éditions de l'éclat, philosophie

JEAN-PIERRE COMETTI
LE PHILOSOPHE ET LA POULE DE KIRCHER


IX


Dewey, Rorty :
Les pragmatistes,
la politique
et la philosophie

 

 

Explication totale: mauvais signe.

Robert Musil

 





 

A la différence des grands courants ou des idéologies autour desquels la philosophie politique moderne s'est constituée, le pragmatisme est demeuré étranger à ce que Heidegger a appelé l'«Âge des visions du monde». Ni Peirce, ni James, ni même Dewey, malgré l'écho qu'a rencontré chez lui la pensée de Hegel, n'ont produit une «philosophie politique», si l'on entend par là une vision globale de l'Histoire et de la Culture, assurant au philosophe un accès privilégié à l'ordre des choses et des événements. Encore que cela puisse s'expliquer diversement à la lumière des préoccupations ou des options respectives qui leur furent propres, l'hostilité des pragmatistes à l'égard du fondationnalisme et des variantes que celui-ci a connues dans l'histoire de la philosophie, leur méfiance à l'endroit de ce que Musil appelait les «explications totales», constituent une composante constante de leur attitude.

En contrepartie, toutefois, cette attitude a contribué à lester le pragmatisme d'une image ambiguë que les clivages politiques ordinaires ne permettent pas spontanément de dissiper. Le cas de Dewey, dont les préoccupations politiques ne font pourtant aucun doute, en témoigne aisément. Contrairement à son ami et disciple Sidney Hook, Dewey fut un adversaire, sinon de Marx qu'il connaissait mal, du moins du marxisme. En même temps, son engagement en faveur de la démocratie ne l'a jamais détourné d'une critique vigilante des institutions ou des mœurs de la société américaine, ni d'un combat pour la solidarité et le progrès social. Cette indépendance lui a valu une égale hostilité, aussi bien de la part des marxistes orthodoxes que des éléments les plus conservateurs de l'échiquier politique américain. Dewey n'était manifestement pas un révolutionnaire, au sens ordinaire de ce mot; il n'était pas non plus un partisan de l'ordre politique et social établi. Il était plutôt ce que l'on pourrait appeler un «évolutionnaire»1.

En un sens, le cas de Dewey peut certes paraître banal. Il fut une époque, on s'en souvient, où l'incapacité d'épouser sans réserves une cause réputée juste, et conforme au «sens de l'Histoire», justifiait la méfiance qu'inspirait à beaucoup l'«intellectuel bourgeois». Dewey, à vrai dire, ne partageait ni la mythologie avant-gardiste des intellectuels, ni cette tendance à l'excès qui a souvent marqué leur comportement, sous prétexte de «choisir leur camp». On se méprendrait néanmoins si l'on imaginait que les traits singuliers du comportement de Dewey à ce sujet intéressent les seuls biographes. Sous plus d'un rapport, il donnent au contraire un visage au pragmatisme, en particulier à ce qui marque son rapport à la politique, et peut-être plus encore dans le contexte d'aujourd'hui2.

 

Le philosophe et les «professionnels»

 

La tradition de l'intellectuel engagé dans les débats de son temps nous a habitués à une conception du philosophe qui tend à unir le combat des idées au combat spécifiquement social et politique3. Les implications politiques d'une philosophie fonctionnent à cet égard comme un test; le philosophe, en particulier en France, y gagne aisément une image – favorable ou défavorable – qui dépasse largement les limites de la seule communauté restreinte des professionnels4. On connaît certes des philosophes – ils sont même assez nombreux – que leurs travaux ou leurs tâches académiques tiennent éloignés de la scène publique. Nos habitudes ne sont cependant pas telles que l'image du philosophe puisse en être totalement détachée; on ne manque pas de rappeler, par exemple, que Cavaillès dont les recherches, on en conviendra, n'étaient pas spécialement orientées vers les questions politiques, fut un grand résistant, et qu'il fut fusillé par les nazis5. Plus généralement, on observera aussi que lorsqu'on pense à un «grand philosophe» ou à un «penseur important», l'idée que l'on s'en fait s'accorde plutôt mal avec une éventuelle indifférence pour les problèmes politiques et sociaux. Sauf dans un cas, peut-être, ou sous une condition, c'est-à-dire lorsque des vues plus élevées lui assurent le privilège d'une vision distante et souveraine. Après tout, dans une représentation platonicienne des choses, si la place du philosophe se conçoit d'abord dans la caverne, parmi les citoyens donc, dans l'ombre, ses aspirations le portent à une vision qui doit lui permettre d'y échapper sans cesser de s'exercer sur les étages inférieurs. Mais en tout état de cause, une philosophie sans conséquences s'accorde mal avec nos habitudes, même si ces habitudes ne nous dispensent pas de nous demander comment une philosophie peut avoir des conséquences effectives, ni dans quelle mesure les philosophes qui défendent cette vision des choses peuvent réellement se recommander des vertus qu'ils attribuent à ce qu'ils font. Le pragmatisme, comme on sait, tient à ramener la philosophie sur la terre, à la banaliser («down to earth », comme disait Dewey), tandis que nos propensions nous portent plutôt vers une vision héroïque des choses6. Mais si le philosophe possède une responsabilité politique, et à supposer que cela l'engage à des jugements sur les questions que cette responsabilité entraîne, jusqu'à quel point cette responsabilité diffère-t-elle de la responsabilité du citoyen ? En quoi la qualité présumée de philosophe donne-t-elle à celui qui en est investi des devoirs propres ? Que valent, par rapport à l'expression d'une opinion, ses jugements, et par quel biais exactement la politique entre-t-elle dans la tâche qu'il est amené à se fixer ? Qu'y a-t-il ou que peut-il y avoir de spécifiquement philosophique dans la réflexion politique du philosophe ?

