait de l’hôte qu’il renonce à l’intimité de son foyer pour y accueillir ses invités. Si l’on admet que ce sacrifice est jugé légitime, on s’attendrait au moins à ce que les invités – les identités culturelles accueillies – fassent aussi un pas en sacrifiant au moins symboliquement leur propre ethnocentrisme. Mais tel n’est pas le cas. Les cultures au nom desquelles elles revendiquent un privilège sont généralement, dans leurs pays d’origine, allergiques à la reconnaissance d’autrui et donc au muliculturalisme. Si l’on prend le monde arabo-musulman, le constat est fait aujourd’hui que, depuis son indépendance, les non-musulmans (d’abord les Juifs, puis les chrétiens mais auparavant les Arméniens) y sont en voie de totale disparition tandis que l’affirmation identitaire y est exarcerbée et très anti-occidentale. Avant le colonialisme, le statut des non musulmans était un statut de paria. Or c’est au nom de cette culture même, inchangée et revendiquée jusqu’au bout des ongles, qu’on se recommande du multiculturalisme. La moindre des choses que l’on attendrait seraient que ses avocats, prompts à accuser l’Occident de toutes les fautes, se retournent sur eux-mêmes et la réforment. Objectivement, le multiculturalisme  ne concorde pas avec le schéma idéal du “dialogue des cultures” [6]que ses promoteurs chantent, mais se résume au recul et à la minorisation de la culture du lieu d’immigration, autrefois globale et souveraine.

 

La culture de la majorité

Avec la promotion du concept de minorité[7], on a en effet oublié qu’il y avait des cultures majoritaires. Elles se sont en fait vues subrepticement transformées en cultures minoritaires parmi d’autres. Ce constat soulève la question du sort de la majorité dans un pays démocratique. Elle est double, sur le plan numérique (majorité) et sur le plan identitaire (dans un pays). Sur le premier plan, l’institution du suffrage universel implique que  la majorité fait la décision. La culture de la majorité est donc le cadre dans lequel peut se déployer la culture de la minorité, nécessairement mise en conformité avec elle. Sur le second plan, on retrouve le phénomène identitaire propre à tout espace collectif qui a rang de donnée du réel. Il n’y a pas de société sans un espace (même imaginaire) où elle se déploie. On ne pourra jamais changer le fait que le territoire français est le site d’une identité culturelle adéquate au groupe humain qui l’habite. Le territoire géographique est de ce point de vue moins important que l’histoire de la collectivité qui s’y est constituée à travers l’histoire. Il n’est pas question ici de racines, ni d’autochtonie mais de mémoire. Ce site autant symbolique (culturel) que spatial est le cadre d’accueil des nouvelles identités culturelles issues de l’immigration. N’est-ce pas une loi universelle? Tous les peuples sont concernés et avant tout les ex-colonisés  devenus souverains, dont l’exclusivisme culturel et identitaire a atteint à la xénophobie au lendemain de l’ère coloniale.

 

Un principe de précaution

Tant sur le plan de la majorité que sur celui du”strictement donné”, on est donc confronté avec le multiculturalisme à une doctrine non démocratique, aux fondements problématiques puisqu’ils sont basés sur la non-réciprocité. Celà n’empêche pas qu’il y a de la discrimination, du racisme et de l’antisémitisme. Le mal doit être combattu mais pas avec un remède pire que la pathologie. C’est sur le plan des moeurs, de la vigilance sociale, de l’action du pouvoir politique que ce combat doit se mener. Il est, certes, possible que la démocratie en Occident (un pléonasme) soit confrontée à un nouveau type de défi politique et doctrinal, consécutivement à la venue d’une forte immigration qui bouleverse ses équilibres classiques. Pour l’instant, cependant, aucune doctrine politique ne propose de solution viable. Le principe de précaution doit prévaloir. Jusqu’à ce jour, on n’a jamais vu de démocratie en dehors du cadre de l’État-nation.

Je n’ignore pas que ce cadre lui même pose des questions, car la question de l’identité collective, de  la nation comme identité et non comme corps des citoyens, est restée impensée dans la théorie des droits de l’homme. Elle n’est pas le produit du consentement individuel mais elle constitue l’individu que la citoyenneté institue. Il appartiendra à la philosophie politique du XXIème siècle d’apporter une solution à la gestion du “strictement donné”, conforme à l’idéal démocratique.

 


[1] Hannah Arendt, L’impérialisme, Le Seuil, Points Politique, 1968, p.290

[2] Par exemple, le handicap, l’éloignement, la dépendance...  affaiblissent la jouissance possible des droits de l’homme s’ils ne sont pas compensé par des facilités.

[3] Cette institution de l’empire ottoman est trés intéressante sur le plan politologique. Ce corps d’infanterie au moyen duquel l’empire tenait le terrain de ses conquêtes était composés d’enfants chrétiens, prisonniers de guerre ou enlevés à leur famille, convertis à l’islam et ayant statut d’esclaves, interdits de mariage, pour être formés dans des académes militaires afin de servir l’empire.

[4] Remarquons néanmoins qu’auparavant le conflit social et politique opposait des classes et des partis, autres formes de collectivités et de groupes.

[5] Cf. S. Trigano, L’idéal démocratique à l’épreuve de la Shoa, Odile Jacob, 1999.

[6] Cf le numéro de Controverses n°9, novembre 2008,  “Alliance des civilisations?”

[7] Cf. Notre analyse terminologique infra.