éditions de l'éclat, philosophie

JEAN-PIERRE COMETTI
LE PHILOSOPHE ET LA POULE DE KIRCHER


V

Charles Taylor

Modernité
et authenticité

 

 

Qu'est-ce que le dedans ? Sinon un ciel plus intense traversé d'oiseaux et profond de tous les vents du retour.

R. M. Rilke

 

 

La «modernité» a favorisé deux attitudes qui rappellent les comportements habituels aux places financières. Sur le marché des idées, la spéculation à la hausse alterne régulièrement avec la spéculation à la baisse et réciproquement. Certaines idées se prêtent, mieux que d'autres, à ce yo-yo idéologique; la morale et les «valeurs» font épisodiquement face à de fortes oscillations et aux tendances les plus contradictoires. Que toutes sortes de malaises ou de craintes soient liés à cela, c'est en particulier ce que montre l'apparente incapacité où nous sommes d'adopter une position claire sur les problèmes que posent aujourd'hui les revendications identitaires des individus ou des groupes: nations, minorités, etc., face à l'impuissance de l'universalisme des Lumières.

Une telle situation présente, à vrai dire, d'innombrables facettes morales et politiques; elle possède aussi un caractère historique qui devrait inciter le philosophe à en prendre la mesure, en essayant d'en clarifier les données et les implications. Charles Taylor fait partie de ceux qui se sont donné pour tâche d'analyser les sources de l'identité moderne afin de surmonter les crampes mentales qui nous empêchent d'aborder raisonnablement les problèmes qu'elle pose dans le monde contemporain1.

 

Individu et subjectivité moderne

 

Sous l'angle de la morale, l'originalité des travaux de Charles Taylor tient à ce qui le distingue aussi bien des pourfendeurs du subjectivisme que des alliés qu'il a trouvés dans les rangs de la «postmodernité», en particulier auprès de ceux qui saluent en elle la fin du «Projet des Lumières». Les premiers déplorent le relativisme auquel les individus cèdent aisément depuis que les liens traditionnels qui fondaient nos valeurs et nos choix ont été saccagés par la raison instrumentale; ils s'opposent ainsi à l'entreprise de dénigrement systématique dont les nouveaux dionysiens, régulièrement propulsés au devant de la scène par l'irresponsabilité ambiante, sont devenus les spécialistes attitrés. L'idéologie de l'accomplissement de soi, qui est devenue une sorte de bréviaire récité de toutes parts, s'est ainsi forgée de solides adversaires. Dans son livre: L'Âme désarmée, Allan Bloom, par exemple, critiquait à ce titre les convictions répandues chez les étudiants américains des années quatre-vingts2. Comme le fait observer Charles Taylor, «le trait principal qu'il relevait à propos de leur conception de la vie était leur acceptation d'un relativisme facile. Chacun ou chacune possède ses propres "valeurs" dont il est impossible de discuter».