En dépit des slogans qui tendent à faire croire que tout est politique, et malgré ce que cette vision des choses comporte de partiellement exact, le politique possède ses limites, et personne ne niera qu'il importe d'en avoir une vision claire7. Le philosophe a-t-il cependant compétence pour en clarifier la nature et en élucider le sens? Cette idée de sens, telle qu'on l'emploie souvent, présente l'inconvénient de faire penser à une essence dont on se proposerait de cerner les contours, à la manière du philosophe platonicien dont la méthode est destinée à découper toute chose selon ses articulations naturelles. Sur ce point, le pragmatisme s'oppose à une double tendance, l'une des plus vivaces, peut-être, et des plus insidieuses, celle qui conduit le philosophe à s'attribuer une compétence qu'aucune science empirique ne saurait revendiquer, associée à celle qui conçoit le sens à la lumière d'une forme occulte de présence dont la saisie requiert une acuité particulière, inégalement partagée.

Hegel a sérieusement entamé la portée de cette capacité présumée en limitant son exercice à l'heure du crépuscule. Cela n'a pourtant pas empêché les théories de l'Histoire et de la Rationalité de faire héroïquement face à l'abandon des ambitions que la métaphysique avait nourries avant que les illusions n'en fussent proclamées. D'autant que la faculté de pénétration attribuée au «naturel philosophe» peut revêtir des formes paradoxales auxquelles même les philosophies de l'Histoire proprement dites sont demeurées étrangères. L'évolution de Heidegger en offre un exemple. A la différence de ce que l'on constate chez des philosophes français comme Sartre ou Merleau-Ponty, les œuvres majeures de Heidegger ne font apparaître aucun souci politique comme tel. Le tour de force de Heidegger est de ne manifester aucune préoccupation déclarée de ce genre, et de néanmoins statuer – peut-être précisément pour cette raison – de façon souveraine sur le devenir du monde et les péripéties socio-politiques qui en font inévitablement partie. En ne parlant pas de politique, on se donne ainsi les moyens d'en parler le mieux. C'est que le souci du primordial situe le penseur historial à des hauteurs difficilement égalables. Pour qui sait lire, ou plus exactement entendre, l'histoire de la métaphysique et les gestes fondateurs de l'art apportent une révélation qu'aucune science empirique ne peut espérer apporter8.

D'un point de vue pragmatiste, une telle conviction porte à son comble une inclination étroitement liée à l'idéologie de profession dont les philosophes sont à la fois les bénéficiaires et les victimes9. On peut même y voir l'expression d'une maladie infantile à laquelle le langage sert éventuellement d'exutoire. Dans la vision des choses qui lui est liée, les phénomènes politique sont considérés dans l'axe du primordial, en relation avec une histoire dont la succession des textes, des conceptions de l'être, et les principaux épisodes de la métaphysique occidental, constitue le véritable humus. Cette façon de procéder est implicitement à l'œuvre dans plus d'un cas; elle est présente, par exemple, chez Strauss et chez les straussiens; elle conduit ordinairement à privilégier un certain type d'histoire textuelle, et presque toujours à une forme de vénération du passé qui discrédite le présent et prive l'espoir social de ses ressources vives.

En fait, entre le pragmatisme et les philosophies qui cèdent aux tendances mentionnées, ce sont deux visions de l'histoire qui s'affrontent. Rorty a raison de rappeler l'importance qu'a revêtu le darwinisme pour les penseurs pragmatistes. La vision de l'histoire du pragmatisme est une vision «naturalisée». L'historicisme de Hegel y a sa place, mais l'Esprit, le Savoir absolu et les super-concepts du même genre en sont évacués. L'histoire, telle que la conçoivent les pragmatistes, accorde une beaucoup plus grande importance aux «petites causes», au hasard, à la contingence, à l'«expérience». Par opposition aux philosophes qu'inspire une «tendance à la hausse», les pragmatistes sont davantage portés à une «tendance à la baisse», ce qui donne souvent à leurs propos une allure de provocation.

A propos de la tendance à la hausse qui l'emporte assez souvent chez les philosophes, l'une des convictions de Dewey était que le platonisme, dont la tradition philosophique ne s'est jamais totalement écartée, était une impasse et, en tout cas, une chose dont il convenait de prendre définitivement congé. Dewey pensait que le paradigme de la contemplation, tel qu'il avait vu le jour en Grèce, avait distribué son héritage au-delà de son temps, et qu'il appartenait au pragmatisme de s'en débarrasser définitivement au bénéfice des besoins et des espoirs que la démocratie a vu naître dans la période moderne. En même temps, l'opposition des deux visions de l'histoire que tout cela implique se traduit dans deux attitudes différentes à l'égard du politique: l'une tente d'y saisir le visage d'une nécessité; l'autre y voit les seules «traces du serpent humain», dont James suggérait qu'elles recouvrent toute chose.

Bien entendu, ces conceptions et les discussions qu'elles entraînent peuvent paraître très éloignées des problèmes politiques réels et des questions que pose une réelle compétence de la philosophie en ce domaine. On peut se demander, par exemple, si Dewey ne cède pas lui-même aux illusions qu'il dénonce, en accusant la tradition philosophique d'avoir nourri des croyances funestes qui ont pesé sur le destin du monde. De fait, le pragmatisme s'est souvent consacré à un type de discussion qui ne diffère guère des habitudes ayant le plus souvent cours en philosophie10. Comme on peut le voir chez Rorty, l'indifférence déclarée à l'égard de la «théorie» ou de l'argumentation emprunte encore souvent le chemin de la théorie et de l'argumentation. Mais il ne serait pas très juste de s'en tenir à cet aspect des choses, et rien ne dit qu'il y ait lieu de le déplorer. Les idées que les pragmatistes ont introduites dans le débat philosophique sont à l'origine d'une façon de penser qui n'est pas simplement la continuation de la même chose par d'autres moyens. Leurs positions en témoignent, et peut-être plus fondamentalement encore un rapport aux problèmes politiques et sociaux qui rompt avec l'habitude de faire comme si les seules idées permettaient d'en concevoir l'issue.

Le pragmatisme est une philosophie de la croyance – par opposition à une philosophie de l'idée – définie comme «habitude d'action»; la réflexion sur l'action y occupe une place particulière11. Pour les pragmatistes, une croyance s'apprécie à la lumière des conduites qui lui sont liées; la mesure n'en est donnée ni dans des principes a priori, ni dans un modèle, des règles ou une réalité qui en détermineraient le sens de l'extérieur. Bien que la discussion des principales idées introduites depuis Peirce se soit concentrée sur la notion de vérité, le trait dominant en est une conception de la recherche qui privilégie la falsifiabilité et la révisabilité des croyances par opposition aux conceptions qui privilégient une correspondance présumée avec le réel. Ce qui sépare le pragmatisme des théories traditionnelles de la connaissance à cet égard ne prend peut-être pas un sens immédiatement politique, mais une conception comme la conception pragmatiste de la recherche présente ceci de particulier que les fins politiques y sont davantage concevables sous l'éclairage de conditions qui sont celles de l'action. La perspective n'y est plus celle d'une fondation qui en apporterait un principe de justification, mais d'une action définie dans un contexte de croyances et de désirs. C'est pourquoi, soit dit en passant, l'espoir social, sitôt conçu dans cette perspective, ne réclame pas d'autre téléologie que celle de nos désirs et de nos croyances. Comme le pensait Dewey, la recherche de l'inconditionnalité ou d'une fin, fût-elle idéale, peut être tenue pour indésirable dans la mesure où elle nous détourne des problèmes pratiques auxquels nous devons faire face11. On peut bien sûr éprouver quelque difficulté à dissocier l'espoir social de tout principe régulateur12. Mais nos difficultés ou nos craintes ne constituent évidemment pas, en tant que telles, un argument en faveur de fins qui traduiraient autre chose que des désirs ou des préférences contextuellement définis.

 

Langage, raison et démocratie

 

L'attitude des pragmatistes a été largement inspirée par un anti-fondationnalisme et un anti-essentialisme qui s'est peu à peu imposé en philosophie, même si les comportements ne font pas toujours apparaître une unanimité à cet égard. John Searle résume bien l'état d'esprit auquel les pragmatistes ont été les premiers à véritablement renoncer lorsqu'il écrit: «La véritable faute du métaphysicien classique ne consistait pas à croire qu'il existait des fondements métaphysiques, mais à croire que, d'une manière ou d'une autre, de tels fondements étaient nécessaires. A croire que, si de tels fondements venaient à faire défaut, quelque chose serait perdu, menacé ou mis en question13.» Les néo-kantiens français, Karl-Otto Apel en Allemagne, illustrent cet état d'esprit. Pour Apel, comme nous l'avons déjà noté, le souci d'un «fondement ultime» ne fait qu'un avec la défense de la rationalité; y renoncer, comme Wittgenstein, Rorty, voire Habermas, reviendrait selon lui à abandonner toute décision à l'arbitraire, et donc à épouser un relativisme nous autorisant à penser que «les SS, à Auschwitz, ont peut-être suivi l'impératif kantien à leur manière, c'est-à-dire conformément aux règles d'application de leur "forme de vie" et de leurs usages14». Mais on peut aussi avoir des raisons de penser que l'inutilité des fondements dont parle Searle ne concerne pas seulement le langage ou la connaissance. Nos convictions morales ou politiques, quel que soit le prix que nous leur donnons, quelle que soit l'horreur qu'elles nous inspirent, n'ont probablement rien à y gagner ni à y perdre; si l'importance que nous sommes amenés à donner à quelque idée de ce genre y joue un rôle, ce ne peut être que comme pièce du jeu.

L'une des habitudes qui accompagne le souci de fonder la rationalité, ou d'y découvrir un élément d'inconditionnalité, consiste à faire prioritairement porter la discussion philosophico-politique sur la recherche d'arguments décisifs, grâce auxquels nous pourrions combattre les menaces qui pèsent sur l'humanité, et sélectionner les valeurs qui s'y prêtent le mieux. Putnam a popularisé ce genre de discussion en imaginant quelques cas-limites comme celui du nazi rationnel15. L'exemple imaginé ne manque pas d'intérêt, mais on peut se demander si nos espoirs de justice et de solidarité peuvent y trouver un avantage réel; en fait, il n'est pas sûr que nous puissions seulement en retirer un éclairage utile sur les raisons que nous avons de poursuivre de telles fins, pas plus que sur ce qui peut associer des arguments, ou des motifs – ce qui est déjà autre chose – à une action donnée. L'échange des arguments s'inscrit aisément dans une perspective de justification ; il ne participe que modestement, et de façon non exclusive, à la décision ou à l'action proprement dites. Comprendre un acte ou l'expliquer, comme on voudra, en appelle à beaucoup d'autres considérations, qui s'inscrivent elles-mêmes dans un contexte beaucoup plus large. Une discussion argumentée avec un nazi, un criminel ou quelqu'un qui ne pense décidément pas comme nous, si tant est qu'elle doive avoir lieu, peut faire réfléchir le personnage concerné. On peut toujours penser que cela est possible, mais la question, n'est pas de savoir si cela est possible; en fait, on aimerait bien davantage savoir comment, et quelles conséquences cela peut avoir. Car, indépendamment de l'apparente pétition de principe que recouvre cette idée, il n'est pas sûr que l'appel à un élément inconditionné de la discussion rationnelle produise les effets escomptés16. La réalité, dans ce cas, est que l'on voudrait s'assurer d'un point de vue qui ne soit plus celui d'une communauté historique donnée, mais celui d'une humanité idéale. Or la situation que cela induit n'est pas très différente de celle que Kant lui-même se voyait obligé d'imaginer à propos de la moralité: il est toujours permis de faire l'hypothèse d'un point de vue qui ferait coïncider l'idéal et un contexte factuel donné, mais nous ne disposons d'aucun moyen nous permettant de savoir si c'est la considération de l'idéal – comme le respect pour le devoir dans la morale kantienne – qui a joué le rôle déterminant. A y regarder de plus près, l'appel à l'idéal introduit la possibilité d'un argument sceptique posant à lui seul toute la question de savoir ce que l'on peut espérer gagner avec des suppositions de ce genre. L'idée d'une humanité idéale, si elle doit avoir un sens, doit s'incarner dans une humanité factuelle, ou du moins dans un point de vue qui en fasse partie. Or nous ne disposons apparemment d'aucun moyen qui nous permette de savoir quand cela se produit, et la différence dont nous devrions pouvoir créditer un tel point de vue est une différence qui ne fait manifestement pas de différence.