En ces périodes que caractérise une historicisation du présent à laquelle le «postisme» a donné un visage familier, on peut être tenté de se demander jusqu'à quel point les deux attitudes impliquées dans ce débat constituent le seul horizon qui nous soit intellectuellement et historiquement offert. Le seul choix que nous ayons consiste-t-il à penser: 1) que la souveraineté moderne de l'individu nous condamne à un naufrage qu'un rétablissement des fondements traditionnels des valeurs nous permettrait d'éviter, idée qui ne semble plus beaucoup faire recette aujourd'hui; ou bien: 2) que les vilains dessous de la raison, les méfaits avérés de l'universel et les promesses de libération qui ont commencé avec l'enterrement des vieilles illusions nous autorisent à privilégier les seules ressources de l'individualité et de l'accomplissement de soi? L'erreur commune des «knockers» et des «Boosters», selon Charles Taylor, réside dans l'idée qu'ils se font aussi bien de la rationalité moderne que des ressources de la subjectivité. La rationalité «instrumentale» ne consacre pas simplement la domination de l'homme sur la nature, avec pour contrepartie, comme on l'a injustement cru depuis les romantiques, un inéluctable déficit humain et moral. La «Révolution baconienne» montre, entre autres choses, que l'emprise de la raison instrumentale est lié à un idéal d'amélioration de la condition de l'homme et à une promotion de la vie ordinaire dont le sens n'a pas été correctement apprécié3. Taylor parle à ce sujet de «transvaluation des valeurs». Comme il l'écrit: «La transition dont je parle ici a pour effet un renversement des hiérarchies; elle déplace le lieu de la vie bonne en le transposant d'une série particulière d'activités supérieures à l'intérieur de la "vie" elle-même. Une vie humaine accomplie est désormais définie en termes de travail et de production, d'un côté, de mariage et de vie familiale de l'autre. En même temps, les anciennes activités "supérieures" deviennent l'objet d'une vigoureuse critique4.» Symétriquement, ce que ne parviennent à voir ni les spéculateurs à la baisse, ni les spéculateurs à la hausse, c'est qu'il existe un idéal moral inhérent à la subjectivité moderne. Sans parler de ceux à qui cette idée fait probablement horreur ou de ceux que leur relativisme égare, Bloom et ses partisans se montrent dans l'incapacité de reconnaître «l'idéal moral puissant» qui s'y trouve à l'œuvre, «si dégradé et si travesti qu'en soit l'expression»5. Cet idéal moral, Charles Taylor le tient pour lié à une histoire qui commence avec les temps modernes, et qui s'accomplit dans la recherche d'une «authenticité» dont les sources sont celles du sentiment moderne de l'identité personnelle.

Les sources de l'authenticité

 

On a coutume d'attribuer les principaux aspects des formes de vie modernes à une évolution dont les sciences historiques et sociales nous ont révélé les caractéristiques majeures. Les questions que se pose Charles Taylor à ce sujet n'ignorent pas l'éclairage dont ces sciences ont fait bénéficier les problèmes de l'identité moderne6. Il pense cependant que la compréhension de notre héritage historique et culturel exige une attention spécifique à un horizon contrasté de croyances, de désirs ou d'aspirations qui appartiennent à la conscience moderne, et dont on ne peut faire l'économie sans «changer de sujet». Car ce qui est en question, à ses yeux, c'est ce qui, dans notre façon de nous penser, fait de nous des individus en un sens qui, historiquement, est sans précédent. «Nous avons besoin d'expliquer les gens vivant leur vie» et les termes qui en font partie «ne peuvent pas être soustraits de l'explanandum à moins de leur en substituer d'autres qui leur permettent de vivre de façon plus lucide7.» Or, pour Charles Taylor, les difficultés et les drames de l'identité moderne, à l'échelle individuelle, nationale ou internationale, réclament des solutions qui ne peuvent être obtenues, si elles doivent l'être, sans une meilleure compréhension de leur dimension morale. Et «si l'on veut comprendre notre monde moral, il faut non seulement voir quelles sont les idées et les images qui sous-tendent notre sens du respect pour les autres, mais également celles qui sous-tendent l'image que nous nous faisons d'une vie accomplie8».