Plus simplement, il n'est guère de discussion politique qui ne fasse rapidement apparaître les limites de l'argumentation rationnelle. Pour convaincre, il faut souvent persuader; les critères de la cohérence ou de la conséquence logique ne peuvent que très rarement y contribuer de manière exclusive. Comme le suggère Rorty, conformément à une inspiration majeure de Dewey, l'éducation vaut souvent mieux que l'argumentation, même si elle constitue un pari qui ne change pas grand chose au présent comme tel17. Les philosophies qui substituent à un examen du jugement et de l'action politiques une discussion sur la rationalité des choix qui leur sont liés surestiment l'importance de la raison dans les transactions humaines; ils ont le tort de croire que la rationalité, quel qu'en soit le prix par ailleurs, peut seule nous apporter la garantie des choix qui ont notre préférence. Le différend qui oppose Richard Rorty et Jürgen Habermas à ce sujet en porte témoignage. Habermas est de ceux qui pensent que la philosophie n'a pas à se soucier d'un fondement ultime au sens où l'entend Apel; néanmoins, un «adieu à la raison» constituerait à ses yeux un acte grave dont il soupçonne un certain nombre de ses contemporains d'avoir pris la responsabilité18. L'attitude de Habermas consiste à rechercher un moyen de séparer le bon grain de l'ivraie, c'est-à-dire à imaginer la possibilité d'un type d'argument qui, comme «bon argument», fournirait un critère décisif, une sorte de fact of the matter, apportant avec lui la garantie d'un authentique consensus. Pour Habermas, ce qui fait la valeur de la démocratie, et sa supériorité, c'est sa capacité d'en incorporer le principe. Ce qu'elle possède d'universel, elle le doit à ce qu'il y a d'universel dans le langage, ou plus exactement aux présuppositions universelles du discours.

Sous ce rapport, Habermas est animé par un souci qu'il partage avec des auteurs comme Apel ou Putnam. Comme le suggère Rorty, on a souvent le sentiment que l'objectif prioritaire de la philosophie, en tout cas dans le genre de discussions que suscitent les questions éthiques et politiques, est de «répondre à Hitler». L'idéal poursuivi est celui qui consisterait à en finir, une fois pour toutes, avec ce que nous détestons le plus. Au reste, sous ce rapport, si elles devaient nous décevoir la discussion rationnelle et l'argumentation nous apporteraient au moins la «satisfaction», l'assurance, que nous avions raison, même si les prétentions à l'universel dont on en fait la pièce maîtresse devaient trouver refuge dans la seule certitude privée du sujet qui s'en fait l'interprète. Mais les difficultés auxquelles il est permis de penser ne sont pas seulement factuelles. Apel et Habermas font appel à des prémisses qu'ils tiennent pour indépendantes de tout système particulier de croyances. Leur fonction normative est supposée s'imposer à tout discours. Une telle conception ne repose pas seulement sur une pétition de principe qui ignore les ressources liées à la pluralité des jeux de langage et des stratégies que cette pluralité rend possibles19. Elle suppose surtout une dissociation préalable de ce que l'on pourrait appeler avec Wittgenstein le langage et notre forme de vie20.

Alors que pour des auteurs comme Wittgenstein, Quine et Davidson, tout langage s'inscrit dans un univers de croyances partagées, même si cela n'implique pas forcément un postulat d'incommensurabilité, les thèses habermasiennes font appel à l'idée d'un jeu de langage que l'on pourrait suffisamment détacher de tout contexte de croyances pour en faire un opérateur normatif universel. Or, en adoptant cette attitude, Habermas renoue avec un type de recherche dont ses propres interrogations sur le langage auraient dû le détourner. La conception qu'il défend le conduit à incorporer au langage le projet des Lumières, et donc à l'associer celui-ci à un jeu de langage, tout en se débarrassant de ses caractères historiques contingents. Une comparaison des conceptions respectives de Habermas et de Davidson permet de mettre au jour les défauts de la construction habermasienne. Dans une conception naturalisée du langage comme celle de Quine et Davidson, il n'y a pas de place pour le genre de «prétentions à la validité» que Habermas associe aux actes de langage. En fait, ces prétentions comme telles en appellent moins à une thèse conséquente sur le langage qu'à une certaine idée de la nature humaine, détournée de ses points d'ancrage traditionnels et glissée dans le langage comme dans un corps étranger.

Comme le souligne Rorty, «d'un point de vue davidsonien, Habermas a absolument raison de donner une dimension sociale et linguistique à la notion kantienne de rationalité. Mais les davidsoniens soulignent la nécessité d'accomplir un pas de plus dans le sens de la naturalisation en abandonnant la thèse qui conduit Habermas à affirmer qu'"un moment d'inconditionnalité est incorporé dans les processus factuels de compréhension mutuelle21"». Pour Davidson, le fait que le langage réponde à une fonction de communication n'implique rien de tel. La conception davidsonienne du langage dissocie ce que la vision habermasienne veut associer: la justification – qui se conçoit dans un contexte de communication – et la vérité – qui est une notion sémantique. Aucun privilège ne joue en faveur des jeux de langage qu'anime la recherche d'une entente telle que la conçoit Habermas. Comme le souligne Rorty, «il n'y a rien, dans la nature du langage, qui privilégie le jeu de langage de la tolérance égalitariste des Lumières» (ibid.). Pour un philosophe pragmatiste, la question n'est pas de savoir si un tel privilège appartient à la nature du langage, mais de dire pourquoi tous les langages ne se valent pas, et comment nous devons nous y prendre pour donner au langage qui a notre préférence les chances qu'il mérite.