Pour ses diverses raisons, la recherche des sources de l'identité personnelle passe par une étude des évolutions qui, dans la littérature, l'art ou la philosophie, en ont accompagné la formation en lui donnant le sens qu'elle a pour nous. Il est impossible d'en montrer ici toute la richesse, ni de dénombrer les multiples aperçus qu'elle offre sur toutes sortes de questions d'ordre éthique, esthétique, social et politique. Charles Taylor accorde beaucoup d'attention au tournant qui a marqué le xviiie siècle avec Rousseau, Goethe et les Romantiques9; il y voit à juste titre un moment décisif des transitions à la faveur desquelles le sujet est devenu un pôle d'expérience privilégié. Certes, ce tournant ne s'est pas accompli indépendamment d'un processus d'émancipation de la raison dont il étudie aussi les principaux moments10. Mais le sens nouveau que donne au moi la révolution romantique, l'«expressivisme» qui y trouve ses racines, le constituent durablement comme la référence privilégiée, voire exclusive, de toute morale et de toute valeur11. La nature a joué, à cet égard, un rôle capital dont il ne faudrait pas mésinterpréter le sens: «Si nous accédons à la nature grâce à une voix intérieure, alors nous ne pouvons connaître complètement cette nature qu'en portant à l'expression ce que nous trouvons en nous [...] La réalisation en nous est une forme d'expression12.» On touche ici à un événement capital qui marque de manière décisive le sens de l'identité moderne, et qui s'exprime de la façon la plus claire chez Herder. Pour celui-ci, en effet, «chacun de nous a une façon particulière d'être humain: chaque personne possède sa propre "mesure"»13. Si cette idée possède un sens moral, c'est parce que cette façon propre que j'ai d'être humain, il m'appartient de la vivre sans imiter celle des autres. Mais c'est aussi ce qui émeut les adversaires de la modernité, à commencer par ceux qui la tiennent pour responsable d'un chaos moral.

En vérité, nous sommes aujourd'hui confrontés à deux types de revendications que nous ne parvenons pas à articuler; l'une fait de tout homme un être digne de respect en tant qu'il est un homme comme tous les autres: un «être qui les vaut tous et que vaut n'importe qui», comme l'écrivait Sartre à la fin des Mots. Sous cet aspect, comme le montre Charles Taylor, la «dignité» s'est historiquement substituée à l'«honneur» en abandonnant les hiérarchies qui étaient liées à sa définition14. L'autre, en revanche, exige que chacun soit respecté pour ce qu'il est, dans sa différence, pour la seule raison que c'est ce qu'il est. Cette double revendication appartient à l'identité moderne; elle fonde deux attitudes ou encore deux politiques: une «politique de l'universel» et une «politique de la différence», apparemment incompatibles. Sur un plan social et politique, ces problèmes sont à peu près clairs pour tout le monde: ils se posent dans les pays de tradition «républicaine», avec un mode d'intégration qui privilégie la «Politique de l'universel»; ils se posent dans les régions du monde qui voient renaître des formes extrêmes et intolérantes de nationalisme; ils se posent dans les pays de tradition «muticulturaliste». L'une des ambitions de Charles Taylor est d'apporter une contribution à la recherche de leur solution.

L'idéologie moderne de l'accomplissement de soi tend à accréditer la thèse selon laquelle il n'est pas de conduite ou de valeur qui ne soit digne de respect dès lors que l'on peut y reconnaître la marque de l'authenticité. L'autre doit respecter mes choix parce que ce sont mes choix; inversement, je dois respecter les autres et les choix des autres parce que ce sont les autres. Ce type de conviction s'accorde difficilement avec une «Politique de l'universel»; il ne faut pas s'étonner s'il a la préférence des adversaires des Lumières, ou si les intentions les plus louables en faveur des minorités, des exclus ou des victimes de l'injustice sociale y trouvent parfois l'occasion de confusions ou de contradictions inextricables. Ce qui caractérise l'idée du moi ou de l'identité moderne, c'est qu'elle tend à situer ses sources dans les profondeurs du moi. Pour Charles Taylor, il s'agit d'une erreur fondamentale. Pour lui, comme les Sources of the Self visent à en administrer la preuve, les sources du moi ne peuvent être situées dans le moi lui-même. Mais l'attitude de ceux qui tendent à privilégier cette version, contrairement à ce que croient les spéculateurs à la baisse, n'est pas pour autant dépourvue de signification morale. Il existe bel et bien un idéal moral de l'authenticité.