Les positions pragmatistes, à ce sujet, sont souvent apparentées au relativisme culturel dont Foucault est devenu pour beaucoup le représentant officiel. Le débat n'est pas neuf, mais il n'est pas certain que l'on en ait réellement pris la mesure. La lecture d'un auteur comme Nelson Goodman permettrait à un certain nombre de ceux qui agitent rituellement la menace du relativisme de comprendre que l'on peut être relativiste sans souscrire à n'importe quoi. Le relativiste, au sens où on l'entend habituellement, partage exagérément le point de vue de son adversaire: il suppose la possibilité, pour chacun, de surmonter son propre langage, son propre système de croyances, et de le comparer à tous les autres. Mais cette opposition, toute d'apparence, n'a pas grand intérêt en elle-même. En fait, elle ne nous prive pas de nos préférences, ni des moyens que nous avons de les justifier. Loin de constituer un obstacle à d'authentiques décisions, l'absence de «fait décisif» ou de prémisses neutres, la contingence sur le fond de laquelle s'inscrivent nos actes et nos choix, nous obligent à des évaluations qui ne permettent sans doute pas de savoir de quoi nos lendemains seront faits ou devraient être faits, mais qui nous obligent à les préparer en sachant bien que c'est la seule chose que nous puissions faire. James a invoqué à un moment la «volonté de croire» que cela lui paraissait impliquer22. Les attaques que cette idée lui a valu sont à la mesure des résistances que suscite généralement la mise en congé de nos habitudes de pensée et de la confiance exclusive que nous plaçons dans la raison. Mais l'une des leçons de James est de nous montrer que la reconnaissance de la contingence n'entraîne pas plus l'abandon de toute préférence que l'abandon à des préférences aveugles. Il n'y a pas de préférence sans raisons – par opposition à des causes; là où des préférences existent, susceptibles de se dire, au même titre que n'importe quelle raison, toute cécité présumée peut déjà être écartée. La contingence de nos choix et de nos raisons est celle de notre forme de vie; sa reconnaissance nous oblige à une conscience plus vive, plus ouverte, de ce que nous souhaitons à la fois pour nous-mêmes et pour les générations ultérieures. Elle renferme la conscience de la précarité et de la révisabilité de nos croyances et des fins que nous poursuivons; elle est aussi la meilleure alliée sur laquelle la tolérance puisse compter.

 

Le sentiment et la raison

 

Evidemment, par rapport au genre d'alternative que je viens d'évoquer, une philosophie qui fait appel aux ressources de la raison et à des conditions d'universalité paraîtra toujours mieux armée contre les menaces de la violence individuelle ou collective, les atteintes aux droits de l'homme et les atrocités qui nous sont familières. Celles du vingtième siècle, à elles seules, devraient pourtant nous inciter à réfléchir davantage sur les ressources de la discussion rationnelle, et à nous montrer plus attentifs à la plasticité de la «nature humaine23». Musil, à partir de ce que la Première Guerre mondiale lui avait appris, observait que «l'homme peut indifféremment manger de la chair humaine ou bâtir des cathédrales24». Beaucoup craignent qu'à défaut d'un minimum de transcendance dans nos raisons nous ne nous enfermions dans des positions intenables dont des philosophes comme Putnam ou Habermas se sont proposés de mettre au jour les contradictions. Le relativisme en est ordinairement tenu pour le défaut majeur, et l'adieu à la raison pour une forme d'adieu à la philosophie. A ce titre, comme nous l'avons vu, Thomas MacCarthy fait valoir que sans moment idéalisant d'inconditionnalité, nous ne disposerions d'aucune perspective critique envisageable : «Sans ce moment idéalisant, les chocs critiques qui nous obligent à étendre nos horizons et à apprendre à voir les choses de différentes manières, ne disposeraient d'aucun point d'appui dans les croyances et les pratiques auxquelles nous adhérons25

Ce type d'argument pèse apparemment d'un certain poids dans les discussions qui opposent le pragmatisme aux défenseurs d'un point de vue universaliste. Mais si ces discussions ont pris un tour nouveau à la lumière des débats que les positions respectives de Rorty, Habermas et Putnam ont suscités, elles ne sont pas vraiment nouvelles. A côté des arguments qui sont habituellement échangés dans ce genre de circonstances, il est seulement permis de songer à la contribution que les sciences sociales ont apporté à la critique sociale et à la façon dont Dewey en envisageait pour sa part la possibilité.

La sociologie, l'ethnologie, l'histoire ont certainement contribué à élargir le champ de notre conscience; elles nous ont également permis d'accéder à un nous plus inclusif26. Or, ce bénéfice ne doit pas grand chose aux conditions sur lesquelles insistent MacCarthy ou Habermas. A vrai dire, l'existence des sciences sociales illustre davantage les conditions d'une fonction critique immanente telle que Dewey la concevait. Les questions politiques, sociales ou éthiques auxquelles il nous faut faire face, se posent inévitablement dans un contexte de croyances, de désirs ou d'aspirations que les tensions ou les conflits qui s'y font jour nous obligent à recomposer en permanence. L'existence d'une conscience critique ne se conçoit pas sur d'autres bases, et c'est aussi pourquoi elle ne fait probablement défaut à aucune société, quoique les formes puissent en être diverses. A l'inverse des pragmatistes, Habermas et ceux qui se rangent à ses côtés voudraient que la philosophie puisse se recommander d'une supériorité de fait sur les autres formes de la critique, et en particulier sur celles qui ne disposent d'aucune ressource extérieure à celles de nos jeux de langage. Mais les arguments opposés au pragmatisme ne sont pas seulement superflus s'il s'agit de penser la possibilité d'un discours critique. Ils sont très largement empreints de l'esprit que Searle impute aux métaphysiciens. Le sentiment d'une perte, la crainte de l'impuissance qui s'y expriment procèdent d'un malentendu dont notre «désir de l'inconditionné» porte la responsabilité. Quel bénéfice pourrions-nous tirer des convictions ou des théories dans lesquelles il s'est historiquement investi? Il serait bien entendu absurde de refuser à la pensée philosophique et aux systèmes dans lesquels elle s'est incarnée toute influence dans l'histoire de la culture. Mais cette influence, lorsqu'elle se manifeste, n'est pas due aux efforts destinés à mettre au jour un «fondement» ou quelque «moment d'inconditionnalité» auquel nos pratiques pourraient être rapportées. Cette influence repose plutôt, le plus souvent, sur ce que telle ou telle philosophie parvient, à un certain moment, à synthétiser, éventuellement à clarifier, dans un contexte donné. Est-il d'ailleurs nécessaire de penser que l'«universel» en est absent? Marx nous a appris qu'une classe, par exemple, et pourquoi pas une culture? peut s'identifier à l'universel et contribuer à forger un nous plus inclusif; mais cet universel-là ne réclame aucun élément d'inconditionnalité, et le visage qu'il emprunte ne lui fait pas perdre les traits qui sont historiquement les siens27.

La volonté d'inscrire l'universel dans le discours, au même titre que les efforts pour découvrir un «fondement ultime», tient le rôle de l'un de ces rouages inutiles dont parlait Wittgenstein, qui tournent à vide, et dont la machine pourrait parfaitement se passer sans cesser de fonctionner. Cela ne prive en rien les positions que défend Habermas de leur justification, je veux dire des raisons que nous pouvons avoir d'y souscrire sans se recommander des garanties qu'il entend leur donner. Nos préoccupations en faveur de la solidarité, de la tolérance et de la reconnaissance ont-elles à en souffrir? La seule différence réside dans la conception que nous nous faisons des rapports respectifs de la démocratie et de la recherche du consensus, pour ne pas dire de la politique et de la philosophie. Pour ceux qui espèrent mettre au jour des a priori de la communication, ou qui pensent, comme MacCarthy, que «notre culture est partout structurée autour de notions transculturelles de validité28», l'universalité des conditions du discours fonde la démocratie, ou lui donne du moins une justification rationnelle. En revanche, pour le philosophe pragmatiste, ces conditions, et la signification qu'on leur prête, ont elles-mêmes leurs racines dans la démocratie, ou plus précisément dans le «jeu de langage» des démocraties libérales. L'«ethnocentrisme» qui s'exprime dans cette position explique d'ailleurs la portée attribuée par Rorty à la Théorie de la justice de Rawls29. Mais il s'agit d'un débat qui dépasse de beaucoup les limites des présentes réflexions.

Une dernière question, plus directement liée aux enjeux des discussions vers lesquelles je me suis tourné, concerne les chances de la solidarité et les ressources sur lesquelles il est permis de compter pour cela. Les réflexions que Rorty a consacrées à cette question s'inscrivent dans le prolongement des réserves qu'inspire la confiance placée par d'autres dans une conception rénovée de la rationalité. Rorty observe que le sentiment occupe peu de place dans les conceptions communicationnelles de la rationalité. On peut y voir un lointain héritage de Kant, mais on peut également craindre que les conceptions considérées ne passent à côté de ce que Hume, à l'inverse de Kant, avait beaucoup mieux entrevu30. Hume, dans le Traité de la nature humaine, insistait sur les rapports de proximité à partir desquels se constitue l'identité personnelle et l'appartenance à un nous. Il est à peine besoin de dire que les sentiments qui en font partie sont généralement exclusifs et tendent à limiter les frontières de la communauté à un cercle forcément restreint de personnes. Considérée sous ce jour, notre sociabilité fait obstacle à un nous qui épouserait intégralement les contours de l'humanité31. Paradoxalement, toutefois, nous avons là très exactement la raison pour laquelle on ne peut pas exclure les ressources du sentiment; ou plus exactement, c'est pourquoi les raisons, au sens étroit du terme, sont à elles seules impuissantes. Musil, qui se posait à sa manière un problème analogue, opposait aux seules ressources de l'esprit, du «mental», celles du «senti-mental». Les limites factuelles du nous, où que l'on se trouve, ne sont jamais définitives, mais elles ne peuvent être transcendées à partir d'un point de vue de nulle part ; elles ne peuvent l'être, si elles le sont, qu'à partir des possibilités qui se font jour, dans des contextes et dans des circonstances données, de partager les sentiments d'autrui, et pas seulement sa souffrance, en étendant un peu plus les frontières, et la compréhension, de ce que nous appelons l'humanité. Les sciences peuvent y contribuer, des évolutions qui ne sont pas forcément destinées à cela aussi, et l'art bien sûr. Mais aucun point de vue, aucun moment inconditionné, ne nous fait accéder à une reconnaissance qui n'aurait plus aucun progrès à faire, et qui nous dispenserait de sentiments à la fois élémentaires et incertains. Les sentiments, tout comme les raisons, ne nous permettent pas de transcender nos jeux de langage, et ils nous exposent à des déceptions contre lesquelles nous ne disposons d'aucune garantie. Mais il n'y a jamais eu d'alternative à cela, et il n'y en aura probablement jamais. La confiance placée dans une raison universelle dont le langage apporterait la garantie a peu de chance de nous offrir ce qui nous manque, et il n'est même pas dit que cela en vaille réellement la peine.

 

1. Dans son livre consacré à Dewey: John Dewey and American Democracy, Ithaca, Cornell University Press, 1991, R. Westbrook offre une excellente présentation de la pensée et de l'action politiques de Dewey.