 

Authenticité et reconnaissance

 

Les problèmes auxquels s'attaque Charles Taylor ne sont pas étrangers à la distinction hégélienne de l'«Etat» et de la «Société civile». Hegel définissait la Société civile comme le domaine où les buts égoïstes et les intérêts privés tendent à se développer de manière autonome, selon un principe que les sociétés modernes n'ont cessé d'étendre en lui donnant un sens que Hegel n'avait probablement pas en vue. Là où Hegel s'en remettait à la «puissance» de l'universel, tel qu'il s'incarnait à ses yeux dans l'«Etat moderne», nous sommes apparemment condamnés à faire coexister, tant bien que mal, l'universel et le particulier, l'égalité et les différences, au prix de tensions qui dépassent de beaucoup celles que Hegel jugeait nécessaire de maintenir entre la Société civile et l'Etat15. Pourtant, l'idée que l'on tend à se faire des vertus du libéralisme et de l'accomplissement de soi mériterait parfois d'être appréciée à la lumière des analyses hégéliennes. Celles-ci éclairent un aspect important de la version que Charles Taylor en propose dans son refus de consacrer les privilèges exorbitants que s'attribue la subjectivité. Car, à ses yeux, les choix personnels, y compris au sens que leur donne l'identité moderne, ne peuvent être dissociés d'un espace moral des biens disponibles ou possibles, sans lequel l'idée même d'un choix demeurerait vide16.

Une intériorité, un langage privé, une subjectivité, qui ne communiqueraient pas avec un horizon ou un langage commun sont proprement impensables, comme l'ont montré des penseurs aussi différents que Hegel et Wittgenstein. Il est vrai que c'est précisément ce que tend à ignorer l'expressivisme moderne. Pourtant, si l'on veut distinguer au cœur du souci moderne de soi un idéal moral, il faut savoir discerner ce que cet idéal doit à un «horizon moral» et à la reconnaissance que les autres lui apportent. Il n'y a pas, et il ne peut y avoir d'«identité» en dehors de tout cadre et de toute dimension dialogique17. Les Sources of the Self en apportent la preuve historique. Ce que l'individu découvre au fond de lui-même, cette profondeur de l'intimité dont le roman moderne a si bien su montrer les aspects vertigineux et contradictoires ne serait pas pensable sans l'épaisseur d'une histoire déposée dans des textes et dans des événements. Charles Taylor montre très bien comment s'articulent à notre intériorité l'émancipation de la raison, le réenchantement romantique de la nature, les paradoxes modernes de la subjectivité et les convictions qui en firent un royaume souverain. Il montre aussi, ce qui n'est pas l'aspect le moins intéressant des questions qu'il aborde, comment les sources de l'identité se sont conjuguées à une promotion de la vie ordinaire sans laquelle on n'en comprendrait pas certains aspects, pas plus qu'on ne s'expliquerait comment un idéal moral a pu se loger dans un monde désenchanté18. Mais les interprétations historiques que fournissent les Sources of the Self trouvent un argument supplémentaire dans l'exigence de «biens constitutifs», à défaut desquels, pour Charles Taylor, les biens qui qualifient notre espace moral seraient eux-mêmes privés de ce qui les définit comme tels. Ces «biens constitutifs» sont à l'œuvre dans le platonisme, le judaïsme et le christianisme. Pour Platon, par exemple, le Bien est à la fois ce qui rend bonnes certaines de nos actions et ce dont l'amour nous pousse à les accomplir. En ce sens, il est constitutif; il est une «source morale», au sens de Taylor, c'est-à-dire «une chose dont l'amour nous donne le pouvoir de faire le bien et d'être bon»19.

Bien entendu, notre histoire nous oblige à nous demander ce qui se passe lorsqu'il n'y a plus de bien constitutif extérieur à l'homme. La conviction de Charles Taylor consiste à faire valoir que l'on peut encore parler d'une source morale: «Il existe une réalité constitutive: les êtres humains, aux prises avec un univers désenchanté20.» Ce qui reste vrai de la thèse socratique, c'est que dans l'expérience morale, nos appréciations visent ce qui est bien parce que cela est bien, et non pas parce que nous le tenons pour tel. Il existe un lien essentiel, selon Taylor, entre l'identité et l'existence d'un espace moral:«Savoir qui l'on est, c'est disposer d'une orientation dans un espace moral, un espace au sein duquel des questions se posent sur ce qui est bien et sur ce qui est mal»; «On n'est soi-même que parmi les autres. On ne peut devenir un moi (self) sans référence à ce qui nous entoure. Il s'agit d'une chose d'autant plus importante à souligner que non seulement notre tradition philosophique et scientifique, mais toute une aspiration moderne puissante à la liberté et à l'individualité s'est liguée pour donner naissance à une identité qui semble en apporter la négation»21.

Les «biens constitutifs» qui qualifient notre espace moral constituent pour Taylor des sources, et c'est en elles qu'il faut chercher une possibilité d'accomplissement de l'idéal moral de l'authenticité. Toutefois, comme il le souligne dans la dernière partie de son livre, «ce qui émerge du tableau de l'identité moderne, ce n'est pas seulement la place centrale des biens constitutifs dans la vie morale, mais aussi la diversité des biens susceptibles de répondre à une exigence valide. Les biens peuvent entrer en conflit sans se réfuter. La dignité qui s'attache à la raison émancipée ne perd pas sa valeur à cause des ravages qui sont accomplis en son nom. Ce qu'il y a de gênant dans nos croyances à ce sujet, c'est le champ restreint de leurs sympathies. Elles se frayent un chemin aux dépens d'une partie des biens qui sont en discussion»22.

La position adoptée par Charles Taylor présente l'avantage de vouloir surmonter l'incompatibilité présumée de la «politique de l'universel» et de la «politique de la différence». Croire à un idéal moral de l'authenticité, ce n'est pas épouser la cause d'une authenticité aveugle. Il n'est pas vrai que les choix authentiques soient dignes de respect par la seule vertu de leur authenticité.

 

Reconnaissance et multiculturalisme

 

Ces réflexions comportent des prolongements qui recoupent, sur de nombreux points, les questions qui ont retenu notre attention dans le débat sur la rationalité et celles que nous aborderons un peu plus loin à propos de la démocratie et de la justice. L'intérêt des perspectives que nous venons d'entrevoir réside notamment dans les rapports qu'elles permettent d'établir entre des questions que nous avons plutôt tendance à dissocier, au risque de n'en saisir qu'obscurément les enjeux. A la lumière des analyses de Taylor, la conception moderne du droit, par exemple, apparaît liée à la genèse de l'identité moderne. Les analyses et les idées que celui-ci expose dans l'étude qu'il en propose peuvent apporter un éclairage sur les questions que pose une théorie de la justice comme celle de Rawls. Elles rendent apparemment difficile, par exemple, la mise entre parenthèses que suppose, chez ce dernier, le «voile d'ignorance». Mais l'un des bénéfices que Charles Taylor en attend manifestement concerne tout particulièrement les problèmes du multiculturalisme.

Le multiculturalisme peut être une tradition; il est avant tout une réalité qu'il serait absurde de nier ou de fuir. Non seulement parce qu'une grande partie des craintes nourries ou entretenues ne sont pas fondées, mais aussi parce que l'on peut y voir une chance que les idéologies de l'authenticité ont raison d'encourager, même si elles ne le font pas toujours de façon convaincante ou responsable. Le point de vue qu'il est permis d'avoir sur la question est à la fois moral et politique, et il présente deux faces dans les deux cas. Il y a d'une part les droits dont l'autre peut légitimement se prévaloir (le respect qu'on lui doit), et d'autre part les possibilités d'accomplissement que les individus ou les groupes peuvent légitimement espérer y trouver.