2. Des trois représentants les plus connus du pragmatisme, Dewey est celui qui en a le mieux révélé la dimension politique et les liens avec la défense de la démocratie. Ce que Dewey a entrepris sur ce plan-là se conçoit dans le contexte de la société américaine et des épisodes que celle-ci a traversée pendant la première moitié du siècle. Les attaques que Dewey a dû subir trouvent toutefois une partie de leur éclairage dans un contexte qui fut celui des grandes idéologies, du stalinisme, et de bien d'autres choses qui n'appartiennent plus à notre paysage politique. Ses écrits politiques n'en sont devenus que plus intéressants. Cf. la présentation que je tente d'en donner dans «Le pragmatisme, de Peirce à Rorty», in M. Meyer (éd), La philosophie anglo-saxonne, Paris, PUF, 1994.

3. Cette conception manifeste à sa manière un souci d'unité qui favorise les positions globales et peut être également associée au désir d'unir, dans une même vision, la justice et l'accomplissement de soi. Voir R. Rorty: «Trotsky et les orchidées sauvages», trad. franç. J.P. Cometti, Lire Rorty, cit. Elle s'articule d'autre part à la conviction qu'une philosophie se révèle dans ses implications politiques. Les efforts que manifestent certains disciples de Derrida pour mettre en évidence les vertus politiques de la déconstruction en sont un témoignage; cf. les réflexions de Rorty à ce sujet dans «De Man et la gauche culturelle américaine», dans Essais sur Heidegger et autres auteurs, trad. franç., J.P. Cometti, Paris, PUF, 1995. Voir aussi: Simon Critchley, «Deconstruction and Pragmatism – Is Derrida a Private Ironist or a Public Liberal?», in European Journal of Philosophy, 2, n° 1, April 1994.

4. Il s'agit, dans une certaine mesure, d'une particularité qui a contribuer à creuser le fossé qui sépare la philosophie européenne continentale de la philosophie anglophone, et en particulier de la philosophie analytique. Voir R. Rorty, «La philosophie en Amérique aujourd'hui», dans Conséquences du pragmatisme, trad. franç., J.-P. Cometti, Paris, Le Seuil, 1993.

5. Les cas de ce genre répondent assez bien à la nécessité de se convaincre que les positions les plus contemplatives, la pensée «pure», ne sont jamais éloignées qu'en apparence des problèmes liés à la condition commune. Dans le beau film de J.P. Melville: L'armée des ombres, consacré à la résistance contre les nazis, le chef de réseau est un philosophe. Le personnage joué par Paul Meurice – qui, soit dit en passant, écrit des livres dont les titres sont ceux des ouvrages de Cavaillès – y gagne une dimension, une aura, que ne possèdent pas les autres personnages du film.

6. Cf. J. Dewey, Reconstruction in Philosophy [1920], Beacon Press, Boston, 1957.

7. Voir à ce sujet les intéressantes réflexions de Vincent Descombes dans «Philosophie du jugement politique», La pensée politique, Paris, Gallimard – Le Seuil, 1994, p. 152. sq.

8. Une anecdote permet d'illustrer les prestiges que l'on s'accorde à reconnaître au penseur historial. Heidegger, qui a tant parlé de la Grèce et des Grecs, ne s'est rendu pour la première fois en Grèce qu'après la guerre. Quelques images en ont été rapportées, ultérieurement diffusées au cours d'une émission de télévision. On se souvient du commentateur, suggérant avec le plus grand sérieux, alors qu'il montrait le philosophe cheminant dans les ruines de Delphes, que Heidegger avait entrepris ce voyage «pour vérifier ses intuitions sur la Grèce». L'une des attitudes constantes de Heidegger est de congédier les savoirs ou les intérêts parcellaires. Le mépris qui s'exprime, dans Etre et temps, à propos de la philosophie du langage, par exemple, s'applique indifféremment aux autres génitifs qui peuvent être formés sur ce modèle.

9. Bénéficiaires, au sens où cette idéologie peut effectivement servir la profession. Victimes, toutefois, car les garanties que l'on peut espérer en tirer ne s'étendent évidemment pas aux conséquences intellectuelles qui peuvent en résulter. En ce qui concerne Heidegger, on sait que Rorty associe son nom au pragmatisme. Que cela eût étonné Heidegger n'est pas le plus important. Sur le fond, les convictions qui animent la pensée de Heidegger à l'égard du langage, de l'Histoire, de la société, etc., me paraissent au moins aussi importantes – et aussi étrangères au pragmatisme – que les raisons pour lesquelles Rorty associe son nom à celui de Dewey et de Wittgenstein. Voir R. Rorty, Essais sur Heidegger, op. cit., et pour un point de vue sensiblement différent: J.P. Cometti: «Heidegger et la philosophie du langage», Revue Internationale de philosophie, 168, 1989, et «La métaphysique de la parole et les faubourgs du langage», Revue Internationale de philosophie, 183, 1992.

10. La place qu'y occupe le débat sur la vérité en constitue un exemple particulièrement significatif.

11. Bien entendu, cela ne veut pas dire que l'on trouve, chez tous les philosophes pragmatistes, une authentique théorie de l'action qui, de surcroît, se prolongerait dans une théorie politique. Néanmoins, en dépit de ce que suggère Descombes dans l'étude précédemment citée, je soutiendrais volontiers que les pragmatistes cèdent moins facilement que d'autres aux illusions qui marquent la réflexion philosophique lorsqu'elle projette dans le champ politique les schémas propres à un «club de discussion».

12. Cf. R. Rorty, «Are assertions claims to universal validity?», communication au colloque de Cerisy: Rorty, Habermas et la modernité, juillet 1994.