Les sociétés multiculturelles ne donnent certes pas toujours le meilleur exemple des espoirs que fonde le multiculturalisme. Dans Le malaise de la modernité, Charles Taylor dresse à juste titre un bref tableau particulièrement sévère de la société américaine, qualifiée de «système bancal»23. La fragmentation est un danger qui menace les sociétés modernes aujourd'hui plus que jamais: «Une société fragmentée est celle dont les membres éprouvent de plus en plus de mal à s'identifier à leur collectivité politique en tant que communauté24.» C'est pourquoi l'authenticité, si elle possède la valeur d'un idéal moral, peut aussi déboucher sur des dangers dont il vaut mieux avoir une vision claire. Les guerres qui n'ont cessé de se propager depuis que nous ne sommes plus en guerre nous le rappellent en permanence. Sous ce rapport, la thèse des sources de l'identité et de l'espace moral de choix prend un relief qu'illustre la question du multiculturalisme telle qu'elle se pose au Canada, voisin attentif et méfiant des Etats-Unis. Pour Charles Taylor, «le Canada a eu de la chance», car il n'a pas évolué comme les Etats-Unis, mais il lui reste encore à «comprendre la vraie nature de la diversité canadienne»25, c'est-à-dire à savoir articuler une diversité soucieuse de ne pas faire de l'auto-détermination un absolu et une forme de consensus susceptible d'éviter l'absolutisme de la «politique de l'universel». Certes, comme il le suggère, «j'ai l'air de dire que la seule façon de réussir c'est de réussir», mais c'est pourtant bien ainsi que les problèmes se posent et nul ne peut jamais dire que tout effort de clarification soit vain.

 

Entre «Knockers» et «Boosters»

 

Les idées de Charles Taylor apportent sans nul doute une contribution originale à l'examen des questions posées par l'identité moderne et ses prolongements éthiques, sociaux et politiques. Au Québec, Charles Taylor est l'une des voix les plus écoutées par tous ceux qui, au-delà des enthousiasmes militants, tentent de réfléchir aux questions et aux difficultés du multiculturalisme. Entre les «Knockers» et les «Boosters», ceux qui jouent à la hausse et ceux qui jouent à la baisse, Charles Taylor est fermement engagé dans la recherche d'une troisième voie. Ses analyses sur les sources de l'authenticité permettent d'en prendre la mesure. Elles ne vont toutefois pas sans soulever diverses questions. On sent parfois, dans les deux livres qui ont été mentionnés, un contraste entre le dispositif des preuves qui nous montrent l'identité plongée dans une histoire qui en détient les sources, et les arguments destinés à fonder une position morale proprement dite. Si l'on admet en effet que le moi n'est pas à lui-même sa propre source, ce qui n'est pas très difficile à imaginer, quelles raisons peuvent plus précisément nous conduire à penser que notre horizon moral – et les «biens constitutifs» dont parle Charles Taylor – fondent un idéal moral qui échappe à toute forme de provincialisme? Sur ce point, les analyses de Charles Taylor rencontrent les thèses ou les interprétations d'auteurs qu'il ne nomme généralement pas, car tel n'est pas son propos, mais avec qui il est implicitement en discussion. On voit bien, par exemple, ce qui sépare Taylor à la fois de l'universalisme habermasien ou du «Projet des Lumières», comme cela apparaîtra mieux dans le chapitre suivant, et d'une philosophie de la solidarité au sens de Rorty. La mise en lumière de l'«authenticité» et des enjeux d'un «droit à la différence» ne peuvent s'accommoder des seuls attendus d'une philosophie du consensus. En même temps, le poids que Taylor leur donne, tout comme le poids qu'il reconnaît à l'histoire, à cet égard, sont aussi l'expression d'une démarche qui vise en offrir une interprétation, une herméneutique, susceptible d'en livrer la philosophie ou encore les «concepts», si l'on préfère, qui y sont incrustés. Par là, les analyses de Taylor se séparent autant du pragmatisme que des perspectives adoptées par John Rawls. La philosophie y conserve une priorité sur la politique. La place accordée à l'idée d'un idéal moral en constitue un aspect significatif; elle indique une finalité présente dans les revendications identitaires, et ainsi la conviction que les paradoxes ou les contradictions qui en sont issus doivent nécessairement y trouver leur solution, même si cette solution demeure encore latente. 

 

1. The Structure of Appearence date de 1941 et A Study of Qualities, de 1940. Les travaux de Goodman s'étendent sur une période – pas moins d'un demi-siècle – qui couvre le développement de l'empirisme logique et de la philosophie analytique aux Etats-Unis, ses écueils et la critique des ses dogmes, ainsi que la renaissance du pragmatisme au regard de laquelle ils ne peuvent être tenus pour indifférents.

2. En tout cas en France – comme en témoignent plusieurs ouvrages : G. Genette: Fiction et diction, Paris, Le Seuil, 1991; L'œuvre de l'art, 2 voll. Le Seuil, Paris, 1994-1996 Roger Pouivet: Logique et esthétique, Mardaga, Liège, 1996; Jacques Morizot, La philosophie de l'art de Nelson Goodman, J. Chambon, Nîmes, 1996; J.-M. Schaeffer, Les célibataires de l'art, Gallimard, Paris, 1996; Bernard Vouilloux, Langages de l'art et relations transesthétiques, L'éclat, Paris, 1997.

3. Cf. les remarques de D. Lories dans son recueil: Philosophie analytique et esthétique (Paris, Klincksieck, 1988), ainsi que R. Shusterman, Analytic Aesthetics, Oxford, Basil Blackwell, 1989.

4. Ernst Gombrich, Histoire de l'art, trad. franç., J. Combe et C. Loriol, Flammarion, Paris, 1982, p. 3. Pour qui voudrait se convaincre des affinités qui existent entre Gombrich et Goodman, on peut lire les pp. 80-81de L'art et l'illusion, trad. franç., G. Durand, Paris, Gallimard, 1971 et le texte de la communication de Goodman au colloque de Beaubourg de 1992, in Cahiers du Musée National d'Art Moderne, Paris, 1992, n° 41. Pour les différends, toutefois, voir E. Gombrich, «Image and Code: Scope and Limits of Conventionalism in Pictorial Representation», in The Image and the Eye, Phaidon, Oxford, 1982.

5. Ways of Worldmaking, I: «Mots, œuvres et mondes»; trad. franç., M.-D. Popelard, J. Chambon, Nîmes, 1993.

6. Cf. Facts, Fictions and Forecasts, 1984, trad. franç., Ed. Minuit, ainsi que Ian Hacking, Le plus pur nominalisme, trad. franç., R. Pouivet, L'Eclat, 1993.

7. Ways of Worldmaking, cit., trad. franç., p. 20, où Goodman écrit: «A la façon d'une émeraude verte et d'une vleue, même s'il s'agit de la même émeraude, un Christ de Piero della Francesca et un Christ de Rembrandt appartiennent à des mondes qui sont organisés selon des genres différents.»

8. Cf. Gombrich, L'art et l'illusion, op. cit., «Introduction». Il est clair que se pose ici le problème de la convention dans la définition de ce que l'on tiendra pour pertinent.

9. Goodman, Ways of Worldmaking, cit., trad. franç., p. 12.

10. La dualité du schème et du contenu, présente à l'arrière-plan de nombreuses conceptions, voire des pratiques ou des théories de l'interprétation, en est probablement responsable. Cf. sur ce dernier point, Samuel C. Wheeler, «Indeterminacy of French Interpretation: Derrida and Davidson», in E. LePore (éd), Truth and Interpretation, Perspectives on the Philosophy of D. Davidson, Oxford, Blackwell, 1986, pp. 477-494.

11. Hilary Putnam, «Reflections on Goodman's Ways of Worldmaking », Philosophical Papers, vol. 3, Cambridge, Cambridge University Press, 1983, pp. 155-169.

12. Sur ce point, Putnam oppose à juste titre Goodman à Quine: «Pour Quine, fondamentalement, la cognition répond seulement à deux buts: guider l'anticipation de la sensation, et au-delà satisfaire les canons méthodologiques de la simplicité.»

13. Fact, Fiction and Forecasts, cit., trad. franç., chap. «Le trépas du possible», p. 74.

14. Ways of Worldmaking, cit., trad. franç., p. 10.

15. Voir James, The Will to Believe (The Works of W. James, vol. 7, 1979, Cambridge, Harvard Univ. Press), et les remarques qui plaident en faveur d'un univers plus riche, plus complexe (p. 154-155).