13. J. Searle, Déconstruction: le langage dans tous ses états, trad. franç., J.-P. Cometti, Combas, L'Eclat, 199, p.

14. Karl Otto Apel, Penser avec Habermas contre Habermas, trad. franç., M. Charrière, Combas, L'Eclat, 1990, p. 41.

15. Hilary Putnam, Raison, vérité et histoire, trad. franç., A. Gerschenfeld, Paris, Minuit, 1984.

16. Il est clair, en effet, que l'appel à de tels éléments supposés, comme le rôle confié par Habermas aux contradictions performatives, ne se conçoivent que sous certaines conditions. Rorty souligne justement que «le problème, avec le genre de reproches d'auto-contradiction performative qu'utilisent Habermas et Apel contre leurs adversaires anti-universalistes, c'est que les présuppositions que l'on suppose contredites par certaines actions peuvent toujours être répudiées par l'agent. Celui-ci peut toujours présenter une interprétation différente de ce qu'il fait, par rapport à celle que proposent ceux qui l'accusent» [«Are assertions claims to universal validity»]. Au reste, pour revenir au cas du «nazi» e Putnam, comme le suggère Descombes à juste titre, «tout cela concerne fort peu Hitler ou le nazi, et beaucoup l'idée même de «réfutation»» [«Philosophie du jugement politique», op. cit., p. 146].

17. La confiance que l'on voudrait accorder aux pouvoirs de l'argumentation, conçue sur le modèle de procédures rigoureusement définissables, repose en partie sur l'ignorance ou l'oubli de toute l'importance devant être accordée à l'apprentissage que suppose toute utilisation du langage. L'apprentissage est évidemment une condition des effets que l'on peut attendre d'un usage argumentatif du langage. Lorsque ces effets ne peuvent être obtenus, la condition qui fait défaut n'est pas celle d'un «bon argument», mais celle de l'apprentissage qui rendrait possible à la fois un minimum de croyances partagées et le jeu de l'argumentation proprement dit.

18. Voir Le discours philosophique de la modernité, trad. franç., R. Rochlitz et C. Bouchindhomme, Paris, Gallimard, 1988, ainsi que le compte rendu que Rorty a consacré à cet ouvrage sous le titre: «Posties», trad. franç., J.P. Cometti, Sud, 78/79, 1988.

19. Voir à nouveau: R. Rorty, «Are Assertions claims to universal validity?», ainsi que Descombes, «Philosophie du jugement politique», op. cit.

20. Les thèses défendues par Habermas et Apel supposent fondamentalement une telle dissociation; elles s'opposent en cela à l'une des idées les plus importantes de Wittgenstein; c'est aussi en cela qu'elles soustraient à toute contextualisation les normes universelles auxquelles elles continuent cependant d'attribuer un statut intralinguistique. Mais comment de telles normes peuvent-elles, en même temps, être incorporées à notre langage et en être détachées pour se voir attribuer une fonction valable pour tout langage?

21. «Are assertions claims to universal validity?»

22. W. James, The Will to Believe [1898], Dover Publications, Inc., New York, 1956. James y parlait, entre autres d'«inévitable incertitude». Il soulignait aussi: «Nous n'avons pas à rechercher d'où vient l'idée, mais où elle conduit», et il ajoutait: «dans toutes les circonstances de la vie, il nous faut faire un saut dans l'inconnu». Voir, à ce sujet, les réflexions de Putnam dans Le réalisme à visage humain, trad. franç., Claudine Tiercelin, Paris, Le Seuil, 1993, p. 401-420. Putnam écrit, à propos de James: «Jouer sa vie sur ses idéaux, tout en reconnaissant qu'ils ne sont pas, dans la nature des choses, définitifs, et peuvent être (et espérons-le, seront), améliorés avec le progrès de l'espèce, c'est là un tour donné à l'existentialisme qui est profondément américain» (p. 417).

23. Il s'agit de l'un des thèmes majeurs que Rorty oppose systématiquement aux présupposés qui, de façon implicite ou avouée, font appel à une nature humaine.

24 R. Musil, «L'homme allemand comme symptôme», in Essais, cit.

25. T. MacCarthy, «Ironie privée et décence publique», in Lire Rorty, op. cit.

26. Ce double bénéfice peut être mis au compte du rôle que les sciences sociales jouent dans notre connaissance des autres. Bien entendu, elles ne sont pas seules à le jouer. Rorty insiste à ce titre sur l'importance de la littérature.

27. Je pense aux textes que Marx consacre à la Révolution française et à l'image que se donne la classe ascendante: la bourgeoisie. Dans ces textes, par exemple La lutte des classes en France ou certaines passages de L'idéologie allemande, Marx thématise les conditions de ce que Lyotard appellerait un différend. Voir à ce sujet, les remarques de V. Descombes dans Philosophie par gros temps, chap. 6: «La démystification du monde», en particulier p. 137 sq. Descombes écrit, à propos de Lyotard: «Lyotard voit qu'une tension (non dialectique) a été introduite dans notre histoire, en 1789, par le fait qu'une communauté particulière a pris la parole au nom de l'humanité tout entière». On pourrait dire que pour les pragmatistes, l'histoire est faite de tensions, et que ces tensions sont précisément des tensions non dialectiques, au sens que Descombes donne à cette négation.

28. Lire Rorty, op. cit.

29. Voir en particulier : «La priorité de la démocratie sur la philosophie», dans R. Rorty, Objectivisme, relativisme et vérité, trad. franç., J.-P. Cometti, Paris, PUF, 1994. Voir aussi la préface de Rawls à son livre Political Liberalism. Rawls y souligne clairement, à sa manière, la neutralité «philosophique» de sa théorie de la justice, ce qui relance, en un sens, le débat qui l'oppose aux Communautariens.

30. Cf. R. Rorty, «Are assertions claims to universal validity», ainsi que «Droits de l'homme, rationalité et sentimentalité», in G. Hottois et M. Weyembergh (éd), R. Rorty, ambiguïtés et limites du postmodernisme, Paris, Vrin, 1994.

31. Disons, pour simplifier et pour ne pas nous attarder sur ce point, les contours de l'ensemble formé par ce que nous avons fini par considérer comme l'humanité, au sens intellectuellement le plus large: l'ensemble des bipèdes sans plumes.

...       ...


SOMMAIRE