16. N. Goodman et C. Elgin, Reconceptions in Philosophy and Other Arts and Sciences, trad. franç., J.-P. Cometti et R. Pouivet, PUF, 1994, p. 166.

17. C. West parle à propos de Goodman d'une «version émersonienne du monde où la contingence radicale est la "norme" et où les pouvoirs créatifs de l'homme jouent le rôle décisif» (The American Evasion of Philosophy: A Genealogy of Pragmatism, The University of Wisconsin Press, 1989, p. 190).

18. Ways of Worldmaking, cit., p. 173: «Les différences entre ajuster une version à un monde, un monde à une version, une version à une autre ou à d'autres versions, s'effacent quand on reconnaît le rôle des versions dans la production des mondes.»

19. Ibid .

20. Ibid., p. 27; voir aussi Reconceptions, pp. 155 sq.

21. N. Goodman, «The Test of Simplicity», in Problems and Projects, 1972, Hackett, Indianapolis, p. 279-295.

22. N. Goodman et C. Elgin, Reconceptions, cit., p. 161.

23. C.West, The American Evasion of Philosophy: A Genealogy of Pragmatism, op. cit., p. 192.

24. Voir, à ce sujet, les remarques de Claude Panaccio dans Les mots, les concepts et les choses, Bellarmin-Vrin, 1991.

25. I. Scheffler, «The Wonderful Worlds of Goodman», in Synthèse, 45, 1980, pp. 201-209.

26. Nagel soutient de manière semblable, dans un chapitre consacré à Wittgenstein, que «Pour que nous puissions mesurer la température au moyen d'un thermomètre, une certaine constance dans les résultats est nécessaire. Mais cela ne veut pas dire que la température n'est rien d'autre qu'un phénomène d'accord entre ceux qui lisent ces résultats. Elle existerait, même s'il n'existait aucun thermomètre» (The View from Nowhere, Oxford University Press, 1988, p. 109[tr. fr. Le point de vue de nulle part, L'éclat, 1993). Soit dit en passant, la discussion qui oppose Scheffler à Goodman n'est pas sans rappeler les objections que B. Russell développait contre l'«humanisme» de Schiller et les convictions exprimées par celui-ci à propos de ce qu'il appelait la «Création du monde», en relation avec le pragmatisme de James. On pourra y voir, si l'on veut, une indication sur la dimension «pragmatiste» de la pensée de Goodman. Cf. B. Russell, Essais philosophiques, trad. franç., F. Clémentz et J.-P. Cometti, Paris, PUF, 1997.

27. N. Goodman, «Quelques tracas mondains», in R. Pouivet (éd), Lire Goodman, Combas, L'Eclat, 1992, p. 17.

28. Dans le texte précédemment cité, Goodman observe qu'il «lui est impossible de trouver un sens à «la notion d'un monde indépendant de toute version, et cependant tel que toutes les versions correctes, bien qu'elles divergent amplement, lui correspondent». Dans une certaine mesure, l'impossibilité conçue par Goodman s'éclaire à la lumière d'une discussion comme celle de Davidson sur «la dualité du schème et du contenu». D'un côté, Goodman congédie la notion d'un contenu indépendant de toute version, et par là l'un des présupposés lié à la notion de «schème conceptuel». D'une autre côté, une notion comme celle de «version du monde» peut cependant lui paraître apparentée – ou apparentable. Peut-être manque-t-il à la philosophie goodmanienne une conception qui articulerait à une philosophie «internaliste» du langage et de la croyance, un «externalisme» des causes, conçu sur une base naturaliste de transactions avec le milieu. Sur les «réserves» de Goodman, toujours instructives et originales, voir J.-P. Cometti et R. Pouivet, «L'effet Goodman», postface de N. Goodman, L'art en théorie et en action, Paris, L'Eclat, 1996.

29. Luciano Handjaras, «Rightness», in R. Pouivet (éd.), Lire Goodman, op. cit., p. 102.

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